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Introduction

Observations sur l’étude des sociétés et de l’économie de l’Inde

p. I-X


Texte intégral

1Un grand nombre d’ouvrages ont déjà paru, principalement en anglais, sur l’économie de l’Inde depuis l’Indépendance et sur la société indienne du passé et du présent. Beaucoup d’autres sont en active préparation. Les rapports officiels, nationaux ou internationaux, les appréciations et les prévisions de la presse et des voyageurs de tous les pays paraissent incessamment. La publication du dernier Census, celui de 1961, constitue à elle seule toute une bibliothèque. Il est naturel que l’économie et l’avenir d’une nation de plus de 450 millions d’habitants intéressent toute l’humanité. Il n’est pas moins naturel que l’ampleur et la diversité de cette nation et des sources d’information qui la concernent ne puissent permettre qu’à des imprudents de risquer aujourd’hui des conclusions fermes ou des prophéties précises.

2La majorité des publications actuelles sur l’économie et la société indienne se rattache à deux catégories principales : celle des monographies locales et celle des considérations générales. La (première est d’analyse fondamentale, la seconde de synthèse. Toutes deux sont en principe légitimes, mais il existe un grand vide entre elles. Les échantillons analysés sont encore trop peu nombreux pour autoriser des généralisations à l’ensemble. La connaissance de celui-ci est non seulement de ce fait trop incomplète, mais encore elle requerrait, avant de pouvoir pleinement soutenir la synthèse, plus que la généralisation des observations particulières multipliées. En effet, quand bien même ces observations aboutiraient à la constatation d’une uniformité générale — ce qui est loin de pouvoir être le cas — il faudrait encore comprendre cette uniformité reconnue et on ne la comprendrait que par l’investigation des causes complexes qui l’auraient produite. A l’analyse des faits devrait succéder, avant l’entreprise de synthèse finale, celle de leurs raisons d’être. Or là interviennent, à côté des conditions matérielles fondamentales, tous les facteurs psychologiques des réactions humaines qui diversifient les effets de ces conditions matérielles. De ces réactions humaines, trop souvent négligées par les technocrates et les théoriciens, quelques unes des principales sont les traditions, les idées reçues, les propagandes politiques, les exemples de l’extérieur et les conséquences psychologiques des états biologiques.

3Ces dernières sont les plus mal connues et souvent leur existence même est ignorée. C’est ainsi que bien des auteurs traitant des famines ou insuffisances de nutrition en Inde et remarquant de la part des sous-alimentés le fréquent refus de nourritures de remplacement dont ils n’ont pas l’habitude, considèrent sommairement ce refus comme l’effet d’un préjugé absurde. Ils n’observent pas qu’ils ont affaire à des groupes de populations non omnivores, mais ayant depuis des générations une alimentation spécifique inchangée et dont les fonctions digestives et assimilatrices ne sont préparées à aucune autre. Ceux d’entre eux qui sont occidentaux oublient parfois aussi qu’ils sont eux-mêmes malades lorsqu’une nourriture indienne ordinaire est substituée à la leur, encore qu’ils se flattent de n’avoir aucun préjugé quant à l’alimentation. Le cas des “occidentalisés” est différent. Ils sont généralement accoutumés aux deux sortes d’alimentation et ils oublient seulement que leurs compatriotes à nourriture spécifique locale ne le sont pas. On ne saurait reprocher aux économistes et aux sociologues de ne pas connaître les effets physiologiques et biologiques des régimes alimentaires exclusifs des générations durant, car les physiologistes et biologistes eux-mêmes ne les ont pas encore étudiés systématiquement et n’ont pas encore précisé les conditions de l’adaptation à des nourritures nouvelles. Mais ils auraient à connaître l’existence du problème physiologique à résoudre avant de juger que certains refus de nourriture ne tiennent qu’à des préjugés condamnables de la société.

4A l’égard des traditions, des usages et des idées reçues en Inde, les économistes, et même les sociologues, sont souvent obligés de se contenter, faute de pouvoir y consacrer une étude personnelle, d’informations générales et sommaires courantes dans les résumés classiques et l’opinion publique, qui sont parfois simplement des idées reçues en milieu occidental, ou occidentalisé et qui, en tout cas, sont loin d’être toujours applicables aux groupes déterminés qu’ils étudient. Certains d’ailleurs, quand ils veulent fonder sur des exemples leurs opinions générales sur la mentalité indienne, prennent indifféremment ces exemples dans n’importe quelle époque et n’importe quelle région. D’autres s’en rapportent aux textes fameux, comme les “Lois de Manu”, réputés régir la tradition sociale indienne. Autant vaudrait juger de la tradition sociale des Etats-Unis par la Bible, sous prétexte qu’elle est fort révérée et que leur Président prête officiellement serment sur elle en prenant ses fonctions.

5Seul, un long travail d’équipe permettra peu à peu de recenser les données réelles et de les replacer dans les contextes psychologiques, voire psychosomatiques, traditionnels ou occasionnels, qui peuvent en faire concevoir la nature et apprécier la portée. Mais, en attendant, il importe de connaître les résultats partiels auxquels parviennent les observateurs et même d’accepter comme éléments d’information leurs opinions. L’instruction complète d’une affaire se doit de verser au dossier tous les témoignages ou hypothèses de témoins, quitte à en faire la juste critique. L’enquête de sciences humaines doit même être plus conservatrice que l’enquête judiciaire. Elle ne peut pas simplement écarter toutes les opinions qui lui sont proposées et qui s’avèrent erronées car celles-ci, une fois émises et si elles viennent à être propagées, peuvent influencer le milieu même auquel elles se rapportent. L’enquêteur peut agir directement sur ses informateurs, même inconsciemment. L’économiste et le sociologue théoriciens peuvent inspirer la politique ou l’autorité qui les consultent et par elles agir indirectement sur la société que leur étude a visée. Un système faux dans ses fondements peut s’introduire dans la réalité. Le cas s’est déjà produit dans le passé avec des conséquences qui se font encore sentir. C’est celui des “Lois de Manu”.

6Les “Lois de Manu” et l’ensemble des dharmaçāstra ne sont pas de simples codifications de vues et de coutumes traditionnelles fixées et reçues dans la société indienne tout entière à l’époque de leur rédaction. Ce sont des oeuvres systématiques d’hypothèse sociologique qui avant de légiférer, visent moins à décrire l’état des choses qu’à établir des classements généraux dans la multitude des données, à dégager une représentation idéale de la structure sociale et à expliquer celle-ci par un certain processus de formation. C’est improprement qu’on appelle “Lois de Manu” le dharmaçãstra, le “traité de la disposition des choses” considéré comme remontant à Manu, car il s’agit bien d’un traité sur la structure de l’univers et non d’un code. L’ordre social est inclus dans la disposition de l’univers et le traité enseigne d’abord l’origine du monde, avant d’enseigner l’origine et les règles de la société. Il est rationalisant et normatif pour tous les temps. Il ne constitue nullement un constat objectif de la réalité sociale d’un moment de l’histoire.

7Qu’il s’écarte souvent de cette réalité sociale se voit clairement par les données indépendantes appartenant à son époque d’élaboration et, à des périodes antérieures. Les textes bouddhiques anciens notamment, tout en confirmant l’existence de l’opinion seule proclamée par Manu de la suprématie de la classe brahmanique, montrent que cette opinion était loin d’être admise comme une loi naturelle dans toute la société. Les textes brahmaniques eux-mêmes font voir souvent que la suprématie en question n’était en aucune façon absolue en face des princes et ni les brahmanes ni les princes n’ont jamais formé la majorité de la société indienne. Quand des exemples sont invoqués par Manu ils sont pris dans la légende, non dans la société et il ne pouvait en être autrement dans le texte, celui-ci étant donné pour révélé par Manu à Bhrgu, un des sages primordiaux créateurs des hommes.

8Que, d’autre part, ce texte soit non d’un observateur mais d’un théoricien constructeur d’un système rationnel est clair. Il part d’une antique notion d’une division des êtres, spécialement mais non exclusivement des hommes, en quatre classes (varna). Il admet que, quant aux hommes, ceux-ci se distinguent par les fonctions principales de connaissance (brâhmanes), d’autorité (kshatriya), de production économique (vaiçya) et de servitude (çūdra), qu’on trouve en effet dans toute société réelle. Il nie l’existence d’une cinquième catégorie (X, 4), qui est pourtant réelle aussi d’après d’autres auteurs et qu’il admet implicitement lui-même en rejetant au dessous de la dernière classe, celle des (çūdra), d’autres êtres qu’il n’envoie pourtant pas au néant. Ce n’est pas qu’il se contredise, c’est qu’il n’admet pas comme classe originelle de son système, la partie de la société qui ne s’y laisse pas réduire. Quoi qu’il en soit, il se trouve, dans cette société, en présence non pas de quatre sortes d’hommes mais d’une multitude d’“espèces” (c’est le sens propre du mot jāti qu’il emploie et qui s’emploie couramment en sanskrit pour désigner aussi les espèces animales ou végétales). Dès lors il forge une hypthèse d’explication de l’origine de ces “espèces” diverses que nous appelons “castes”, en les supposant descendre de mariages mixtes entre hommes et femmes de classes différentes. C’est là sa théorie du varnasankara, du “mélange des classes”, qui n’est assurément pas le résultat d’une enquête et d’une constatation mais qui est celui d’une tentative de comprendre rationnellement, quoique d’une façon simpliste, la diversité sociale.

9Cette théorie a été adoptée dans l’Europe moderne, par Gobineau qui s’est réclamé de Manu dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853), un des premiers classiques des théoriciens racistes férus de la pureté du sang et qui ont transporté en politique, et ont appliqué et appliquent encore ces idées dans les pays où ils sont puissants.

10Elle avait, bien entendu, depuis longtemps été adoptée dans l’Inde et c’est parce qu’elle y était devenue classique quelle a été connue de l’Occident et a pu finalement peser indirectement sur la vie des sociétés actuelles. Elle n’a jamais, cependant, été acceptée de tous dans son pays d’origine. Le texte même de Manu fait allusion à des opinions divergentes et apporte à ses propres règles de détail bien des exceptions. Les “castes” réelles qu’il mentionne et même certaines de ses grandes classes n’existent pas dans toute l’Inde. Dans le Sud, en particulier, les divisions sociales réelles ne concordent pas avec ses données théoriques. On ne peut que considérer le système comme mal fondé sur le réel où les classes et les castes ne s’ordonnent précisément pas en un système mais sont en rapports incohérents, et varient de nature, d’usages et de rang selon les régions et surtout l’opinion des voisins1.

11Pourtant, ce système a non seulement accrédité souvent l’idée qu’il avait bien toujours existé un rigide système des castes, faisant prendre une théorie pour la réalité, mais encore il s’est introduit lui-même partiellement, et parfois profondément, dans la réalité, chaque fois que des princes indiens l’ont reconnu et quand la Compagnie anglaise, le recevant des lettrés du Bengale comme la tradition et la coutume hindoues, a donné force de lois à nombre de ses applications En outre, chaque fois qu’un groupe social indien l’a adopté, il est devenu un élément de sa psychologie effective et il a dès lors joué un rôle dans la société sans qu’il ait fait partie de sa structure fondamentale.

12De nos jours de même, des théories sociologiques et des découvertes des sciences humaines, des doctrines et des études statistiques économiques viennent influencer la politique et l’activité des peuples. Elles entrent comme forces composantes dans le jeu de la vie des sociétés, certainement de celles de l’Inde en particulier.

13Pour avoir été longtemps une colonie, l’Inde a subi l’influence de la culture britannique et elle est restée sensible au légitime prestige de la science et des techniques modernes, surtout telles qu’elles sont diffusées en anglais. L’opinion des experts internationaux, économistes et sociologues qui apportent à l’Inde leur expérience, utile même quand elle a été acquise dans des contrées très différentes et a besoin d’adaptation, influe elle-même sur l’opinion indienne. Elle influe surtout sur les ouvrages élaborés dans les bibliothèques d’universités et dont les résultats ne peuvent pas toujours être contrôlés par enquête personnelle directe. Même quand une enquête personnelle est finalement possible, elle paraît souvent confirmer les assertions livresques, parce qu’il existe naturellement un certain préjugé en faveur des données publiées et parce que celles-ci ont préparé l’attention à se fixer sur les faits qu’elles ont relevés, non sur les autres. Les interprétations systématiques surtout semblent se vérifier dès qu’elles ont été admises car, n’étant pas objet d’observation, elles ne peuvent être contredites par l’examen de la réalité. Elles viennent simplement à l’esprit sans éveiller la critique, lorsqu’apparaissent des faits auxquels elles peuvent s’appliquer. Ainsi entrent parfois dans les conceptions de la société même qui est objet d’étude des théories savantes ou des convictions politiques d’aujourd’hui, comme y est entré jadis le système des anciens dharmaçāstra. Dans le domaine de l’humain, les idées du savant peuvent prendre vie chez l’homme que ce savant observe, à la différence de ce qui a lieu dans les sciences de la nature où les théories du géologue ne changent rien à la texture de la Terre.

14Tandis que les théories du physicien ou du naturaliste restent extérieures à la matière étudiée et relèvent seulement de la critique de validité et de l’histoire des sciences, les théories de sciences humaines relèvent en outre de la matière étudiée elle-même, quand elles viennent s’y mêler.

15C’est là pour les sciences humaines une difficulté additionnelle et inévitable, surtout quand elles s’appliquent aux situations présentes qu’elles peuvent modifier par le fait même qu’elles s’y appliquent. Mais, même quand elles portent sur des situations du passé, elles requièrent un effort critique supplémentaire, car il faut, dans tous les cas, chercher à apprécier dans quelle mesure non plus seulement l’équation personnelle du chercheur mais encore l’influence des théoriciens et observateurs du passé oomme du présent, a porté dans la société réelle.

16Au stade actuel des études, dans l’Inde en particulier, où les faits sociaux, y compris la psychologie des peuples, ne sont connus que par places et souvent seulement par sondages dispersés et conceptions générales sommaires, les critiques d’authenticité pour les faits, de validité et de portée pour les théories, ne sont pas encore complètement armées. Il faut donc pour le moment, surtout accroître progressivement la connaissance des données et y inclure à la fois celle des opinions spontanées du milieu naturel et celle des opinions savantes qui s’insinuent parmi ces dernières. Il importe par conséquent de verser au dossier général de l’information sur les sociétés de l’Inde les idées émises par les spécialistes, quitte à chercher plus tard dans quelle mesure elles sont en elles-mêmes fondées et ont pu s’acclimater dans le réel.

17C’est à un travail de rassemblement d’idées de ce genre que s’est surtout livré M. Purushottam Joshi dans son mémoire que nous publions ici : Industrialisation et société dans l’Inde du Nord.

18Comme le titre l’indique, l’ouvrage ne vise pas à traiter du problème dans l’Inde entière. De fait, il n’y a pas dans l’Inde une société unique, mais des sociétés multiples, et diverses, non seulement selon les régions, mais encore à l’intérieur de chaque région, vu la variété des communautés bien cohérentes qui coexistent (et qui ne sont pas toujours et seulement des “castes”).

19L’Inde est en fait comparable pour l’étendue, la population, la distribution des langues selon les régions, à une Europe qui serait avancée dans la voie de l’unité politique. Les Etats que comprend l’Union indienne sont comparables aux nations entre lesquelles l’Europe est divisée avec une civilisation générale commune mais des différences spécifiques aussi grandes que celles qui séparent, par exemple, la Suède et l’Italie. Par un Gouvernement central, l’Inde est plus cohérente politiquement et économiquement que ne l’est l’Europe, mais, socialement et psychologiquement, elle présente plus encore de variété. Chaque problème social, et même économique en ce qui concerne le jeu régional et local des facteurs économiques, se posera avec des données différentes selon les milieux humains qu’il intéressera. Il impose au Gouvernement une tâche difficile d’harmonisation. Il imposera aux chercheurs scientifiques en matière sociale et économique d’attentives discriminations, une fois la documentation de base recueillie et critiquée.

20Il faut souhaiter que le problème des réactions de la société à l’industrialisation sur lequel les opinions sont ici recueillies pour le Nord, soit étudié dans d’autres grandes régions. Il s’y présentera autrement ou dans des conditions qui existent aussi ailleurs mais avec des variantes.

21La résistance à L'industrialisation notée dans le Nord par beaucoup d’auteurs, ou supposée en principe par eux d’après leurs idées sur rattachement des sociétés locales à des habitudes traditionnelles, n’empêche pas cette industrialisation de progresser, quoiqu’en la retardant dans des proportions difficiles à évaluer. Une pareille résistance apparaît très peu dans le Sud Quand elle semble exister, l’examen de ses causes réelles montre souvent qu’elle n’est pas en fait une véritable résistance psychologique de la société, mais la forme que prend un obstacle indépendant et une excuse facile pour éluder sans débats des projets extérieurs mal fondés et désavantageux ou inquiétants.

22Une campagne auprès de l’opinion publique et des autorités a été commencée il y a quelques années en faveur de la modernisation des cultures dans un delta producteur de riz. Elle préconisait l’emploi de machines pour les labours et les moissons et promettait un accroissement du rendement de la culture. Elle ne reçoit pas l’adhésion générale des cultivateurs. Certains partisans de la réforme accusent ceux-ci (d’ailleurs contradictoirement) d’une paresse qui les détournerait d’un effort d’amélioration et aussi d’un attachement à des méthodes de culture surannées qui sont plus pénibles que la conduite des machines. Mais la vue des intéressés, loin d’être absurde, est prudente. Si les machines épargnaient le travail des hommes, elles retireraient à beaucoup leur emploi pour en donner un à d’autres en des usines peut-être étrangères. D’autre part, ils savent que le compartimentage de leurs rizières est incompatible avec l’emploi des machines qui doivent opérer sur de vastes surfaces. Or non seulement le compartimentage des rizières est nécessaire à la décantation du limon fertilisant charrié par la crue anuelle du fleuve, mais encore, en cas de suppression des cloisonnements des champs, la même crue peut emporter l’humus a la mer au lieu de l'accroître. D’ailleurs lorsque, dans la même région, des dispositions naturelles de terrain ou artificielles de digues permettent sans danger la suppression du compartimentage, et lorsqu’une exploitation industrielle est possible sans menacer les intérêts de la population, celle-ci n’oppose pas de résistance aux changements.2

23D’autre part, dès l’établissement de la Compagnie anglaise, celle-ci s’étant fait assez vite une règle de respecter les usages religieux de la population, l’habitude a été prise dans beaucoup de milieux indiens d’invoquer la religion et la coutume contre les mesures envisagées par le Gouvernement. C’est là la forme ordinaire qu’a revêtu le non possumus. Elle sert encore avec les enquêteurs à couper court aux discussions qu’on ne veut pas soutenir. Elle satisfait ceux qui sont convaincus d’avance de la force des traditions et elle dispense d’explications que les informateurs et les interprètes ne savent pas toujours ou qu’ils jugent trop complexes à donner.

24Il en est ainsi fréquemment lors des innombrables enquêtes sur les castes. Là, en outre, les résultats sont aisément influencés par les dispositions spontanées on empruntées des interlocuteurs qui tantôt prônent, tantôt, et plus souvent, condamnent la caste ou en regrettent l’existence. Mais, en fait, la question a une importance moins capitale qu’il n’est cru assez généralement. Bien que le système sociologique des dharmaçāstra et d’autres conceptions plus récentes soient entrées plus ou moins indûment dans les vues des sociétés indiennes sur elles-mêmes, ils ne se sont jamais imposés à toute la nation. Ils n’empêchent pas que la réalité des divisions de castes ne réponde à aucun système général concret et dépende d’opinions publiques locales fort divisées quant aux rangs respectifs des appartenants, car la hiérarchie est pour les groupes distincts un souci constant, sans être une structure existante fixée. Dans ces conditions, le pseudo système des castes est moins ferme et moins opérant qu’on ne l’imagine d’après sa théorie forcée. On remarque, il est vrai, et à juste titre, que, si la constitution actuelle de l’Inde a supprimé officiellement les discriminations sociales, elle n’en a pas aboli l’existence dans les esprits et dans les moeurs. Mais il en est comme de l’abolition des privilèges de la noblesse en France depuis la Révolution. Elle n’a pas exclu la conservation jusqu’à nos jours d’un esprit de caste que Marcel Proust a longuement décrit sous ce nom de “caste” et qui, de fait, se maintenait avec ses interdits de mariage, de commensalité et d’engagements professionnels. Elle n’en a pas moins miné puis détruit l’effet social de cet esprit, parce qu’il n’était plus soutenu par les lois. En Inde, de même, les pouvoirs de juridiction intérieure qu’avaient jadis la plupart des castes empêchaient, par les sanctions et les désastreuses exclusions, les déviations que les individus pouvaient manifester par rapport aux usages de leur groupe. Mais, dès lors que cette juridiction et ces sanctions ne sont plus autorisées par la loi, les sanctions contre nombre de dissidents se réduisent aujourd’hui ordinairement à la privation d’invitation lors des cérémonies familiales et, bien entendu, de tout soutien par l’influence privée que le groupe peut avoir. Elles ne sont pas assez graves pour empêcher les communautés les plus rigides de s’effriter par le jeu des occasions.

25Nous sommes donc loins encore d’arriver à un état de la recherche où on pourrait formuler des lois de la vie sociale et économique de l’Inde, mais, plus la recherche avance, plus elle découvre l’ampleur et la profondeur de son objet qui se nourrit en partie de sa propre activité, ce qui nécessite que l’on s’attache à connaître, en dehors des faits fondamentaux en cours de recherche, cette activité elle-même et ses résultats.

Notes de bas de page

1 Cf. Narmadeshwar Prasad, The myth of the Caste system, Patna, 1957 - J. Filliozat, Le “système” des castes, Annuaire du Collège de France, 1960, p. 1960 p 309-315. Nouvelles recherches sur les castes de l'Inde, Ann. Coll, de Fr. 1961. Les divisions sociales de l’Inde dans Dr. Georges Olivier, Anthropologie des Tamouls de l’Inde du Sud, Paris, 1961, p. I-XXIX.

2 Cf. par exemple E. Adiceam. La canne à sucre au pays tamoul. Publications de l’Institut français de Pondichéry, Section scientifique, T. IV, fasc. 2., Pondichéry 1967, p. 35.

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