Introduction
p. VII-XX
Texte intégral
1L’Inde a suscité l’intérêt, même éveillé des rêves, de l’Occident européen, depuis des siècles. Il suffit de rappeler que ce fut la recherche de la route maritime de l’Inde qui conduisit Christophe Colomb à la découverte des continents américains.
2Les rapports économiques entre l’Inde et l’Europe sont très anciens : au premier siècle de l’ère chrétienne, Pline s’inquiétait du déficit de balance commerciale créé par les importations de luxe en provenance de l’Inde payées en or romain.
3K. M. Panikkar a résumé ainsi les anciennes relations de l’Inde avec les pays de l’Ouest :
“Indian soldiers had fought under the Persian banner on Greek soil in 480 B.C., and long before Alexandre reached the Indian frontiers, friendly relations had existed between Hellas and India. Roman ships based on Egypt regularly visited Indian ports and the Arikkamedu excavations have now established that a flourishing trade had developed in the first century A.D. between Roman Empire had the States of South India. Greek and Roman geographers had known the Indian coast and had described even the Indonesian Archipelago”1.
4Pour les besoins de notre thèse, nous n’avons pas à nous attarder longuement sur le fait que déjà :
“Au temps des Achéménides, la vallée de l'Indus, conquise par Darius, était restée deux cents ans rattachée à l’Empire Iranien, au même titre que l’Egypte, la Syrie, l’Asie Mineure et la Mésopotamie”2.
5Mais il faut rappeler que, par là, des contacts culturels comme commerciaux se sont établis à travers cet Empire Iranien entre la Grèce et l’Inde avant l’expédition d’Alexandre.
6Nous devons aussi évoquer brièvement les étapes de l’acquision d’une certaine connaissance de l’Inde par l’Europe,
7Rappelons en passant qu’Aristote, qui fut précepteur d’Alexandre et qui aurait fait rédiger les lois constitutionnelles de 158 pays différents, l’aurait fait également pour l’Inde3. Ce texte est malheureusement perdu.
8Avec les compagnons d’Alexandre et quelques uns des officiers de ses successeurs des indications assez riches, quoique mal conservées aujourd’hui, sont parvenues en Europe.
9Mégasthène, reste le plus fameux, chargé qu’il a été sous le règne de Seleucos Nicator, de missions auprès de Candragupta. On peut dire qu’il est le premier indologue européen connu.
10Toutefois, malgré la multiplicité des contacts, militaires, diplomatiques, commerciaux, l’antiquité gréco-romaine a su peu de chose de l’Inde4. C’est seulement dans des cercles restreints de savants, de philosophes ou de théologiens que des connaissances précises ont été acquises, notamment celles qu’atteste, au sujet des brahmanes du Dekkan, au IIIème siècle, La Réfutation des Hérésies attribuée à Saint Hippolyte5 et qui contient l’information la plus exacte mais la dernière précise qu’ait eue l’Antiquité.
11Les communications directes de l’Europe avec l’Inde au Moyen âge avec les Marco Polo, les Jean de Monte-Corvino, les Odéric de Pordenone ont apporté peu d’enseignements sur les idées et les langues des peuples de l’Asie, en particulier de l’Inde, mais seulement sur leurs royaumes et leur commerce. Ce furent les Musulmans qui avaient commencé antérieurement et qui continuèrent à apporter les principales contributions à la connaissance de l’Inde en Occident. Le Prophète devait connaître tout au moins des Indiens. Ibn Hanbal, (m. 855) rapporte (Musnad IV, 206) que, dans sa jeunesse, avant l'Islam, le Prophète avait fait un voyage et un assez long séjour dans le pays de la tribu Abd al-Qais (c’est à dire Oman-Bahrain). Dans son Al-Muhabbar, (p. 265-266) Ibn Habib (m. 859) dit :
“Puis la foire de Daba, (à Oman), qui est l’un des deux grands ports de l’Arabie, les commerçants s’y rendaient venant de Sindh, de Hind et de Chine, ainsi que les gens de l’Orient comme de l’Occident. Sa foire se tenait le dernier jour du mois de Rajab, Leurs transactions se faisaient là par offre et acceptation (marchandage). Al-Julanda ibn al-Mustakbir les y assujetissait à la dime tout comme dans la foire de Suhâr : il s’y comportait comme ailleurs les rois.”
12Ne nous étonnons donc pas si nous lisons chez Ibn Ishaq (m. 767, cf. Ibn Hisham, Sirah, p. 218) qne plus tard, lorsqu’une délégation des Balharith se rendit à Médine pour lui annoncer sa conversion à l’Islam, le Prophète s’inquiéta :
Qui sont ces gens, dont on dirait qu’ils sont habitants de l’Inde ?...”
13Quoiqu’il en soit, nous voyons que, dès le Califat d’Omar I (635-644), les expéditions maritimes des Musulmans partirent d’Oman et occupèrent peu à peu, une grande partie de la côte occidentale de l’Inde (cf. Balâdhuri, Futuh-al-Buldan, p. 348 et suivantes La question a été étudiée notamment par Reinaud dans Fragments arabes et persans relatifs à l’Inde (Journal Asiatique, 3ème série, t. V. p. 124 et suiv.).
14Sous le calife Othmân (644-656), non seulement la conquête de l’Inde continua, mais les armées pénétrèrent également, en 647, en Espagne (cf. Tabari, Ta'rikh, I, 2817) en Transoxiane (cf. Balâdhuri, op. cit. p. 408) et en 652 en Nubie, (cf. Makrîzî Khitat, I, 200). Cet empire s’étendant sur les trois continents du vieux monde, dura pendant près de mille ans et une partie de l’Inde y était englobée.
15On sait que des pièces de monnaie des Arabes ont été découvertes jusqu’en Scandinavie, en Europe du Nord, sans parler de l'Europe du Sud, ce qui montre l’importance de leur activité économique pendant tout le Moyen-Age. Outre les renseignments sur l’Inde que pouvaient fournir leurs commercants venus en Europe, leurs ouvrages purement scientifiques ne manquaient point Al-Bîrûnî (973-1048), qui connaissait le sanscrit, a visité l’Inde, et son Kitab-al-Hind est une véritable encyclopédie sur l’Inde Al-Idrisî (1100-1166) rédigea sa célèbre géographie pour Boger II, roi de Sicile. Cet ouvrage, résumant toutes les connaissances géographiques de l’Islam de l’époque, contient aussi un chapitre sur l’Inde (édité à l’Université d’Aligarh). On sait que Christophe Colomb (1451-1506) ne cherchait pas l’Amérique dont il n’avait pas notion mais la route de l’Inde par la voie maritime. Citons à ce propos :
“Ferdinand Colomb nous déclare que son père (Christophe Colomb) fut principalement influencé dans sa conviction de l’étroitesse de l’espace entre l’Espagne et l’Asie, par l’opinion de l’astronome arabe al-Fargâni ou Alpagan, à ce sujet.”6.
16On sait, enfin, que le pilote de Vasco de Gama, qui conduisit celui-ci à Calicut en 1498, fut également un musulman, Ibn-Mâjid (cf. Encyclopédie de l'Islam, s. v. Shihabuddîn, Ibn Mâdjid.).
17Le professeur Arnold Toynbee, de Londres, a bien observé (cf. La civilisation à l’épreuve) qu’un mythe, en Occident, fait croire que là où le colonisateur européen arrive, non seulement le système indigène s’écroule, mais aussi qu’aucun autre peuple n’a chance d’y prendre pied. Ce mythe, dit Toynbee, ne tient pas en ce qui concerne l’Inde, où c’est un quart de siècle après Vasco de Gama que Babur se rend, et que la dynastie fondée par lui continue jusqu’au XIXème siècle, la dynastie des Grands Mogols.
18C’est en tout cas, à partir de Vasco de Gama et de l'Empereur Babur que l’Europe moderne a des rapports directs suivis avec l’Inde ; les commerçants, les touristes, les missionnaires chrétiens, les diplomates et d’autres, visitent et décrivent l’Inde. L’engoûment pour l’Inde grandit en raison de la richesse qui s’y déploie sous les “Grands Mogols”.
19L’Europe était alors à la fois très religieuse et très cultivée. On s’intéressa au passé de l’Inde tout comme au présent contemporain, avec des plans naturellement, pour l’avenir dont ne dispose, en fin de compte, que Dieu lui-même.
20Nous n’avons pas à faire, ici, l’histoire des études sanscrites et de l’indologie générale. Mais l’étude des langues vivantes de l’Inde ainsi que de la vie des Indiens contemporains, chez les auteurs européens à partir du XVe siècle, peut être signalée ici à titre d’introduction à notre sujet, pour mentionner les prédecesseurs de Garcin de Tassy.
21Nous venons de dire que lors des premiers contacts directs entre l’Europe et l’Inde, au XVème siècle, l’Europe était en général très religieuse. Pourquoi les colonisateurs européens ont-ils réussi à convertir la plupart des autochtones des deux Amériques au christianisme, mais ont-ils eu assez peu de succès chez les Brahmanistes et moins encore chez les Musulmans de l’Inde ? Cette question ne nous concerne pas ici. Toutefois, il est certain que les colonisateurs de l’Inde n’avaient pas moins de souci de christianisation dans l’Inde qu’en Amérique. Les intentions des Portugais étaint, à cet égard, analogues à celles des Espagnols.
22Le missionnaire commence par apprendre la langue du pays. Ne nous étonnons donc point que des grammaires de la langue ourdoue – qui nous intéresse particulièrement ici – aient été de bonne heure composées en latin ou en portugais.
23Son deuxième souci est de rédiger des catéchismes dans la langue du pays. Il ne manque pas de tels ouvrages. Il y a aussi plusieurs traductions de la Bible, écrites d’abord en persan (langue officielle du pays sous les Grands Mogols puis en ourdou, etc... Les brochures de polémique, surtout de polémique avec les Musulmans, sont nombreuses.
24Mais les missionnaires ne furent pas seuls à s’occuper des langues et des civilisations des pays où ils s’établirent. Les commerçants et les militaires qui sons venus successivement dans l’Inde s’y sont également intéressés par nécessité ou par désir de connaisance. En outre, les savants d’Europe, poussés par ce seul désir, se sont procurés des textes, des grammaires et des dictionnaires par l’intermédiaire des missionaires, des agents des Compagnies Commerciales et des militaires de leurs nations fixés dans les Indes. Ce sont surtout les Français et les Anglais qui ont ainsi fondé la connaissance moderne de l’Inde.
25Non seulement les écrits des “visiteurs” anglais, mais aussi, sur place, les publications des W. Jones et de bien d’autres savants ont eu une importance évidente depuis la fin du xviii ème siècle. Or, ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est que ce sont les Anglais qui ont produit, en leur langue, des grammaires, des traductions littéraires et des manuels d’étudiants pour l’hindoustani. Parmi eux, Gilchrist, Duncan Forbes et Shakespear sont les plus célèbres· Le premier dictionnaire hindoustani fut publié par J’oseph Taylor à Calcutta en 1808. Et c’est d’après ces ouvrages que cette branche de l’indologie se développa en France : Garcin de Tassy s’instruisit dans ces mêmes livres avant de rédiger les siens.
26Mais l’apport français aux études indiennes a une importance considérable, aussi bien en quantité qu’en qualité, et il a commencé au milieu du xviiième siècle avec les travaux de Joseph Deguignes sur l’histoire de l’Inde d’après les sources classiques, arabes, persanes et chinoises et avec ceux d’Anquetil-Duperron sur l’Inde et les textes des Parsis. Mais le fait qui nous a frappé personnellement est que la France s’est occupée de la civilisation indienne scientifiquement tout à fait indépendamment de sa position politique dans le pays. En 1827, lorsque Garcin de Tassy et Silvestre de Sacy s’adonnent à l’étude de l’ourdou, les territoires minuscules dispersés aux quatre coins de l’Inde appartiennent à des régions où des langues autres que l’ourdou sont parlées. N’ayant pas la volonté de développer l’unité du pays en contribuant à l’évolution d’une langue commune, les autorités françaises pouvaient facilement négliger la langue en voie de devenir lingua franca, et, à côté de la langue française, favoriser les langues régionales. Le choix de l'ourdou en ces circonstances montre qu’il n’a pas été fait pour des considérations d’ordre politique mais dans un but scientifique uniquement.
27Un autre aspect singulier est, qu’à partir de la fin du xviiième siècle, les orientalistes d’Europe ont cessé d’aller s’instruire en Orient et ont travaillé sur les matériaux accumulés. Silvestre de Sacy apprend l’arabe, non pas chez les maîtpes arabes, mais tout seul. Garcin de Tassy fait de même pour l’ourdou, puis c’est auprès de ces autodidactes que s’instruisent les étudiants en provenance de tous les pays d’Europe.
28Mais avant de parler de Garcin de Tassy lui-même, nous nous proposons de relever les principales sources d’information au sujet de l’Inde à l’époque qui précède la sienne.
29La compagnie de Jésus fut fondée en 1534, et prit en main la propagation du Christianisme en Orient. Parmi les missionnaires jésuites, Bobert de Nobili, Beschi et nombre d’autres ont fait des littératures indiennes une étude approfondie aux xviième et xviiième siécles.
30Le grand empereur mogol Akbar (règne 1556-1605) avait un esprit ouvert aux idées religieuses de toutes provenances et à sa cour on organisait des débats religieux auxquels participaient les représentants de toutes les religions : musulmane, juive, chrétienne, brahmaniste, etc... Les Jésuites de Goa étaient naturellement au nombre des représentants du christianisme. Ils ont même traduit, pour l’empereur, l’Evangile en persan.7
31Des missionnaires danois et allemands de Tranquebar sur la côte de Coromandel établis dès le début du xviii ème siècle, tels que Ziegenbalg et Schulze, ont également recueilli de très importantes donnés sur la culture indienne.
32Chronologiquement parlant, la fondation à Batavia (maintenant Jakarta) en 1779, par les Hollandais, d’une société d’études orientales mérite d’être signalée. Peu après, dans l’Inde même, à Calcutta, les Anglais fondèrent l’Asiatic Society of Bengal en 1784, qui a eu une grande activité littéraire. Puis, à Bombay et à Madras, ils fondèrent d’autres Sociétés Asiatiques avec diverses fortunes. Signalons en passant la Bibliotheca Indica, qui commença à paraître en Inde à partir de 1846.8
33Beaucoup plus importante fut l’activité anglaise après le coup d'état de 1857. Le gouvernement anglais demanda alors à tous les responsables, dans les villes comme dans les villages, de lui fournir un mémorandum sur leurs localités : histoire, traditions, coutumes, etc... Chacun rédigea selon ses capacités. Sur la base de cette énorme documentation, on publia en 1869, l'Imperial Gazetteer of India, en 14 volumes, sous la direction de Hunter. Un autre savant, l'historien Elliot, réunit les anciennes histoires, persanes et arabes du pays, et publia la traduction de morceaux choisis de cette collection en 8 volumes.
34Une mission scientifique danoise, dirigée par Niebuhr, avait étudié maints pays, et visité Bombay en 1764. Grâce au relevé systématique des points astronomiques, le voyage de Niebuhr avait eu une grande importance cartographique.
35C'est seulement au xviiième siècle qu’avait commencé à se former en Europe, une connaissance positive de l’Inde, de sa civilisation et de ses littératures. Dès le début xviiième siècle la Bibliothèque Royale de Paris avait cherché à recueillir des textes indiens, des dictionnaires et des grammaires des langues de l’Inde. Le catalogue des premières acquisitions a été publié à Paris, en 17399.
36Des savants ont cherché à connaître l’Inde, les uns par les indications qui se trouvent sur elle dans les livres chinois, persans et arabes, d’autres en allant dans l’Inde même recueillir sur place, des informations. Des premiers d’entre eux le plus célèbre a été Joseph Deguignes, des seconds Anquetil Duperron, comme il a été dit plus haut.
37Anquetil Duperron avait parcouru l’Inde entière où il avait appris le persan et recueilli une foule de textes et d’informations et c’est avec sa traduction du Zend-Avesta (1771) et sa version latine des Upanishad (1801) composée sur la version en persan faite sur l’ordre de Dara, que l’image du parsisme et du brahmanisme ancien devint en France et en Europe fondée sur des sources authentiques. Anquetil Duperron, seul, joint à la qualité de savant celle de voyageur, celle de témoin des transformations qui s’opéraient dans l’Inde moderne, et de chercheur original des trésors littéraires de l’Inde ancienne. Les temps où l’on écrivait sur l’Inde de son cabinet de travail semblaient désormais révolus : lui, il avait vu l’Inde de ses propres yeux. Il a recueilli et déposé à la Bibliothèque Boyale de Paris plus de cent quatre vingt manuscrits dans toutes les langues de l’Inde. Entre autres deux exemplaires des ouvrages de Zoroastre, sept dictionnaires persans et les trois dictionnaires sanscrits célèbres à l’époque. Anquetil Duperron s’etait aussi procuré à Rome un dictionnaire hindoustani par Français Marie de Tours.10
38Un interprète français de Chandernagor “Aussant” a étudié à la fin du xviiième siècle le persan, l’ourdou (qu’il appelait “maure” ou “indostani) et le bengali. Il a laissé des grammaires et dictionnaires de ces langues. Ses travaux concernant l’ourdou sont conservés à la Bibliothéque Nationale de Paris11. Garcin de Tassy les a utilisés comme il l’indique dans la première édition de ses Rudiments de la langue Indoustanie. Il appelait l’auteur ‘‘Ouessant”, au lieu de “Aussant”.
39Les Russes ont contribué également à la connaissance de l'Inde. Déjà, vers 1466, un commerçant russe, Athanase Nikitine de Tver, se rendit en Inde. En Iran on lui avait dit combien de bénéfice on tirait du commerce avec l’Inde. Il se rendit donc au port d’Ormuz, de là en Inde, où il débarqua d’abord à Diu, puis à Caula (Tchaoula), de Caula il partit à l’intérieur du pays par Djouneir et Bîdar au bord du Krichna. Le dernier des endroits visités par lui fut la ville de Parvata. Besté quelque temps en Inde, il retourna en Perse et de là en Bussie par Trébizonde, et la Mer Noire. C’est pourquoi il intitula son voyage la marche (khojdénié) au delà des trois mers, (la mer Caspienne, l’Océan Indien, et la Mer Noire). Sur le chemin du retour à Tver, Nikitine mourut à Smolensk. Aussi son journal ne reçut-t-il pas de mise au point définitive. Son voyage avait duré six ans (1466-1472).
“Les marchandises indiennes ne convenaient pas à la Russie “écrivait-il :” il n’y a rien pour notre pays, seule la marchandise blanche (cotonnade)... Il semble que Nikitine réussissait, partout, dans un bref délai, à apprendre les langues locales suffisamment pour s’expliquer avec les indigènes. Il intercale dans son récit, beaucoup de mots et d’expressions des langues turque (tatare), persane et hindoustane. De l’avis du Professeur Minaïev, qui consacra au journal de Nikitine une étude approfondie, le récit du marchand russe concernant l’Inde et ses habitants mérite à plusieurs égards la préférence par rapport au récit du Vénitien instruit Nicolo Conti, qui, quelques décades plus tôt, visita à peu près les mêmes endroits”12.
“Un autre voyageur russe pénétra dans l'Inde à la fin du xviiième : siècle, le musicien Guérassim Lébédev, venu en Angleterre avec la suite de l’ambassade russe et qui de là, poussé par sa passion des voyages, partit pour les Indes, où, il resta douze ans (1785-1797). Tout en pratiquant son art, il étudia en même temps le sanscrit et surtout les langues indiennes modernes, principalement le bengali. De l’Inde il retourna d’abord en Angleterre, où, en 1801, il publia en anglais une grammaire des idiomes de l’Inde, y compris le sanscrit, puis à Saint Pétersbourg, où, par ordre de l’empereur Alexandre 1er il fonda une typographie avec des caractères sanscrits et en 1805, publia La contemplation impassible des systèmes des Brahmanes de l’Inde Orientale. Les deux voyages aux Indes d’un peintre-amateur, le prince Soltykov (1841-43, 1844-6), aristocrate anglomane, qui publia à Paris la description de ses voyages et de la collection de dessins qu’il a faits, eurent moins d’importance pour la science. L’engauement pour la culture de l’Inde, qui se manifesta en Europe Occidentale à la fin du xviiième siècle et au début du xixème siècle, n’épargna pas la Russie, comme le montre le projet de la création d’une Académie Asiatique, présenté en 1810 par le curateur de Saint Petersbourg Ouvarov (plus tard ministre et comte)”13
40Les ouvrages portugais ont de l’importance pour les événements politiques et un ouvrage précieux a été publié sur les productions végétales de l’Inde par Garcia da Orta14.
41Les travaux hollandais ont surtout porté sur l’Archipel d’Indonésie mais plusieurs voyageurs, Wouter Schouten, Valentyn entre autres, ont publié sur l’Inde au xviième siècle d’importances relations de leurs voyages. En outre un Hortus malabaricus publié par ordre du gouverneur hollandais Van Rheede a fourni, avec les noms indiens, la première grande description de la végétation de l’Inde au xviième siècle.
42En ce qui concerne les Français, parmi les plus anciens voyageurs figure Bernier (1620-88). Il partit en 1654 pour la Syrie, passa en Egypte, alla séjourner dans l’Inde jusqu’en 1668. Il a été précédé notamment par Pierre Malherbe et Tavernier, mais personne, sans doute, n’a fait plus que lui pour rendre l’Inde familière ou attrayante aux lettrés du xvii ème siècle. C’était, de métier, un médecin et un philosophe15.
“Quand Racine écrivit Bérénice, il avait causé avec Bernier, revenu de Syrie, de Perse, des Indes”16. “Bernier publia en 1670 : Histoire de la dernière révolution des états du Grand Mongol ; en 1688, Mémoire sur la question des Indes dans : l’Histoire des savants, et... en 1699, l’édition complète posthume des Voyages reproduit les deux grandes lettres philosophiques sur l’Inde, celle de 1661 à Chapelle et celle de 1668 à Chapelain, déjà publiées comme suite des mémoires en 1671. Entre temps ont paru les Voyages de Tavernier en 1677," de Thévenot en 84, de Chardin (Perse) en 86. Tavernier dans le plein éclat du siècle, frappait les imaginations par son aventure fastueuse et accidentée de marchand prodigieusement enrichi puis brutalement ruiné par les pierreries de l’Inde. Plus heureux en topographie qu’en philosophie...”17
43Aux Jésuites le début du siècle doit des connaissances plus étendues, mieux classées et pénètrées. Les Lettres édifiantes ne commencent pas très tôt sur l’Inde, puisque c’est d’abord, le 1er Juin 1700, que le P. Pierre Martin expose le système des castes. Et c'est le P. Pons qui a donné les premiers renseignements exacts sur la philosophie hindoue en 1740.
44Avant les voyageurs et les missionnaires, la science s’était déjà établie. Les premiers enseignements de langues orientales avaient été institués en France, dès le xvième siècle (hébreu en 1538, et arabe en 1587), au Collège de France18. Le turc et le persan y avaient fait leur entrée en 1768 et c’est au Collège de France qu’appartenait Deguignes qui s’est occupé le premier systématiquement de l’histoire de l’Inde et de la Chine.
45Pour développer encore l’enseignement des langues orientales, par une loi du 10 germinal an III, fut fondée en 1795, à Paris, l’Ecole des langues orientales vivantes. Silvestre de Sacy reçut la chaire d’arabe. L’Ecole fut d’abord dirigée par Langlès (1796-1824) puis par Silvestre de Sacy (1824-1838). Elle a joué un grand rôle dans l’éveil de la curiosité générale sur l’Orient que stimula l’expédition d’Egypte par Napoléon. Langlès, et bien davantage Silvestre de Sacy, attirèrent à Paris quantité d’étudiants et de savants étrangers. Leur mouvement à son tour agit sur le progrès des découvertes, et fit de Paris un centre majeur d’études orientales. Langlès publia en 1808 avec Hamilton un catalogue des manuscrits sanscrits de Paris, partiel mais plus détaillé pour les livres en écritures bengalie et nâgarî que celui de 1739, puis son grand travail en deux volumes ; Monuments anciens et modernes de l'Hindoustan, en 1821.
46Soucieux du développement de l’Ecole dont il fut l’animateur pendant de longues années, Silvestre de Sacy était néanmoins réaliste. Il sut patienter pour créer des chaires dans les diverses branches qui manquaient à l’Ecole à son début. Il pensa à l’Inde et engagea un de ses élèves, Garcin de Tassy, à se spécialiser dans les langues vivantes du grand sous-continent indien.
47Garcin de Tassy connaissait suffisamment l’arabe, le persan et le turc, connaissances qui devaient lui être utiles lors de sa spécialisation en indologie. On ne sait pas exactement combien de temps Garcin de Tassy mit pour apprendre l’hindoustani, peut-être deux ans, tout seul, à partir des ouvrages anglais. Lorsqu’il fut en mesure de donner des leçons lui-meme, son maître et patron, Silvestre de Sacy, obtint l’autorisation et les crédits pour créer une chaire d’hindoustani, en 1828.
48Je reproduis textuellement un document intéressant sur le sujet. Une note anonyme, inspirée apparemment par Silvestre de de Sacy, parut dans un journal parisien, annonçant la création de cet enseignement :
“L’étude des langues de l’Asie, qui excite depuis quelques années en Europe, une émulation génerale, vient de recevoir en France, du gouvernement de S. M., une nouvelle faveur, qui est en même temps une preuve de l’intérêt dont les lettres et les sciences en général sont l’objet, et un encouragement pour la jeunesse qui se consacre particulièrement à cette branche de l’industrie. Un arrêté de S. Exc. le ministre secrétaire d’Etat de l’Intérieur, en date du 29 Mai dernier, établit un cours de langue hindoustani, à l’Ecole royale et spéciale des langues orientales vivantes. Ainsi, en même temps qu’on apprendra au collège royal de France la langue sacrée de l’Inde, dont une chaire a été fondée en 1814, par la munificence de Louis xviii, on pourra étudier dans une autre école, plus spécialement consacrée aux langues vivantes de l’Asie, un idiôme né du mélange de l’arabe et du persan avec le sancrit, et qui, à peu d’exception près, et sauf certaines variétés propres aux diverses localités, offre le moyen de communication le plus général avec les nations qui occupent la presqu’île de l’Inde.
“En effet, bien qu’on parle dans ses différentes provinces dix ou douze idiômes différents, l’indoustani suffit aux étrangers pour se faire entendre de presque toutes les parties de cette vaste contrée. Depuis le Cap Camorin, jusqu’aux frontières de la Boucharie, et des bouches de l’Indus, jusqu’aux rives du Brahmapoutre. Les autres langages de l’Inde, tels que le bengali, le tamoul, etc.... sont bornés à certaines provinces, tandis que l’indoustani peut être regardé comme la lingua-franca, ou le langage général du pays. L’indoustani a d’ailleurs été cultivé et offre, soit en ouvrages originaux, soit en traduction, une littérature assez étendue et digne de quelque attention. C’est donc sous tous les points de vue un service rendu à la littérature orientale, que l'établissement d’une nouvelle chaire consacrée à l'enseignement de cette langue. M. Garcin de Tassy que S. Exc. le ministre de l’intérieur a chargé de cet enseignement avait déjà obtenu le suffrage des hommes qui, en Angleterre, se se sont le plus occupés de cet idiôme, et les connaissances variées qu’il a acquises par quinze ans de travail dans plusieurs des langues de l’Asie, et dont il a donné des preuves par la publication de divers ouvrages, ne permettent point de douter qu'il ne réponde à la confiance du gouvernement.
“L’ouverture de ce cours aura lieu immédiatement après les vacances, et le professeur se propose d’employer ce délai à l’impression d’une grammaire abrégée de la langue indoustani.”19
49P. L. du Chaume n’en fut pas content. Quoi qu’il en soit, il adressa une longue épître au rédacteur des Nouvelles Annales des Voyages, s’opposant à la création de cette chaire, et se révoltant contre l’annonce faite dans le Moniteur. D’un esprit étroit et fanatique, il ne voit aucune utilité dans l’étude d’une langue vivante de l’Inde. Quelques extraits suffisent pour faire connaître sa pensée :
“En effet, l’hindoustani n’est compris que par les mahométans dans les grandes villes de la partie septentrionale de la presqu’île.... Quant à la littérature de cette langue hindoustani, elle se borne presqu’entièrement à des traductions de livres arabes et persans... mais celui qui aura la fantaisie de lire ces ouvrages, aimera mieux recourir à l'original ; il y a aussi en hindoustani des poésies, soit originales, soit traduites, qui peuvent paroître charmantes à leurs auteurs, mais qui ne ne feront pas fortune en Europe. Il ne paroît pas que des ouvrages historiques et d’un intérêt général aient été écrits originairement en hindoustani... Donc, si l’on a présenté au ministre de l’intérieur, comme motif déterminant pour l’engager à créer une chaire d’hindoustani, la circonstance que cette langue étoit d’une utilité générale dans l’Inde, ou qu’elle étoit parlée dans les possessions que la France conserve dans cette contrée on a surpris la religion de Son Excellence, car il n’y a presque pas de Musulmans dans ces possessions et ceux qu’on y trouve ne parlent ordinairement que les idiômes du pays, les seuls dont l’étude puisse être de quelque utilité pour des Français qui voudront aller dans dans le Carnatic et le Malabar. Voudroit-on se persuader que la connissance de l’hindoustani puisse être de quelque utilité pour la conversion des indigènes, alors il faudroit se rappeler qu’elle n’est parlée que par les Musulmans, et que ce sont, parmi les non-chrétiens, ceux près desquels a toujours échoué le zèle ardent des missionnaires de toutes les confessions... M. Garcin de Tassy. nommé a la Chaire d’hindoustani, promet la publication d’une grammaire de cette langue. Cependant la charpente de cet idiome est si simple, que l’on peut apprendre presque sans le secours d’une grammaire proprement dite. Une table de conjugaison et quelques règles sur le verbe suffisent. D’ailleurs il existe déjà plusieurs grammaires hindoustani, savoir : deux ou trois du Docteur Gilchrist, une de M. Shakespeare, qui est la meilleure, une de Price, une de Smyth, enfin il n’y a pas jusqu’à M. Sanford Arnot qui n’en ait publié une. Ces ouvrages sont à la vérité écrits en anglois, mais la connoissance de cette langue européenne, est indispensable à tous ceux qui veulent s’occuper de recherches sur l’Inde, ou aller dans ce pays, n’importe dans quel dessein. Quand même on auroit une grammaire hindoustani-française, il faudroit toujours savoir l’anglois pour se servir des dictionnaires qui ne sont expliqués que dans cette langue. Il est certainement très louable et très nécessaire d’accorder des encouragements aux jeunes gens qui cultivent les langues savantes de l’Orient. Il est surtout très important de diriger ces encouragements sur les objets qui ont une importance réelle et une véritable utilité pour la religion, pour la politique, pour le commerce, pour les sciences. Mais on ne voit aucun de ces caractères dans le petit établissement annoncé pour l’enseigenment de l’hindoustani. Les missions n’ont rien à y gagner, car les Musulmans qui parlent l'hindoustani ne sont pas gens à se laisser prêcher l'Evangile par nos missionnaires, ni même, comme l’on a vu, par ceux des Anglais... Mais on peut douter qu’elle procure jamais beaucoup d’honneur à ceux qui la cultivent, s’il s’en présente, ni même â ceux qui l’auront encouragée”20.
50Non content de la publication de sa lettre dans un journal, Chaume la reproduit sous forme de brochure (chez l'imprimeur Smith, rue de Montmorency, No 16) de 16 pages. Heureusement on ne l’écouta pas.
Notes de bas de page
1 Asia and Western Dominance, K. M. Panikkar, 3 éd. Londres, 1955, p. 23.
2 J. Filliozat Les Relations Extérieures de l'Inde (1), Pondichéry, 1956. p. 3.
3 Cf. Kenyon, Aristotle on the Athenian Constitution, p. xv : Encyclopædia of Social Sciences, Vol. I, p. 27.
4 Recueil des textes : Fontes Historiæ Religionum Indicarum par B. Breloer et P. Boemer, Bonn. 1939. Recueil de traductions anglaises : R. C. Majumdar, The Classical Accounts of India, Calcutta, 1960.
5 Les Relations Extérieures de l'Inde (1), Publ. Institut Français d’Indologie, No. 2, 1956.
6 “L’Afrique découvre l’Amérique avant Christophe Colomb” par Hamidullah, Présence Africaine, Février-Mai 1958, p. 179.
7 Parthold, La Découverte de l'Asie, Payot, Paris, p. 113.
8 Barthold, La Découverte de l'Asie, Payot, Paris 1947, pages 157-58.
9 Jean Filliozat, Catalogue des Manuscrits sanscrits de la Bibliothèque Nationale Paris 1941, p. I-VI.
10 Catalogue sommaire des manuscrits Indiens par Cabaton, Paris, 1912, p. 127, No. Indien 839 et 840.
11 Ibid., p. 127, No. Indien 841, 842 et 843.
12 Barthold, La Découverte de l'Asie, Payot, Paris, 19,47 pp. 201-202. Bibliographie citée par Barthold p 213 sur les mêmes questions : Sur Athanase Nikitine, étude de I. P. Minaïev, l'Inde Ancienne, Saint Petersbourg, 1881 (d’abord dans le Journal du Ministère de l'Instruction publique, 1881 (d’abord dans le Journal du Ministere de l'Instruction publique, 1381, 1. I, 6 et 7). I. Sreznevskii, Le Khojdanie au delà des trois mers d'Athanase Nikitine, Saint Petersbourg 1857 ; ibid pp. 5-6, sur les terres au-delà de l’Ararat. R. Stübe, dans Deutsche Revue, Octobre 1909. A. Lubimov, dans le Recueil Oriental, IT (1916). 142-65. Sur une Ambassade auprès de Babour ; Karamzine, VII, 97 et note 317.
13 Barthold, p. 311-2.
Bibliographie : Soltykoff, Voyages dans l'Inde et en Perse, Paris, 1853. Soltykoff et Troyer, Habitants de l’Inde, dessinés et lithographiés, à deux teintes, Paris 1853. Sur Soltykov, encore : Barsoukov, La vie de Pagodine, x, 371 et seq. Son voyage en Perse et Lettres de l'Inde dans Moskvitianine, 1849, 1 IV, V et VI (cf. Barthold, p. 316).
14 Coloquios dos simples e drogas he causas medicinais 1563.
15 Schwab, La rnaissance Orientale, Payot, 1950, p. 153.
16 Ibid, p. 12.
17 Ibid, p. 137.
18 Annuaire du Collège de France, Imprimerie Nationale, Paris, 1959, p. 6.
19 Le Moniteur Universel, Lundi 16 Juin 1828, No 168, page 864, colonne 3.
20 Nouvelles Annales des Voyayes, Paris, 24 Juin 1828.
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