La musique du Cambodge et du Laos
p. 1-6
Texte intégral
1L’Indochine, la péninsule malaise et l’Indonésie forment du point de vue de la musique une entité présentant des caractéristiques communes constituant un système musical original et particulier. Les emprunts et les influences mutuelles entre les îles et la péninsule malaise semblent avoir été constants au cours de l’histoire, de sorte qu’il est difficile d’attribuer une localisation précise à la formation de J art musical malais-indonésien-indochinois.
2Une observation des formes musicales existant aujourd’hui aussi bien dans la musique savante que dans la musique populaire semble indiquer la probabilité de plusieurs sources principales qui se sont unies pour former l’art musical de l’Indochine comme de l’Indonésie ; 1. un fonds autochtone probablement des Môn khmer représenté surtout dans la musique populaire et présentant des affinités évidentes dans le style et la forme musicale, comme d’ailleurs dans les danses, avec celui des tribus primitives de l’Inde (Himalaya et Inde centrale), 2. un apport indien classique, 3. un apport malayo-indonésien, 4. un apport populaire sino-thaï, puis, 5. des influences classiques chinoises. Les différentes formes musicales révèlent à un degré varié ces divers éléments. Nous verrons qu’il existe de nos jours au Cambodge et au Laos quatre systèmes musicaux nettement distincts représentes par l’orchestre à percussion, l’orchestre à cordes populaire la musique de Khène et le chant religieux.
3D’après George Groslier (Recherches sur les Cambodgiens Paris. 1921) « Le Souei Chou décrit l’organisation d’un Bureau de la musique durant la période de 581 à 600 où sont signalés des musiciens du Founan [le Cambodge méridional actuel J, avec quelque mépris d’ailleurs. Mention est faite de deux instruments, un petit orgue à bouche dont les tuyaux sont implantés dans une coupelle en forme de calebasse et une guitare à 5 ou 7 cordes. Les instruments étaient grossiers. On se borna à transcrire les paroles, [chantées] sur des airs de l’Inde. »
4Une inscription royale à Sdok Kak Thom (neuvième siècle) mentionne « cent luths, des flûtes au son mélodieux, cinquante orchestres, des cymbales de cuivre, des tambours.1 »
5La grande musique d’orchestre du Siam, du Cambodge et du Laos est, à part des différences extrêmement mineures, pratiquement identique. Le Siam semble avoir joué un rôle prépondérant dans sa préservation depuis quelques siècles, mais cela n’implique en rien que l’origine en soit Thai. Les plus anciens documents figurés, les reliefs d’Angkor, indiquent que la musique khmère du douzième siècle était semblable à la musique du Cambodge aujourd’hui.
6Comme la musique javanaise, la musique classique du Cambodge, du Siam, du Laos est polyphonique. L’orchestre est composé de xylophones, de carillons de gongs, ou percussions mélodiques, et de tambours, cymbales et autres percussions rythmiques auxquels s’ajoutent parfois des instruments à archet, des hautbois et des flûtes.
7La structure musicale est basée sur des instruments à sons fixes qui ne permettent pas d’ornements élaborés. Les instruments qui ont joué un rôle prépondérant dans la formation de ce système ont été probablement d’un côté les lithophones préhistoriques, auxquels ont succédés les jeux de gongs, mais surtout la harpe indienne qui a disparu aujourd’hui de l’Indochine comme de l’Inde et ne subsiste qu’en Birmanie où elle est en voie de disparition.
La gamme céleste
8Dans l’Inde un profond changement eut lieu dans le système musical lorsque la harpe céda la place au luth. Il est donc difficile de déterminer avec certitude dans quelles proportions le système classique cambodgien, basé sur des instruments à sons fixes, s’apparente à un des anciens systèmes indiens ou représente une tradition indépendante. Certaines percussions mélodiques ont existé de tout temps dans l’Inde, et il semble fort probable que le système du Gândhâra-grâma (échelle à sept tons égaux), considéré déjà comme perdu par les auteurs sanscrits de l’époque classique, se réfère à une échelle mélodique qui ne se retrouve aujourd’hui qu’en Indochine et au Siam.
9La musique ancienne de l’Inde connaissait trois gammes fondamentales appelées les trois grâma ou ‘groupes’ des notes.
10Les deux premiers grâma, Sadja et Madhyama, correspondent aux deux formes du diatonique, connues des Grecs, le diatonique doux ou harmonique et le diatonique dur ou pythagoricien.
11Le troisième grâma indien est d’une nature différente, étant composé de sept tons égaux. C’est, disait-on, la gamme céleste, c’est-à dire la gamme sacrée.
12Les trois grâma restèrent la base du système musical aussi longtemps que la harpe fut l’instrument de référence principal Les modes étaient en effet classés en tant que formes plagales du Sadja et du Madhyama-grâma. Ces formes plagales formèrent les diverses gammes-modales ou mûrcchanâ. Il fallait changer l’accord de la harpe pour obtenir le Gândhâra-grâma.
13Le Gândhâra-grâma n’avait pas de modes plagaux distincts puisque tous ses intervalles étaient égaux. Si l’on plaçait la tonique sur une corde plutôt que sur une autre on obtenait seulement une différence de hauteur de son. Plusieurs auteurs toutefois, par besoin de symétrie, inventèrent des mûrcchanâ théoriques du Gândhâra-grâma, mais celles-ci ne furent jamais utilisées en pratique, et les auteurs ne se mirent même pas d’accord sur leurs noms.
14Lorsque, vers le sixième siècle, le luth remplaça la harpe comme instrument principal, la classification par formes plagales perdit son sens et son utilité. Il ne s’agissait plus de prendre comme tonique l’une ou l’autre des cordes d’un instrument à sons fixes pour obtenir un mode, il suffisait d’altérer l’une ou l’autre des touches, par rapport à la tonique fixe, donnée par la corde ouverte. Ceci avait le grand avantage de conserver la même tonique pour tous les modes.
15Les deux formes du diatonique restèrent en usage toutefois pendant quelques siècles. Elles pouvaient toujours être comprises, même si leur application n’était pas très pratique, et elles permettaient une classification facile des échelles modales.
16L’heptaphone tempéré, par contre, ne survécut pas au changement. Comme tous les tempéraments, il est un développement logique des instruments à sons fixes. Il était impraticable sur des instruments à frettes.
17Le Gândhara-grâma disparut donc entièrement sans trop qu’on comprenne comment. On déclara qu’il était retourné au paradis. Il survécut toutefois dans les régions qui conservèrent la harpe ou d’autres instruments à sons fixes. C’est pourquoi on le trouve encore aujourd’hui dans les pays de l’Est, la Birmanie, l’Indochine, et les îles de la Sonde.
18La harpe était encore un instrument important à l’époque d’Angkor Vat et du Bayon (12e siècle2) où elle se rencontre avec son successeur qui ici n’est pas un luth mais un autre instrument à son fixe, le ‘jeu de gongs’ (khong vong) auquel s’ajoutera bientôt le xylophone, ces deux instruments prenant une place prédominante dans la musique khmère et étant jusqu’à nos jours les instruments de base de la musique Indo-malaise de Java au Laos.
19Sur ces instruments l’heptaphone tempéré restait non seulement la gamme la plus suave mais aussi la plus commode puisqu’elle permettait de transposer immédiatement dans n’importe quel ton sans changer l’accord des instruments. Cette gamme est aujourd’hui encore la gamme traditionnelle des Siamois, et bien que son application soit souvent approximative dans les orchestres du Cambodge et du Laos, par suite de l’influence de la gamme européenne, encore plus que de la gamme chinoise, tous les musiciens qui ont conservé le sens de la musique traditionnelle accordent leurs instruments sur l’heptaphone tempéré ou s’en rapprochent d’assez près.
20C’est ainsi que nous retrouvons en Indochine ce qui fut probablement l’un des systèmes de musique savante les plus anciens de l’Inde, la gamme céleste, le Gândhâra-grâma, que jouent les Gandharva qui accompagnent les danses des Apsaras, les nymphes du paradis.
21En raison de l’influence chinoise, qui tend à faire dans beaucoup de mélodies des notes très accessoires du quatrième et du septième degrés, puis de l’influence européenne, qui tend à imposer le diatonique, une certaine confusion semble régner au Thaïlande comme en Indochine en ce qui concerne l’accord des instruments à sons fixes (xylophones et métallophones). C’est surtout sur le septième degré qui, dans l’heptaphone tempéré, est un intervalle indiscutablement mineur, que la différence est criante. L’intervalle entre les tons de l’heptaphone tempéré est en effet de 43 savarts ou 171 cents, c’est-à-dire un demi comma environ de moins que le ton mineur.3
22Il n’y a rien qui doive nous surprendre dans l’observation facile à faire que les xylophones des orchestres royaux sont les plus diatonisés alors que les orchestres de province ou de village tendent à se rapprocher de la gamme heptatonique ancienne.
23L’imprécision de l’accord a toutefois un effet dégradant sur le système musical. Il existe dans une gamme particulière une logique qui guide le développement de l’inspiration et de la structure musicale, et la tendance à se rapprocher de la gamme occidentale ou de la gamme chinoise conduit naturellement à l’abandon des formes mélodiques et de l’harmonie traditionnelles pour les remplacer par des mélodies et des accords ressemblant aux modèles européens ou chinois même si les instruments et la conception générale de la musique restent apparemment les mêmes.
24Le fait que l’influence chinoise tende à faire préférer les mélodies pentatoniques majeures et que l’influence occidentale tende à altérer l’accord des instruments ne change pas en soi la nature du système ni ses conceptions polyphoniques et mélodiques de base, et marque seulement une dégénérescence qui paralyse l’inspiration musicale et tend à faire disparaître l’ascendant que le système exerce sur les auditeurs.
25En écoutant les différents orchestres du Cambodge, du Laos, du Siam, on arrive très rapidement à en estimer la valeur dès l’abord d’après les particularités de l’accord.
26Ceci s’applique toutefois surtout à la musique classique des orchestres à percussions car dans la musique vocale, et celle des orchestres à cordes et des orgues-à-bouche, on rencontre des gammes-de-base différentes et des ornements plus complexes.
27Il ne m’a pas été possible d’étudier l’accord des séries de grands gongs qui servent aux fêtes rituelles des tribus du Nord du Laos et dont l’usage semble remonter à l’invention du gong (5e ou 6e siècle) et qui prirent la succession des lithophones antérieurs. Des jeux de grands gongs apparaissent dès le dixième siècle dans la sculpture d’Angkor.
28Depuis la préhistoire, des lithophones géants en silex ont été un des éléments sacrés du rituel impérial dans toute l’Asie. Il en existait à la cour de Chine, mais aussi à la cour de Hué. Il ne semble pas impossible que le lithophone découvert en Indochine4 et aujourd’hui au musée de l’homme à Paris ait été originellement approximativement accordé sur la gamme heptatonale tempérée et représente l’ancêtre des jeux de gongs et des xylophones.5
29Des lithophones de plus petite taille, formés de pierres taillées en équerres sur le modèle chinois, étaient assez nombreux autrefois. J. Grosset (Histoire de la musique p. 3125) dit en avoir vu vingt-quatre à Hué. Cet instrument s’appelait khanh-da (à rapprocher de ghana sanscrit).
30L’empereur Thuan en 2225 av. J. C. faisait, dit-on, tressaillir d’aise les animaux en frappant sur le khanh-da.
Notes de bas de page
1 G. Coedès et P. Dupont, BEFEO, XLIII, 1943-46.
2 La dernière représentation connue de la harpe indienne est également du douzième siècle sur le temple de Sohagpur dans l’Etat de Rewa en Inde Centrale.
3 Si nous représentons en cents les différences des notes de l’heptaphone tempéré par rapport au diatonique de Zarlin nous obtenons :
Ut Ré-34 Mi-44 Fa+16 Sol-16 La-27 Si bémol+32 Ut.
Un comma étant égal à 20 cents environ nous voyons que, si nous représentons ces différences en commas nous obtenons la gamme :
Ut Ré-1 1/2 Mi-2 1/2 Fa+1 Sol-1 La-37 Si bémol+1 1/2 Ut.
Par rapport au dodéccaphone tempéré les différences en cent sont :
Ut Ré-29 Mi bémol+42 (ou Mi-57) Fa+14 Sol-14 Si bémol+28.
4 C. Condominas, BEFEO, Tome XLV.
5 Les lithophones comme les xylophones peuvent s’accorder en alourdissant les extrémités avec une pâte de bitume.
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