Appendice B. (Chapitre 3 :— page 53)
p. 127-132
Texte intégral
Les nombres dans le Tipiṭaka
1Dans le Tipiṭaka on relève beaucoup de spécifications numériques. Au lieu de dire d'un roi qu’il est accompagné d’une suite nombreuse, on précise que 500 femmes de garde l’escortent. On pourrait multiplier les exemples, notamment en ce qui concerne les esclaves. Ce trait a rendu nécessaire l’examen préalable de ces nombres afin de savoir si nous nous en pouvions servir. Nous avons donc procédé à un dépouillement, de ce point de vue, des données utilisées pour notre étude de l’esclavage. En les rangeant dans l’ordre croissant, nous trouvons que les nombres 100, 500, 1000, 16,000 et 100,000 sont employés beaucoup plus souvent que les autres. (100-14 fois, 500-51 fois, 1000-50 fois, 16,000-29 fois et 100,000-20 fois). Nous étudierons donc, avec plus d’attention, les cas de ces nombres. En ce qui concerne les “petits nombres” (trois paysans ou quatre épouses d’un roi), on peut dire qu’ils sont souvent vraisemblables. Mais il est difficile d’accepter les “grands nombres” comme donnant une expression exacte de la réalité, (prenons par exemple le conte d’un roi ayant 16,000” “femmes ou une ville comptant 70 millions d’habitants).
2Commençons avec le nombre 100. Son emploi dans le Tipiṭaka révèle qu’il a été employé pour des choses réelles aussi bien que pour des choses imaginaires. On parle d’une esclave achetée pour 100 pièces,1 d’une courtisane exigeant 100 pièces pour une nuit,2 ou d’un nagara-seṭṭhi possédant 100 villages.3 Tout cela paraît vraisemblable. Par contre, il est un peu difficile de croire qu’on pouvait recevoir en cadeau, une centaine de femmes pour épouses.4 Il est également difficile de ne pas considérer le prix d’affranchissement d’une princesse, estimé à une centaine d’esclaves (hommes et femmes), d’éléphants, de chevaux, etc.5 comme une simple formulation hyperbolique.
3Quant au nombre 500, il est evidemment conventionnel. Une princesse a presque toujours une suite de 500 femmes.6 De même pour l’épouse d’un riche bourgeois, telle que Visâkhâ7, de même pour une courtisane8 ou une reine.9 Le Buddha amène son cousin Nanda au paradis et lui montre 500 accharâ.10 Ailleurs ces accharâ, encore au nombre de 500, veulent faire l’aumône au Buddha11 : Dans l'Apadâna, on parle de 500 esclaves12, et de 500 paccekabuddha.13 Un commerçant possède 500 chars à bœufs pour sa caravane14 et le cortège du Buddha est suivi par un groupe de 500 vighâsâda “mangeurs de restes”15 Les voleurs sont, d’ordinaire, en groupes de 50016 ainsi que ceux qui font le commerce par mer.17
4Considérons maintenant le nombre 1000. Le roi Suddhodana envoie dix messagers, l’un après l’autre, auprès de son fils. Chacun d’eux a une suite de 1000 hommes.18 La nature hyperbolique de ce détail est claire surtout si on se souvient de la superficie totale du territoire Sakiya. Selon Rhys Davids,19 la partie en plaine ne mesurait que 100 km environ de l’Est à l’Ouest et 60 km environ du Nord au Sud. (Il est à remarquer également que la population du Népâl en 1941 n’était que de 6 millions). Citons également le cas des 16 jumeaux de Bandhula, chef de l’armée de Kosala ; Chacun d’eux avait une suite de 1000 hommes.20 L’emploi du nombre 1000 est tellement répandu qu’on l’emploie pour préciser le prix d’une paire de chaussures du Buddha,21 le prix qu’on paie au tailleur,22 le salaire des gardes dans une forêt,23 le pot de vin convenable pour un officier24 ; la somme offerte à un fils par sa mère pour qu’il se rende auprès du Buddha25 et les frais de voyage d’un jeune homme.26 On peut remarquer encore que les droits d’inscription chez un âcariya “précepteur” ainsi que le tribut payable à la naissance d’un héritier du prince sont aussi de mille pièces ;27 (La somme exigée par une courtisane peut également être mille pièces28). Notons que le roi emploie 64 nourrices pour élever son fils, mais que mille autres enfants étant nés le même jour, on leur affecte mille nourrices. Comme le nombre 500, le nombre 1000 peut désigner la quantité de femmes dans un sérail,29 la suite d’une princesse nâga30 ou celle d’une “fille divine”.31
5Pourtant l’emploi du nombre 1000 pour le sérail princier ne satisfait pas les rédacteurs. Ils ont donc recours au nombre 16.000. Le plus souvent un roi pourra compter chez lui 16.000 femmes désignées comme nâṭaka-itthi, danseuses.32 Cet accroissement de 1000 à 16.000 s’applique également aux sé rails divins. C’est pourquoi le sérail d’un nâga renferme 16.000 nâgî.33 Même un brahme goûtant les plaisirs du paradis est servi par 16.000 femmes.34 Toutefois une glose du Jâtaka nous permet de penser qu’au début seul le nombre 1000 était employé en de pareils cas, car l’expression “itthi-sahassa-agge” “chef de mille femmes d'une gâtha, est expliquée comme “solasannam itthi-sahas-sânam agge”.35 “chef de seize mille femmes”. Désormais ce nombre de 16.000 désignera le sérail princier à quelques exceptions près. (Parmi ces dernières notons les cas de l’empereur Mahâ-sudassana, qui possédait un sérail de 84.000 femmes36, et du Buddha, qui a laissé sa femme comme chef d’un sérail de 40.000 nâṭaka-itthi, dont 1090 khattiya-kaññâyo37, filles de caste kṣatriya). Parmi ces femmes du sérail, on distingue 700 femmes qu’on appelle bhariyâyo “épouses” et qui sont donc dûment mariées.38
6Il nous est difficile d’expliquer l’accroissement signalé plus haut. Notons pourtant la remarque de Buddhaghosa qui dit : “Le bhoga-khaṇḍa “la richesse matérielle” inférieur à 1000 est appa, petit, tandis que ce qui débute à mille est grand”.39 Rien de surprenant si dans les textes tardifs le nombre 1000 se trouve remplacé par des nombres beaucoup plus grands. C’est ainsi qu’il convient de comprendre ces contes où un prince possède 46.000 femmes,40 ou 100,000 vierges41, ou 300.000 femmes.42
7Le nombre 100.000 désigne également les accharâ.43 (Dans l'Apadâna, 124, il est question d’au moins 101 fois-cent mille nymphes). Ailleurs, chacun des quatre fils d’un brahme reçoit de leur père deux fois 100.000 pièces.44 Visâkhâ, riche protectrice du culte, a une parure légère valant 100.000 pièces ;45 l’épouse de Sudatta Anâtha-piṇḍaka, un autre bienfaiteur de l’ordre, prête à son esclave une parure qui égale 100.000 pièces.46 L’emploi de ce nombre se trouve si répandu qu’on s’en sert pour spécifier le prix de toute espèce de choses, aussi bien du repas d’un prince47 que celui d’un cheval du roi de Bénarès.48 (Observons que le prix d’un excellent cheval n’excédait guère 6000 pièces, le prix moyen n’était que de 1000).
8Voici quelques détails sur le nombre 70 millions. La ville de Sâvatthî avait 70 millions d’habitants, dont 50 millions choisirent de suivre le Buddha.49 Dans la ville de Râjagaha, on dénombrait 180 millions d’habitants. Nous ajouterions, s’il était nécessaire de souligner pareille invraisemblance, que la population actuelle de la province de Bihar, dans laquelle se trouvait la ville de Râjagaha, ne dépasse pas 40 millions, tandis que celle de la province de Uttara Pradesh où se trouvait la ville de Sâvatthî, se chiffre à près de 60 millions.
9Au dessus de 180 millions on relèvera l’emploi des nombres 400 millions et 800 millions pour désigner l’argent possédé par un seṭṭhi. Cependant aux généreux bienfaiteurs de l’Ordre ont été réservés les éloges les plus outrés. Le seṭṭhi Anâthapiṇḍaka, qui est dit avoir tout dépensé pour le maintien de l’Ordre, possédait 180 millions en espèces, qu’il perdit, et avait, par ailleurs, avancé sur traites une somme égale. Il avait, de plus, dépensé une somme de 540 millions pour l’achat et l’aménagement du parc du Jeta-vana.50 Ce qui monte au total à 900 millions. La richesse de Visâkhâ, l’autre protectrice de l’Ordre, est décrite en chiffres également fantastiques. Sa parure aurait coûté 90 millions de matières brutes (or et diamants) et 100.000 de façon.51 Ajoutons la somme de 540 millions pour l’achat de ses “poudres de bain”. Elle avait reçu 60.000 taureaux et un nombre égal de vaches. Si l’on estime à 24 pièces le prix moyen d’une paire de taureaux52 et qu’on accepte le même prix pour les vaches, un tel troupeau représente la somme de 24 X 60.000=1.440.000 pièces. Le prix total des 1500 esclaves, à un prix moyen de 100 pièces, se monte à 150.000. Nous laissons de côté le prix de 500 chars-à-bœufs, d’ustensiles en or, en argent, en cuivre ; de vêtements en soie ; de pots de ghî, de riz etc. Malgré cette omission, la valeur totale de la dot se chiffre à plus de 630 millions. Evidemment son père devait disposer de plusieurs fois cette somme énorme.
Comparaison avec les épopées sanskrites
10Dans les épopées, comme dans le Tipiṭaka, de nombreuses données ont un caractère hyperbolique. Mais, de plus, on note l’emploi permanent des mêmes nombres appliqués aux objets les plus divers. Le roi Janaka donna en dot à sa fille Sîtâ 100.000 vaches, des millions de couvertures en laine, des éléphants, des chevaux, des chariots, une centaine de vierges et deux cents esclaves (hommes et femmes)53. Kausalyâ, la reine principale du roi Daśaratha, possédait mille villages.54 Bharata, ravi d’apprendre le retour prochain de son aîné, offre à Hanumân, le messager, 100.000 vaches, 100 villages, etc.55
11A l’occasion de son sacre, le roi Yudhiṣṭhira reçut, entre autres offrandes, 100.000 femmes-esclaves, vêtues de robes de coton et parées d’ornements d’or. Les Kirâta, bien que venant de la misérable région forestière, lui auraient offert 10.000 femmes de leur tribu, auxquelles venaient s’ajouter 10.000 femmes esclaves.56 Rien d’étonnant donc que ce roi entretînt à ses frais 88.000 snâtaka (homme appartenant a l'une des trois premières castes et se trouvant à la fin de ses études) et affectât trois femmes-esclaves au service de chacun d’eux.57 A en croire Draupadî, 100.000 femmes-esclaves servaient les repas aux hôtes des Pâṇḍava.58 Ce même roi fit encore don de plusieurs milliers de vaches aux brahmanes.59
12Les personnages plus modestes, eux aussi, disposent au moins de vierges et d'esclaves, comme Lopâmudrâ chez son père adoptif, qui n’était pourtant qu un petit prince.60 S’efforçant de gagner l’appui de Kṛṣṇa, Dhṛtarâṣṭra pense lui offrir cent femmes-esclaves et cent hommes-esclaves.61 Voici Râvana offrant à Sîtâ 5000 femmes esclaves bien parées.62 Kṛṣṇa obtint, dit-on, 16.000 femmes du démon Naraka63. Dans tous ces cas, l’emploi des nombres 100, 500, 1000, 16.000 et 1000.000 démontre l’identité d’inspiration qui lie les rédacteurs des deux littératures sacrées, apparemment si différentes.
13D’un autre côté, on aura remarqué la combinaison constante de certains nombres et de certains objets. Prenons le cas des femmes-esclaves. D’ordinaire, il n’y en a pas moins de 100. “Donnez-moi cent femmes-esclaves”, demande un brahme,64 Je t'en donne quatre cents, répond un donateur généreux.65 Ailleurs ce nombre s’accroît un peu pour se stabiliser à 500. Visâkhâ avait 500 femmes-esclaves. Les riches courtisanes ont une suite de 500 vaṇṇa-dâsî.66 Les princesses et les reines ont toujours une suite de 500 personnes (la reine Sâmâvatî, la princesse Sumanâ). Cependant, dans les textes tardifs, on l’augmente jusqu’à 10.000 ou même jusqu’à 100.00067.
14Quant aux accharâ, il y en a une centaine dans le Jâtaka,68 et 500 dans le commentaire sur le Dhammapada,69 De même, on attribue 500 accharâ à Sakka, leur maître (qui possède 350 millions de servantes,70). Cependant, ailleurs, on ne mentionne plus ces 500 accarâ et on ne parle plus que de ses 350 millions de servantes.71 Dans les textes tardifs, ces servantes sont même promues au rang d'accharâ : certains passages parlent du Sakka accompagné de 350 millions d'accharâ72.
15Toute cette systématisation, ces associations entre nombres et groupes d’objets ou de personnes, pourraient avoir eu pour but de faciliter la mémorisation des longs textes. On rapprochera donc cette méthode de celle de la répétition qui, pour des situations à peu près identiques ou des contextes voisins, consiste à reproduire intégralement les mêmes passages.
16Cependant toute cette systématisation ne saurait authentifier ces nombres, bien au contraire. Ils servent pour la plupart à glorifier les héros des contes. Cette recherche constante de l’hyperbole a substitué de simples clichés à des renseignements qui eussent été fort utiles pour nous. On peut cependant, avec certains auteurs, admettre que ces nombre, dans toute leur exagération conservent une valeur indicative quant aux proprotions. Mais sur le plan le plus concret leur utilité est pratiquement nulle.73
Notes de bas de page
1 j,i-299.
2 vin., i-268.
3 Bur., i-260.
4 j,vi-461.
5 j, vi-546.
6 A. v-iv-32.
7 Bur, ii-59.
8 ibid., iii-72.
9 ibid., i-281.
10 ibid., i-220.
11 ibid., ii-86.
12 ii-538.
13 ii-468.
14 Dh-a, ii-144.
15 ibid., ii-193.
16 ibid., 218, 241.
17 j, ii-128, v-75.
18 j, i-86.
19 Buddh. Ind., op. cit. p. 14.
20 Bur., ii-41.
21 j, iv-15.
22 j, vi-366.
23 j, ii-335.
24 j, v-126.
25 j,iv-2.
26 j, v-290.
27 j,i-239, v-127, iv-323.
28 j, ii-380, iii-59, iv-248.
29 j, iv-310.
30 j, vi-179.
31 j, vi-117.
32 D-a, ii-9.
33 j, vi-168, vi-160.
34 j, iv-2.
35 j, iv-276.
36 Dial., ii-221.
37 j, iv-282.
38 j, v-178.
39 M-a, 27-34.
40 Ap., 40, 35, 73, 302, ii-421
41 ibid., 106.
42 Bv, 13.
43 Ap., ii-522.
44 Dh-a, iii-201.
45 ibid., ii-75.
46 j, iii-435.
47 j, ii-319
48 ibid., i-178.
49 Bur., iii-84,147.
50 Bur., i-268.
51 Bur., ii-66.
52 j, vi-404.
53 Ram., i, v-74.
54 ii, 22-31.
55 vi, 44-125.
56 Mbht., ii, 47-7-8. ii, 48-10.
57 ii, 45-17-8.
58 iv-17-17.
59 vi, 22-8.
60 iii, 94-24-5·
61 v, 84-8.
62 Ram., ii, 31-47.
63 Mbht., v, 155-9
64 j, iv-97.
65 j, vi-461.
66 j, iii-435.
67 Pv, iii-9 ; Ap., 55.
68 j, ii-253.
69 Bur., i-220.
70 j, ii-93.
71 j, ii-93, v, 152.
72 Khudd., p. 122.
73 Remarquons pourtant que la similitude des procédés des épopées sanskrites et du Tipiṭaka, si on étudie ces textes à fond, peut donner des résultats plus positifs et révéler peut-être la base du choix de tous ces nombres que l’on ne peut maintenant considérer que comme le produit d’une imagination trop fertile !
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