Chapitre IX. Conclusion
p. 114-123
Texte intégral
1Nous voici donc parvenus à la fin de notre examen de l'esclavage dans l’Inde ancienne. Nous avons, au début (supra, ch. 4), essayé de brosser un tableau des antécédents de cette institution à l’époque de Mohen-jo-daro et à celle du Ṛg-veda. Nous avons vu qu’il était possible qu’elle existât dans la société de l’Indus, et que selon toute probabilité cette civilisation a légué à la civilisation indienne ultérieure certaines formes d’esclavage. Malheureusement la pénurie de données littéraires nous empêche de préciser davantage.
2A. Quant à l’époque védique, on peut relever facilement la distinction entre deux peuples, l’un noir, l’autre blanc. Ils se séparent également en raison d’une différence culturelle. Le mot dâsa indique le peuple noir, vaincu par l’autre. Ce fait de conquête confère les droits du maître aux conquérants et les devoirs de l’esclave aux vaincus, si bien que dorénavant le mot dâsa commence à signifier l’esclave.
3Du point de vue juridique, le dâsa est tenu complètement sous la domination de son maître et, à en juger par certains versets védiques (cf. les dâna-stutï), il fait partie des biens que l’on offre en don. Un dâsa n’a droit à rien, tous ses biens peuvent être saisis par celui qui le possède. Les dâsî, les esclaves féminines, sont prises comme concubines mais non pas comme épouses.
4Etant donné qu’on parle de toute une population asservie, on peut en conclure que les personnes s’occupant des troupeaux, de l’agriculture, etc. ainsi que leurs familles, étaient désignées ensemble par le mot dâsa. Cependant, on peut se rendre compte de l’existence, à côté de ces dâsa, d’un autre groupe de dâsa, qui habitaient chez les conquérants et travaillaient avec eux. Ces dâsa pouvaient comprendre des personnes de statut servile arrivées avec les nouveaux maîtres.
5Il faut noter en passant que le Ṛg-veda ne prévoit pas d’interdiction à l’encontre des dâsa en ce qui concerne le connubium et la commensalité.
6Dans la période qui suit, la distinction ethnique, pré-éminente dans le Ṛg-veda, disparaît et il n’est plus question d’esclavage en fonction de la couleur de la peau. Dans les épopées, à en juger et par les deux récits principaux et par les histoires qui y sont incluses et que l’on considérait déjà comme anciennes, il y a des héros qui ont la peau foncée ou noire et, à l’inverse, il y a des personnages qui, bien que dâsa, ne l’ont pas. Cependant, du point de vue juridique, le mot dâsa garde son sens d’être humain sous la puissance absolue de son maître. Un dâsa, ou une dâsî, peuvent être traités selon le gré de leur maître et aucun critère moral ni religieux ne peut être invoqué pour leur secours. Les maîtres prennent des dâsî comme concubines. Quant à la progéniture de ces dernières, elle est vouée à l’esclavage. On continue également à les considérer comme des biens parmi d’autres et à les énumérer comme tels.
7En ce qui concerne leur emploi, on les représente surtout comme travailleurs domestiques chez les princes. (Ceci est en rapport avec la nature même de la poésie héroïque qui s’occupe de la vie des princes et de leurs affaires). Pas plus que le Ṛg-veda, les épopées n’interdisent le repas commun avec les dâsa en tant que tels.
8B. A l’époque du Buddha, vu l’évolution de la société, évolution dans laquelle un rôle considérable a été joué par le progrès technique, l’institution de l’esclavage s’est également développée. Elle est bien établie et acceptée comme normale. Non seulement il existe en fait plusieurs types d’esclaves, mais on s’occupe déjà de leur classification selon ou bien leur origine ou bien leur fonction (supra, ch. 6). On essaie également de définir le mot dâsa et, toutes explications considérées ensemble, il est clair que le dâsa n’est qu’un bien parmi les autres, possédé par quelqu’un et dépendant entièrement, même pour sa vie, de ce dernier.
9Il est intéressant d’observer que dans ces gloses au mot dâsa, on ne parle jamais de la distinction védique entre dâsa et ârya et qu’on n’y rappelle pas que les dâsa sont des enfants d’un peuple primitivement vaincu. La distinction ethnique, dont l’absence a été signalée dans les épopées, ne réapparaît pas et on constate un mélange complet des populations du point de vue ethnique aussi bien que culturel. Dorénavant l’esclavage existe purement et simplement en fonction des facteurs économiques ; un homme capturé dans une guerre, ou né d’esclaves, peut racheter sa liberté et s’intégrer dans la société des hommes libres comme l’un d’entre eux.
10Il reste cependant des régions où les choses ne se passent pas ainsi et où un groupe d’hommes se replie sur lui-même en limitant à soi seul les pratiques du connubium et de la commensalité. Ce groupe des oligarques se distingue ainsi par ses relations sociales extrêmement limitées et maintient à l’écart les brahmes et les commerçants. Il vit grâce au travail d’un troisième groupe, les dâsa, qui s’occupe de toute la production, sans exception. Pour cette société, on peut penser que ce droit de faire travailler ces dâsa et leur interdire tout rapport social avec soi, découlait probablement d’une conquête très antérieure.
11Du point de vue juridique, le dâsa, comme ailleurs, y est considéré comme faisant partie des biens de son maître. Les dâsî sont prises comme concubines. Ces dernières, ainsi que leurs enfants, ne jouissent d’aucune considération spéciale. Chez les oligarques on ne leur accorde pas même le privilège de commensalité et, chose remarquable, leur présence dans certains endroits peut entraîner la souillure.
12L’écrasement politico-militaire de ces régimes a dû entraîner des changements considérables dans cet état de choses en étendant le système d esclavage existant sous le régime monarchique : dorénavant, aucun groupe de peuple, en tant que tel, ne fut conduit à se considérer comme naturellement dâsa et l’esclavage n’exista plus qu’en fonction des éléments économiques ou de faits pouvant être influencés par ces derniers. Il n’y eut plus d’interdiction formelle portée contre la commensalité avec le dâsa ; on ne pensa plus que la présence de dâsa pût entraîner la souillure. Toutefois, le dâsa continue à être compté parmi les biens de son maître et on l’énumère d’habitude avec les champs, les maisons, les vaches, les chevaux, etc.1 Dans la loi du pays il n’y a aucune disposition pour la sauvegarde des intérêts du dâsa ou de la dâsî Les maîtres continuent d’entretenir certaines esclaves comme concubines et considèrent les enfants de telles unions comme esclaves. Mais il y a, ça et là, des cas où ces dâsî sont promues au rang d’épouses et où, bien que très rarement, leurs enfants sont affranchis.
13Si l’extension du régime monarchique a pu ainsi influencer et modifier l’institution de l’esclavage en introduisant un processus d’uniformisation, il est tout à fait raisonnable de supposer que l’établissement du premier empire indien historique, celui des Maurya, a dû la modifier davantage. C’est ainsi qu’on doit interpréter les restrictions envisagées par Kauṭalya contre l’enlèvement d’hommes par razzia. D’après le Tipiṭaka, on enlevait les gens dans les raids effectués sur le territoire voisin et les vendait ailleurs comme esclaves. Avec l’unification politique du pays, de tels raids devinrent intolérables, et ceci est confirmé par Kauṭalya.
14D’autre part, cette unification politique met en vigueur un processus encourageant et facilitant l’unification économique et le développement d’un commerce devenant national. Cet état de choses favorise l’essor des villes et renforce le pouvoir économique des riches commerçants. Or nous savons que les seṭṭhi avaient des intérêts aussi bien dans la campagne qu’à la ville. Ils possédaient des terres, voire des villages entiers, qui étaient à la charge de leurs esclaves ou étaient donnés en métayage. Il est logique de penser que cette méthode d'exploitation de la terre par la main d’œuvre servile s’est renforcée. Nous savons d’ailleurs que l’institution n’en fut pas abolie sous l’empire Maurya et qu’elle continua à exister. L’esclavage pour cause de dette, héritage, faim, guerre, etc. continua donc, bien que celui par razzia fût interdit. Sous le règne d’Asoka, la guerre de Kaliṅga fournit des milliers d’esclaves et une partie de ces prisonniers a dû alimenter le marché de Magadha.2
15C a. La disparition de l’empire amènera des changements dans cet état de choses. Elle donnera naissance à de petites principautés, dont l’existence est une entrave à une économie nationale, à un commerce national. Tout cela provoque un déclin des grandes villes, telles que Patna, c’est-à-dire de leur population et leur richesse. Cet appauvrissement implique la disparition des grandes familles, qui possédaient des intérêts considérables non seulement dans le commerce mais aussi dans l’agriculture, car leur fermes, exploitant la main-d'œuvre servile, approvisionnaient les villes. En l’absence d’une autorité impériale, capable de garder en vigueur les droits de propriété, ces fermes pouvaient difficilement se maintenir, et les esclaves avaient la possibilité de changer leur sort. On peut supposer un renforcement du système de labourage par de petits paysans et par des métayers. Cependant, vu l’inégalité économique, il y aura des pauvres contraints de vendre ou de mettre sous gage, soit leur progéniture, soit leurs femmes, soit eux-mêmes. Cette offre sera absorbée, du côté demande, par les gens ayant un peu d’argent disponible.
16Revenant à Kauṭalya, nous remarquons que la jurisprudence esclavagiste a évolué davantage et que les divers faits de la vie quotidienne du milieu bouddhique font maintenant partie de la loi sur l’esclavage. C’est ainsi que la distinction entre l’esclavage à vie et à terme, qu’on peut relever dans la littérature palie, est cette fois, juridiquement reconnue et sert à assurer une protection accrue aux esclaves à terme. Parmi ces derniers on comprend les enfants mis en gage par leur famille en détresse. La pratique de mettre en gage les femmes pour travailler comme nourrices, comme servantes, etc., est reconnue et fait l’objet de règlements. Ceux-ci intéressent non seulement les personnes mises en gage et donc sujettes à l’esclavage à terme mais aussi des dâsa ou dâsî loués à terme par leur maître. Quant à la dâsî, Kauṭalya prévoit l’affranchissement de celle qui met au monde un fils de son maître. De plus, les femmes esclaves se voient, pour la première fois, protégées contre la concupiscence des mâles.
17Ainsi chez Kauṭalya, la puissance du maître sur son dâsa n’est plus dans tous les cas, absolue, car certaines catégories de dâsa jouissent d’une protection bien définie. On peut conclure en conséquence que le mot dâsa signifie non plus seulement des êtres humains vivant sous la puissance absolue d’un autre, et donc proprement esclaves, mais aussi des êtres humains sur lesquels la puissance du maître est limitée.
18Pas plus que le Tipiṭaka, Kauṭalya ne connaît l’interdiction de commensalité à l’encontre des dâsa et n’associe à ces derniers quelque notion de souillure que ce soit.3
19C b. Dans le domaine de leur emploi, on n’observe nulle part d’esclaves médecins, d’esclaves précepteurs, etc. Il n’est pas question non plus d’esclaves dans l’artisanat, exception faite des ateliers royaux dont parle Kauṭalya. Ils sont employés surtout aux travaux domestiques et agricoles. Les rois les embauchent également dans leur armée. Cependant, dans tous ces domaines, ils ne sont pas seuls : ils se trouvent côte à côte avec des travailleurs libres, tels que journaliers, petits paysans, soldats recrutés parmi les personnes libres. Ainsi comparé, l’esclavage dans l’Inde ancienne ne ressemble pas à l’esclavage dans la Grèce ou la Rome d'une certaine époque, où les esclaves ont fourni la main-d’œuvre la plus nombreuse dans certaines branches de production, telles que l’agriculture, les mines et ont été employés dans les professions libérales ainsi que dans l’artisanat.4 Il nous semble que cette différence dans l’évolution d’une même institution (pendant une certaine période) a pour cause des raisons particulières qu’il faut examiner avant la fin de notre étude.
20En ce qui concerne les métiers exigeant un entraînement spécial, tels que ceux de cochers, d’entraîneurs d’éléphants, on n’emploie que des personnes instruites qui viennent avec leurs apprentis et gardent jalousement leurs secrets. Ce souci de ne révéler leur secret professionnel qu’aux apprentis bien éprouvés, se trouve également chez tous les fabricants, chez tous les artisans. Ceux-ci sont déjà organisés en guildes et accomplissent tout leur travail avec l’aide des apprentis, appartenant pour la plupart à leur famille. Il n’y a donc nullement heu de présumer l’existence du travail servile chez les artisans. Quant aux professions libérales, la société indienne avait déjà (avant l’époque bouddhique) résolu le problème en confiant ces tâches aux gens venus de familles haut placées ou aux élèves doués, capables d’attirer l’attention d’un maître. On n’éprouvait donc aucun besoin d’ouvrir ces professions à des étrangers. (Nous pensons que les échanges pratiqués dans ces domaines avaient un caractère d’information. Exceptionnellement, certains médecins étrangers venaient exercer leur art dans une cour royale).5
21Reste à discuter le problème de la main-d’œuvre servile à la campagne et du rapport numérique avec d’autres ouvriers de la terre. Il faut tout d’abord souligner l’étendue immense du pays. Jusqu’à la fin de l’époque que nous étudions, la terre cultivée ou cultivable n’a jamais fait défaut.6 Le climat doux de la plus grande partie des deux vallées du Gange et de l’Indus, la régularité, à longue échéance, de la mousson, le sol sans cailloux, rendu fertile par les alluvions provenant des crues saisonnières et autres éléments analogues d’une part, assuraient une production suffisante sans qu’aucun investissement considérable de capital ne fût nécessaire, et d’autre part permettaient de vivre avec un minimum de nourriture. A ces raisons, on peut ajouter le fait que l’unification politique du pays n’a jamais duré très longtemps et qu'en temps d’anarchie, le droit de propriété est parmi les premières victimes. Compte tenu de ces observations, on peut présumer que les esclaves pouvaient s’enfuir et s’établir dans un autre royaume, ou qu’ils pouvaient se cacher dans une forêt et y vivre, péniblement mais libres, de la chasse et de la culture.7
22Revenant à notre propos, nous observons que les conditions matérielles ainsi qu’historiques sont responsables de cette évolution différente de l’esclavage. A cet égard il faut noter deux faits : En Grèce l’évolution sociale (celle de l’esclavage comprise) a eu lieu sans que l’organisation matérielle, celle de la polis, etc., ait été détruite. Les effets du passage du métal non-ferreux au fer ont été subis par une société se perpétuant elle-même. En Inde, au contraire, ce changement a affecté une société villageoise, les villes de l’âge de bronze ayant été détruites. Il serait intéressant de spéculer sur tout ce qui se serait produit si la civilisation matérielle avait pu continuer sans interruption et, plus tard, si l’unité politique réalisée par le Magadha avait pu, elle aussi, évoluer sans rupture. (Ajoutons pour notre part, que l’organisation matérielle de cette époque était incapable d’assurer la continuation, à long terme, de l’unité politique réalisée par un grand état).
23Avant d’en terminer avec la question des différences entre l’esclave indien de l’époque bouddhique et l’esclave grec ou romain, il faut observer que l’intégration sociale du premier, une fois affranchi, est immédiate et complète, tandis que celle du second ne l’est pas ; l’affranchi grec est métèque et non pas citoyen, l’affranchi latin est privé du jus honorum, et écarté des affaires publiques. L’affranchi indien, lui, se mêle complètement à la société libre, où il compte souvent des parents, des amis, depuis le temps même où il était esclave. L’esclave grec ou romain, au contraire, reste un “étranger”, sans parents ni amis libres. Il lui est difficile, en cas de fuite, sinon impossible, de trouver ne fût-ce qu’un asile auprès d’un homme libre. Les deux seules solutions pour lui sont la résignation ou la révolte.
24D. Avant de terminer cette étude, ne vaudra-t-il pas la peine de relever les grandes lignes de l’institution à l’époque suivante ? Nous avons choisi pour cet examen sommaire quatre textes juridiques en sanskrit, les smṛti de Manu, Yâjñavalkya, Nârada et Bṛhaspati. Les renseignements qu’elles renferment sont par la nature même de ces textes suffisamment précis et exacts. Du point de vue chronologique, les textes en question se situent entre le IIe siècle av. et le IVe siècle ap. J.C.8 Voici les constatations qu’on en peut tirer :
251. La puissance du maître sur son dâsa se trouve limitée, un dâsa coupable d’un délit ne peut, par exemple, être battu que sur le dos ; si un maître bat son dâsa sur la tête, il se rend coupable d’un péché équivalent à celui du vol (“prâptaḥ syât caura-kilbiṣaṃ”, Manu, VIII, 300). On se rappellera à cet égard l’histoire de l’esclave Rajjumâlâ9 Le mot dâsa ne signifie donc plus un être humain sous la puissance absolue de son maître, bien qu’il reste au service de celui qui le possède.
26On peut observer également que le fils né d’une dâsî a le droit d’hériter en même temps que ses frères nés de femmes libres. Ce droit est consenti au fils né d’une dâsî appartenant à un śüdra.10
272. La classification des dâsa chez Manu ressemble à celle de Kauṭalya, tandis que la liste de Nârada est plus longue. Elle mentionne quinze types au lieu des sept que nous relevons chez Manu et des neuf de Kauṭalya. Voici ces trois listes :
Kauṭalya11. | Manu12 | Nârada13. |
1. Dhvaja-âhṛtaḥ | Dhvaja-âhṛtaḥ | PrâptoYuddhât |
2. Udara-dâsaḥ | Bhakta-dâsaḥ | Bhakta-dâsaḥ |
3. Gṛha-jâtaḥ | Gṛha-jâtaḥ | Gṛhe jâtaḥ |
4. Krîtaḥ | Krîtaḥ | Krîtaḥ |
5. Labdhaḥ | Dattrimaḥ | Labdhaḥ |
6. Dâya-âgataḥ | Paitrikaḥ | Dâyâd upâgataḥ |
7. Daṇḍa-praṇîtaḥ | Daṇḍa-dâsaḥ | Mahataḥ ṛṇāt mocitaḥ |
8. Âhitakaḥ | Svâminâ âhitaḥ | |
9. Âtma-vikrayî | Âtmanaḥ vikretâ | |
10. | Paṇejitaḥ | |
“tava ahaṃ” iti upâgataḥ | ||
12. | pravrajyâ-avasitaḥ | |
13. | Anâkâla-bhṛtaḥ | |
14. | Baḍavâ-hṛtaḥ | |
15. | Kṛtaḥ |
28Une analyse de la liste de Nârada ne révèle aucun nouveau développement radical. Il s’agit d’une codification de faits déjà connus. Quant à l’absence des deux dernières catégories de Kauṭalya chez Manu, on peut noter que Manu en reconnaît l’existence, bien qu’il ne les comprenne pas dans sa liste. Si l’on reprend ici toutes les listes que nous avons examinées, on pourra dire que celles du Tipiṭaka sont les plus anciennes. Elles peuvent être suivies par celle des textes jaïna. Viendront ensuite les listes de Manu et de Kauṭalya, enfin celle de Nârada.
293. Comme chez Kauṭalya, la distinction entre l’esclavage à vie et à terme est reconnue. D’après Manu, un créancier peut fair travailler son débiteur, si ce dernier ne peut pas s’acquitter de sa dette. Ici un esclavage à terme est prévu.14 Par contre Yâjñavalkya prescrit un esclavage à vie pour celui qui est “revenu de la sortie pour ascèse”, “défroqué”.15 Nârada pour sa part, est formel : l’esclave né au foyer, acheté, obtenu ou hérité, ne peut devenir libre que par le bon plaisir du maître, tandis que pour les autres, il précise les conditions d’affranchissement.
304. La clause dirigée contre l’enlèvement d’hommes reste en vigueur dans ces codes comme chez Kauṭalya. Voir par exemple Manu qui prescrit la peine de mort contre le rapt d’hommes ou de femmes haut placés.16 D’autre part, il prescrit le jeûne de cândrâyaṇa pour celui qui a commis ce péché.17 D’après Yâjñavalkya, le vol d’hommes et de femmes doit être considéré comme équivalent au vol de l’or.18 Ailleurs encore, il déclare : celui qui a été fait esclave par force doit être affranchi même lorsqu’il a été vendu.19 Nârada, pour sa part, demande l’amputation de la moitié du pied de celui qui a enlevé une dâsî.20
31On peut noter également que la tendance à protéger la femme esclave se maintient dans ces codes. Yâjñavalkya prescrit une amende de 100 paṇa pour celui qui détruit le fœtus d’une esclave,21 et d’autres amendes en cas de viol d’esclaves.22
325. Un nouveau développement chez Manu consiste à présenter le śûdra comme esclave né et à poser que même lorsqu’un esclave śûdra est affranchi par son maître, quiconque, apparemment un non-śûdra, peut le faire travailler ; car, ajoute-t-il, un śûdra, acheté ou non, a été créé par Svayambhû pour le dâsya (esclavage, plutôt service).23 On doit observer toutefois que ce śûdra qui est un esclave né, ne devait pas être absolument dépourvu de ressources car, ailleurs, Manu prévoit le mode d’héritage dans le cas d’un fils né d’une dâsî chez un śûdra. Il y a là, apparemment une contradiction. (Notons également que la pratique de l’intouchabilité s’est beaucoup étendue entre temps).
336. Quant aux modalités de l’affranchissement, seul Nârada nous en donne le détail. D’après lui, un maître voulant affranchir son dâsa, enlèvera une cruche pleine d’eau de l’épaule de cet esclave et la brisera. Puis il lui jettera au front des grains de riz grillé et des fleurs et répétera trois fois la phrase : “Tu n’es plus dâsa”.
34De toute évidence, il serait intéressant d’examiner tous les textes de l’époque suivante pour pouvoir se faire une idée exacte des changements qui ont eu lieu. Ce faisant, on pourra se rapprocher de l’état de cette institution telle qu’elle se réalisait dans l’Inde des XVI-XIXe siècles et dont nous avons parlé plus haut (supra, ch.2). Ce peut être l’objet d’une recherche future.
Notes de bas de page
1 Il faut noter toutefois que l’inclusion des dâsa et des dâsî parmi les biens n’implique nullement une non-reconnaissance de leur nature d’êtres humains. On les prend pour des hommes, exactement comme les personnes libres, mais on pense que leur sort est dû aux actes mauvais commis dans les vies antérieures.
2 Soit dit en passant, si le Tipiṭaka, pour des raisons particulières, ne fait pas mention du commerce des esclaves, bien qu’il parle de leur vente, de leur prix, etc., d’autres textes en font état. Nous avons vu (supra, ch.6), que les Dharma-sûtra interdisent aux brahmes le commerce des hommes même lorsqu’ils se trouvent dans la détresse, et obligés de s’adonner au commerce pour gagner leur vie. Cela veut dire clairement qu’il y avait d’autres personnes qui pouvaient s’en occuper et qui s’en occupaient. Cette impression se confirme dans les codes, qui réitèrent exactement la même opinion et donnent d’autres détails, relatifs, par exemple, à l’achat “à condition”.
Manu, par exemple, interdit aux brahmes et kṣatriya, même en détresse, le commerce des êtres humains (“mânuṣaḥ”, x-86). Yâjñavalkya est d’accord avec Manu lorsqu’il comprend, avec les fruits, viande, bétail, parfum, etc., les êtres humains (“manuṣyâḥ.”) parmi les marchandises dont il interdit le commerce aux brahmes, même en détresse. (pryâs., ii, 36-8). De plus, il prescrit une période de quinze jours (ardha-mâsikam) pour l’examen d’un esclave acheté, c’est-à-dire qu’après cet intervalle, l’acheteur ne peut plus revenir sur sa décision (vyav., xiii/177). De même Nārada interdit aux brahmes le commerce des êtres humains (i-61-2). Il prescrit, lui aussi, une période de quinze jours pour l’examen des esclaves du sexe masculin. Dans le cas d’esclaves femmes, il porte cette période à un mois (ix, 5-6). D’autre part, Nârada interdit aux marchands d’hommes le privilège de témoigner devant la cour de justice (iv, 178-87). Il y a donc tout lieu de croire que le commerce des esclaves était bien établi.
3 Nous désirons ajouter ici quelques lignes sur le problème de la souillure causée par le contact de certaines personnes, considérées comme intouchables. Nous avons vu que depuis le Ṛg-veda jusqu’à Kauṭalya, les dâsa ne sont pas traités comme intouchables. Nous pouvons observer également que dans ces textes le śûdra n’est pas, en tant que tel, considéré comme esclave. Mais cela ne signifie pas l’absence d’intouchables dans ces milieux : il y avait des groupes sociaux qu’on considérait comme intouchables ; connus en général comme caṇḍâla, ils devaient vivre hors de l’enceinte des villages et des villes. Il n’était pas question de connubium ni de commensalité avec eux. Pourtant ce “boycottage” social ne les libérait pas des obligations qu’on leur imposait. Ils étaient astreints à s’occuper des immondices, des ordures, du bétail mort, etc., c-à-d. des travaux, que personne n’aurait acceptés volontiers. Cette obligation était imposée par les “touchables”, qui prenaient soin de ne pas les bien rémunérer. Ceci est confirmé par le fait qu’on décrit les caṇḍâla comme les plus misérables du pays, obligés de se débrouiller tout seuls avec le peu qu’on leur accordait, augmenté de l’argent gagné par la vente du gibier et de la volaille, etc. Du point de vue économique, leur travail revient donc moins cher que celui des esclaves : ces derniers représentent quand-même un investissement de capitaux et exigent un minimum de soins. Vue ainsi, toute extension de la pratique de l’intouchabilité peut restreindre et éliminer dans tous les domaines l’emploi des esclaves, qui restent autrement la main-d'œuvre le meilleur marché.
4 Westermann, op. cit., p. 13 ; Hainchelin, op. cit., p. 130.
5 Si l’on compare l’état d’organisation matérielle et intellectuelle des Aryens avec celui des Grecs, on voit que vers le XVe siècle av. J. C., ils sont largement analogues ; cinq siécles plus tard, celui des Aryens est nettement plus évolué, la tentation est forte de lier cette différence à l’existence d’une haute civilisation indigène ; il est très probable que dans bien des domaines, l’Inde aryenne, malgré la destruction des cités harappiennes, continue la civilisation de l’Indus.
6 “Il y avait, non loin des contrées déjà habitées, assez de terre, qui ne demandait qu’à être défrichée”. Rhys Davids, Buddh. Ind., op. cit., p. 63.
7 Cette dernière solution, dans un pays de forêts semi-tropicales, était parfaitement possible ; les textes nous révèlent qu’elle fut tentée. Si le commentaire du Vinaya, raconte l’histoire des esclaves des Sakiya, qui furent appréhendés et châtiés dans la forêt où ils s’étaient réfugiés et d’où ils étaient sortis enlever les femmes de leurs maîtres, d’autres sources parlent du petit peuple de Vajji, qui, écœuré par les exactions de ses gouvernants, s’établit, lui aussi dans la forêt et s’attaque de là à ses anciens tyrans. Dans l’énumération des types des forêts que procure le jâtaka (i-99), on en relève un, le cora-kantâra, qui signifie “La forêt des voleurs” (Une étude du mot “coru” dans le Tipitaka établit le fait que tous ceux qui, pour une raison quelconque, s’étaient mis hors la loi, étaient désignés par ce vocable). Les Savara qui effrayaient un villagge du Kosala devaient vivre, eux aussi, hors de tout Etat reconnu (vin ii-112) Relevons qu’une telle possibilité est confirmée, dans les temps modernes, par la fuite massive au Brésil, des esclaves qui non seulement réussirent à subsister mais par surcroît créèrent une république au cœur même de la forêt. Lengellé, L’Esclavage, Paris, 1955, p. 53-4
8 Kane, op. cit., t. i, p.155-6, 184, 203 et 210 ; Renou, L’Inde cl, op. cit., t. i, p. 437-8.
9 supra, p. 64.
10 Manu, ix-179 ; Yâj., viii-133-4.
11 Supra, ch. 7.
12 viii, 415.
13 vyav., v, 26-8.
14 ix-229.
15 xiv-183.
16 xi-164.
17 viii-323.
18 v-230.
19 xiv-182.
20 pariśiśṭa, vers 33, p. 226.
21 xx-236-7.
22 xxiv-290-1.
23 viii-413-4.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012