Chapitre VIII. L’esclavage d’après les épopées
p. 102-113
Texte intégral
1Nous avons déjà vu1 que l’histoire du Râmâyaṇa est plus ancienne que celle du Mahâbhârata, bien que, du point de vue de la rédaction, il n'en soit pas de même. Nous voulons ici examiner l’essentiel de ces deux épopées pour mieux situer l’esclavage dans son environnement. Nous analysons d’abord l’histoire du Râmâyaṇa, c’est-à-dire, l’organisation sociale d'Ayodhyâ, de Kiṣkindhâ et de Laṅkâ pour passer ensuite à un examen de la société du Mahâbhârata, à savoir celle de Hastinâpura et Indraprastha.
2A. En ce qui concerne le Râmâyaṇa, suivons son héros Râma dans ses pérégrinations. Il sort d'Ayodhyâ, traverse le Vindhya et va jusqu’à Laṅkâ. Sur le chemin il rencontre des ascètes et d’autres personnes habitant la forêt, mais il ne rencontre que trois sociétés d’hommes vivant en groupe : celle des Dâsa, les bateliers, celle des vânara, habitant la région de Kiṣkindhâ et celle des Râkṣasa de Laṅkâ. Le premier groupe, celui des Dâsa, comprend les bateliers habitant le bord du Gange et vivant, selon toute probabilité, de la pêche, de la cueillette et de la chasse. Cette rencontre n’a duré que peu de temps et le poète ne nous donne pas beaucoup de détails.
3Les contacts avec les peuples de Kiṣkindhâ et de Laṅkâ ont dû être plus étroits et le poème n’en épargne aucun détail. En effet la description de ces deux groupes sociaux est aussi détaillée que celle du peuple habitant Ayodhyâ. Nous pouvons donc étudier ces trois sociétés ensemble. Commençons par celle d'Ayodhyâ. Du point de vue de l’organisation de ses ressources productrices, cette société paraît se fonder sur l’élevage et sur la culture des céréales. Tout autour de la ville, il y a des villages, où vivent des paysans. Lorsque Râma quitte sa ville, les citoyens s’apprêtent pour le suivre, en abandonnant “les jardins, les champs” ;2 sortant de la ville, notre héros passe “les villages avec leur frontière délimitée”3 et entend “les voix des...villageois”.4
4Après avoir passé le dernier village de son pays, il entre dans la région des forêts et ne rencontre que quelques individus isolés. C’est au bord du fleuve qu’il rencontre les bateliers, dont nous venons de parler. Ses pérégrinations à travers les forêts du Vindhya ne nous montrent pas de villages ni de groupes d’hommes vivant ensemble, exception faite d’ascètes. Sa première rencontre avec un groupe social a eu lieu aux alentours de Kiṣkindhâ, lorsqu’il y a trouvé une partie du peuple vânara, expulsée de chez elle. Les descriptions qu’on nous donne de cette région, de ce peuple, sont suffisamment détaillées. On nous y montre la forêt, les collines, un grand lac et la “ville” de Kiṣkindhâ. Or à travers toute cette richesse de détail, on ne peut que remarquer l’absence complète d’une culture quelconque dans ce pays. Il n’y a ni village, ni paysan, ni champ. On semble ainsi amené à conclure qu’à cette époque ce peuple vivait de la cueillette et peut être de la chasse. Malgré l’enthousiasme du poète, dans la description de cette “ville”, où il présente cette dernière comme une ville riche et prospère, on peut déceler certains signes qui confirment cette hypothèse. Lorsque Lakṣmaṇa y va rappeller ses promesses à Sugrîva, il y remarque “des jardins fleuris”5 Les vânara appelés pour participer aux recherches de Sîtâ apportent avec eux, “des tubercules, des fruits qui consommés une fois, satisfont l’appétit pendant un mois”6. En effet, le poète les appelle “les mangeurs de fruits”.7 Outre cette consommation des fruits, ils boivent du vin ; tout le monde, y compris les femmes, y était habitué.8 On peut observer également que Râma, lorsqu’il choisit une grotte hors de la “ville” pour son séjour n’y trouve que des fruits et des “tiges de lotus” suffisant à ses repas.9
5Lorsque Râma traverse la mer et arrive à l'île de Laṅkâ, il ne remarque devant lui qu’une forêt qui cache la “ville” située sur une colline ; l’espace s’étendant entre le rivage et cette ville est entièrement recouvert de forêts. Il n’y a aucune mention de villages aux alentours de Laṅkâ. L’absence complète de mention d’une culture, d’un champ, d’un paysan est en contraste avec la richesse de détail avec laquelle le poète a décrit cette “ville” merveilleuse. Une analyse détaillée de tous les produits alimentaires de Laṅkâ fait ressortir la prédominance de la viande, des fruits et du vin. Dans la “ville” poussent des arbres, qui donnent des fruits mûrs, pendant toute l’année.10 Dans les maisons, il y a de la viande de toute espèce : de cerf, de buffle, de sanglier, de paon, de poule, etc.11 Les gardes de Sîtâ mangent de la viande et boivent du vin.12 Dans les vivres apportés pour le repas de Kumbhakarṇa, on remarque surtout la viande. Le plat de céréales dont il est parlé est du genre surnaturel.13 On peut noter également qu’on parle de riz grillé offert aux obsèques de Râvaṇa et de l’emploi de tila, sésame, pour son tarpaṇa14 Une autre fois, à l’occasion du sacre de Vibhîṣaṇa, il est question encore de riz et de riz grillé.15 Vraisemblablement, c’est là, l’effet d’une influence de la civilisation d'Ayodhyâ car, dans cette dernière ville, on se sert de ces céréales pour de pareilles cérémonies. La préférence des gens de Laṅkâ pour la viande n’est donc pas un effet du hasard, elle démontre assez clairement qu’ils dépendent de la chasse et de la cueillette. En fait on peut dire que dans ces régions le poète ne connaît pas de culture, car la faveur que Râma est dit avoir obtenue de Mahendra, devait assurer le mûrissement même hors saison de fleurs, de tubercules, de fruits et la pérennité de fleuves avec de l’eau pure, dans les parties habitées par les vânara.16 L’absence de toute culture jusqu’au voisinage d'Ayodhyâ est attestée par la faveur faite à Râma par Bharadvâja d’assurer la fructification des arbres hors saison.17
6Dans ces deux cas, (Laṅkâ et Kiṣkindhâ), il s’agit donc de peuples qui ne sont pas encore arrivés au stade de la l’élevage et de la culture et qui, en conséquence, ne sont pas maître d’une production régulière de leurs moyens d’alimentation. Ils vivent encore principalement de la chasse et de la cueillette ; moyens alimentaires précaires, qui ne permettent pas la constitution de réserves, ni de nourrir plus qu’une population limitée. En conséquence, un groupe vivant ainsi ne peut pas accepter d’étrangers et se trouve contraint de tuer les prisonniers de guerre et les individus égarés. D’autre part, l’absence de richesse accumulée fait régner une sorte d’égalité dans le groupe et ne permet pas la naissance d’institutions fondées sur l’inégalité, telles que l’esclavage pour dette.18
7Il est donc normal que l’esclavage ne se trouve ni à Laṅkâ ni à Kiṣkindhâ. En contraste avec les palais de la ville d'Ayodhyâ, ceux de Laṅkâ, bien que plus riches, plus splendides, n’ont pas d’esclaves. A Ayodhyâ, dans le palais de Kaikeyî, ou dans celui de Râma, il y a tout un groupe d’esclaves, hommes et femmes.19 Mais à Laṅkâ, même dans la maison de Râvaṇa, le chef suprême de ce peuple, il n’y a pas d’hommes ou de femmes qu’on appelle “esclaves”. On peut observer également que le mot dâsa ou dâsî ne s’y trouve que très rarement et seulement dans le langage des gens instruits tels que Râvaṇa et Vibhîṣaṇa.20
8En contraste avec les sociétés de Laṅkâ et de Kiṣkindhâ, celle d'Ayodhyâ a pour base l’élevage et la culture des céréales. De toute évidence il paraît qu’ils y sont intensivement pratiqués. Par rapport à la cueillette et à la chasse, la culture assure une production régulière et, en étendant la superficie de la terre sous culture, l’homme peut augmenter sa production globale et procéder au “stockage” des céréales excédentaires. Ce stockage est rendu possible car, en contraste là encore avec la viande et les fruits, les céréales peuvent être conservées beaucoup plus longtemps. Tout cela permet de nourrir une population croissante, et une société vivant de telle manière peut accepter des étrangers, au moins comme esclaves. D’autre part ce même stockage donne naissance à l’inégalité au sein de la communauté, d’où la possibilité de l’esclavage pour dette, par faim, etc. Or nous lisons que la ville d'Ayodhyâ était “pleine de riz”21 et que dans le trésor du roi Daśaratha on remarque la présence “des réserves de céréales”.22 En conséquence, l’existence de l’esclavage à Ayodhyâ s’explique bien. (Il faut noter toutefois qu’on ne saurait faire une entière confiance aux descriptions que le poète nous donne touchant le nombre des esclaves.)
9En résumé : les sociétés de Laṅkâ et de Kiṣkindhâ ne connaissent pas l'esclavage ; une raison peut en être trouvée dans le fait qu’elles ne possèdent pas les ressources permettant la naissance d’une semblable institution. Par contre, le peuple d'Ayodhyâ, en pratiquant la culture et l’élevage, s’est donné la possibilité d’en user.
B. Le Mahâbhârata
10La société du Mahâbhârata, c’est-à-dire celle à laquelle appartenaient les Kaurava et les Pâṇḍava, a ses bases dans l’élevage et la culture. De ce point de vue, elle possède le même caractère que la société d'Ayodhyâ, on peut dire que l’homme du Mahâbhârata continue à pratiquer la technique acquise par son prédécesseur, l’homme du Râmâyaṇa. Comme nous avons déjà remarqué, en opposition avec la cueillette et la chasse, la culture et l’élevage permettent une augmentation régulière de la production et peuvent donc assurer la satisfaction des besoins d’une population croissante. Comparant la surface de ce territoire pendant la période du Râmâyaṇa avec celle du Mahâbhârata, nous remarquons qu’en Madhya-desa, il n’est plus question seulement d'Ayodhyâ, de Mithilâ. Il y a maintenant tout un groupe de petites et grandes villes entourées de villages, toute une série de familles princières, gouvernant des communautés vivant de la culture et de l’élevage. Par rapport à l’époque du Râmâyaṇa, la vallée du Gange se trouve mieux peuplée. Au lieu des deux seules famille princières d'Ayodhyâ et de Mithilâ, il y en a plusieurs qui participent au drame du Mahâbhârata. De plus, ces princes comptent des parents jusqu’au Gandhâra. Cette situation n’a pu se réaliser que par le maintien de la culture et par l’extension de la superficie cultivée. En effet, en passant, le poète nous donne une idée de la méthode d’extension des terres cultivées, lorsqu’il décrit l’incendie délibéré de la forêt de Khâṇḍava. On peut supposer que les princes faisaient défricher ainsi de nouvelles terres et y établissaient des colons. Si cette hypothèse est juste, on peut conclure que le processus opérant dans la société d'Ayodhyâ a continué de se développer et a même gagné en vitesse. La capacité de la société à entretenir une population croissante ainsi que l’inégalité sociale se sont accrues. En conséquence l’esclavage s’y trouve bien établi. Il faut noter que d’une part cette société recrute ses esclaves dans son propre sein, telle la mère de Vidura, et de l’autre accepte en esclavage des personnes appartenant aux communautés habitant la forêt comme celle des Asura ou la montagne comme celle des Kirâta. De toute évidence ces communautés ne vivent pas de la culture ni de l’élevage et ne sont pas encore assimilées à la société brahmanique. D’après les trouvailles archéologiques (supra, ch.4), l’emploi du fer ne s’est répandu en Inde qu’à partir de 1000 av. J.C. De ce point de vue les deux sociétés épiques se situent dans l’âge du bronze. Or les outils agricoles de cette époque ne permettent qu’un rendement faible, empêchant ainsi la production d’un surplus considérable. L’esclavage ne peut donc jouer un rôle décisif dans l’économie d’une telle société.23 En conséquence, les descriptions mentionnant des milliers d’esclaves doivent être attribuées aux poètes tardifs.
C. L'esclavage dans les anciens contes :— (incorporés aux épopées)
11Ces contes peuvent être distingués selon qu’on les considérait comme historiques ou mythologiques. Dans le Râmâyaṇa, un seul, celui où il est question de la vente (plutôt du troc) d’un garçon destiné à être sacrifié, nous intéresse. Il s’agit d’un conte historique, qui, à en juger par la présence d’un personnage comme Viśvâmitra, ne pouvait pas être très ancien. C’est là, probablement, le seul exemple de vente d’un individu qu’on relève dans cette épopée.24
12Dans le Mahâbhârata, le perte de Puṣkara à l’occasion d’un pari et son affranchissement,25 la présence d’une suite de cent esclaves féminines chez Lopâmudrâ, future épouse d'Agastya, le rachat, par un roi, de Cyavana, recueilli par les pêcheurs et donc considéré comme leur propriété, ainsi que le don d’esclaves par Bharata peuvent être acceptés comme historiques, à condition que les faits d’esclavage ne constituent pas des interpolations. D’autre part, la mise en esclavage de Vinatâ par Kadrû, à la suite d’une perte dans un jeu de hasard, et le don en esclavage de Śarmiṣṭhâ par son père, font partie des contes considérés dès l’époque du Mahâbhârata comme mythologiques.
D. Données textuelles
13Les épopées, bien que contant des histoires où figurent des esclaves, ne nous livrent pas de données telles que la définition du mot dâsa, ou la classification des esclaves. Cependant on peut relever des faits qui peuvent caractériser, sinon définir, le dâsa, ainsi que d’autres faits pouvant être groupés dans certaines catégories.
I. Caractérisation du dâsa
14Un examen de toutes les descriptions relatives au dâsa fait ressortir l’absence complète de la distinction ethnique évoquée dans le Ṛg-veda. En fait, cette distinction a entièrement disparu et nous nous trouvons par contre en présence de personnes telles que Râma et Kṛṣṇa, qui, malgré leur peau noire ou fonçée se voient promus au rang divin. Par contre le sens juridique du mot reste inchangé et un dâsa signifie un être humain sous la puissance absolue d’un maître. Voici quelques détails.
15D’après un vers du Śânti-parvan26, des êtres humains se servent d’autres êtres humains comme de dâsa et les font travailler (en les menaçant) de la mort, des fers ou de l’emprisonnement. La nécessité pour un esclave de ne pas s’opposer au maître, même lorsqu’il est menacé de mort, se réflète dans un vers attribué à Bhîṣma : Il dit à Kṛṣṇa, qui voulait le tuer, “Portez moi les coups que vous voulez : je suis votre esclave”.27 D’après Sañjaya, les Pâṇḍava, ayant perdu leur propre personne au jeu de hasard, étaient tombés en esclavage et privés de tout désir.28 Ailleurs on nous dit que trois personnes, à savoir le fils, l’épouse et l’esclave, n’ont pas droit à la propriété. Tout ce qui leur appartient revient à celui qui les possède.29 Précisant cette pensée davantage, on conclut que l’épouse d’un esclave appartient, elle aussi, au maître de son mari.30 Les remarques de Draupadî31 nous renseignent sur la position des enfants d’esclaves : ils devenaient, eux aussi esclaves. Cette conception de l’esclave est en conformité avec celle du Tipiṭaka.32
16Pour désigner l’état d’esclave, on se sert du mot dâsa-bhâva, du mot dâsya33 ainsi que de dâsatva.34 Ces mots ont une signification générale, embrassant toute espèce d’esclavage. Par contre, le mot dâsî-bhâva35 désigne non seulement l’esclavage de femmes36 mais montre aussi, au moins dans ce contexte, tout ce qu'on pouvait faire d’elle. Il s’agit de la reine Draupadî, que Yudhiṣṭhira venait de perdre dans un jeu de hasard. En période de menstruation, elle fut amenée de force devant la cour, où elle protesta en raison de son statut de femme libre et mariée, mais les gagnants lui répliquèrent : Tu n’es plus liée à tes époux, car ils t'ont perdue. Désormais tu n’es qu’une esclave, nous pouvons donc nous servir de toi comme bon nous semble, que tu sois mal-habillée ou que tu sois sans aucun habits.37 Ce manque de protection de la femme esclave est semblable à celui du Tipiṭaka. Mais on ne peut guère y relever de références analogues à la désapprobation d’un tel traitement par le Buddha.
17Du point de vue social, l’esclave est un être méprisé. Rien n’est pire que de devenir un esclave. C’est en évoquant l’avenir d’esclave qui l’attend que Mantharâ persuade sa maîtresse d’agir pour empêcher le couronnement de Rama.38 Dans 1'autre épopée, le traitement que subit Draupadî, après avoir perdu sa liberté civile, constitue une des raisons qui provoquèrent le conflit, C’est une insulte que les Pâṇḍava n’oublient pas et qu’ils essaient de venger. Quant à Draupadî, elle en brûle de honte et s’en souvient en toute occasion. Son désir de se venger, de ne jamais pardonner aux coupables, est si véhément qu’il accable même Kṛṣṇa qui, cédant devant elle, lui promet de faire de son mieux. Nous savons que cette insulte fut effacée par le sang des coupables. Mais, pour les hommes libres, il était naturel de traiter leurs esclaves comme ils le voulaient. Du même contexte, il ressort que les princes qui dévêtirent Draupadî en public s’appuyaient sur le fait que son roi l’avait perdue et qu’ils la revendiquaient comme esclave. Elle se serait soumise entièrement aux princes Kaurava, et aurait fait tout ce qu’on aurait voulu d’elle, si l’on avait prouvé qu’elle était réellement devenue esclave. C’est dire que pour l’esclave la société ne prescrivait aucune protection, ni aucune considération.
18Pour désigner l’homme libre, ou l’homme devenu libre par affranchissement, on emploie le mot a-dâsa39 ou a-bhujiṣya40 (a-bhujiṣyâ a féminin). Il est à remarquer que le mot bhujiṣya, désignant l’homme esclave, possède le sens exactement opposé à celui de son homologue pali, le mot bhujissa.41 Notons également qu’en contraste avec le Tipiṭaka, les épopées ne connaissent aucune cérémonie symbolisant l’affranchissement. Le maître se contente de dire à son esclave : Tu n’es plus esclave.42 Il faut observer également qu’un dâsa peut appartenir à n’importe quel varṇa et qu’un dâsa n’est pas nécessairement un śûdra. De même un śûdra n’est pas automatiquement un dâsa. D’ailleurs l'ârya du Mahâbhârata comprend les quatre varṇa et il est différencié du mleccha, comme le fait Kauṭalya43 : (Comme chez Kauṭalya, parmi les śûdra du Mahâbhârata il n’y a pas encore d’intouchables).
II. Catégories de dâsa
i. L’esclave né au foyer
19Vidura, l’un des plus beaux caractères du Mahâbhârata, était né d’une esclave et considéré comme esclave. Notons d’autre part que si les Pâṇḍava n’avaient pu redevenir libres, leurs fils auraient été considérés comme esclaves, du fait de l’esclavage de leurs parents.44 Nous pouvons rapprocher le mot dâsa-putra des termes dâsî-putto et dâsera.45
ii. L'esclave acheté
20Le cas le plus ancien dans les épopées de la vente ou plutôt du troc d’une personne en esclavage (en vue d’un sacrifice) est décrit dans le conte dont Śunaḥ-śepa est le héros.46 Le Mahâbhârata47 nous conte l’angoisse d’un brahme pauvre, incapable d’acheter un remplaçant, et ainsi contraint de choisir l’un des siens pour être envoyé comme victime d’un cannibale.
iii. L’Esclave de guerre
21N’ayant pu réussir le rapt de Draupadî, le prince Jayadratha se vit contraint, sous menace de mort, de se déclarer esclave ; on lui fit couper la chevelure à cinq endroits. C’était, indique-t-on, le procédé à employer avec les vaincus.48 Remarquons d’autre part ce vers où l’on enjoint de ne pas tuer celui qui, mettant un brin d’herbe dans sa bouche, déclare : “Je suis à toi”.49 On relèvera à ce propos l’attaque du roi Viḍûḍabha sur les Sakiya, où seuls furent épargnés les hommes qui se rendirent en mettant un brin d’herbe dans leur bouche.
iv. Jeux de hasard
22De tels exemples de perte de liberté civile sont faciles à trouver. Il y a d’abord le cas des co-épouses Vinatâ et Kadrû.50 Il y a ensuite le cas fameux de la partie où le roi Yudhiṣṭhira perdit, outre d’autres possessions matérielles, ses esclaves, ses frères, lui-même et sa femme.51
v. Don d’esclave
23Ici nous pouvons inclure non seulement les donations charitables aux brahmanes par des princes tels que Râma52, Bharata,53 ou Karṇa54 ; mais aussi le don, à titre gratuit d’esclaves par Râvaṇa55, par Kṛṣṇa,56 et par les Kirâta57 :
24La présence d’esclaves dans la dot de princesses peut, elle aussi, être comprise dans cette catégorie. Nous nous souvenons de la dot de Sîtâ58 et de celle de Draupadî.59
25Cette classification est nettement moins évoluée que celle du Tipiṭaka : Il y manque par exemple, les types tels que celui résultant de la condamnation judiciaire.
III. Mots divers
26Outre ces catégories, nous pouvons relever des cas désignés par certains termes particuliers : ceux-ci évoquent l’origine, ou quelque autre caractéristique, de l’esclave, ou son rapport avec son maître.
i. Jñâti-dâsî
27On n’explique pas le mot jñâti, mais nous relevons une expression qui nous éclaire un peu. Parlant de Mantharâ, le poète la désigne comme : “la jñâtidâsî de Kaikeyî, venue avec elle (lors du mariage de cette dernière) et étant sa servante”. Cela veut dire que Mantharâ était une esclave donnée à Kaikeyî en dot, par son père. Si c’est là une caractéristique qui peut s’appliquer à toutes les esclaves de ce genre, on peut conclure que probablement la jnâtidâsî du Tipiṭaka60 était, elle aussi, une esclave donnée en dot et venue s’installer chez la fille de son maître.
28Notons en passant que le poète désigne Mantharâ comme kubjâ, bossue, et nous révèle qu’il y avait d’autres femmes chez Kaikeyî, esclaves elles aussi.61 D’autre part, on nous parle de kubjaka, de bossus servant dans le palais de Râma, et on laisse entendre qu’ils étaient esclaves62.
ii. Dâsa-bhâryâ. (Râm., iii, 3-18 ; Mbht., viii, 5-79.)
29Nous observons dans le Râmâyaṇa un emploi légitime de ce terme. Lakṣmaṇa, repoussant les offres de mariage de Śûrpaṇakhâ, lui fait remarquer : Mais pourquoi voulez-vous devenir épouse d’un esclave, vu que je le suis. Selon toute probabilité, cette phrase implique la réduction en esclavage d’une femme libre, si elle se mariait à un esclave. Par contre, l’emploi de ce mot par le roi Dhṛtarâṣṭra pour se souvenir du statut d’esclave de Draupadî ne se justifie pas,63 car sa perte, du point de vue juridique, avait dissout le lien de mariage entre elle et ses maris, les gagnants la considérant alors, non comme épouse d’esclaves, mais comme esclave tout court. Cette impression est confirmée par le texte actuel, où tous les participants, la victime elle-même comprise, ne se servent que du mot dâsî, esclave féminine, et non pas de dâsa-bhâryâ.
30L’expression dâsî ca bhariyâ ca64 peut être mise en regard de ce terme. Celui-ci précise le statut d’esclave qu’une femme se voit appliqué à la suite de son mariage à un esclave. Celle-là met l’accent sur le tempérament doux d’une épouse, qui sert son mari, lui aussi libre, comme une dâsî, esclave. La même expression peut être relevée dans le Râmâyaṇa. Le roi Daśaratha, se souvenant de son épouse Kausalyâ dit : “Elle me sert comme amie, comme esclave...”65 En fait le poète exprime ici la même pensée qui, dans le Tipiṭaka, est attribuée au Buddha. Toutefois, si le Buddha énumère sept ou dix types d’épouses, Dasaratha n’en énumère que cinq, à savoir : épouse agissant en esclave, en amie, en femme, en sœur, en mère.
iii. Bandhakî (Mbht., ii,61-1, 35 ; v, 38-42.)
31Lorsque Yudhiṣṭhira perdit Draupadî, Bhîma en fut mortifié, et lui dit : “Il y a chez les joueurs invétérés, des femmes bandhakî. Cependant, ayant pitié d’elle, même eux ne les utilisent pas comme enjeu”. Cela veut dire qu’en fait une femme bandhakî pouvait être utilisée comme enjeu. D’après Karṇa, une bandhakî est sous le contrôle de plusieurs personnes et on peut la traiter selon son bon plaisir. Nous ne sommes pas au clair sur son statut juridique, mais ces faits nous conduisent à le rapprocher de celui d’esclave. Ailleurs on met les bandhakî dans une lumière extrèmement défavorable. Le poète les situe au même niveau que les joueurs et les chanteurs ambulants, pour conclure ensuite : celui dont l’éloge est fait par les bandhakî ne vit pas. Il est intéressant de noter que le terme possède un sens également péjoratif dans le Tipiṭaka.66
iv. Dâsa-karmakara-bhṛtya (Mbht., v, 132-17)
32Laissant de cote les termes tels que dâsî-dâsa, traitons de l’expression dâsa-karmakara-bhṛtya. Le sens du premier ainsi que du second de ces trois mots est facile à comprendre, à savoir “esclaves et serviteurs”. Reste à expliquer le mot bhṛtya. Il possède deux sens, le sens littéral : “Celui qui doit être entretenu” et le symbolique : “Celui qui est à gages”. Dans le premier, la valeur originale du verbe bhṛ prédomine, tandis que dans le second, le sens est dû à un autre dérivé du même verbe, à savoir, bhṛti, qui veut dire, “salaire, gages”.
33Dans les épopées, on l’emploie dans ces deux acceptions. Dans le Râmâyaṇa le sens de “qui dépend de quelqu’un” est clair dans ii, 48-75 et 49-75, tandis que dans le cas de Sumantra67 on peut penser au second. Dans le Mahâbhârata, on relève aisément les cas où ce mot possède le premier sens.68 Pris ensemble avec les deux autres mots, il se dit en général de ceux qui dépendent de quelqu’un.
Notes de bas de page
1 supra, p. 31.
2 ii, 3-49.
3 ii, 3-49.
4 ii, 4-49.
5 iv, 1-33.
6 iv, 30-1/37.
7 ibid.
8 iv, 38-40/37·
9 iv, 7-26.
10 vi, 13-2.
11 ibid., 14-6/11.
12 ibid. 16/17.
13 adbhutam, vi, 23, 32-3/60.
14 vi, 119-20/111.
15 ibid., 19-112.
16 vi, 10-120.
17 vi, 19-124.
18 Voir Nieboer, op. cit„ p. 254-5 : “Hunters hardly ever keep slaves...the preserving of food furthers the growth of slavery”, et M. Lengellé, L'Esclavage, op. cit., p. 60-4, sous les sections, i. L’économie de cueillette est une économie de sous-emploi. ii. L’étranger est un concurrent, il ne peut servir d’auxiliaire et iii. Passage à des types socio-économiques supérieurs et apparition de l’institution esclavagiste.
19 ii, 2-9, 2-15.
20 En voici les références que nous avons pu trouver :—
i. Rāvaṇa à Sītā :— Pañca dāsyaḥ sahasrāṇi...iii,31-47.
ii. Hanumān :— Dāsaḥ aham kosala-indrasya..v, 34-435 aussi v, 20-59.
iii. Vibhīṣaṇa à Rāvaṇa :— Rāma-dāsasya dūtasya...v, 38-51.
Vibhīṣaṇa à Rāma :— Saḥ aham dāsa-vat ca avamānitaḥ...vi, 16-17.
iv. Sugrīva :— Rāmasya sakhā dāsaḥ asmi..vi, 10-40.
v. Sītā à Rāvaṇa :— Na warn Rāmasya sadṛśaḥ, dāsye api asya na yujyase...,v, 73-38.
Sītā à Hanumān :—· Vidheyānām ca dāsīnām kaḥ kupyet...vi, 37-113. et Dāsīnām Rāvaṇasya marṣayāmi..., vi, 39-113.
21 ii, 17-5.
22 ii, 7-36.
23 Voir Thomson, First Philos...op. cit., p. 177-8.
24 i., i-61.
25 iii, 76-7.
26 xii, 254-39.
27 Bhîṣma-parvan, fn. 415, p. 584.
28 ii, 72-16.
29 i, 77-22.
30 ii, 63-3-4.
31 ii, 63-28-30.
32 supra, ch. 6-7.
33 v, 70-26.
34 xii, 173-32.
35 iii, 13-56.
36 i, 18-5.
37 ii, 60-27. Pour signifier la jouissance d'une esclave voir pourtant le mot dâsî-bhoga (supra ch. 6) qui est plus convenable.
38 ii, 10-8.
39 xii, 67-11.
40 i, 100-26.
41 supra, p. 70.
42 iii, 256-11.
43 supra, p. 98.
44 dâsa-putra, ii, 63-29.
45 supra, p. 74-75.
46 Râmâyaṇa, i, 1-6I.
47 i, 148-15.
48 iii, 256-9.
49 xii, 99-47·
50 i, 18-5.
51 ii, 54-12.
52 ii, 2-31.
53 ii, 2-80.
54 viii, 29-34.
55 iii, 31-47.
56 i, 191-16.
57 ii, 48-10.
58 j, 1-74.
59 i, 190-16.
60 supra, p. 76.
61 ii, 2-9.
62 ii, 2-15.
63 Il dit à son cocher : Karṇa appela alors Draupadî, dâsa-bhâryâ,
64 supra, p. 77.
65 ii, 68-9/12.
66 Vin., iv-274.
67 ii, 58-52.
68 v, 131-38.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012