Chapitre IV. Mohen-Jo-Daro et le Ṛg-Veda
p. 36-47
Texte intégral
1Avant d’aborder le problème de l’esclavage en Inde à l’époque du Buddha, sans doute vaut-il mieux en examiner les antécédents, rappeler, quoique d’une manière rapide, la situation socio-économique et essayer d’y situer l’esclavage. Ce faisant nous aurons ainsi une meilleure compréhension des conditions héritées par l’époque bouddhique et pourrons éclairer des points obscurs.
2Les données concernant cette société antérieure se répartissent, en gros, en deux groupes, chacun ayant trait à une époque différente. Les plus anciennes d’entre elles se réfèrent à la “civilisation de l’Indus” et sont exclusivement archéologiques. En l’absence totale de données littéraires (aucun déchiffrement de sceaux n’étant convaincant), on la dit aussi “proto-historique”. Par contre les données du Ṛg-veda et de la littérature afférente (communément appelée “littérature védique”) n’ont pu encore être appuyées sur des découvertes archéologiques et restent mal déterminées et dans le temps et dans l’espace. Cependant les études poursuivies depuis plus d’un siècle ont éclairci beaucoup d’aspects de cette deuxième époque de l’Inde du Nord facilitant ainsi la compréhension de la base essentielle de la société “védique”.
3Les archéologues attribuent à la civilisation de l’Indus la période située entre 2500 et 1500 av. J.C.1. Son étendue nous est révélée par la présence de ruines à Rupar au Panjab, à Dabarakot près de Quetta, à Sutkagen-dor tout près de la mer d’Oman et à Lothaï au Kathiawar. Près de quatre-vingts emplacements, petits et grands, ont été découverts jusqu’aujourd’hui. Sans doute en reste-il beaucoup encore à découvrir. Les fouilles les plus poussées, quoique incomplètes, ont été effectuées à Harappa et à Mohen-jo-daro, deux anciennes villes, séparées l’une de l’autre par quelques 700 kilomètres. La découverte d’autres emplacements tout autour des ruines de ces deux villes fait penser que celles-ci devaient constituer les deux centres de la société contemporaine et dépendaient pour leur approvisionnement de la campagne.
4Dans ces fouilles, on n’a pu trouver aucun objet en fer. Par contre, ont été trouvés en nombre considérable des objets en bronze, en cuivre, en argent, en or. On a trouvé parfois des outils, même en pierre, mais l’emploi de ce dernier matériau avait cessé d’être fréquent. Tout cela’ permet de situer cette civilisation à l’âge de bronze. L’alimentation est basée sur la culture des céréales (blé, orge) et sur l’élevage, avec la pêche comme troisième ressource. La culture devait être facile à cause d’un sol alluvial, hautement fertile. On pense, d’ailleurs, que les conditions climatiques, à cette époque, étaient beaucoup moins défavorables qu’aujourd’hui. L’existence d’un commerce suffisamment développé est confirmée par la découverte d’objets de provenance étrangère, ainsi que par celle d’objets indiens à l’étranger. On a trouvé également le modèle en terre cuite d’un char-à-bœuf et le dessin d’un bateau. L’approvisionnement de ces deux grandes villes suppose un commerce bien organisé.
5Pendant plusieurs siècles ces deux villes, couvrant chacune d’elles, une superficie de 2,59 kilomètres carrés,2 n’ont pas vu leur plan changer d’un pouce bien qu’elles aient été rebaties à maintes reprises. Chaque nouvelle construction, a dû suivre, dans ses grandes lignes, le plan antérieur. C’est ainsi que les rues et les venelles gardèrent leur allure inchangée. Ceci implique l’existence d’une autorité gouvernementale veillant à l’application détaillée de ce plan. L’existence d’une citadelle, entourée d’une muraille massive en briques cuites et dominant la ville, fait penser à la présence d’un “gouverneur” dont le pouvoir économique s’exprime par les greniers, concentrant la véritable richesse créée par les territoires dépendant de la ville.3
6Dans l’absence d’un déchiffrement des écrits, nous ne disposons d’aucun document ayant force d’indication sur les rapports entre la population de ces “territoires dépendants” et celle de la ville. De même pour les rapports au sein de chacune de ces communautés rurales et urbaines. Cependant la similitude des vestiges matériels de cette civilisation avec ceux de la Mésopotamie fait penser que les rapports pouvaient être identiques. D’après M. Wheeler ; “Les royaumes et les Etats urbains de ces régions (de l’Egypte et du Moyen Orient) dont la vie économique était centrée sur la plaine riveraine, les terres fournissant les produits que l’on transportait par eau, avaient une affinité essentielle avec les cités contemporaines dépendant du système de l’Indus. Il serait légitime de penser que cette similitude d’approvisionnement et de moyens, ajoutée à un équipement en gros analogue, avait engendré en Inde une organisation sociale assez proche dans son ensemble de celles de l’Ouest à cette époque”.4 Dans ce cas, on peut présumer l’existence d’esclaves dans la population rurale. Dans les villes leur présence est plus sûre. On y admet l’existence d’au moins trois catégories sociales, les gouvernants (nous ne savons pas si les prêtres et les autorités civiles étaient séparés les uns des autres), les commerçants,5 et les artisans.6 Ces trois groupes impliquent, par leur existence même, la présence d’un quatrième élément, l’élément servile. Ces serviteurs pouvaient être des travailleurs-à-gages et des esclaves (de guerre, de dette, etc.). Marshall admet leur existence lorsqu’il attribue les petites pièces des grandes maisons de Mohen-jo-daro aux “esclaves ou gens dépendants”.7 A côté de ces esclaves et serviteurs domestiques, on tend à penser qu’il y avait des esclaves et travailleurs-à-gages employés par l’autorité centrale. La preuve en est fournie par la découverte à Mohen-jo-daro d’une “double rangée” de pièces à habiter, semblables à une caserne. Celles-ci se trouvent non loin des vestiges de cinq rangs de plateformes rondes, où l’on devait décortiquer le riz à l’aide du mortier et du pilon. Tout près ont été découverts de grands greniers. Cette habitation collective, entourée d’un mur, comprend des compartiments, chacun de deux pièces (ou d’une pièce et une cour) avec sol partiellement pavé en briques. S’inspirant de son identité avec la caserne de Tell-el-Amarna, M. Wheeler prête à ses occupants la qualité d’élément servile ou quasi-servile.8
7Résumons : La civilisation de l’Indus a pu connaître le travail servile aussi bien dans la campagne que dans les villes. Notre impression repose sur la similitude de ses vestiges matériels (plus précisément, de ceux des deux villes) avec ceux de la “civilisation de bassins de fleuves” à cette époque. Cependant, en contraste avec ces dernières, celle de l’Indus ne nous a pas fourni de documents littéraires (les sceaux restant toujours indéchiffrés), cette hypothèse sur l’existence de l’esclavage doit être donc faite avec toutes réserves.
8Nous ne savons rien concernant la manière dont fut détruite la civilisation de l’Indus. Fut-ce la guerre, l’attaque d’un puissant ennemi, fut-ce simplement une crue diluvienne ou une vague de peste ? Personne n’en est sûr. La présence, pourtant, d’ossements (de squelettes même) éparpillés dans les rues (dont un squelette témoignant d’une mort violente) fait pencher vers l’hypothèse, d’une attaque étrangère. Une fois amenés à cette hypothèse, il nous faut chercher l’ennemi coupable de cette destruction complète. La tentation de l'identifier avec les Aryens s’est trouvée irrésistible, ceux-ci ayant dû entrer en Inde vers le quinzième siècle avant l’ère chrétienne.9 On se souvient des exploits d’Indra, chef des Aryens, devenu dieu, qui s’appelle puraṃ-dara, le “destructeur de villes”, et on pense que les Aryens arrivant en Inde, ont dû, pour s’y installer, se battre contre les peuples qui y résidaient déjà.10 Observons, de notre côté, que si le Rg-veda appelle Indra le “destructeur de villes”, il présente ses ennemis comme des a-nâsa, des “sans-nez”. Or les squelettes et les ossements trouvés à Mohen-jo-daro, au lieu de montrer la prédominance d’un groupe racial quelconque, témoignent d’un mélange anthropologique, la population ayant été “certainly mixed” ; “the skeletal remains and figurines undoubtedly belong to several physically distinct types”.11 Pourtant, en l’absence d’une autre hypothèse au moins également vraisemblable, il n’y a qu’à accepter cette dernière comme hypothèse de travail.
9La destruction de cette civilisation dut transformer les rapports entre la campagne et les villes ainsi que les rapports entre les différents groupes de la population, et rurale et urbaine. La campagne ne fut plus obligée d’approvisionner les villes, et l’élément servile, s’il existait, se trouvait libéré. La destruction des villes dut entraîner la disparition des bourgeois riches, libérant de même les esclaves domestiques. Les gouvernants durent disparaître avec leur “citadelle”, laissant leurs “esclaves” libres. Il est impossible que la destruction des villes ait été nécéssairement accompagnée de la destruction de la population tout entière. Il se peut donc qu’avec d’autres groupes de la population, les éléments serviles ou semi-serviles aient pu s’enfuir et s’établir ailleurs, fût-ce comme paysans ou artisans ou comme travailleurs-à-gages. En tout cas, l’esclavage s’il avait été pratiqué jusqu’alors a dû recevoir un coup sévère. Cependant la possibilité d’un surplus agricole ne disparut pas nécessairement, pas plus que ne fut abolie la conception de l’esclavage de dette, de guerre, etc. En conséquence, nous pouvons supposer la continuation de l’esclavage, quoique sur une échelle réduite en ce qui concerne la civilisation matérielle, mais sans grand changement en ce qui concerne l’idéologie.12
Le Ṛg-veda
10De leur côté les Aryens, à en juger par les données du Ṛg-veda, devaient avoir une organisation relevant d’un stade social antérieur. Les Aryens s’occupent d’élevage et de culture des céréales. Il y a parmi eux un commerce rudimentaire basé principalement sur le troc. La division du travail est en train de se développer ; il n’y a pas encore de mépris à l’égard des métiers manuels. Dans un hymne du Ṛg-veda (IX-112) il est question de divers métiers, intellectuels et manuels tout ensemble, tels que ceux d’artisans, prêtres, médecins, fabricants de flèches, poètes, etc.. A tout le peuple aryen le dressage du cheval donne une supériorité sur les ennemis. Même si les Aryens n’avaient pu amener leurs chariots à travers l’Hindukush,13 les fabricants de chariots purent en façonner de nouveaux sur place. Avant de vaincre les Dâsa et les Dasyu (noms de peuples habitant l’Inde du Nord-Ouest ?), qu’ils réduisirent en esclavage, ils devaient connaître chez eux, l’esclavage pour dette,14 et l’esclavage de guerre.15
11Arrivant en Inde, ils se battent contres les Dâsa, leurs ennemis,16 bien protégés par leurs “forts en fer”.17 Les vainqueurs n’ont que des injures pour les Dâsa, les “sans-nez”, les adorateurs du phallus.18 La différence ainsi accusée entre les traits faciaux des Aryens et des Dâsa, ainsi qu’entre leurs cultures, rendra facile pour les premiers la transformation en esclaves de tout un peuple, considéré comme inférieur.19 Bientôt le mot dâsa commencera à signifier esclave” et il le fera jusqu’à nos jours. Le droit de conquête donne celui de prendre les femmes du peuple vaincu comme concubines, parfois comme épouses. C’est ainsi que les Dâsî, les femmes du peuple Dâsa, deviennent les dâsî, les femmes-esclaves des vainqueurs.20
12Rappelons qu’à la même époque un autre groupe d’Indo-Européens, les Hittites, connaissent le travail servile. “Une section spéciale de la population hittite se composait de peuples transférés de divers territoires occupés. Ils étaient également employés dans l’armée”.21 Le code hittite fait état de ces deux parties de la population, la partie libre et la partie servile : il se base justement sur cette discrimination. C’est ainsi que l’assassin d’une personne libre devait compenser le meurtre par le don de quatre “personnes”, tandis que le meurtre d’un esclave se compensait par le don de deux “personnes”.22
13Nous pouvons donc nous faire une idée de ce qui a dû se passer à cette époque. Il ne reste que des villages,23 occupés par les peuples indigènes, ceux-ci se trouvent obligés de payer tribut aux nouveaux conquérants, qui considèrent l’ensemble de ces indigènes comme des dâsa, des esclaves, dont ils peuvent exiger n’importe quel service. Ce n’est encore à ce moment qu’une partie du pays qui est occupée. Mais bientôt, l’apport humain continuant, les groupes de nouveaux-venus s’établiront comme une communauté sur les nouveaux territoires et se livreront normalement à la culture, à l’élevage, etc. Ici l’élément servile qui a accompagné les conquérants, devra se contenter de son sort originel, tandis que dans le premier cas, il aura pu l’améliorer, en revendiquant une place supérieure à celle de l’élément servile “indigène”. De même pour les cas où les vainqueurs ont dû anéantir toute la population d’une région pour s’y installer. L’établissement de nouveaux-venus a dû ainsi se produire de plusieurs façons et il n’y a pas de raisons valables pour exclure l’une d’elles ou pour imaginer deux d’entre elles comme mutuellement contradictoires comme le font A.A.Macdonell et A.B.Keith : “Les Aryens en Inde occupèrent-ils le pays en tant que peuple, expulsant ou exterminant ou réduisant au servage les Dâsa, ou bien formèrent-ils simplement une petite aristocratie, jouissant d’une force militaire supérieure ? Le témoignage du Ṛg-Veda est réellement fatal à cette seconde hypothèse".24
14C’est dans ces vues que nous nous proposons de lire les hymnes védiques concernant les dâsa et les dâsî. Dans un hymne, on sollicite le don d'une centaine d’esclaves.25 Il est parlé, dans un autre, d’un cadeau d’une cinquantaine de femmes esclaves.26 D’après un autre encore, les biens appartenant aux dâsa peuvent être pris par les Aryens et les Aryens ont le droit d’écraser la population dâsa.27 Dans la littérature védique tardive, relevons l'histoire du don de 10,000 dâsî fait par un roi à son prêtre,28 et l’expression énumérant ensemble le bétail, les chevaux, les éléphants, l’or, les esclaves féminines, les champs, les maisons, etc. comme biens susceptibles de faire la grandeur de leur propriétaire.29
La montagne et la plaine
15On peut maintenant aborder un autre aspect du problème. Il s’agit des rapports entre la population habitant les régions de montagnes et celle habitant les plaines. Dans les montagnes la vie est plus difficile à gagner car les conditions sont moins favorables à la culture et le rendement est, de beaucoup, moindre que dans les plaines. En conséquence, par rapport aux plaines, le niveau de vie y a toujours été bas. La pauvreté de ces régions crée des rapports d’inégalité vis-à-vis des plaines. C’est ainsi qu’on peut expliquer la présence de montagnards comme serviteurs ou esclaves dans les plaines. En Sumer, par exemple, les plus anciens termes pour désigner les esclaves, hommes et femmes, sont, des signes composés de nita-kur et munus-kur. Ils signifient respectivement, ‘mâle venant d’un pays étranger’ et ‘femelle venant d’un pays étranger’. Dans ces deux expressions le mot kur désigne la montagne ou le pays de la montagne.30 On peut ici s’adresser au Pâraskara Gṛhyasûtra,31 où l’on donne le détail d’un rite magique décourageant toute tentative de fuite de la part d’un serviteur ou esclave venant des montagnes. D’après Oldenberg,32 “il est probable que utûla signifiant “esclave habitué à prendre la fuite”, est lié à l’emploi de ce mot pour désigner une tribu du Nord-Ouest de l’Inde. Peut-on parler aussi du fait relevé par Macdonell et Keith33 (sous le mot dâsa), que les montagnes sont le lieu d’habitation des dâsa34 ?
16Cette dépendance des peuples montagnards se révèle également par la vente, ou par le rapt des filles ou femmes de la montagne qui descendent dans la plaine pour y devenir les concubines ou simplement les esclaves domestiques (ou parfois les épouses) des gens riches. Elles doivent gagner leur vie aussi comme prostituées ou courtisanes. La pratique d’amener ces filles dans la plaine existe depuis un temps très ancien et la découverte de la statuette en métal d’une “danseuse” à Mohen-jo-daro qui a “de grands yeux, le nez plat et les cheveux bouclés”35 l’a confirmée. D’après M. Piggott,36 cette fille appartient “certainement” au type proto-australoïde et représente les filles “Kulli” dans la plaine.37
17Pour résumer nous pouvons nous faire une idée de ce qui s’est passé à partir de l’arrivée des peuples indo-aryens en Inde. Dans les contrées où ils se sont établis en peuple vainqueur, considérant tout le peuple autochtone comme des “dâsa”, il a dû se créer une espèce d’asservissement général des vaincus. Ailleurs, quand les nouveaux venus se sont installés en expulsant les autochtones ou quand ils se sont installés dans un pays inhabité, seuls leurs propres esclaves (s’ils en avaient), les ont accompagnés. D’autre part, les populations des montagnes, pour les raisons énumérées plus haut, ont dû toujours fournir une main-d’œuvre servile aux groupes régnant dans la plaine voisine.
18En conséquence, le mot dâsa, devait, à cette époque, désigner un être humain placé sous la puissance absolue d’un autre et avait également pour base, une distinction ethnique. Par la suite, les immigrants se mêlent complètement avec la population autochtone. Ce mélange amène la disparition du critère ethnique : la preuve en est fournie par l’existence de personnages vénérés tels que Râma et Kṛṣṇa et d’héroïnes comme Draupadî qui n’avaient pas la peau blanche, ainsi que par la mention d’hommes comme Kanha (remarquons le nom, forme moyen-indienne de Kṛṣṇa) qui, fils d’une esclave, fonda une famille de brâhmanes.38 Nous pouvons relever également que Kâḷudâyî, Udâyî le Noir, était le conseiller intime de Suddhodana, père du Buddha.39 C’est ainsi que tout critère de couleur séparant les dâsa des Arya a complètement disparu avant même le début de l’époque bouddhique. On ne peut davantage relever entre les croyances religieuses ou entre les langues de différences permettant de distinguer les dâsa. Observons par exemple que la mère (esclave) de Vidura ainsi que Mantharâ, l’esclave de la reine Kaikeyî, parlaient la même langue que leur maîtresse. Dans le Tipiṭaka, il n’y a aucun exemple d’un dâsa qu’on distingue à cause de sa couleur, de sa croyance religieuse ou de sa langue.
19A la veille donc de la prédication bouddhique (VIe siècle av. J.C.) un être humain se trouvant pour des causes diverses, sous la puissance absolue d’un autre, (la raison ethnique ayant disparue), est appelé dâsa. Cependant, vu l’immense étendue du pays, subsistent çà et là, des groupes repliés sur eux-mêmes, qui interdisent tout mariage hors du groupe. L’existence de ces groupes aristocratiques, sous la forme d’oligarchies, nous est confirmée par les textes postérieurs.40 Dans ces communautés, le mot dâsa ne revêt pas seulement son sens juridique mais garde également une valeur pseudo-ethnique car toute une population est considérée comme dâsa. Pourtant les gouvernants prennent leurs concubines dans cette population, comme par exemple, le Sakiya Mahânâma qui avait pour concubine l’esclave Nâgamuṇḍâ,41 et il en résulte un mélange des caractères ethniques. En conséquence, il est fort probable que chez les dâsa la peau noire et le nez plat cessent de constituer nécessairement un signe distinctif caractéristique. Donc existent d’une part, ces régions où il n’est plus question pour personne de devenir esclave par simple appartenance à un groupe social déprécié ; d’autre part celles (régions oligarchiques) où toute une partie de la population peut être considérée comme esclave “par nature”, bien que l’ancien critère ethnique n’y subsiste plus intégralement.
Le fer
20Avant l’époque bouddhique, dont le début se situe au VIe siècle av. J.C., a eu lieu un autre événement important. Il s’agit de l’introduction du fer dans la fabrication des outils et des armes. D’après les préhistoriens et les archéologues, la découverte du fer revêt une importance capitale dans l’histoire humaine. Les outils, ainsi que les armes, en fer sont supérieurs à ceux de bronze. Le minerai est disponible en quantités beaucoup plus grandes que pour le cuivre et ses gisements existent un peu partout dans le monde ; son prix de revient est donc plus bas. Avec le bronze on fabriquait surtout des objets de luxe et des armes ; avec le fer on commença à fabriquer, en série, des outils de toutes espèces, tels que le soc de charrue, la hache, le couteau, le marteau, la faucille, etc. La dureté et le tranchant de la hache permirent le défrichement de forêts jusqu’alors considérées comme impénétrables et le soc en fer défonça le sol le plus pierreux, étendant ainsi la culture sur une vaste superficie. L’augmentation massive de la production agricole en fut le résultat, le surplus permettant l’entretien d’une population croissante.42
21En Inde, la civilisation de l’Indus représente l’âge du bronze, et sa destruction, vers 1500 av. J.C., coïncide à peu près avec la découverte du fer dans le monde. D’après M. Childe, c’est un peuple habitant les montagnes d’Arménie, dans la région de Kizwadana,43 qui a “apparemment” inventé la méthode de production du fer en grandes quantités. Les Aryens Mitanniens, qui contrôlaient ce peuple gardèrent le secret de la méthode ainsi que les Hittites, qui succédèrent aux Mitanniens.44 Vers 1000 av. J.C., pourtant, le procédé était vulgarisé et on exploitait le minerai de fer en plusieurs endroits, partout dans le Proche-Orient. “Comment et quand l’emploi du fer fut-il répandu en Inde...cela n’est pas encore établi”.45 Cependant, comme ailleurs, en Inde aussi, son emploi ne se généralisa que petit à petit et il semble que ce soit vers le VIIIe-VIIe siècle av. J.C., que son usage se répandit largement. Cette hypothèse n’est pas infirmée par les travaux archéologiques en Inde, qui, bien qu’insuffisants, n’ont recueilli d’objets en fer que dans les couches postérieures à 1000-900 av. J.C.. A Taxila, Marshall a trouvé des outils de fer dans une couche se situant au Ve siècle av. l’ère chrétienne.46 De même pour Rupar, dans une couche du VI siècle av. J.C.47 A Purana Qila, Delhi, “au cours du VIe siècle av. J.C. l’emploi du fer vint s’adjoindre à celui du cuivre”.48 et à Hastinapur (près de Merath), on a pu trouver le fer en scories dans le niveau le plus élevé d’une couche s’étendant de 1100 à 800 av. J.C.49 A propos de ces fouilles de Hastinapur : “Il est à noter que le fer ne se trouve ni dans la période I ni dans la période II, sauf deux scories relevées des couches supérieures de la dernière période”.50 Bref “le pays se trouvait à l’âge de fer dans la seconde moitié du premier millénaire av. J.C.”51
22Il se peut que l’emploi du fer ait été introduit par un groupe d’Aryens arrivant en Inde environ 1000 ans av. l’ère chrétienne. On remarquera à ce propos que le procédé dit “arménien” était le monopole d’un groupe d’Aryens. (En fait, on est tenté d’attribuer la supériorité militaire des Aryens non pas simplement à leur dressage du cheval comme monture ou bête de trait pour le char de guerre, mais aussi à leur emploi d’armes et d’outils en fer). Cependant, une fois découvert, ou importé, le procédé dut se répandre partout dans le pays, car, “dans aucun pays probablement le fer n’est plus abondant qu’en Inde, ni le minerai dont il est extrait plus pur et d’accès plus facile. Donc, une fois son emploi découvert et ses avantages sur le cuivre et ses alliages établis, les Indiens n’ont dû éprouver aucune difficulté à obtenir ce métal en quantité voulue”.52
23En Inde, la “civilisation de l’Indus” nous a déjà révélé la connaissance de divers métiers tels que la poterie, le filage et le tissage, le travail des métaux (non-ferreux), comme de divers outils et instruments, soufflet, charrue, hache, char-à-roues, bateau, etc. Mais on ne pouvait utiliser toutes les possibilités de ces techniques et connaissances, car la matière première, les métaux non-ferreux, était cassante et fragile. L’emploi du fer comme matière élargit le champ d’exploitation de la nature et permit à l’homme indien (comme ailleurs), d’aller plus loin que jamais, de maîtriser la nature davantage, de fortifier ainsi les fondements de la civilisation matérielle dans le pays. Nous sommes, en fait, dans une époque où, quelques nouvelles inventions subsidiaires mises à part, il s’agit surtout d’utiliser toutes les possibilités techniques que la découverte du fer a rendues disponibles. De ce point de vue, on est entré dans la pleine période d’expansion matérielle, sans borne apparente.
Notes de bas de page
1 M. Wheeler, The Indus civilisation, Cambridge, 1953, p. 93,
2 S. Piggott, Prehistoric India, H’worth, 1950, p. 133.
3 V.G. Childe, New Light on the most ancient East, Londres, 1954, p 174.
4 “based economically on the produce of the traffic of great river-plains, the kingdoms or city-states of these regions (de l’Egypte et du M. Orient, précise-t-il) had an essential affinity with the contemporary cities of the Indus system. It would be but natural to find that this similarity of supply and opportunity, combined with a roughly analogous equipement, produced, in India, a social organisation not altogether unlike those of the contemporary West.” Anc. Ind., 3 :1947, p. 74 ; voir aussi Childe, op. cit., p. 173-4
5 Childe parle d’une “bourgeoisie de Harappa”, op. cit., p. 175,
6 Childe, op. cit., p. 177.
7 Mohen-jo-daro, Londres, 1931, t. i, p. 92 ; voir aussi Mackay, Early Indus civilisation, Londres, 1948, p. 39. L’auteur remarque à Mohen-jo-daro, “a wealthy administrative and merchant class, a larger artisan class and many slaves”.
8 Ind. Civilis., op. cit., p. 23 ; aussi Anc. Ind., op. cit., p. 76. Piggott, op, cit., se contente de les désigner comme coolie-labour”, ce qui veut dire, “travailleurs à la journée”, p. 138.
9 Précisons, à titre d’information que M. Heine-Geldern, situe l’arrivée des Aryens en Inde entre 1200 et 1000 av. J.C. (Man, oct., 1956, p. 139).
10 Cependant A. Foucher, bien qu’admettant l’hypothèse de l’entrée des Aryens vers 1500 av. J.C., pense que la destruction de la civilisation de l’Indus, symbolisée par celle de ses deux grandes villes, a eu lieu plus tôt, vers 2000 av. J.C., et en accuse les Assyriens. (La vieille route de l’Inde, Paris, 1947, tome ii, p. 181)
11 Childe, op. cit., p. 175, (souligné par nous). Marshall, op. cit., p. 33, y décèle au moins quatre groupes différents. On se demande donc sur quelles bases M. Piggott, op. cit., p. 261, a pu remarquer l’existence, dans cette population, d’une large proportion du groupe “proto-australoïde”.
12 Nous avons présumé cette continuation de l’esclavage dans le cadre d’une perpétuation de la tradition de l’Indus, culturelle aussi bien que matérielle, au delà de cette destruction survenue vers 1500 av. J.C. Citons à ce propos M. Childe : “(La civilisation de l’Indus) forms the basis of modern Indian culture. In architecture & industry, still more in dress & religion, Mohen-jo-daro reveals features that have always been caracteristic of historical India”, op. cit., p. 184.
13 ‘ car c’est d’hier a peine que l’Hindukush est devenu carossable”, Foucher, op. cit. p.184.
14 dette de tout genre.
15 Dans le RV, X, 34, il est aussi question d’un joueur qui, ayant perdu un pari, fut emmené emmené par son vainqueur.
16 RV, V, 34, VI, 22-10, etc. Citons Kane, op. cit. t. ii :i :p.181, "It is possible that when the dâsa were vanquished in battle and taken prisoners they were treated as slaves".
17 âyasîḥ purâḥ, 11-20-8.
18 śiśne devâḥ, VII, 21-4.
19 "...in the times of the Ṛg-veda, there were two antagonistic camps of the arays and the dâsa or dasyu ; they differed in the colour of their skins and also in worship, speech and bodily appearance", Kane, op. cit., ii :i, p. 27.
20 Voir le Nirukta, xii, 13, où l’on précise qu’une râmâ, une femme noire, ne doit être prise que pour le plaisir. Précision répétée par lesDharma-sûtra (Vâs., xviii, 17-8). Notons que pour Âpastamba (i-9-27, 10-1), cette femme n’est qu’une an-âryâ, une femme non-aryenne. Il se peut qu’il s’agisse des femmes des peuples vaincus par les Aryens.
21 “A special section of the Hittite population consisted of the peoples transferred from different occupied countries. They were also used for sercive in the army”, B. Hrozny, Ancient hist. of W. Asia, India & Crete, Prague, 1951, p. 140.
22 ibid., p. 141 ; voir aussi O.B. Gurney, The Hittites, H’worth, 1952, p. 70-1.
23 “Before the Aryans, we had a considerable urban civilisation, comparable to the early Sumerian, in the Indus valley. It would be incredible that this had been built up without class-divisions, without a large, surplus-producing, agrarian populatio. The Aryans destroyed this culture down to its foundations ; the Ṛg-veda sings of Indra’s having destroyed the cities, shattered the dams of the Dasyus or Dasas, but never of building either or digging canals for agriculture”, D.D. Kosambi, A.B.O.R.I., 1951, p. 261-2.
24 “Did the Aryans in India occupy the land as a people, driving out or exterminating or enslaving the dâsâḥ, or did they merely form a small aristocracy of superior military force... The evidence of the Ṛg-veda is really fatal to the latter alternative hypothesis”, Vedic Index of names & subjects, Londres, 1912, t. i, p. 356.
En fait, dans des conditions semblables, des processus assez identiques se sont déroulés aux périodes historiques. Voici une histoire notée par Augustus Prinsep : “Au début du XVIIe s., um membre de la famille du Raja de Bhojpur (au Bihar),déclara son intention d’aller s’établir au delà des montagnes, de l’autre côté du fleuve Son, et invita tout le monde à l’y rejoindre. Quelques milliers de Radjpoutes le suivirent et il arriva dans la région de Ramgarh, où une seule bataille lui assura la conquête d’un territoire comprenant plusieurs plaines déjà sous culture et d’autres qui pouvaient être cultivées. Le chef et ses compagnons occupèrent tous les villages, expulsant de leurs terres les villageois autochtones. Ceux-ci n’ont maintenant aucun droit de propriété et gagnent leur vie comme esclaves ou travailleurs-à-gages”, D.R. Banaji op. cit., p. 37.
Quant à la possibilité, pour les esclaves accompagnant les conquérants, d’améliorer leur condition, voici un incident historique. D’après Buchanan, au Nepal, les Khavas, “sont des esclaves et accompagnèrent le chef...ayant été esclaves à Chittor. On les considère comme une tribu pure et leurs femmes ne sont pas livrées à la prostitution comme les esclaves nommées Keti, des tribus montagnardes”, Nepal, Edimbourgh, 1819, p. 20 ; voir également Sylvain Lévi, Le Népal, Paris, 1905, t. i, p. 274.
25 RV, viii-56-3.
26 RV, viii-19-36.
27 RV, viii-40-6 et aussi AV, vii-90-1 ; RV, vi, 25-2.
28 Aitareya Brâhmaṇa, xxxix-8.
29 Chândogya upaniṣad, 24-2.
En dehors de Kane (op. cit.), on peut lire les remarques de Macdonnell sous les mots dâsa et varùa dans le Vedic Index (op. cit.) Dans le Dharma Kośa (Wai, Dt. Satara, 1938, t.i :ii) les ci ations relatives aux mots dâsa et dâsî sont groupées sous plusieurs chefs.
30 Siegel, Slavery...Ur, op. cit., p. 9 ; Mendelssohn, op. cit., p. 2.
31 ‘Sacred, Books of the East’ série, t. xxix, p. 350-1.
32 “It is probable that utûla, as meaning a slave, who habitually runs away, is connected with the use of that word as the name of a tribe in the North-West of India”, Pâraskara gṛhya sûtra, trad. de Oldenberg, S.B.E., t. xxix, op. cit. p. 350-1.
33 Vedic Index, op. cit.
34 De nos jours même, dans les plaines proches de l’Himalaya, au Panjab, en Uttara Pradesh, on est habité à employer les garçons de la montagne (du Kangra et du Kullu, du Garhwal, etc.), comme serviteurs au foyer. Il n’ya pas très longtemps qu’un garçon de Kangra devait encore rembourser la dette de son père par un service non-payé. C’était là une espèce d’esclavage pour dette à terme déterminé.
35 Wheeler, Ind. civ., op. cit., p. 67.
36 op. cit., p. 109 et 148.
37 M. Childe, New Light..., op. cit., p. 175, attribue à ce type, le rang le plus bas de l’échelle sociale.
38 D., iii-16.
39 j, i-86.
40 voir le chapitre suivant.
41 Dont naquit l'esclave-reine Vâsabha-khattiyâ, j, iii-145.
42 Parlant de l’emploi du fer en Iran, M. Ghirshman remarque : “L’introduction du fer, dont l’usage devient courant, bouleverse bien des bases de la structure sociale et économique, au cours de l’époque qui nous intéresse...Avec l’emploi de nouveaux outils, la production devient plus abondante et ceci influe inévitablement sur les prix des denrées qui subissent une baisse très sensible. Des moyens plus perfectionnés facilitent l’occupation et l’exploitation de régions restées inhabitables et incultes jusqu’alors”, Iran, Paris, 1951 ; trad. anglaise, H’worth, 1954, p. 86-7.)
43 Selon Gurney, op. cit., p. 84, “Kuzzuwatna”.
44 What happened..., op. cit., p. 162-3.
45 “How & when iron-working spread to India... is still uncertain”, ibid., p. 170.
46 Taxila, Cambridge, 1951, t.i, p. 101.
47 Anc. India, 9/1953, p. 123.
48 ibid., 1954/5, p. 13-4.
49 ibid., 10-11/1954-5, p. 12.
50 “It is noteworthy that iron is conspicuous by its absence in period I & II, barring a couple of slag-lumps in the top layers of the latter period”, ibid., p. 97.
51 “the country had stepped into the Iron age by the 2nd half of the 1st mill. B.C.”, ibid. 9/1953) p. 112.
52 “probably in no country of the world is iron found more abundantly than in India and in none are the ores from which it is extracted of greater purity or more easily accessible. Once, therefore, that the use of iron has been discovered and its advantage over copper and its alloys proved, Indians could have had little difficulty in obtaining adequate supplies of the metal”, Marshall, op. cit. t.ii, p. 534.
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