Chapitre III. Les sources
p. 26-35
Texte intégral
1Pour notre documentation, nous avons pris comme source principale le canon pali, le Tipiṭaka. Les deux premiers piṭaka ont été dépouillés presque entièrement. Il y a très peu de données utilisables, s’il s’en trouve, dans le 3e piṭaka, l'Abhidhamma ; nous l’avons donc laissé de côté.1 Pour pouvoir mieux comprendre les renseignements recueillis de ces textes, les commentaires ont été consultés.
2A côté de ces textes palis, nous avons dépouillé quelques textes de la littérature sanskrite, qu’on peut situer avec plus ou moins de précision à la même époque et qui révèlent dans la variété de leur genre, plusieurs aspects de la vie de ce temps. Le Nirukta de Yâska et le Mahâbhâṣya de Patañjali sont de nature technique. Par rapport au Tipiṭaka, ils ne livrent que moins directement et en moins grand nombre des renseignements sur leur époque, mais ils sont exacts et très précieux. Les deux épopées, le Râmâyaṇa et le Mahâbhârata, représentent, au contraire, la tradition à la fois érudite et populaire. Destinées à un vaste public, à l’instruction duquel elles ont servi, elles portent en elles-mêmes un peu de tout ce qu’il faut apprendre. Ce sont des ouvrages encyclopédiques. Malheureusement leur caractère même d’encyclopédie a permis toute une série de remaniements et d’interpolations, de telle sorte qu’il est plus difficile de les situer dans le temps et dans l’espace. Pourtant leur témoignage est indispensable, vu l’importance des renseignements qu’elles apportent.
3Nous avons également utilisé le texte célèbre de Kauṭalya, l’Arthaśâstra. Dans la longue lignée des textes sacrés sanskrits, où tout est présenté sous l’aspect du “Dharma”, c’est là l’unique ouvrage qui, tout en revendiquant lui aussi le “Dharma” comme but ultime, ne se fait guère d’illusions concernant la société. De plus, il semble que l’auteur avait rédigé ce traité pour un milieu très restreint. La discussion est donc imprégnée d’une extraordinaire franchise.
4Ces cinq ouvrages, qui ont trait à des sujets entièrement différents, présentent quand-même une unité, non seulement entre eux-mêmes mais aussi avec le Tipiṭaka, ce recueil bouddhique qui, expulsé de sa terre natale, a pu survivre des siècles, au delà de la mer, au delà des montagnes. Ce lien est fourni par une identité d’esprit. Malgré la différence de la nomenclature, la société “bouddhique” accepte le même ordre pour la division du travail et la distribution de ses produits que la société “brahmanique”. Le plus frappant est que le principe gouvernant cette répartition est, au fond, le même, la théorie du karman ; les actes mauvais devant être rétribués par la naissance dans un état malheureux, déshérité ; les bons, par la naissance dans un état bienheureux. Il y a donc une unité qui transcende toutes les différences philosophiques. En conséquence, on peut étudier ces textes ensemble, à condition qu’ils soient de même époque. Nous voici amenés à étudier la question de leur date.
A. La date
a. Le Tipiṭaka
5La tradition sacrée bouddhique veut qu’on accepte tout le Tipiṭaka comme une œuvre intégrale, recueillie pendant la vie du Buddha et rédigée immédiatement après sa mort. Mais le caractère de ces textes infirme la croyance. Il est admis que les diverses parties ont dû être rédigées à des dates différentes et par plusieurs rédacteurs, la plus récente étant l’Abhidhamma. Quant aux deux autres “corbeilles”, on y décèle des passages très anciens, voire de l’époque du Buddha lui-même, des textes moins anciens mais antérieurs à l’empereur Asoka, d’autres enfin qui ont dû être rédigés au IIIe concile, celui de Pâṭaliputra. On accepte généralement ces trois étapes du développement des deux “corbeilles”, bien que des textes comme le Buddhavaṃśa soient ultérieurs. Toutefois, la tradition concernant leur transmission à Ceylan, au temps d’Asoka, et leur première rédaction au I er siècle est vraisemblable. On peut en conclure que ces textes ont subi une élaboration de plus de deux siècles (du vivant du Buddha, jusqu’à leur transmission à Ceylan).
6Il est à remarquer toutefois qu’on ne peut pas considérer l’époque du Buddha comme la limite la plus ancienne de ces textes, surtout lorsqu’il s’agit du Jâtaka. Celui-ci rassemble plusieurs centaines de contes et semble être le recueil le plus ancien de son espèce. Ces contes, d’une longueur inégale, trahissent un développement de plusieurs siècles. Ils peuvent, dans leur partie ancienne, remonter aux VIIIe-IXe siècles av. J.C. Dans leur partie récente, ils peuvent se situer aux Iers siècles de l’ère chrétienne.
7Pour pouvoir mieux comprendre l'ancienneté relative de ces textes, il faut, d’après les recherches des spécialistes, les répartir selon leur style, leur contenu, etc.
8Viennent d’abord certains sutta qui ont dû être composés peu après la mort du Buddha, sinon de son vivant, comme le sermon de Bénarès et plusieurs poèmes de moines et de nonnes. D’autres, qui les suivent de très près, ont dû être rédigés pendant le siècle suivant la mort du Buddha. La plus grande partie des quatre premiers nikâya doit être de cette époque. Une partie des règles touchant la conduite de la vie de l’Ordre dût être rédigée du vivant du Buddha et par le maître lui-même. En fait, la tradition qui attribue la rédaction finale du Vinaya au Ier concile le confirme. Cependant on doit en exclure le Parivâra et des passages analogues, ceux-ci étant postérieurs.2 Il y a tout lieu de croire à une composition orale des règles de discipline et des principaux sutta, immédiatement après le nibbâna du Maître,3 car en son absence, sa parole seule le remplaçait.
9Quant au Maître, au Buddha, on tend maintenant à placer sa naissance en 558 av. J.C. et sa mort en 478 av. J.C.4 Une partie considérable du Vinaya et des quatre premiers nikâya a donc pu être rédigée avant le début du IIIe siècle av. J.C. Quant aux autres livres faisant partie de ces deux piṭaka, y compris les parties tardives du Jâtaka,5 la plupart ont dû être composés pendant le IIIe siècle après le nibbâna, et incorporés au canon arrêté dans le IIIe concile, celui de Pâṭaliputra.6 Cette “édition” des deux piṭaka a été apportée à Ceylan par Mahinda au IIIe siècle av. l’ère chrétienne. C’est là, à Ceylan, qu’on a écrit le canon, au premier siècle avant l’ère chrétienne.7 (D’après M. B. C. Law, la date la plus reculée pour le canon pali, “est certainement ultérieure à l’événement du premier discours du Buddha” et la date la plus récente peut être située au dernier quart du Ie siècle av. J.C., car le canon pali “prit sa forme définitive lors de sa rédaction par écrit sous le règne du roi Vaṭṭagâmanî de Ceylan (29-17 av. J.C.)”.8
b). Les commentaires
10Les commentaires les plus anciens sont tous perdus. On ne possède plus que les commentaires de Buddhaghosa, de Dhammapâla et d’autres auteurs tardifs. On attribue à Buddhaghosa la plupart de ces commentaires, de ces aṭṭhakathâ. Selon la tradition, les commentaires sur le Vinaya, sur les quatre premiers Nikâya, sur le Jâtaka, sur le Sutta nipâta, sur le Khuddaka pâṭha et sur l'Apadâna ont été rédigés par lui. Mais la critique moderne ne pense pas que ce soit lui qui ait rédigé le commentaire sur le Jâtaka. Quant aux trois derniers de cette liste, Winternitz, citant Burlingame, pense qu’en “toute probabilité”, l’auteur des Commentaires sur le Khuddaka pâṭha et le Sutta nipâta, mais non pas sur l'Apadâna, est bien Buddhaghosa.9
11On attribue à Dhammapâla le commentaire-fleuve, la Paramattha-dîpanî, qui glose six ou sept textes du Khuddaka nikâya. Les deux érudits sont allés à Ceylan, l'un après l'autre, et ils sont dits y avoir travaillé au Ve siècle.
12Quant aux commentaires du Jâtaka et du Dhammapada,10 Burlingame a réussi à démontrer “que très probablement le commentaire du Jâtaka est postérieur à ceux de Buddhaghosa, celui du Dhammapada postérieur à celui du Jâtaka et que ceux de Dhammapâla sont encore plus récents. Néanmoins, il est probable qu’aucun de ces commentaires n’a été séparé des autres par un long intervalle”.11 Il y a donc une période de quelques siècles entre la rédaction finale du canon pali et celle de ces commentaires. Mais tous ces commentaires se basent sur leurs anciens homologues cinghalais, dont l’origine est attribuée à Mahinda lui-même. Après lui, il y eut certainement d’autres commentateurs car dans les ouvrages disponibles aujourd’hui, on relève les noms de plusieurs textes maintenant disparus. Les textes de Buddhaghosa, etc., font donc partie d’une tradition ininterrompue et, de ce point de vue, on peut leur faire crédit.
c). Les textes sanskrits
13Si l’accord presque unanime s’est fait sur une répartition de la littérature palie en périodes, il n’en est pas de même en ce qui concerne les textes sanskrits et pour cause. En l’absence presque totale de données précises sur les auteurs ou leur temps, absence aggravée par le fait que ces textes ont été mis par écrit assez tard, et que les manuscrits sont d’époques récentes, on tend naturellement à interroger la tradition brahmanique. Or cette tradition, bien que pourvue de tout un système pour la chronologie de ces textes (dans lequel on commence avec le Ṛg-veda pour en arriver aux purâna), postule des dates invraisemblables. Par exemple, d’après cette tradition, la grande bataille de Kurukṣetra, le Mahâbhârata, a eu lieu avant 3102 ans av. J.C. Pour le Ṛgveda il faut donc remonter de plusieurs millénaires encore. Il est peu étonnant que cette chronologie n’ait pu convaincre tout le monde.
14On a donc dû renoncer à la tradition et se contenter, au premier chef, du témoignage interne, surtout d’ordre linguistique. Les travaux d’archéologie, d’épigraphie et de numismatique ont apporté une aide précieuse, ainsi que d’autres sources, telles que les récits des voyageurs étrangers. Tout cela a permis de proposer un nouveau cadre chronologique à cette littérature. Le plus ancien texte, le Ṛgveda doit être situé au XVIe-XVe siècles av. l’ère chrétienne et ainsi de suite.12
1. Le Nirukta de Yâska
15On peut commencer par la date du Nirukta, car c’est le plus ancien des ouvrages consultés par nous. Dans son livre, Yâska a glosé les Nighanṭu, les “listes des mots du Ṛg-veda”. Ses étymologies sont souvent fantastiques mais l’ouvrage renferme des données intéressantes. Bien qu’il ne soit pas possible de préciser la date de son auteur, le style archaïque, du Nirukta incite les savants à le placer avant Pâṇini.13 D’après M. L. Renou, le Nirukta peut être situé “approximativement au Ve siècle av. J.C.”.14
2. Le Mahâ-bhâṣya
16L’auteur de ce grand commentaire, Patañjali, est dit avoir vécu au temps du roi Puṣyamitra de Patna,15 car il parle d’un sacrifice de ce roi comme “encore inachevé”. Dans la lignée Pâṇini-Kâtyâyana-Patañjali, cette date est bien à sa place, si l’on admet la date de 400 av. J.C. pour Pâṇini,16 Tout le monde s’accorde en général sur ce point,17 sauf Louis de la Vallée Poussin : “La date la plus haute n’est pas fournie par les exemples Puṣyamitra ou yavana bien plutôt par l’exemple Śaka-yavana.” D’après lui, il faut donc situer Patañjali au Ier siècle, au lieu du IIe siècle av. J.C.18
3. Le Mahâbhârata
17Il n’est pas possible davantage de préciser la date de la composition de l’épopée aux 100.000 vers, car de toute évidence, elle a subi plus d’une addition. Le texte lui-même parle de trois versions, le Bhârata ayant 24.000 vers, le Mahâbhârata en ayant 100.000, et une troisième 8.000. Il contient des fragments très anciens dont l’histoire remonte à l’époque védique, mais une grande partie a été rédigée, sous sa forme actuelle, entre le IVe siècle av. et le IVe siècle après J. C. Exception faite d’interpolations et changements mineurs, la rédaction de ce Mahâbhârata était achevée au IVe siècle A.D. D’après Louis de la Vallée Poussin, la compilation “est non seulement postérieure au Bouddhisme, mais encore elle est postérieure à la “période scythe”.19
18Cette épopée renferme ainsi des renseignements relatifs à une période très longue. Il n’est d’ailleurs pas possible d’analyser ses diverses parties selon leur date car tout a été mêlé. On admet cependant que la bataille du Mahâbhârata a eu lieu au plus tard en 1100 ans av. J.C. A partir de là on peut affirmer que l’essentiel du drame s’est déroulé dans la période englobant cette date. Il nous a paru de saine méthode de n’étudier les épopées, dans cet ouvrage, qu’après les textes palis. Il va de soi, après ce que nous venons d’en dire, que cet ordre, nécessité par les exigences d’une comparaison rigoureuse, ne prétend en rien préjuger de l’ordre chronologique des événements auxquels il est fait allusion et dans les textes palis et dans le Mahâbhârata.20
4. Le Râmâyaṇa
19Ce poème de Vâlmîki, le “premier poète” du sanskrit, raconte une histoire très ancienne, plus ancienne que celle du Mahâbhârata, mais présente dans sa forme actuelle un langage et un style plus évolués, plus “récents”. Du point de vue de la rédaction, on divise cette épopée en deux parties, la première consistant dans les livres II-VI et la seconde, la plus récente, comprenant les livres I et VII.
20Quant à la date de ce texte, citons d’abord Louis de la Vallée Poussin : “Il est cependant, de l’avis unanime, plus ancien que le Mahâbhârata, à considérer, bien entendu, non pas la matière, mais la rédaction”.21 Selon Keith,22 les interpolations elles-mêmes ne peuvent être ultérieures au IIe siècle av. J.C. A Vâlmîki et à ceux qui ont “amélioré” son travail, il attribue la période du IVe-IIe siècles av. J.C.23 On s’accordera volontiers avec Winternitz : “L’élaboration du Râmâyaṇa a dû s’effectuer dans une période située à l’intérieur de celle” de l’autre épopée.24 Il faut préciser enfin qu’à notre avis, l’histoire du Râmâyaṇa, celle de Râma et Sîtâ, s’est déroulée avant le drame du Mahâbhârata.
5. L’Arthaśâstra
21Le cinquième texte sanskrit étudié par nous est attribué à Kauṭalya, dont il est dit qu’il a détruit la dynastie Nanda et mis sur le trône un jeune homme de la famille Maurya. Dans ce traité, tout un système administratif de l’Etat est décrit avec les plus minutieux détails.
22Le nom de son auteur est resté célèbre dans l’Inde de culture sanskrite pendant des siècles et beaucoup de savants l’ont cité dans leurs ouvrages. Cependant, ces citations mises à part, on n’a retrouvé le texte qu’au début de notre siècle et depuis ce temps, il a fait l’objet de polémiques, parfois passionnées. Il y a ceux qui prennent Kauṭalya pour le Machiavel ou le Bismarck de l’Inde et d’autres qui ne voient en lui qu’un pédant, un pandit intrigant féru de politique. En gros, presque tous les savants indiens (sauf Bhandarkar, Barua, M. Ghoshal, etc.) et certains savants occidentaux, tels que Jacobi, Konow, M.J.J. Meyer et M.B. Broeler, tiennent Kauṭalya pour un personnage historique, contemporain de l’empereur Candragupta Maurya et pour l’auteur de cet Arthaśâstra.25 Selon eux, le texte doit être accepté comme portant un témoignage précieux sur l’époque Maurya.
23Au contraire, la plupart des spécialistes occidentaux (Hillebrandt, Jolly, Stein, Keith, Winternitz, etc.) ne le considèrent pas comme authentique et émanant du premier ministre Câṇakya. Ils l’attribuent à un pandit quelconque du IIIe-IVe siècle. En marge de ces deux positions opposées, on en observera une troisième, d’après laquelle les preuves fournies pour aucune des deux thèses ne sont probantes. Il y a eu un homme qui a pu s’appeler Kauṭalya et qui a dû rédiger un semblable traité. Mais rien n’exclut la possibilité d’un nouveau remaniement plus tardif.26 C’est cette dernière position qui nous paraît la plus vraisemblable.27 Nous pouvons donc inclure l'Arthaśâstra parmi nos sources, sans toutefois accepter tous ses détails avec une valeur chronologique certaine.
6. Les Dharma-sûtra
24Outre ces ouvrages, nous nous sommes servi de certains Dharma-sûtra et des récits des écrivains grecs et romains sur l’Inde. Les Dharma-sûtra, (le Vâsiṣṭha, l’Âpastamba, le Baudhâyana et le Gautama en l’occurence) renferment les plus anciens codes brahmaniques et se situent dans la période du VIe siècle av. J.C. au IIe siècle av. J.C.28 Malheureusement nous n’avons pu y recueillir beaucoup d’information, ce qui nous a obligé de n’en parler qu’à propos de renseignements tirés d’autres textes. Cependant, nous avons cru utile de grouper toutes ces références dans un appendice29 pour faciliter leur examen.
25Quant aux récits des écrivains occidentaux, constatons que par rapport aux sources indiennes, leur situation dans le temps est des plus précises : entre le IVe siècle avant J.C. et le Ier siècle. Mais les renseignements disponibles sont fragmentaires, et parfois paraissent contradictoires. Nous en discutons à la fin du chapitre 7, traitant des données de l’Arthaśâstra relatives à l’esclavage.
B. Situation dans l'espace
26Du point de vue géographique, le Tipiṭaka peut être situé facilement car la plus grande partie du recueil est en rapport avec les pérégrinations du Buddha. Chaque récit ou chaque sutta commence, en fait, par préciser l’endroit où il fut raconté pour la première fois. Or en reconstituant la vie du Buddha de cette façon, nous savons qu’il n’a jamais quitté le bassin du Gange, qu’on appellait le Madhyadeśa.30 C’est en parcourant cette région qu’il élabora la plus grande partie de son enseignement. Le Tipiṭaka présente donc l’Inde du Nord, surtout sa partie orientale, pour cadre. Observons que deux autres textes, à savoir le Mahâbhâṣya et l'Arthaśâstra, ont été élaborés également dans cette partie du pays et que les récits principaux des deux épopées ont, eux aussi, pour scène deux régions du Madhyadeśa. Nous pouvons donc poser qu’au premier chef, notre examen de l’esclavage vaudra pour cette institution telle qu’elle a dû exister dans l’Inde du Nord, à l’époque du Buddha.
C. La nature du Tipiṭaka
27Le Tipiṭaka se distingue de la littérature sanskrite en ceci qu’il renferme beaucoup de renseignements concernant la vie quotidienne. Au lieu de garder un mutisme presque absolu sur la société contemporaine, il donne sur elle des détails nombreux. Toutes les couches de la population, y compris même les gueux, y paraissent. Cela contraste vivement avec la littérature sanskrite, dont les rédacteurs ne parlent que des dieux ou des rois. Les ouvrages traitant de la vie profane, tels que le Mṛcchakaṭika, sont peu nombreux. C’est dans ce domaine que le Tipiṭaka marque une supériorité comme encyclopédie de la société ancienne de l’Inde. On peut, en se basant sur lui, s’informer quant aux serviteurs, aux esclaves, aux prostituées, voire aux cambrioleurs.
28Cependant il ne faut pas oublier que les rédacteurs de cette littérature connurent quelques limitations, nées de leur propre état d’esprit. Ils ont parlé du peuple parce qu’ils devaient lui parler. Le Buddha lui-même, décidé à porter son message de salut à l’humanité souffrante, parcourut tout le pays pendant quarante ans. Dès qu’il eut un nombre suffisant de disciples, il leur demanda d’aller aux quatre coins du monde et d’y répandre sa parole pour le “bien-être de beaucoup de gens”. C’est en s’adressant directement au peuple, à toutes les couches de la population, sans aucune exception, que fut élaborée la parole du Maître, rédigée plus tard sous la forme du Tipiṭaka. Cela encore contraste vivement avec la philosophie des Upaniṣad qui visant au même but, le salut, n’était pas cependant destinée à tout le monde, seuls quelques-uns pouvant la comprendre. Le large public auquel s’adressaient les missionnaires bouddhistes ne pouvait toujours entendre les subtilités philosophiques, et c’est justement pour ces couches non-éduquées qu’on employa le langage des contes folkloriques ou de récits analogues. Leur contenu était simple, l’enseignement ainsi donné ne pouvait échapper à personne. Cela explique l’existence d’une masse de ces récits éparpillés dans le Tipiṭaka aussi bien que dans les commentaires.
29Pourtant ces mêmes récits ont dû être remaniés, rédigés pour n’établir qu’une seule thèse, pour n’illustrer qu’un seul thème, celui de l’impermanence du monde et de la nécessité absolue de s’enfuir de cette “maison en feu”. Toutes autres questions, revêtent une importance secondaire et doivent être éludées, voire supprimées. De même pour les pratiques considérées comme contraires au salut. Si l’on ne trouve pas mention des commerces d’armes, d’esclaves, de poison, etc. dans le Tipiṭaka, c’est parce que le Buddha, les jugeant nuisibles pour ses dévots, les leur avait interdits.31 Au contraire tous les usages considérés comme utiles sont décrits en détail, voire exagérés. On peut noter, par exemple, l’éloge de la charité. Les bouddhistes considéraient que la charité, au sens de faire des dons, constituait un moyen efficace pour le bien-être individuel. Ils encourageaient leurs croyants sur ce chemin et n’ont épargné aucun effort pour brosser un brillant tableau de ses bienfaits. C’est là, ce qu’on appelle l’aspect “édifiant” de la littérature palie.
30En parcourant ces textes nous devons tenir compte de cette inclination et nous rappeler que l’absence d’un fait quelconque dans le texte n’implique pas nécessairement son absence dans l’activité de l’époque. On n’y parle pas, comme nous venons de le remarquer, du commerce des armes ; cela n’implique pas une absence de ce commerce à cette époque. Et les batailles et les guerres qui ont eu lieu alors en attestent l’existence. De même, il ne faut pas accorder une importance exagérée aux faits qui sont mentionnés très souvent, car leur importance dans cette littérature n’est pas toujours en proportion de leur importance réelle.
31Remarquons également que, pendant plusieurs siècles, cette littérature a été transmise oralement, pratique qui n’a pas dû laisser de la marquer. Il nous semble que la répétition des expressions, des phrases (même de pages entièrement identiques pour exprimer une situation identique), a pour origine cette pratique d’apprendre le Tipiṭaka par cœur. La description identique d’une situation identique devait faciliter la tâche. A cette même raison peut être attribuée l’origine des nombres standardisés, conventionnels, tels que le nombre 500 pour les chars-à-bœufs du commerçant ou le nombre “quatre cent millions” ou “huit cent millions” pour la richesse d’un seṭṭhi. Dans les récits-fleuves, pour la plupart en prose, ces nombres peuvent être utiles. Le désir d’impressionner les gens quant au peu de valeur de la richesse matérielle, de les inciter à la sacrifier en faveur de l’ascèse, y a, lui aussi, joué son rôle. C’est à partir de là qu’on peut suivre dans ces textes la tendance à exagérer, à multiplier sans cesse les nombres. Il y a là un effet bizarre qui empêche d’associer aux nombres mentionnés toute observation rationnelle. On ne peut leur faire confiance, sinon parfois pour concevoir une idée de leur proportion.32
Notes de bas de page
1 Par commodité nous garderons en nous référant seulement à ces deux piṭaka, la désignation de Tipiṭaka.
2 H. Oldenberg, Le Buddha, trad. française, Paris, 1934, p. 86.
3 M. Winternitz, A Hist. of Indian literature, trad. anglaise, Calcutta, 1933, t. 2, p. 4.
4 J. Filliozat, L’inde classique, Paris, 1953, t. 2, p. 470 et 491.
5 Citons M.D.D. Kosambi : “Jâtaka, which independent text criticism takes as having been fixed...at about this period, say about the I-II centruy A.D.”, J.A.O.S no 4/1955, p. 227
6 Winternitz, op.cit., p. 15.
7 ibid., p. 17-8.
8 “became finally closed when it was committed to writing during the reign of King Vaṭṭagâmanî of Ceylon, (29-17 B.C.)” Hist. of pali lit., Londres, 1933, p. 11-2.
9 Winternitz, op. cit., p. 192.
10 Selon Winternitz, l’expression, “commentaire” est aussi peu appropriée que l’expression ‘ “l’auteur”, ibid., p. 192.’
11 “that the jâtaka commentary is later than the commentaries of Buddhaghosa, the commentary on the Dhammapada is later than that on the jâtaka, and that those of Dhammapâla are later still. Nevertheless, it is probable that none of these commentaries was separated from the rest by any very considerable period of time”, ibid., p. 196-7.
12 Il existe toutefois une minorité qui ne veut pas l’entendre ainsi et revendique une antiquité très haute pour toute cette littérature. Voir, par exemple, Bhagavad-datta, Bhârata kâ bṛhad itihâsa, t. i, Delhi, 1951 et D.S. Triveda, Praṅ-maurya Bihar, Patna, 1954.
13 Winternitz, op. cit., tome i, p. 69.
14 L’Inde cl., Paris, 1947, t. i, p. 307 ; voir aussi L. Sarup, Introduction to Nirukta, Oxford, 1920, p. 54·
15 A.B. Keith, Hist. of Sanskrit lit. Londres, 1953, attribue la date de 185 ou 178 av. J.C. à l’avènement de celui-ci.
16 Voir, V.S. Agrawala, India as known to Pânini, Lucknow, 1953, p. 455-75.
17 Keith, op. cit., p. 427-8 ; Renou op. cit., t. ii, p. 86.
18 L'Inde aux temps des Mauryas, Paris, 1930, p. 199-202.
19 Dynasties et Histoire de l’Inde, Paris, 1935, p. 305.
20 D’après Winternitz, op. cit., t. i, p. 474-5, le texte du Mahâbhârata a évolué comme suit :
a. Single myths, legends and poems which are included in the Mahâbhârata, reach back to the time of the Veda.
b. An epic Bhârata or Mahâbhârata did not exist in the vedic period.
c. Many moral narratives and sayings which our Mahâbharata contains, belong to the ascetic poetry, which was drawn upon, from the VIth century B.C. onwards, also by the Buddhists and the Jains.
d. An epic Mahâbhârata already existed between the VIth and IVth century B.C.
e. There is no certain testimony for an epic Mahâbhârata before the IVth century B.C.
f. Between the IVth century B.C. and the IVth century A.D., the transformation of the epic Mahâbhârata into our present compilation took place, probably gradually.
g. In the IVth century A.D., the work already had, on the whole, its present extent, contents and character.
21 Dynasties..., op. cit., p. 310.
22 op. cit., p. 42.
23 Voir Winternitz, op. cit., t. i, p. 42-3.
24 Cité par Renou, op. cit., t. i, p. 411.
25 Tous n’excluent pas, néanmoins, la possibilité d’interpolations et parfois même celle d’un remaniement ultérieur.
26 Renou, op, cit., t. ii, p. 128.
27 Notons pourtant que l’accord est loin d’être acquis et que la controverse continue. Parmi les dernières prises de position, on relèvera celles de Konow, Kauṭalya Studies, (Oslo, 1945), de M.K.N. Shastri, The Age of Nandas & Mauryas, (Bénarès, 1952) et de M. Kalyanov, Communication au Congrès des Orientalistes à Cambridge (1954).
28 Voir Kane, op. cit., t. i, Poona, 1930, p. 18-9, 30, 45 et 59 ; Renou. op. cit., t. i, p. 431.
29 Voir. appendice A (infra, p. —)
30 Voir Oldenberg, op. cit., p. 160.
31 A, v-xviii-177.
32 Voir l’appendice B, pour une analyse plus détaillée de ces nombres.
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