Chapitre premier. Les études sur le problème de l’esclavage
p. 1-11
Texte intégral
1Cette étude a pour but d’examiner la question de l’origine et du développement de l’esclavage dans l’Inde ancienne d’après certains textes pâlis et sanskrits, en essayant d’étudier ensemble les éléments historiques, sociaux, économiques et politiques. Nous considérons comme esclave tout être humain qui se trouve sous la puissance absolue d’un maître et qui est considéré par celui-ci comme sa propriété.
2Avant d’aborder le problème proprement dit, il nous semble utile de brosser un tableau de ce qui a été déjà dit sur l’esclavage dans d’autres pays et dans l’Inde. Sans prétendre à être complet, ce panorama s’efforce de comprendre néanmoins les traits principaux et de souligner les tendances majeures. Ceci nous permettra de déceler les traits généraux de cette institution à travers le temps et les régions.
3Les études sur l’esclavage ont une histoire très longue. Dans l’antiquité même, on a essayé de trouver une explication à cette institution qui mettait en sujétion celui qui ressemblait à un homme libre, voire au maître. A une époque plus récente, les études importantes sur l’esclavage remontent au début du XVIIe siècle. Les auteurs de ces premières études, la plupart écrites en latin, décrivent quelque aspect de cette institution et parfois prennent nettement position. Signalons, parmi elles, la thèse de G. d’Arnos, Dissertatio de jure servorum apud Romanos,1 qui défendit les Romains contre l’accusation de cruauté envers leurs esclaves et soutint le droit de traiter les indigents et les enfants d’esclaves comme des mercenaires à perpétuité. Décrivant le commerce des esclaves à Rome, J.F. Jugler2 ne voyait pas “comment on pourrait refuser au maître le droit de vendre son esclave puisque le maître avait le droit de le punir.”3
4Au XVIIIe siècle, de vifs débats s’engagèrent autour de cette question. Le cadre des discussions philosophiques avait été dépassé et l’état des choses exigeait les moyens pratiques d’abolition de l’esclavage. Pendant ce siècle et le suivant, la majorité des savants prirent position contre cette institution et cherchèrent des arguments pour renverser la thèse de ses partisans, qui, pour la défendre, invoquaient “l’autorité des temps anciens”. “L’esclavage”, disait l’un d’eux,4 “n’est plus qu’un fait, ‘naturel, primordial, simple, logique’, sans enivrement pour le maître, sans amertume pour l’esclave, sans violence surtout”. Au dire de Cassagnac, l’esclavage “sort de la famille et entre tout naturellement dans la morale des anciens, tiré de l’état de la famille”. En revanche, les abolitionnistes admettaient l’existence de l’esclavage, “à presque tous les âges et chez presque tous les peuples de l’antiquité” mais ne voulaient pas admettre qu’il fût “un fait nécessaire”.5 Quant à l’origine de l’esclavage, qui pour ses partisans était un fait “naturel”, les abolitionnistes, vu leur position de fervents chrétiens, l’attribuaient à la méchanceté de l’homme condamné au travail, “qui se révolta contre la peine...et la rejeta sur ses semblables”.6 L’esclavage ne représentait donc pas “une loi de l’humanité ni une condition fatale de son développement”.7 Il pouvait être aboli comme jadis. Cette théorie justifiait tous les efforts pour une nouvelle abolition. Inspirés comme ils l’étaient par la charité chrétienne, ces auteurs ne tardèrent pas à penser que, même dans l’antiquité, l’abolition de l’esclavage avait été l’œuvre de bons chrétiens. L’Abbé Thérou, par exemple, démontra l’ardeur du christianisme à maintenir l’idée de l’égalité dans ses rangs, condamnant ainsi complètement la conception de l’esclavage humain. Aux dires de Moehler, l’amour du Christ pour l’humanité rompit les chaînes de l’esclavage humain.”8 D’après Wallon, “la réalisation éventuelle de l’œuvre de l’émancipation était réservée au christianisme, car cette tâche avait son fondement dans la loi sacrée”.9 Toutefois, Wallon reconnaissait que le christianisme, en tenant aux esclaves le langage de la résignation et de la patience, les avait fait attendre longtemps.10 Paul Allard, lui, insiste sur les services rendus par le christianisme à l’amélioration de la condition des esclaves sous le Bas-Empire.11 En tant que source d’inspiration pour les abolitionnistes, cette croyance se justifiait mais elle n’eut pas une influence souhaitable pour les études historiques sur l’esclavage, car ainsi que le dit Westermann, elle établit une appréciation “religio-morale” moderne d’une institution ancienne.12
5Pendant la même période, c’est-à-dire, la seconde moitié du XIXe siècle, les travaux d’ethnologie prirent un essor jusqu’alors inconnu et permirent d’étendre de beaucoup la connaissance des modes de vie humains. En étudiant la vie tribale dans les régions arriérées, on découvrit l’esclavage tribal et les savants ne manquèrent pas de l’étudier en même temps que les autres faits sociaux. Parmi leurs travaux nous pouvons signaler celui de Letourneau qui examine la question sous ses aspects antiques, modernes et ethnologiques.13 Le résultat devait donc différer de celui de Wallon, surtout en ce qui concerne l’appréciation religieuse et morale dont nous venons de parler. En conséquence l’origine de l’esclavage cesse d’être attribuée à l’homme primitif, obligeant son semblable plus faible à travailler pour lui. D’après Letourneau, “la possibilité de tirer de l’esclave un parti avantageux” est la condition indispensable à la naissance de l’esclavage.14 Il distingue les esclaves domestiques des esclaves employés au dehors (aux champs, à la garde et aux soins des troupeaux) et pense que les tout premiers esclaves étaient des prisonniers ou des prisonnières de guerre.15 Si un groupe d’auteurs a ainsi combiné tous les aspects de l’esclavage pour les mieux étudier, d’autres poursuivirent leurs travaux exclusivement du point de vue de l’ethnologie. Laissant résolument de côté presque toutes les données de l’histoire antique ou moderne, ils se penchèrent sur les faits ethnologiques et essayèrent d’en dégager des conclusions. L’œuvre de H.J. Nieboer par exemple est restée célèbre pendant longtemps. Soutenue comme thèse à La Haye en 1900, elle a été publiée sous le titre de Slavery as an industrial system et continue à être largement citée. Rédigée sous l’influence de la tradition positiviste,16 cette thèse suit une méthode qui consiste à répartir les tribus selon leur mode d’existence, (la cueillette, la chasse, la pêche, etc.) et à “étudier ensuite chaque groupe selon qu’il pratique l’esclavage ou non”. Si le pourcentage des tribus pratiquant l’esclavage est grand, Nieboer admet le caractère fondamental de l’esclavage dans ce groupe. Si, au contraire, le nombre des tribus qui ne le pratiquent pas est grand, Nieboer en nie le caractère fondamental, disant que, dans tel ou tel mode de vie, l’esclavage ne peut exister foncièrement. Il lui arrive pourtant de rencontrer des cas où le nombre est le même des deux côtés. Or Nieboer conclut : “Nous voyons qu’il y a autant de cas positifs que négatifs. Donc les théoriciens ont tort qui soutiennent que le dressage des animaux conduit naturellement au dressage des hommes.”17 Il examine ensuite à nouveau la condition de vie de chaque tribu comprise dans ce groupe et remarque : “Nous voyons que la différence entre celles des tribus pastorales qui possèdent des esclaves et les autres est dûe à des circonstances extérieures. Les tribus pastorales n’ont pas de motifs déterminants pour posséder des esclaves. Elles se trouvent, pour ainsi dire, dans un état d’équilibre ; mais un élément supplémentaire de minime importance est capable de faire passer une de ces tribus de l’une à l’autre catégorie.”18 De cette étude détaillée Nieboer tire des conclusions concernant l’esclavage (son origine, son existence, etc.) : “On peut présumer que les esclaves seront utilisés dans les sociétés où le travail outre que personnel est rentable, et où les travailleurs libres ne peuvent être recrutés contre salaire ou rémunération quelconque. De plus, un tel travail est, au premier chef, rentable chez les peuples primitifs, dans les sociétés qui ont acquis un point d’attache définitif, fondé surtout sur une économie agricole et sur le commerce”.19 Outre cette conception de l’esclavage, il y en aura d’autres, telles que celle de Thurnwarld, pour qui l’esclavage peut exister dans une société tendant à se décharger des tâches les plus difficiles sur les épaules d’autrui et qui est consciente de la supériorité et de l’infériorité provenant des différences ethniques.20
6Cependant un peu avant Nieboer (1877), un ethnologue américain, non content de travailler simplement sur les données rassemblées par d’autres, avait su combiner l’étude des données disponibles de tout genre et le travail personnel sur le terrain.21 Ayant passé plusieurs années dans une tribu du peuple Iroquois, il tira de cette expérience des conclusions peu conformes à celles considérées jusqu’alors comme valables. Mais, avant de les publier, il rassembla, avec l’assistance du gouvernement américain, les données additionnelles, de toutes les parties du monde et les compara avec les siennes. Son œuvre était tout à fait matérialiste et imprégnée du principe de l’évolution. Elle est caractérisée par la reconnaissance d’une similitude entre la vie tribale américaine et la vie de l’antiquité grecque et romaine. Il observa une évolution dans ces deux sociétés et la lia aux progrès techniques enregistrés respectivement par ces deux groupes. Selon lui : [Les institutions civiles et sociales, les inventions et les découvertes] “collationnées et comparées... tendent à démontrer l’unité d’origine de l’humanité, la similitude des besoins humains à un même stade d’évolution et l’uniformité des réactions de l’esprit humain dans des conditions sociales analogues.”22 Cette conviction acquise, il répartit l’histoire de l’évolution humaine en trois stades : sauvagerie, barbarie et civilisation (déterminés par le progrès technique) et situa l’esclavage au second d’entre eux, à savoir celui de la barbarie dans ses époques moyenne et ultérieure), le mettant en relation avec la “production de propriété”23. Selon Morgan, l’esclavage “systématique et le commerce local et étranger, tous ces faits sont le résultat de cette époque de barbarie.24 Pour cet auteur, l’esclavage n’était pas d’un intérêt primordial et il ne lui consacre que quelques lignes. Mais sa méthode aussi bien que ses conclusions, furent parfois complètement rejetées, et nous lisons que pour MacLennan l’ouvrage de Morgan ne presentait “aucune valeur scientifique”25 Il se peut que Nieboer, au lieu d’examiner lui-même les “hypothèses” de Morgan (le terme d’hypothèses est employé par Morgan lui-même, op. cit., p. 517) se soit contenté d’accepter l’opinion de censeurs aussi redoutables que MacLennan. Il remarque : “Mais son système repose sur une hypothèse non-vérifiée, selon laquelle le niveau culturel atteint par un peuple dépend entièrement de son habileté dans les techniques de la vie matérielle”.26
7Dans le cas d’une autre école, celle du matérialisme historique, ce n’est pas même la “supposition non-établie” mais l’opinion de cette école sur l’avenir social qui incite Nieboer à rejeter l’examen de ses hypothèses concernant l’esclavage antique. Voici ce qu’il en dit : “Nous pensons que c’est là un “vilain” système qui sacrifierait le bien-être ultime de la race humaine à un accroissement problématique de la production actuelle”.27 Il semble cependant que, au moins pour l’interprétation du passé, l’auteur n’a pas été tout à fait insensible aux hypothèses de cette école, car tout en se défendant de partager les opinions des matérialistes et des évolutionnistes, il devait écrire : “Nous ne sommes pas partisans de la théorie matérialiste de l’histoire...mais nous pouvons supposer que la division du travail entre les divers groupes sociaux d’une tribu, et donc également l’existence ou la non-existence de l’esclavage, dépend dans une large mesure de la manière dont la tribu pourvoit à sa subsistance”.28 Position toutefois peu satisfaisante, car ce parti-pris l’empêcha d’examiner les hypothèses de F. Engels, qui avait en 1884, précédemment élargi celles de Morgan (voir son livre : L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat). Pour sa part, donc, Engels, tout en s’appuyant sur les travaux de Morgan, avait pu améliorer les conclusions de ce dernier, qui avait mal relié “l’évolution de ces ‘arts de la subsistance’ avec celle de la structure sociale et de la propriété” et “les avait envisagées plutôt comme parallèles, tout en faisant une place exagérée au hasard des inventions dans l’ensemble de l’évolution”.29 D’accord avec Morgan, Engels situe l’origine de l’esclavage au stade moyen de la barbarie, car c’est à ce stade qu’il situe les deux “conquêtes industrielles” de première importance : le métier à tisser et la fonte des minerais avec le travail des métaux. Ces deux découvertes devaient accroître la production dans toutes les branches, élevage du bétail, agriculture, artisanat domestique ; cet accroissement réagissant ensuite sur la force de travail humain, en lui fournissant la capacité de produire un surplus ; mais la somme journalière du travail nécessaire s’accroît en même temps et cela explique l’emploi des prisonniers de guerre comme esclaves, car c’est alors, et alors seulement, qu’on peut les employer d’une manière “rentable”. D’après Engels : “En accroissant la productivité du travail, donc la richesse, et en élargissant le champ de production, la première grande division sociale du travail, dans les conditions historiques données, entraîna nécessairement l’esclavage”.30 A ce stade, l’esclavage n’est pas encore un fait général, n’est même pas très répandu. Pour son extension, il faut attendre la prochaine étape, le stade final de la barbarie, caractérisé par la découverte du fer, celle de la charrue et celle de la hache de fer. Le fer permet la culture des champs les plus grands ainsi qu’un vaste défrichement des régions forestières. L’artisanat devait en profiter également (car l’outillage de fer était beaucoup plus dur et résistant que celui de bronze ou d’autres métaux jusqu’alors exploités) pour étendre son champ d’action et exercer une activité beaucoup plus variée, d’où la séparation de l’artisanat et de l’agriculture. “L’accroissement constant de la production et, avec elle, de la productivité du travail, accrut la valeur de la force de travail humain ; l’esclavage... devient maintenant une composante essentielle du système social”.31 On peut terminer là-dessus l’examen sommaire des principales tendances des théoriciens du XIXe siècle.
8En bref, dès la fin du XIXe siècle sont atteintes des conclusions précises, quoique parfois schématiques, concernant l’origine et l’évolution de l’esclavage dans l’antiquité. Le résultat des travaux a été d’arrêter les lignes principales de l’enquête, en s’écartant pour toujours de l’appréciation religieuse et morale, qui avait dominé les travaux jusqu’à la fin de laIe moitié de ce siècle. Il n’est plus question de chercher l’origine de l’esclavage chez l’homme primitif, car on a su démontrer que la source en était ailleurs.32 Ces travaux devaient faire beaucoup pour mettre en lumière la tendance idéaliste de la théorie selon laquelle les idéaux moraux auraient profondément agi en faveur de l’abolition de l’esclavage. Nous avons déjà vu que pour d’autres comme l’Abbé Thérou, sinon pour Wallon et Allard, c’était le christianisme qui avait, par son idéologie, fait beaucoup, d’abord pour adoucir puis pour abolir l’esclavage antique. Mais si l’on acceptait les hypothèses de Morgan, d’Engels, de Nieboer, cela ne pouvait plus être admis. Observons néanmoins qu’en ce qui concerne l’histoire de l’esclavage antique, l’œuvre de Wallon restera valable pendant très longtemps.33
9Au XXe siècle continue le travail qui tend à approfondir l’histoire de l’esclavage chez les Grecs et les Romains. On étudiera en détail les changements subis par l’esclavage aux différentes époques. Les données récemment découvertes ainsi que les nouvelles interprétations des faits déjà connus iront enrichir la connaissance du sujet qui nous intéresse. Prenons pour exemple l’ouvrage de G. Glotz, Le Travail dans la Grèce ancienne.34 Il répartira l’histoire de ce pays en une période homérique, une période archaïque, une période athénienne et une période héllénistique et étudiera l’évolution de l’esclavage pendant chacune de ces périodes. L’ouvrage de Paul Louis sur le travail à Rome35 avait obéi au même principe et nous fait suivre l’évolution de l’esclavage à travers les diverses étapes de l’histoire romaine. Avec l’auteur nous pouvons noter “la merveilleuse netteté d’évolution, depuis les ‘familles’ exiguës des premiers temps jusqu’aux grands troupeaux de captifs parqués dans les domaines de la Lucanie ou de la Sicile, au premier siècle de notre ère”36
10Tout au long de cet examen, de cette discussion de la question de l’esclavage, la controverse porte sur plusieures questions. Nous en relèverons trois :—
- Le rôle de l’esclavage dans les sociétés où il existe.
- La fin de l’esclavage.
- Le rapport du christianisme avec la société esclavagiste romaine.
11Sur cette dernière question, un vif débat a commencé très tôt et n’a pas encore pris fin. L’origine en remonte au XIX siècle lorsque les abolitionnistes, pour la plupart chrétiens fervents, prétendirent avoir trouvé la preuve que l’esclavage antique avait pu être aboli grâce au christianisme. Du point de vue pratique cette idée rendit un grand service, incitant toute une génération d’hommes et de femmes à s’acharner à la lutte abolitionniste. Il n’est pas exagéré de dire que la majorité des militants des “Ligues” se composait de ces chrétiens. (On peut rappeller également l’effet considérable créé sur l’opinion publique par le célèbre roman de Mme Beecher Stowe, La Case de l'oncle Tom). Pourtant, du point de vue historique, cette idée ne s’accorde pas entièrement avec la vérité et le rôle attribué à l’idéal moral est très exagéré. On se demande aussi si l’Eglise ancienne avait vraiment fait quelque chose pour combattre cette institution. Les opinions oscillent du “non” catégorique,37 ou du “non” un peu nuancé de Kautsky,38 jusqu’à un examen très poussé non seulement de ce qui a eu lieu, mais également de ce que les écrivains en ont dit dans les temps modernes, comme par exemple Westermann.39 Observons seulement que l’Eglise ne date que de très peu de temps après la crucifixion ; que les esclaves y sont aussitôt admis comme égaux ; qu’il est donc peu probable que tous les chrétiens aient accepté l’esclavage sans protestation aucune. On se rappellera d’ailleurs le rôle de gens tels que Salvien, 390-489, qui s’élevèrent contre l’oppression des riches ainsi que contre l’administration romaine.40 Question plus importante encore : L’esclavage s’était-il, dès cette époque, survécu à lui-même ? était-il utile qu’il fût condamné et combattu par le christianisme ?
12Quant au rôle de l’esclavage dans le monde ancien, signalons le travail de M. George Thomson, qui a d’abord publié Aeschylus and Athens,41 puis deux tomes, sous le titre commun de Studies in Greek Society, intitulés respectivement, The Aegeans et The First Philosophers.42 L’auteur a largement utilisé les données littéraires et, puisant dans les sources archéologiques aussi bien que dans les sources folkloriques, mythologiques, etc., a essayé de décrire dès son origine, le développement de la société grecque ancienne. Selon M. Thomson, la société grecque a connu l’esclavage dès le VIIe av. J.C., mais jusqu’à 500 av. J.C. environ, le travail libre persista à côté du travail servile. A partir de cette époque, le travail servile, en se substituant de plus, en plus au travail libre, commence à dominer dans la production ; l’auteur répartit ainsi l’histoire de la société grecque en deux époques, celles, respectivement, de la “Early Slave” société et de la “Mature slave” société.43 M. G. Childe, qui n’accepte pas toutes les conclusions de M. Thomson,44 est néanmoins d’accord avec ce dernier quant au fait d’accepter la société antique de la Grèce comme une société esclavagiste. Dans son ouvrage, What happened in history45 ? M. Childe en a déjà parlé lui-même et a relié cette société, dans le temps, avec celles qui l’ont précédée. D’après lui, l’esclavage a pu naître à l’âge de bronze, a constitué la base économique de la société pendant ce qu’il appelle le “Early Iron Age” (l’âge du Fer ancien) et a été finalement combattu, en Europe, par le système féodal.
13Toutefois une partie des spécialistes se refuse à accepter l’esclavage comme la base économique de cette société et présume l’existence du travail libre à côté de lui. En fait, ces spécialistes s’appuient sur les opinions qu’on a commencé à exprimer dès longtemps, car D. Hume, 1711-1776, était parmi ceux qui dénoncèrent l’exagération du recensement de Démètre de Phalère, lequel avait parlé de 400.000 esclaves à Athènes.46 Observons que cette question divise les savants en deux camps, selon qu’ils sont marxistes, ou non, bien qu’il y ait des exceptions.47 Le tout dernier résumé se trouve chez Westermann qui est lui-même d’avis de ne pas accepter l’esclavage comme base économique de la société grecque : “Nous avons soutenu, tout au long de cette étude, que la pratique de l’esclavage dans les collectivités politiques de la Grèce relevait surtout du domaine artisanal et domestique, et était en conséquence, d’une forme relativement douce”.48
14Quant à la dernière des trois questions que nous avons relevées, celle de la fin de l’esclavage, on doit s’adresser à Westermann49 et lire l’article inachevé de Marc Bloch, intitulé, “Comment et pourquoi finit l’esclavage antique ?”50 Selon Bloch, la fin de l’esclavage, ou sa transformation en servage, prit plusieurs siècles pour se réaliser. La première raison pour le morcellement des latifundia en petites fermes, sur lesquelles le maître établissait ses esclaves comme fermiers, fut l’augmentation de la valeur des esclaves ; car les guerres victorieuses, ramenant des centaines, des milliers d’esclaves, avaient cessé. En conséquence, le recrutement devint de plus en plus difficile et coûteux, “Ce fut alors que [le maître] se tourna vers le régime de la tenure”.51 L’auteur relève d’ailleurs une diminution “très rapide” du nombre des esclaves et pense que ce phénomène aussi influa sur la fin de l’institution. Ce fut dans de telles conditions que “le riche possesseur d’esclaves songea à se procurer le bénéfice d’une charité” en affranchissant ses esclaves, car cet “affranchissement constituait une opération à laquelle les circonstances avaient retiré tout danger, pour ne laisser à découvert que ses avantages”.52 La répartition sur de petits lotissements des esclaves-fermiers, affranchis ou non, constitue ainsi le vidage par “le haut, du réservoir” d’esclaves dont le remplissage “par un afflux à la base” devenait de plus en plus difficile.
15À notre époque, un autre domaine de l’esclavage a été découvert avec les sociétés anciennes de l’Egypte, de la Mésopotamie, etc. Le déchiffrement des hiéroglyphes a donné jour à de très utiles études portant sur l’organisation économique et sur l’esclavage dans ces sociétés. Tandis que des auteurs comme Henri Frankfort53 en parlent comme d’un caractère parmi d’autres, des spécialistes consacrent des travaux particuliers, tels celui de M. Isaac Mendelsohn,54 qui étudie ensemble l’esclavage en Babylonie, en Assyrie, en Syrie et en Palestine, et celui de Μ. B. Siegel.55
16Pour nous, ces études revêtent une importance considérable, car ces civilisations, surtout celle de la Mésopotamie, ressemblent sur beaucoup de points à celle de Harappa et nous peuvent être utiles pour comprendre le mécanisme socio-économique de cette première société indienne, dont on n’a pu encore déchiffrer les sceaux. Prises ensemble, elles permettent de dégager d’importantes conclusions. Par exemple, bien que les spécialistes ne se soient pas montrés unanimes sur le rôle de la religion, plus précisément sur celui du christianisme, dans l’évolution de l’esclavage, nous pouvons, néanmoins, remarquer qu’ils n’accordent plus une importance exagérée à l’élément ethico-religieux et qu’ils nous incitent à ne considérer cet élément que comme un des facteurs devant être pris en considération. On peut observer également qu’aucun des pays anciens n’a reçu cette institution sous une forme toute faite, mais qu’au contraire elle a connu une évolution propre à chacun d’eux et dépendant de ses conditions particulières. D’ailleurs, comme nulle part l’esclavage n’est apparu inopinément, il, n’a pas davantage disparu brusquement, mais s’est peu à peu transformé en d’autres institutions (le servage par exemple) répondant aux nouveaux besoins.
17L’importance de ces résultats, donc, pour les études comme la nôtre, est grande car il n’existe pas, à notre connaissance, de travail considérable concernant la méthodologie de la recherche sur l’esclavage. Nous comptons en profiter non seulement pour notre propre étude mais encore, et en premier lieu, pour examiner les travaux déjà effectués sur l’esclavage dans l’Inde.
Notes de bas de page
1 Franecker, 1740.
2 De nundinatione servorum apud veteros, Lipsiae, 1744.
3 Pour la description de quelques-uns de ces ouvrages, voir, R.P. Jameson, Montesquieu et l’esclavage, Paris, 1911.
4 G. de Cassagnac, cité par H. Wallon, L’Histoire de l'esclavage dans l’antiquité, Paris, 1879, p. xi.
5 ibid., p. xii.
6 ibid., p. xiv.
Bien entendu, Wallon n’est pas le premier à expliquer ainsi l’origine de l’esclavage. Il n’a fait que reprendre une explication avancée plus tôt, car avant lui, Montesquieu en avait tracé les grandes lignes. En fait, ce point de vue avait été élaboré beaucoup plus tôt encore par St. Jean Chrysostome. (Voir W.L. Westermann, The Slave systems of Gk. & Roman antiquity, Phila,. 1955, p. 157)
7 Wallon, op. cit,. p. xiii.
8 Abbé Thérou, Le Christianisme et l’esclavage, Paris, 1841 ; J.H. Moehler, De l’abolition de l’esclavage, Paris, 1841 ; Ces deux ouvrages sont cités par Westermann, op. cit., p. 152.
9 “In his (Wallon’s) view, the eventual realization of the work of the universal emancipation was reserved for Christianity because that cause found its sanction in the sacred law.” (ibid., p. 153).
10 Wallon, op, cit., t. iii, p. 438-9.
11 Westermann, op, cit. p. 152.
12 “...its influence in establishing the modem religious-moralistic assessment of the ancient institution has...been the most harmful and the least challenged. (ibid, p. 152).
13 Ch. Letourneau, L’Evolution de l’esclavage dans les diverses races humaines, Paris, 1897.
14 ibid. p. 490.
15 ibid. p. 491-2.
16 B.J.Siegel, Some methodological considerations for a comparative study of slavery, Am. Anth. t. xxxxvii/3, 1945 p. 357.
17 “We see that there are as many positive as negative cases. So those theorists are wrong, who hold that the taming of animals leads naturally to the taming of men”. (Nieboer, op. cit. p. 262.)
18 “We see that the difference between the slave-keeping tribes and the other pastoral tribes consists in external circumstances. Pastoral tribes have no strong motives for making slaves... These tribes are, “so to speak in a state of equilibrium ; a small additional cause on either side turns the balance...” (ibid. p. 291)
19 “The utilization of slaves is expectable in those societies where labour other than one’s own is profitable, and where free labourers are not available for wages or its equivalent. Furthermore, such labour is first profitable among primitive peoples in societies which have attained a fixed mode of settlement based primarily upon agricultural economy and trade...” (Résumé de Siegel, op. cit. p. 360 ; cf. Nieboer, op, cit., p. 254-5)
20 Siegel, op. cit., p. 362,
21 L.H.Morgan, Ancient Society, Londres, 1877.
22 [The social and civil institutions, inventions and discoveries] “when collated and compared...tend to show the unity of origin of mankind, the similarity of human wants in the same stages of advancement, and the uniformity of the operations of the human mind in similar conditions of society.” (ibid. Calcutta, s.d., p.x)
23 ibid., p. 549.
24 ibid., p. 553.
25 ibid., p. 517.
26 “But his system rests on the unproved supposition that the stage of culture a people has attained to, entirely depends on its technical ability in the arts of subsistence”. (Nieboer, op. cit., p. 167)
27 “We think it is an ugly system, which would sacrifice the ultimate welfare of the human race to a questionable increase of present output”, (ibid. p. 425.)
28 “We are not adherents of the materialistic theory of history...but we may suppose that the division of labour between the several social groups within a tribe, and therefore also the existence or non-existence of slavery, largely depends on the manner in which the tribe gets its subsistence”, (ibid. p. 169).
29 P. Lévy, La Pensée, 66 :1956, p.6
30 Engels, op. cit., Paris, 1954, p. 148.
31 ibid., p. 149.
32 Bien sûr, il y aura encore des esprits pour faire l’éloge de l'idée morale, sinon de la religion, comme facteur responsable de l’abolition de l’esclavage. Voir, R. P. Jameson, op. cit.
33 “...H. Wallon, dans son Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, qui n’a pas encore été remacée...”, Ch. Parain, La Pensée, op. cit., p. 106
34 Paris, 1920.
35 Le Travail dans le monde romain, Paris, 1912.
36 ibid., p. 8.
37 comme celui de M.R.Garaudy : “Il est faux de dire que l’Eglise a combattu l’esclavage”. (La Liberté, Paris, 1956, p. 59)
38 “...christianity, at least in the form under which it became the state religion, never in any way undertook to combat slavery as a principle”. (Slavery in imperial Rome, Sydney, s.d. p. 99). Mais il ajoute : “And here we must admit that a great improvement in the views concerning slavery, a recognition of the human rights of the slaves, is indeed evinced in Christianity...” (ibid., p. 101). Cependant, pour une critique de cette opinion de Kaustky, voir Ch. Hainchelin, Les Origines de la Religion, Paris, 1950, p. 129.
39 op. cit. ch.xxii.
40 Hainchelin, op. cit. p. 132.
41 Londres, 1946.
42 Londres, 1949 et 1955.
43 Thomson, First Philos., op. cit., p. 17, 196-205.
44 Voir son compte-rendu du livre, The Aegeans, dans le Labour Monthly, août. 1949.
45 H’worth, 1942.
46 Hume, Of the populousness of ancient nations, cité par Westermann, op. cit., p. 7.
47 Voir par exemple l’article, “L’Esclavage en Grèce” de C. Mossé, une hélléniste marxiste, publié par La Pensée, 59 :1955, qui répond à un article publié par un périodique marxiste d’Outre-Manche.
48 “It has been maintained throughout this study that the practice of slavery among the Hellenic polities was dominantly of the handicraft and domestic types and was, in consequence, of a relatively mild form”, op. cit., p. 156.
49 op. cit.
50 Annales, Paris, 1947, t. ii :1-2,
51 ibid., no. 1, p. 34·
52 ibid., p. 41·
53 The Birth of civilisation in the near East, Londres, 1951.
54 Slavery in the ancient near East, New York, 1949.
55 Slavery during the 3rd dynasty of Ur, Am. Anth., 1949.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012