Préface
p. I-IV
Texte intégral
1L’indianisme a d’abord pendant longtemps étudié la société indienne presqu’exclusivement d’après les traités théoriques sanskrits, les Dharmaśāstra.
2La société qu’ont observée sur place la plupart des indianistes de la fin du XVIIIe siècle ne pouvait pas leur donner d’emblée une image claire et juste de sa composante spécifiquement “hindoue”, de son fonds propre. Au moins dans les régions tombées les premières sous l’autorité britannique, comme le Bengale, elle était manifestement mêlée d’éléments non-hindous, qui venaient de la dominer au nom ou à la suite de l’Empire mogol, étranger et musulman. L’élément hindou était bien là, massif et distinct, mais d’une structure très compliquée au dedans et d’apparence fermée vers l’extérieur. Il était bien là, évident en importance mais inabordable à l’analyse immédiate Seulement, il était conscient de lui-même ; il avait ses traditions, sa littérature, ses savants, son enseignement classique. On pouvait l’interroger sur son état, sur sa nature, sur les conditions d’origine et de développement qui l’avaient fait finalement ce qu’il était. Il s’imposait même à double titre de l’interroger ainsi, et pour le connaître et pour le gouverner.
3La langue de l’administration musulmane qui, au Bengale, cédait la place à l’administration anglaise était le persan, la même langue qui à travers tout l’Hindoustan s’était établie comme instrument de relations générales courantes car, en dehors du prestige littéraire qui l’avait recommandée, elle avait l’avantage pratique, en des régions de langages divers, d’être toujours connue d’un certain nombre, en sorte qu’un seul interprète pouvait partout servir. Néanmoins le persan ne pouvait ouvrir l’accès qu’à une connaissance superficielle de l’Inde et il ne tarda pas à apparaître que le sanskrit, auquel seuls les savants s’étaient d’abord intéressés, était la clé de la vraie compréhension de l’Inde. Aussi l'Asiatic Society de Calcutta et l’administration anglaise du Bengale se tournèrent elles bientôt vers le sanskrit, ce sanskrit que naguère William Jones lui-même, le fondateur de l'Asiatic Society, avait cru devoir traiter avec dédain en contestant l’intérêt des études d’Anquetil-Duperron.
4On recourut donc aussitôt, avec raison et avec succès, aux pandits de Calcutta. Ceux-ci indiquèrent et expliquèrent leurs livres principaux et, dès 1794, William Jones publiait la traduction de Manu qui était immédiatement accueillie en Europe comme une révélation de la société indienne et retraduite en allemand en 1797. Colebrooke faisait paraître son Digest of Hindu Law en 1801, fondé sur plusieurs textes de droit pratique sanskrit. C’est à Manu surtout qu’en Europe on demanda dès lors régulièrement des informations sur la société indienne, à la fois parce que le texte passait pour plonger dans les origines et parce qu’il était encore en honneur. S’il avait régi l’Inde de la haute antiquité à nos jours, c’était qu’il représentait la norme vraie de l’Inde. C’était en lui et en la littérature à lui apparentée que se trouvaient les données les plus authentiques et les plus spécifiques sur la civilisation indienne et la condition humaine dans l’Inde.
5L’intérêt qu’il suscitait était bien légitime et on ne saurait surfaire l’importance de l’énorme littérature sur le Dharma, le Bon Ordre, littérature qui a vraiment dominé, de sa tradition puissante et maintenue, la vie des peuples de l’Inde et des contrées indianisées. Mais dominer la vie n’est point en rendre compte. La littérature des Dharmaśāstra répond à un idéal officiel constamment poursuivi, mais non par tous et non pas toujours, et dont il convient, dans tous les cas, de déterminer les rapports avec la réalité. Or cette réalité, dans sa forme actuelle, s’observe directement et, dans ses formes anciennes, se révèle par les allusions de la littérature générale.
6A cet égard les textes bouddhiques anciens, les épopées sanskrites, les contes constituent des sources essentielles de documentation. Ayant d’autres objets que de décrire la société, ils l’évoquent sans dessein, par occasion et telle qu’elle est familière au milieu des auteurs et de leur public. Lorsqu’on connaît l’époque de rédaction de ces textes, leurs allusions valent un témoignage historique sur le réel de leur temps. Elles peuvent primer, par leur caractère spontané et leur rapport à une époque, les enseignements théoriques sans référence déterminée. Ceux-ci ne sont pas irréels car, d’une part ils se trouvent nécessairement fondés en partie sur les états de choses existants au moment où leurs principes ont été conçus, d’autre part ils se sont souvent imposés à la pratique effective. Mais leurs possibles desseins de réforme les privent d’une valeur de documents de description ; quand bien même ils auraient pleinement cette valeur, elle serait affaiblie par l’incertitude de l’époque exacte où ils ont été originellement constitués et dont ils constateraient les usages ; enfin l’incertitude règne aussi sur la portée et la localisation, tant régionale que temporelle, de leur application. Leur utilisation pour l’histoire des phénomènes sociaux, pour la recherche des conditions de déroulement de ceux-ci, requiert leur contrôle par les recoupements que peuvent précisément fournir les témoignages fortuits des textes extérieurs à leur école.
7C’est pourquoi les récits qui mettent en jeu des personnages de la vie courante sont si précieux par les allusions qu’ils font aux formes et aux traits de cette vie. Même les contes d’animaux sont utilisables car la société animale fictive qu’on évoque est à l’image de celle des hommes. Toutefois, de pareils contes, dans le Pañcatantra, l'Hitopadeśa et ailleurs, sont aussi difficiles à relier au temps que les Dharmaśāstra.
8Supérieures, quant aux indications qu’elles fournissent, sont les épopées, Rāmāyaṇa et Mahābhārata. Bien que leurs époques, de composition pour le Rāmāyaṇa, œuvre plus unitaire, et de compilation pour le Mahābhārata, soient encore mal arrêtées, leurs données de base sont assignables à un âge relativement ancien, mais postérieur aux premiers essors de la littérature du Dharmaśāstra que le Mahābhārata utilise largement et dont il garantit ainsi l’existence assez ancienne. Surtout, les épopées donnent au cours de leurs récits des indications plus spontanées que celles que le Mahābhārata tire des Dharmaśāstra, et, par conséquent plus significatives de la réalité vivante de leurs siècles. Elles sont riches en données soit originales, soit qui corroborent les Dharmaśāstra mêmes, et ont ainsi deux raisons alternées d’intérêt.
9Supérieures aussi sont les données des textes du canon bouddhique pâli. Même si l’on fait abstraction des données de la tradition et si l’on n’admet pas que leur établissement remonte entièrement au concile de Rajagṛha, tenu aussitôt après le Parinirvāṇa du Buddha, concile où la tradition veut qu’ils aient été récités, du moins des arguments puissants sont en faveur de la formation précoce d’un corps de base du canon. Tout d’abord, Asoka, au milieu du IIIe siècle avant l'ère chrétienne, nomme déjà des textes ; les inscriptions et les figurations de Bharhut, un peu plus tard, se rapportent déjà aux récits traditionels des existences antérieures du Buddha, aux Jātaka canoniques, qui, précisément, abondent en allusions sans calcul à la vie courante de l’Inde ancienne. En outre, les concordances, souvent poussées jusqu’à la correspondance littérale, de nombreux textes du canon pâli des Theravāda avec ceux d’autres sectes qui ne dérivent apparemment pas de la première, garantissent l’existence d’un fonds commun proche des origines.
10Il n’est pas jusqu’au fait que le canon pāli a été conservé précisément en pāli, en moyen-indien, à travers les époques où, le sanskrit devenant langue de relations générales de plus en plus en vogue, la plupart des sectes bouddhiques composaient de plus en plus régulièrement en sanskrit, qui ne soit en faveur de sa fidélité à un fonds ancien.
11M. Dev Raj a donc jugé à bon droit qu’il devait faire porter son enquête pour l’étude de l’esclavage essentiellement sur des sources telles que les textes les plus respectables du canon pâli, ceux du Vinaya et du Sutta, ainsi que sur les épopées.
12Il a dépouillé en outre le riche Arthaśāstra, contrepartie pratique des Dharmaśāstra, et par là vraisemblablement plus proche qu’eux des réalités de la vie courante, bien qu’il soit théorique comme eux. On discute, il est vrai, sur sa date réelle. L’attribution à un auteur de la période historique, Kauṭalya, tenu pour avoir été ministre de Candragupta Maurya, ne l’a pas plus sauvé que les Dharmaśāstra aux auteurs mythiques du soupçon de rédaction tardive, car l’authenticité de l’attribution est souvent rejetée. On doit, en tout cas, admettre qu’il se réfère à une période assez peu éloignée de celle que lui assignerait l’authenticité d’attribution, même si des détails relativement tardifs ont pu y être introduits. Un des arguments majeurs contre l’authenticité a été que les “Chinois” y sont mentionnés sous le nom de Cīna, transcription sanskrite de T’sin, et que ce nom n’a pu être employé qu’après l’unification du pays par le roi de T’sin, Che-Hoang Ti, plus d’un siècle après Candragupta. Mais l’argument n’est pas décisif, attendu que, comme me l’a fait remarquer M. Louis Hambis, le royaume de T’sin existait bien avant d’englober les autres royaumes et était précisément celui avec lequel l’Inde pouvait le plus facilement avoir été en rapports, en sorte qu’il faudrait simplement entendre, comme l’ont d’ailleurs voulu plusieurs auteurs, que Cīna, dans le texte de l’Arthaśāstra, désignait les gens du T’sin, plutôt que les “Chinois” au sens ultérieurement étendu du nom.
13Les témoignages grecs sur l’Inde ancienne, eux bien datés mais fragmentaires et, par là, non toujours décisifs, devaient aussi être critiqués.
14Restera à dépouiller selon la méthode employée ici le canon jain en ardhamāgadhī, à bien des égards parallèle au canon pāli, tâche que M. Dev Raj envisage lui-même et que nous espérons qu’il pourra mener à bien, afin de compléter notre documentation sur une question où les conceptions générales formées sur d’autres données que celles de l’Inde doivent aujourd’hui céder le pas à la constatation des témoignages indiens les plus directs que nous puissions atteindre.
Pondichéry, 25 Septembre 1957. J. Filliozat
Auteur
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