De Her-our à Semnou-Hor
Khnoum face au crocodile
p. 133-149
Résumés
Sur une des colonnes de la grande salle hypostyle du temple d’Edfou est gravé un rituel où le roi sacrifie un crocodile au dieu Khnoum de Semnou-Hor. Cependant, ce sacrifice apparaît comme déplacé : d’une part, à Edfou, le crocodile est une victime habituelle d’Horus et, d’autre part, Khnoum de Semnou-Hor ne semble pas avoir d’affinité particulière avec les sauriens. Dans cet article, nous proposons d’envisager que si cet étrange mariage est le résultat forcé de la position de cette scène dans la salle hypostyle, il n’en est pas moins un ménage heureux, et ce grâce au concours du syncrétisme.
A ritual, engraved on one of the columns of the great hypostyle hall in the temple of Edfu, shows the king sacrificing a crocodile to the god Khnum of Semnu-Hor. However, this sacrifice seems odd: first of all, at Edfu the crocodile is usually a victim of Horus, and secondly, Khnum of Semnu-Hor does not seem to have any particular affinity with reptiles. In the present paper we would like to show that, even if this strange union is the forced result of the position of this scene in the hypostyle hall, it is nonetheless a happy marriage thanks to the help of syncretism.
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Mots-clés : grammaire du temple, procession géographique, rite spécifique, syncrétisme, Her-our
Keywords : grammaire du temple, geographic procession, specific rite, syncretism, Her-wer
Texte intégral
1Dans un article sur le sacrifice du crocodile, Penelope Wilson1 évoque succinctement la scène représentée sur une des colonnes de la grande salle hypostyle du temple d’Edfou (fig. 1)2. Si le rite en lui-même ne présente rien de particulier, la divinité pour laquelle il est réalisé intrigue l’autrice. En effet, à Edfou, le sacrifice du crocodile est généralement réservé au dieu Horus, maître du temple3. Or, dans ce cas bien particulier, le récipiendaire est Khnoum seigneur de Semnou-Hor, ville située au nord du Fayoum et présentée par les textes géographiques contemporains comme la capitale de la XXIe province de Haute Égypte4. Rien ne semble cependant lier ce dieu à cette pratique rituelle. Or, l’un comme l’autre sont parfaitement à leur place et les hiérogrammates ont usé de leur science pour les accommoder ensemble.
1. Présentation du paradoxe : circulation parmi les rites
1.1. Explication de l’agencement géographique
2La scène qui nous occupe s’inscrit dans un ensemble de tableaux figurés sur les fûts des colonnes de la grande salle hypostyle du temple d’Edfou. Ceux-ci constituent une procession de rites dits « spécifiques », géographiquement ordonnée selon les provinces d’Égypte5.
3La salle où est gravée cette scène voit son plafond soutenu par douze colonnes, équitablement réparties de part et d’autre de l’allée centrale nord-sud en trois paires de colonnes (fig. 2). Il existe plusieurs manières de désigner ces supports : j’utiliserai ici un système de trois lettres désignant respectivement la moitié de la salle (est ou ouest), la position de la paire (centrale, médiane ou latérale) puis de la colonne elle-même dans la paire (nord ou sud). Par exemple, la colonne nord de la paire centrale ouest est désignée par le code OCN.
4Chaque fût présente lui-même quatre tableaux disposés symétriquement par rapport aux axes nord-sud et est-ouest. Chacun d’eux sera donc désigné par sa position cardinale NE, NO, SE ou SO. On retrouve ainsi une représentation de sacrifice de l’oryx sur les tableaux EMN-NE et ELS-NE. Les quatre colonnes centrales font exception car elles ne présentent que trois tableaux, le premier couvrant toute la moitié du fût visible depuis l’allée centrale tandis que les deux autres, tournés vers l’extérieur, occupent chacun un quart de la surface (voir le schéma des positions et des textes en fig. 2).
5L’organisation des scènes suit alors le même modèle que dans la cour péristyle. Les provinces de Haute Égypte dans l’aile est se succèdent selon l’ordre canonique et se répartissent sur les tableaux de cette manière : on progresse de la paire centrale vers la paire latérale en commençant par la colonne sud de chaque paire suivie de la colonne nord : ECS, ECN, EMS, EMN, ELS, ELN. Sur chaque colonne, les tableaux se lisent du sud vers le nord, moitié ouest puis moitié est : SO, NO, SE, NE.
6Il faut alors tenir compte du fait que les scènes centrales ECS‑O et ECN‑O sont mises en avant à cause de leur lien avec le dieu du temple, de même que la scène concernant la province de Dendara, dont la mythologie est étroitement liée à celle d’Edfou, située en ECN-NO, avant les scènes de la province de Coptos. D’ailleurs, cette organisation est manifeste pour cette dernière province qui possède deux tableaux, un pour Qous et l’autre pour Coptos : le premier situé en EMS-NO et le suivant en EMS-SE. Il en va de même pour la province d’Abydos, qui est dédoublée, avec Abydos en EMN-SO, et This en EMN-NO.
7Concernant la Basse Égypte, si on reproduit cette circulation autour des colonnes pour l’aile ouest, les provinces apparaissent sans ordre ; la seule exception étant celle de Memphis qui, à l’instar d’Éléphantine pour la Haute Égypte, apparaît toujours en tête. L’ordonnance de la région du Delta se construit en réalité en fonction des rites et selon une certaine symétrie par rapport à ceux représentés pour la Vallée.
8Dans cette organisation, Khnoum de Semnou-Hor, dieu de l’avant-dernière province de Haute Égypte, se trouve à sa juste place en ELN-SE, pénultième tableau de la série est. Ainsi, dans le paradoxe du sacrifice du crocodile relevé par P. Wilson, le dieu bélier et sa localité, voire sa province, ne semblent avoir aucune incidence. C’est donc le sacrifice lui-même qui pose problème. Il paraît naturel de comparer en premier lieu les autres rites spécifiques que reçoit ce dieu ; cependant nous n’en connaissons qu’un seul exemple, gravé dans la cour péristyle du temple d’Edfou. Or, dans ce texte, Khnoum de Semnou-Hor reçoit l’onguent-médjet6, ce qui est plutôt éloigné de la destruction des ennemis. Mais avec ces seuls éléments de comparaison, il reste impossible de confirmer lequel de ces deux rites est spécifique et pour quelles raisons.
1.2. Enchaînement des rites spécifiques et jeux de symétries
9Contrairement à la procession de la cour péristyle, qui n’a qu’un seul axe de symétrie possible – l’allée centrale nord-sud –, la grande salle hypostyle dispose de multiples axes. Ceux-ci permettent alors de construire des jeux de miroirs faisant intervenir plus de deux provinces, mais aussi d’établir des relations au sein d’une même série.
10Il serait fastidieux et improductif de mettre en évidence toutes ces constructions, aussi nous nous concentrerons directement sur le sacrifice du crocodile et les raisons de sa présence. Pour Dieter Kurth7, le lien est simplement établi entre Khnoum de Semnou-Hor en ELN-SE et Amon-Rê de la province de Neith-du-Sud en OLN-SO, lesquels sont en effet présentés tout deux comme des combattants : le premier reçoit le sacrifice du crocodile ; le second l’offrande de l’arc et de la lance8. L’auteur propose également de faire un rapprochement entre ces dieux grâce à l’animal sacré qu’ils ont en commun, le bélier. Cette dernière hypothèse est néanmoins difficile à admettre dans l’immédiat puisqu’ici Amon-Rê n’est pas représenté sous une forme criocéphale mais hiéracocéphale et coiffé du pschent.
11On peut cependant ajouter d’autres symétries qui concernent toutes des rites de nature violente. Selon une symétrie nord-sud, le sacrifice du crocodile répond au sacrifice de l’oryx réalisé pour Horus de Hébénou en ELS-NE9. Un quatrième rite s’ajoute aux trois précédents : le massacre d’Apophis perpétré pour Hormerty en OLS-NO10 ; celui-ci se présente symétriquement à l’ouest du sacrifice de l’oryx et au sud de l’offrande de l’arc et de la lance.
12On peut mentionner en outre deux autres rites, eux aussi violents, symétriques selon l’axe nord-sud mais également liés aux autres par des translations. En premier lieu, on trouve un second sacrifice de l’oryx pour Ânty ou Nemti de la province de la Montagne de la Vipère en EMN-NE11, soit sur la colonne en diagonale de celle où est réalisé le même rite pour Horus de Hébénou. Ensuite, dans l’aile ouest, le ligotage des Asiatiques est effectué devant Sopdou de la province d’Orient en OMN-NO12, également en diagonale du massacre d’Apophis pour Hormerty. Enfin, sans contrepartie symétrique mais dans la même zone que tous ces rites, on trouve en OLN-SE, le massacre de l’hippopotame pour Horus fils d’Isis13.
13Il est aisé de trouver une justification pouvant étayer la relation que tous ces rites entretiennent avec la divinité pour laquelle ils sont réalisés : par exemple, le sacrifice de l’oryx d’une part concerne Horus de Hébénou, dieu faucon dont la province a pour emblème cette antilope chevauchée par un rapace. D’autre part, le second dieu intéressé, Ânti, voit son nom écrit dans le texte de la procession qui nous occupe, au moyen d’un hiéroglyphe représentant un faucon juché sur un bucrane, une image proche de celle de l’Horus précédent. De son côté, Hormerty est ici opposé à Apophis, mais on le retrouve face à Seth, autre grand adversaire de la création, dans la procession de la cour péristyle du temple d’Edfou14. Sopdou, le dieu le plus oriental, est naturellement confronté aux Asiatiques tandis qu’Amon-Rê chasse les ennemis à l’arc et à la lance. Enfin, Horus, et tout particulièrement Horus d’Edfou, est l’ennemi traditionnel de l’hippopotame séthien15.
14On ne saurait cependant trouver une raison qui fasse le lien entre le crocodile et Khnoum de Semnou-Hor. Dans le cadre de tous ces rites violents liés à la destruction des ennemis, le sacrifice du saurien a tout à fait sa place et n’a donc également aucune incidence sur le paradoxe évoqué. Tout repose donc sur le lien entre le rite et le dieu ; de cette façon, le problème contient en réalité sa propre solution.
2. Résolution du paradoxe : circulation des fonctions divines
15La clé se trouve dans l’identité de la victime. En effet, si le sacrifice du crocodile a bien sa place dans notre procession de la grande salle hypostyle, n’importe quel autre animal séthien, comme l’âne ou la tortue, aurait tout autant convenu puisque nous avons établi qu’il n’y avait pas de lien entre la victime et le dieu.
16Pour P. Wilson16, la raison du choix du crocodile s’appuie sur un rapprochement étroit entre le dieu Khnoum, représenté dans notre scène, et le dieu bélier d’Éléphantine. Elle présente en effet un passage d’Hérodote dans lequel l’historien déclare que le reptile, autrement objet d’un culte en Égypte, n’était pas sacré dans la ville d’Éléphantine17. En ce lieu, où l’on vénérait également un autre dieu Khnoum, cet animal était même chassé et sa chair consommée. Elle note ainsi que le crocodile reste toujours un animal dangereux, surtout lorsqu’on navigue sur le fleuve dans des embarcations légères, notamment dans la région de la cataracte. Mais ce constat ne peut pas servir d’explication puisqu’il n’est nullement question d’Éléphantine dans notre scène.
17L’autrice note toutefois la présence de trois toponymes dans les épithètes du dieu bélier : « seigneur de Semnou-Hor », « seigneur de Néférousy » et « seigneur de Her-our »18. Elle relève également que le massacre du crocodile se trouve associé à la dernière localité sur la statue de Djedhor le Sauveur. Et en réalité, toute la clé de l’affaire se trouve dans cette simple remarque.
18Her-our et Néférousy sont deux villes voisines de Moyenne Égypte, situées à près de 200 km au sud de Semnou-Hor19. Leur localisation exacte est inconnue mais il est possible de circonscrire une zone. Elles sont en effet régulièrement mentionnées dans les tombes de Béni Hassan20 tandis que deux statues d’un maire de Néférousy et de sa femme, chanteuse divine à Her-our, ont été mises au jour dans le petit village de Balansoura, en bordure du désert libyque à hauteur de la nécropole21. Rapprochées de nombreux autres monuments mettant en lien ces villes avec Hermopolis Magna22, ces attestations permettent de proposer une localisation entre le Nil et le Bahr Youssef, à une quinzaine de kilomètres au nord de cette dernière ville, sur le territoire de l’ancienne province de l’Oryx23. Cette proximité traditionnelle avec Hermopolis rend exceptionnelle la présence des épiclèses « seigneur de Her-our » et « de Néférousy » chez Khnoum de Semnou-Hor. En effet, l’établissement d’une relation entre ces deux régions n’existe qu’à travers cette seule procession géographique. Le choix d’une telle association n’est donc pas le fruit d’une tradition séculaire, mais bien une construction ponctuelle destinée à servir un but précis : faire ici le lien entre un dieu et un rite.
19Si Néférousy est plutôt liée à la déesse Hathor, Her-our est en revanche un très ancien lieu de culte consacré à un dieu Khnoum. Celui-ci est relativement présent dans la documentation et a eu des fonctions aussi nombreuses que variées au cours de son existence. Ses premières apparitions le lient à la naissance du roi, qu’il s’agisse de sa naissance physique à travers les scènes de théogamie24 – où son corps est modelé sur un tour de potier – ou de sa naissance en tant que roi en relatant son couronnement25. Notons en outre que Khnoum de Her-our est également présent dans la mythologie osirienne, faisant partie de l’« Ogdoade abydénienne ». Cette appartenance est indiquée dans la stèle du Caire CGC 3400726, dans les formules des tribunaux propres aux Textes des sarcophages27 et dans le « petit hymne à Osiris » – autrement nommé « hymne géographique à Osiris »28 –, où Her-our est évoquée.
20Enfin, en plus de ses fonctions dans la mythologie royale, Khnoum de Her-our est également présenté comme une figure protectrice dans différents textes magiques. Dans les papyri Leyde I 34829 et Turin CGT 5405030, datés respectivement de la XIXe et de la XXe dynasties, Khnoum de Her-our est invoqué afin qu’il octroie une amulette ou un charme magique pour la sauvegarde du patient.
21Cependant, le rôle protecteur le plus important de ce dieu est celui qu’il joue sur les stèles – ou cippes – d’Horus sur les crocodiles à travers les formules magiques et les vignettes à fonction apotropaïque que portent ces monuments31. L’exemple donné par Wilson est un de ces objets, la statue guérisseuse de Djedhor le Sauveur32, conservée au Caire (JE 46341). On peut lire sur celle-ci une formule qui relate l’injonction proférée par le dieu Khnoum de Her-our contre un être malfaisant :
22Nḥm~n⸗j nm.t⸗k Sbj jnk Ḫnmw nb Ḥw.t-wr.t. S(ȝ)w tw m wḥm nkn⸗k m sn-nw sp ḥr-nn jr~n⸗k m-bȝḥ Psḏ.t ʿȝ.t
J’ai stoppé ta progression, Rebelle, car je suis Khnoum seigneur de Her-our33 ! Prends donc garde de ne pas reproduire tes dommages une seconde fois car tu as déjà méfait devant la Grande Ennéade !
23L'autrice semble laisser entendre que cette formule est anecdotique, mais il s’agit en réalité d’un passage assez fréquent sur les stèles d’Horus sur les crocodiles, à condition que celles-ci soient d’une taille suffisante pour porter une grande quantité de textes.
24Ce passage apparaît de plus très tôt dans l’histoire de ces stèles. Selon la classification établie par Heike Sternberg-el-Hotabi34, notre formule apparaît dès la Frühphase I, qui s’étend de la fin de la XVIIIe dynastie à la XXe dynastie, c’est-à-dire la toute première phase du développement de ces objets, et se retrouve jusqu’à la Späte Hochphase, entre 180 et 30 av. J.-C.
25Parmi les exemples connus, voici quelques monuments sur lesquels cette formule est inscrite, en fonction de leur datation :
26Frühphase I – fin XVIIIe-XXe dynasties
Caire CGC 9403 [CG03]
27Frühphase II – XXIe-XXVIe dynasties
Boston MFA 05.90 ; Paris Louvre AF 12690
28Mittelphase – XXVIe-XXIXe dynasties
Caire CGC 9411 ; Caire MSA 379 ; Chicago OIM 10638
29Mittelphase-Frühe Hochphase
Moscou I.1.a 5319
30Frühe Hochphase – 380-280 av. J.-C.
Caire CGC 9402 ; Caire JE 41677 ; Caire JE 46341 (statue de Djedhor) ; Chicago OIM 16881 ; Londres BM EA 37256 ; Naples 1065 ; New York BMA 60.73 ; New York MMA 50.85 (stèle de Metternich) ; Paris Louvre E 20008 ; Turin CGT 3031 ; Vienne ÄS 40
31Mittlere Hochphase – 280-180 av. J.-C.
Caire CGC 9409 ; Paris Louvre E 20018
32Späte Hochphase – 180-30 av. J.-C.
Paris Louvre AF 12674
33Dans toutes ces versions, qui diffèrent très peu les unes des autres, le dieu déclarant la mise en garde est toujours nommé Khnoum seigneur de Her-our. La formule, assez explicite, s’adresse à ce qui doit être une sorte de démon appelé « Rebelle » ; ce dernier est invité à reculer sans quoi il risque d’être puni, voire détruit, en réponse à un précédent acte malveillant perpétré devant l’Ennéade des dieux. L’identité révélée du dieu protecteur semble être ici un argument suffisant pour convaincre le Rebelle de tourner les talons, montrant que Khnoum de Her-our intervient souvent lors d’agressions de cette nature.
34Le mot employé pour désigner le Rebelle est sbj35, lequel mot a pour déterminatif habituel un ennemi humain, les coudes attachés dans le dos ou portant les mains à son crâne saignant. Toutefois, et ce dès la Frühphase I, sbj peut être déterminé par un signe représentant un crocodile, en long, la tête tournée ou avec la queue repliée.
35CGC 9403
36JE 46341
37OIM 16881
38BMA 60.73
39E 20008
40L’emploi de ce déterminatif montre que l’adversaire de Khnoum de Her-our prend l’apparence d’un crocodile. Cet aspect se retrouve également dans le papyrus magique de Turin CGT 5405036 que nous avons déjà évoqué pour la présentation du rôle de dieu magicien de Khnoum de Her-our. Ici, un dieu bélier homonyme, mais dépourvu d’épiclèse géographique, est également opposé à un saurien nommé Sobek, un nom proche du mot sbj, « rebelle ».
41(r° 2, 9-10) Jw⸗j (r) sḥr ḫ.t nb(.t) bjn(.t) ḏw(.t) nty(.t) jjy r ḥȝy r Ḏw ms(w)~n P.t (…) mj nḥm(⸗w) sw H̱nmw m-ʿ Sbk
J’éloignerai toute chose mauvaise et néfaste qui est venue pour s’abattre sur Untel né d’Unetelle (…) comme Khnoum l’a sauvé du crocodile/Sobek.
42Si on ne trouve rien dans cette séquence qui précise l’origine géographique de Khnoum, le nom de Her-our apparaît toutefois à la ligne 12 du papyrus. Ce seul exemple ne permet cependant pas de confirmer l’antagonisme entre Khnoum de Her-our et le crocodile.
43En revanche, il existe un indice supplémentaire de ce conflit sur les stèles d’Horus sur les crocodiles. En effet, parmi les vignettes qui illustrent ces objets, plusieurs représentent différentes divinités harponnant des crocodiles. L’une d’elle figure ainsi un dieu bélier dans cette posture, souvent accompagné d’une déesse hippopotame associée à différents objets : couteaux et signes de protection sȝ ou šn37 (voir fig. 3a-b). Les monuments qui présentent des vignettes sont moins fréquents que ceux gravés des seules formules, et parmi le vaste corpus de ces miniatures, la scénette que nous venons de décrire n’est pas une des plus fréquentes38. En outre, elle est également assez peu souvent légendée, indépendamment de la qualité du monument qui la supporte : sur la stèle de Metternich et sur la grande stèle du Caire CG 9402, par exemple, elles ne le sont pas. On peut estimer le nombre des vignettes du dieu bélier sauroctone légendées entre un tiers et la moitié du corpus. Toutefois, parmi celles présentant des hiéroglyphes, le nom du dieu bélier qui nous est donné est toujours Khnoum seigneur de Her-our ; la déesse hippopotame, elle, est désignée par l’expression Nw.t wr.t msw.t nṯr.w, « Nout la vénérable qui a enfanté les dieux39 ».
44Nous avons donc ici la représentation figurée de la formule que nous avons donnée plus haut. Cette vignette est cependant un peu plus récente que le texte qu’elle illustre, apparaissant durant la Frühphase II, de la XXIe à la XXVe dynastie, et les légendes qui les accompagnent le sont encore plus, n’apparaissant que durant la Frühe Hochphase, de 380 à 280 av. J.-C. Enfin, s’il arrive qu’un même objet magique porte à la fois la formule et la vignette, légendée ou non, cela ne représente pas la majorité des cas. L’association entre le dieu bélier sauroctone de la vignette et le Khnoum seigneur de Her-our de la formule est donc récente, mais toujours contemporaine du sacrifice du crocodile de la grande salle hypostyle d’Edfou : c’est donc naturellement que le dieu de la vignette a été identifié à Khnoum de Her-our et non, par exemple, à celui de Semnou-Hor.
45Ces quelques exemples montrent la relation étroite, conflictuelle et assez ancienne qu’entretiennent Khnoum de Her-our et le crocodile, bien que ce dernier ne soit pas le seul dieu qui puisse être sollicité pour faire face au redoutable saurien. Mais son choix pour apporter son expertise au novice Khnoum de Semnou-Hor s’explique simplement par leur nature commune : pour reprendre le modèle de Platon appliqué par Erik Hornung40, tous deux possèdent le même ὄνομα (onoma, « nom »), le même εἴδωλον (eidôlon, « aspect ») et le même λόγος (logos, « discours, fonction »). Cette proximité permet une fusion efficace des deux figures divines pour s’opposer à l’ennemi nécessaire au lieu imposé41.
Conclusion
46Ce sacrifice est particulier car le problème qu’il pose, et la solution qui permet de le résoudre, ont pour source la circulation ; d’un côté, entre les rites disposés autour des colonnes de la grande salle hypostyle et de l’autre, entre les fonctions divines. En effet, l’organisation des rites dans la moitié est de la salle dépend simplement de la succession canonique des provinces de Haute Égypte. Selon cet agencement, la position en ELN-SE, c’est-à-dire l’avant-dernière de cette série, ne peut être occupée que par la XXIe province, celle de Khnoum de Semnou-Hor. À ce système se superpose l’organisation des rites eux-mêmes, laquelle est régie par un système plus complexe de symétries et de translations. Il résulte de ces règles de spatialisation la nécessité, entre autres, de trouver un rite en lien avec des ennemis – ou le combat de manière plus générale – en ELN-SE. Le problème soulevé par P. Wilson résulte de l’inadéquation entre le dieu de la province et le rite violent que chacun des deux modes d’agencement des tableaux, géographique et symétrique, imposent à un même locus.
47C’est le choix du crocodile comme victime et pas d’une autre forme de l’ennemi qui permet de faire correspondre entre elles les pièces, malgré la rupture de la tradition du temple d’Edfou d’en faire la proie privilégiée du maître des lieux, Horus. Cette résolution nécessite cependant l’introduction d’un tiers-élément. En effet, nous avons vu que la victime du rite en ELN-SE n’implique pas nécessairement qu’il s’agisse d’un crocodile : un âne, un taureau ou une tortue aurait tout aussi bien convenu. Mais le problème de l’adéquation avec le dieu somme toute pacifique, Khnoum de Semnou-Hor, serait resté entier. C’est l’existence d’un dieu identique dans son nom, son aspect et ses fonctions à celui de Semnou-Hor, mais aussi et surtout acteur d’un ancien conflit l’opposant au crocodile, qui a conduit à ce choix de rite. Khnoum de Her-our, dieu bélier de Moyenne Égypte, est présenté par différents documents, papyri et stèles magiques, comme souvent confronté au féroce reptile. L’ajout des épithètes de Khnoum de Her-our à celles de son homologue de Semnou-Hor permet de conférer au second la fonction de destructeur de crocodile originellement détenue par le premier dieu.
48Par cette circulation des rôles divins qu’induit la similarité des dieux concernés, il est désormais possible d’établir une cohérence entre le rite violent et le dieu de la province que réunissent sur un même tableau les deux modes de construction, géographique et rituel, régissant cette procession.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Wilson 1997, p. 187.
2 Edfou III, 287, 6-11.
3 Toutefois, il est possible de considérer qu’en tant que maître du temple, Horus d’Edfou est en quelque sorte assimilé à toutes les divinités représentées. Cette éventualité ne répond cependant pas entièrement au problème.
4 Yoyotte 1961, p. 80-96.
5 Sur ce type de processions géographiques, voir l’article de L. Medini dans ce volume.
6 Edfou V, 184, 11.
7 Kurth 1983, p. 332.
8 Edfou III, 256, 10-257, 2, pl. LXXVI. Voir Dhennin 2016, p. 125-132.
9 Edfou III, 282, 16-283, 2, pl. LXXVII.
10 Edfou III, 252, 2-9, pl. LXXVI.
11 Edfou III, 278, 6-11, pl. LXXVII.
12 Edfou III, 247, 2-7, pl. LXXVI.
13 Edfou III, 257, 13-18, pl. LXXVI.
14 Edfou V, 90, 1-12, pl. CXIV.
15 Voir notamment l’interdit de la province d’Edfou dans le Grand Texte géographique d’Edfou : Edfou I, 337, 13.
16 Wilson 1997, p. 187
17 Hérodote, Histoires II, 69.
18 Nb Smnw-Ḥr : Edfou III, 287, 10 ; nb Nfr⸗w-s.y : Edfou III, 287, 11 ; nb Ḥr-wr : Edfou III, 285, 9 (il s’agit de l’inscription du bandeau au-dessus du soubassement de la colonne).
19 Sur ces deux localités, voir Ferreres 2017, p. 48-86.
20 Newberry 1891, p. 31 et 85, pl. VII, IX, XIII et XV-XVII ; Newberry 1892, p. 31, pl. IV-V, VII, XII-XVIII, XXXI et XXXVI.
21 Daressy 1918, p. 53-57.
22 À titre d’exemple, voir la stèle CGC 20025 (Lange Schaffer 1902, p. 29-30), la Grande Inscription du Spéos Artémidos, col. 22 (Allen 2002, pl. 2), la stèle triomphale de Piânkhy, l. 6-7 (Grimal 1981, p. 18-19) et le tombeau de Pétosiris (par exemple Lefèbvre 1923-1924, 2e partie, p. 57, inscriptions 61 et 81 ; 3e partie, p. 17 [index]).
23 Toutefois, cette appartenance à la province de l’Oryx disparaît durant la XIIe dynastie, aussi le vis-à-vis des scènes des XVIe et XXIe provinces de Haute Égypte dans cette procession ne saurait justifier la présence de Her-our et de Néférousy dans les épithètes de Khnoum de Semnou-Hor.
24 Voir les exemples d’Hatchepsout à Deir el-Bahari dans Naville 1896, pl. XLVIII-XLIX et XL, ainsi que dans le mammisi d’Edfou : Chassinat 1910, p. 17, 13-18, 2.
25 Le dieu assiste à l’allaitement du roi par la déesse Nekhbet dans les temples bas de Sahourê et de Pépi II : Borchardt 1981, pl. 18 ; Jéquier 1938, pl. 32-33.
26 Mariette 1880, pl. 31 ; Lacau 1909, p. 13-15 ; Jéquier 1920, p. 409-417 ; Urk. IV, 99, 3-100, 7 ; Hofmann 2004, p. 132-140.
27 Formule 337 : CT IV, 331a, 332b-c
28 Franke 2003, p. 96-98 (Hymn to Osiris I).
29 Borghouts 1971, p. 24, pl. 11.
30 Roccati 2011, p. 24 et 163-164.
31 Sur ces monuments, voir Kákosy 1980.
32 Jelínkova-Reymond 1956, p. 48-49 et 54-55.
33 Sur les graphies Ḥr-wr et Ḥw.t-wr.t de Her-our, voir Ferreres 2017, p. 49-60.
34 Sternberg-el-Hotabi 1999, p. 5.
35 Wb IV, 87, 14-88, 7.
36 Rocatti 2011, p. 23-24.
37 Parfois, cette déesse hippopotame est remplacée par une forme de Sekhmet ; voir par exemple Jelínkova-Reymond 1956, p. 25.
38 Contrairement, par exemple, aux nombreuses représentations d’un faucon sur le dos d’un oryx ; voir Ferreres 2017, p. 188‑192.
39 Voir par exemple Jelínkova-Reymond 1956, p. 22 et 68.
40 Hornung 1973, p. 55.
41 Selon la même idée, Khnoum de Her-our et de Semnou-Hor sont également tous deux des potiers créateurs : voir par exemple Urk. IV, 223, 6-7 pour le premier et de Morgan 1895, p. 257 et 894 pour le second.
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