Conclusion
p. 325-328
Texte intégral
1C’est la modestie même de l’objet de cette étude qui en fonde l’intérêt et la portée générale. Il est sans doute des dizaines de confréries sur le territoire égyptien à avoir une histoire proche de celle de la Ḥāfiẓiyya, branches autonomes de traditions confrériques nationales ou internationales, qui semblent n’être rien de plus que des groupements familiaux et routiniers. Nous avons pourtant montré que leur identité est rien moins que simple, irréductible en tout cas à la perpétuation ad nauseam d’enseignements banalisés par l’influence de leur environnement, alors même que ce milieu fut, dans sa profondeur diachronique, façonné par le phénomène confrérique. Ces confréries prolongent les traditions prestigieuses dont elles sont les modestes fruits, et l’étude comparative des textes, des pratiques et de la mémoire collective rend possible l’aperception des accommodements et des transactions qui laissent parler d’une tradition vivante et non d’un corps mort offert aux dissections des maîtres d’anatomie.
2Nous possédons peu de données sur ce niveau local du soufisme : seule une enquête de très grande ampleur, village par village, quartier par quartier dans les bourgs et les villes, pourrait suggérer leur nombre, leurs caractéristiques et leurs manières originales de mettre en rapport tradition confrérique et identité locale. À défaut, des essais monographiques comme celui-ci peuvent proposer des chemins à frayer pour faire avancer l’analyse de cette infrastructure fondamentale du soufisme égyptien. Appelons donc de nos vœux d’autres enquêtes de ce type, conduites avec de meilleurs outils sociologiques et anthropologiques, des sources plus étendues et une meilleure connaissance du soufisme et de l’histoire de l’Égypte.
3ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī naquit à ʿUnaybis, dans une famille modeste de ce village de Haute-Égypte, relativement important, dominé par les tribus Hawwāra. Il étudia à l’école coranique du village, puis auprès des oulémas de Ṭahṭā, avec quelque succès. Ce fut pendant ces années d’enfance qu’il découvrit le soufisme, au demeurant inséparable de la pratique canonique de l’islam, qui informa les lignes directrices de sa vision du monde. Il descendit assez jeune au Caire, comme il était d’usage, pour étudier à la prestigieuse mosquée d’al-Azhar, et suivit le cursus ordinaire. Il étudia les droits malékite et chafiite, les fondements du droit selon le rite chafiite, la théologie, l’arabe, le commentaire coranique et les Traditions. Il reçut en complément l’initiation à la Ḫalwatiyya de la main du cheikh Ismāʿīl Ḍayf, disciple d’Aḥmad al-Dardīr. Il partit s’installer un an au village d’al-Muḥarraqa, invité par des étudiants, dans les années 1850 ou 1860. Cet événement clef de l’hagiographie du cheikh est tout à la fois le produit de la volonté d’Ismāʿīl Ḍayf de diffuser sa confrérie en installant un ḫalīfa en province, l’action des notables et de la population locale, de la volonté divine exprimée par le truchement d’un rêve et sanctionnée par l’autorité de son cheikh. La tradition orale l’a transformé en acte de naissance de la Ḥāfiẓiyya, le moment où Ismāʿīl Ḍayf reconnut la supériorité spirituelle de son disciple. Le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ s’installa au village où il s’attacha à l’éducation religieuse de ses habitants et à la diffusion de la Ḍayfiyya jusqu’aux villages du Delta. Jusqu’à sa mort en 1886, il ne rompit jamais le contact avec Le Caire, où il continua de fréquenter les milieux azhariens. Il accéda localement, par le mariage et les dons, à la notabilité. Ces deux héritages symbolique (la baraka) et matériel (une structure confrérique déjà en place et la notabilité) constituèrent un capital social à l’origine des trajectoires sociales de ses descendants au xxe et au xxie siècle.
4ʿAbd al-Ḥāfiẓ ne fonda pas de confrérie. L’autonomisation se fit progressivement, jusqu’aux années 1920, lorsque la Ḥāfiẓiyya se dota d’une silsila et les fils de ʿAbd al-Ḥāfiẓ, qui occupaient les positions de cheikhs de la confrérie, cessèrent de relever de la Ḍayfiyya. La Ḥāfiẓiyya, qui n’était qu’une branche locale de la Ḍayfiyya, en vint alors à revendiquer l’héritage du cheikh Ismāʿīl Ḍayf sur un pied d’égalité. Nous avons été amené à parler d’un âge d’or entre les années 1920 et 1970, eu égard à l’expansion territoriale de la confrérie, l’éclosion de nouvelles formes de sainteté et, d’un point de vue sociologique, l’évolution des trajectoires sociales et l’entrée dans le jeu politique. Parler d’âge d’or implique, logiquement, un déclin, ou du moins des transformations profondes ; mais si l’on observe en effet un recul territorial, une influence moins profonde dans le markaz d’al-ʿAyyāṭ, la confrérie continue à occuper une place importante dans la société locale et ne représente pas vraiment une organisation traditionnelle affrontée à la modernité égyptienne contemporaine : elle y participe et s’y adapte sans qu’une disparition ou une résurgence ne soient prévisibles.
5Les pratiques religieuses de la Ḥāfiẓiyya seraient incompréhensibles si l’on ne considérait pas en regard la tradition écrite et la transmission initiatique reliant la Ḥāfiẓiyya à la tradition ḫalwatī-e qui remonte au moins jusqu’à al-Ḫānī ou, à défaut d’être incompréhensible, elles apparaîtraient d’une affligeante banalité. L’initiation et la prise de pacte, les litanies, les ḥaḍra-s, les pèlerinages, les visites et le service du cheikh demandaient donc à être considérés à la fois d’un point de vue sociologique et historico-comparatif. Plus qu’une vague généalogie spirituelle ou l’adhésion à une entité administrative centrale, ce qui unit les confréries de la Ḫalwatiyya est une tradition littéraire et initiatique vivante, au-delà des identités relationnelles, voire segmentaires, qu’elles se reconnaissent mutuellement.
6L’étude de la Hidāyat al-rāġibīn offrait un remarquable instantané des enseignements de la « seconde vague » de la Ḫalwatiyya1 au xixe siècle : la description du cheminement spirituel, l’ascèse et la remémoration, sont toujours plus étroitement rapprochées de l’adab, l’éthique sociale et spirituelle qui règle les rapports du disciple avec son cheikh, les autres soufis et lui-même dans son propre corps. Au cours d’un xixe siècle de synthèse des héritages traditionnels plutôt que de réforme, les œuvres du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ donnent un aperçu de la production d’un savant soufi assez ordinaire, mais elles ne sont pas d’un copieur servile : elles révèlent plutôt une nouvelle étape de l’évolution de la Ḫalwatiyya.
7La Hidāyat al-rāġibīn joue depuis un siècle et demi un rôle central dans la Ḥāfiẓiyya : elle est un maillon de la chaîne vivante qui relie le groupe local et la tradition ḫalwatī-e ; par les lectures et les médiations dont elle fait l’objet, elle structure l’expérience confrérique et spirituelle. Le rapport majoritaire à ce texte est pratique, au détriment des aspects plus théoriques et conceptuels, plutôt al-Ḫānī à travers al-Dardīr qu’al-Ḫānī avec al-Dardīr, même s’il fait par ailleurs l’objet de lectures ésotériques plus approfondies parmi les disciples les plus avancés. Même lorsqu’elle n’est pas lue, l’œuvre demeure présente comme un patrimoine de la confrérie qui en atteste et soutient l’identité.
8Cette œuvre fut historiquement rédigée pour un public d’étudiants azhariens et l’université d’al-Azhar était au xixe siècle un lieu central de diffusion des idées soufies et ḫalwatī-es en particulier. La massification de l’enseignement à al-Azhar à cette époque y contribua puissamment2 : cette masse d’étudiants au niveau parfois peu glorieux forma ensuite un large corps de diffuseurs, ou d’intermédiaires culturels, cheikhs de confrérie ou demi-lettrés, qui furent les agents de la répercussion dans toute l’Égypte de cet islam soufi et lettré. Ces idées généralement partagées furent reçues localement, dans l’esprit des disciples de ces cheikhs, par un enseignement personnel puis comme un dépôt à charge d’une confrérie de transmettre. On dit souvent à raison que le soufisme ne se réduit pas au phénomène confrérique ; il faut pourtant reconnaître que ce furent les confréries qui permirent, à très grande échelle, la spiritualisation de l’islam.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Écrire, initier et transmettre
Identité locale et tradition confrérique dans la Ḥāfiẓiyya Ḫalwatiyya, une confrérie soufie de Moyenne-Égypte (xixe et xxe siècles)
Renaud Soler
2021
Soufisme et Hadith dans l’Égypte ottomane
ʿAbd al-Raʾūf al-Munāwī (952/1545 - 1031/1622)
Tayeb Chouiref
2020
Cultes et textes sacrés dans l’Égypte tardive
Diffusion, circulation et adaptation
Marion Claude et Abraham Ignacio Fernández Pichel (éd.)
2023
Recenser l’Égypte
Dette publique et politiques de quantification à l’ère impériale (1875-1922)
Malak Labib
2024