Chapitre XI. Diffusion
p. 251-264
Texte intégral
1. La diffusion manuscrite
1Il convient d’emblée de préciser que la diffusion manuscrite ne cessa pas avec l’édition de la Hidāyat al-rāġibīn par le fils de son auteur. Si l’imprimerie fut introduite en 1822 en Égypte, il fallut attendre les années 1860 pour qu’elle se développât véritablement, sans remplacer tout à fait le manuscrit, du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, et plus tard encore en province1. Considérons donc la diffusion manuscrite et l’entreprise éditoriale comme deux formes différentes de mise en livre complémentaires et qui ne se succèdent pas sans se chevaucher et interagir en même temps. Le manuscrit fut jusqu’au xixe siècle un des fondements de la culture islamique, jouissant d’un « prestige sacré »2, « un lien vivant avec un passé vénéré, un témoin authentique de la tradition »3. Lorsque l’imprimerie fut largement agréée dans le monde arabe, en partie grâce à la médiation de la lithographie et à la réappropriation des normes du manuscrit par l’imprimé, le manuscrit fut chargé d’une nouvelle valeur patrimoniale : celle de la source authentique, qui ne trompe pas, où l’on décèle l’essence des significations que des éditions fautives avaient pu dévoyer. On le recherche donc toujours, on le lit et le compare, on le conserve précieusement ; on le prête, aussi, ou l’on en fait des copies – manuscrites, bien sûr – et aujourd’hui des photographies numériques pour ceux qui n’ont pas la chance d’en posséder un exemplaire. Étudier la diffusion d’un manuscrit, à la période contemporaine, engage donc à considérer ses différentes figures dessinées par l’interaction entre la forme séculaire du manuscrit et les usages et pratiques contemporains du livre.
2Le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ écrivit la Hidāyat al-rāġibīn pour les étudiants azhariens et les disciples cairotes de la Ḍayfiyya. À ce titre, il est certain que l’on devait trouver, dans la seconde moitié du xixe siècle, un petit nombre de manuscrits dans le milieu azharien, mais il n’en est aujourd’hui nulle trace : la bibliothèque d’al-Azhar ne possède en effet que deux versions imprimées de l’ouvrage6. Les étudiants azhariens destinataires de l’ouvrage devaient être, pour une part, les mêmes qui invitèrent le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ à séjourner au village d’al-Muḥarraqa. S’ils réalisèrent des copies, elles se trouvent peut-être dans les bibliothèques privées de la région, ce qui rend en partie compte de leur absence au Caire. Aucune autre copie, qu’auraient pu réaliser d’autres élèves ou auditeurs du cheikh, n’a trouvé son chemin vers les fichiers des grandes bibliothèques publiques, et son souvenir est malheureusement perdu pour le chercheur. Seuls deux manuscrits de la Hidāyat al-rāġibīn nous sont connus : ils proviennent de la bibliothèque du cheikh Aḥmad al-Bašīr à Abū Ruwayš. Copiés en 1877 et 1878 dans la province de la Daqahliyya, ils nous renseignent sur la diffusion de la Ḍayfiyya dans le Delta sous l’égide du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, à une époque où sa production écrite, notamment soufie, reprenait. La diffusion manuscrite, d’abord dans les milieux azhariens, atteignit à la fin de la vie du cheikh les milieux confrériques provinciaux de la Ḍayfiyya en expansion, et se poursuivit du vivant de ses fils, jusqu’à la première édition imprimée de 1925.
3Il n’est en fait de piste féconde que l’enquête de terrain auprès de la confrérie Ḥāfiẓiyya, pour tenter de retrouver des manuscrits, relever leur localisation, les dates de copie, les éventuelles traces de circulation, et s’informer des usages que l’on fit et continue à faire de ces exemplaires. On peut distinguer, en premier lieu, deux catégories de possesseurs : la famille du cheikh ; les disciples ou dévots de la confrérie. La faible extension territoriale contemporaine de la confrérie, comme l’intensité des liens existant entre les possesseurs de manuscrits, facilitent l’enquête. La possession de manuscrits signale, dans la confrérie Ḥāfiẓiyya, l’appartenance à une élite religieuse, et fonde une légitimité intellectuelle qui n’a de valeur que dans le champ social où elle est recherchée, c’est-à-dire parmi les disciples les plus éduqués ou cultivés : étudiants à al-Azhar, diplômés de l’université, fonctionnaires, etc. Les disciples les moins éduqués ou cultivés n’y prêtent guère attention : connaître, dans le meilleur des cas, le titre des ouvrages du cheikh suffit ; l’enseignement oral et la baraka des cheikhs font le reste. Les manuscrits sont aux mains de la famille, qui les confie aux disciples les plus fidèles pour qu’ils en fassent une copie. Leur circulation est néanmoins très faible, et leur valeur est devenue pour l’essentiel patrimoniale.
4Les manuscrits de la famille (ceux de la Hidāyat al-rāġibīn, au moins au nombre de deux, parmi d’autres) sont non seulement vecteurs de la transmission de la baraka du cheikh fondateur, éléments du capital symbolique qu’elle doit gérer, mais aussi un patrimoine que l’on a reçu d’un père ou d’un oncle, en héritage, et que l’on laissera à un fils ou un neveu. Des ancres, donc, de la mémoire collective familiale, sans que l’édition des ouvrages du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ n’ait défalqué de leur valeur quoi que ce soit.
5La place de la Hidāyat al-rāġibīn dans l’enseignement des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya a toujours été grande : la mémoire confrérique l’atteste, comme la diffusion des manuscrits et des deux éditions imprimées du texte. Jusqu’en 1925, année de la première édition imprimée, ce sont des copies manuscrites qui furent utilisées pour enseigner, et par le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, et par la première génération de cheikhs qui vinrent après lui, ses trois fils, Abū Ḍiyāʾ al-Bašīr, Muḥammad al-Amīr et Burhān al-Dīn al-Ḥusaynī.
6Du côté des disciples, la consultation (iṭṭilāʿ) ou même l’emprunt (istiʿāra) sont des signes évidents de proximité avec les cheikhs et de confiance accordée. D’abord parce que le manuscrit, par sa rareté, peut renfermer des connaissances plus précieuses et ésotériques que l’imprimé. On affirme par exemple que l’édition des Lawāmiʿ al-anwār fut amputée d’un chapitre qui contenait des développements trop sensibles pour une diffusion large7. On connaît les débats qui n’ont cessé depuis le xixe siècle à propos de l’édition d’ouvrages soufis : l’imprimerie met en effet à la portée de tout un chacun des textes que leur forme manuscrite protégeait jusqu’alors d’une diffusion incontrôlable, et qui étaient souvent abordés par l’intermédiaire d’un commentaire oral. Ainsi le scandale provoqué, en 1974, par le Tabriʾat al-ḏimma fī nuṣḥ al-umma [Le Dégagement de la responsabilité de conseiller la communauté musulmane], du cheikh Muḥammad ʿUṯmān ʿAbduh al-Burhānī, qui expose la doctrine soufie concernant le Prophète. L’ouvrage n’est pas tant remarquable par son contenu, chrestomathie de citations de soufis d’époque ancienne, que par sa très large diffusion8. L’ampleur de la controverse montra alors que la question de la diffusion de l’enseignement ésotérique soufi n’était pas complètement résolue. La persistance de l’usage du manuscrit dans une petite confrérie comme la Ḥāfiẓiyya, faisant écho au refus d’éditer certains textes jugés sensibles, le signale à une autre échelle. Dans les deux cas, comme le rappelle Catherine Mayeur-Jaouen, « ni manuscrit ni texte imprimé n’ont remplacé la transmission initiatique directe et l’enseignement de maître à disciple »9. Comme nous l’avons montré, il est indispensable de compléter l’étude des mises en livre par celle de pratiques de lecture et de mettre au jour les interactions profondes entre production écrite, manuscrite ou imprimée, et enseignement oral.
7On peut donc dire, eu égard à la diffusion manuscrite de la Hidāyat al-rāġibīn, qu’elle concerna d’abord le milieu azharien imprégné de soufisme et les étudiants qui gravitaient autour du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, puis, à partir des années 1870 et 1880, s’étendit en province et accompagna l’expansion de la Ḍayfiyya dans la province de Ǧīza et dans le Delta. Les seules traces de cette prime diffusion sont deux manuscrits conservés dans la famille du cheikh, copiés à la fin des années 1870 dans la province de la Daqahliyya. Si l’on s’intéresse aux manuscrits conservés dans la confrérie Ḥāfiẓiyya, on distingue deux groupes de possesseurs : la famille du cheikh fondateur, pour qui les manuscrits sont à la fois patrimoine, éléments du capital symbolique, vecteurs de baraka et supports d’enseignement (avant la diffusion de l’imprimé, mais aussi après dans le cadre de l’enseignement ésotérique de certains aspects du soufisme jugés trop sensibles pour être confiés à l’édition). Quelques disciples ont réalisé des copies manuscrites, ou en ont reçu en héritage : ils sont dépositaires du patrimoine familial, en même temps patrimoine confrérique, et reçoivent souvent un enseignement plus poussé de la part de leurs cheikhs.
8La diffusion du manuscrit de la Hidāyat al-rāġibīn est restée importante jusqu’à l’entre-deux-guerres, pour des raisons symboliques (piété et dévotion au cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, baraka, etc.), certes, mais surtout dans le cadre de l’étude et l’enseignement. L’édition du texte a conduit à une patrimonialisation accrue du manuscrit, renforcée par une circulation très ralentie où le prestige de la possession du manuscrit joue un rôle plus important que son étude10. Il en est de même pour tous les ouvrages – qu’ils soient de la main du cheikh ou de ses descendants – dont il existe un doublon, manuscrit et imprimé. La diffusion répond moins à des enjeux d’enseignement et d’étude que de prestige et de dévotion. Il en est différemment des ouvrages restés manuscrits : si leur diffusion n’est pas quantitativement plus importante, les mobiles qui sous-tendent celle-ci sont autres, car l’étude et le commentaire en relation avec l’enseignement ésotérique d’un cheikh de la confrérie demeurent essentiels. La diffusion du manuscrit, dans les deux cas, s’inscrit dans une culture soufie qui reste vivante quoique menacée.
2. Les différentes éditions imprimées
L’édition de 1925
9La Hidāyat al-rāġibīn connut deux éditions, dont l’une est récente. La première, datée de ḏū al-qaʿda 1343/juin 1925, parut sous la responsabilité du cheikh Muḥammad ʿAbd al-Ḥāfiẓ al-Amīr, qui devait décéder en 1928. La mention ʿalā ḏimma indique une publication à compte d’auteur11. La maison d’édition, ʿĪsā al-Bābī al-Ḥalabī, est particulièrement fameuse pour ses publications en soufisme. Elle fut fondée en 1856, sous le nom d’al-Maṭbaʿa al-Maymaniyya, et dirigée à partir de 1859 par Aḥmad al-Bābī al-Ḥalabī (m. 1898) puis par ʿĪsā al-Bābī al-Ḥalabī, pour devenir l’imprimerie Muṣṭafā al-Bābī al-Ḥalabī et frères12. Alors que Catherine Mayeur-Jaouen signale, qu’au xixe siècle la maison était sise située au Darb al-Atrāk13, l’édition de la Hidāyat al-rāġibīn indique, en 1925 : « Entreprise ʿĪsā al-Bābī al-Ḥalabī, derrière Sayyidinā al-Husayn, au Caire »14. Toujours présente, il s’agissait alors d’une dépendance de la maison historique du Darb al-Atrāk, qui fut déménagée en 1937 dans le quartier moderne de Darrāsa15. La maison d’édition al-Ḥalabī destinait pour l’essentiel sa production aux milieux azhariens, au point de devenir une « institution pour les étudiants d’al-Azhar »16.
10Cela peut laisser penser que l’édition de la Ḥidāyat al-rāġibīn, parue en 1925, était destinée à des étudiants de l’université d’al-Azhar. Or certains éléments tendent à nuancer cette affirmation. Nous avons d’abord affaire, semble-t-il, à une publication à compte d’auteur. Elle ne s’inscrit donc que partiellement dans la politique d’édition de la maison. On attendrait, par ailleurs, d’un ouvrage destiné à des étudiants, un certain nombre d’exemplaires à la bibliothèque d’al-Azhar, fondée en 189717 : il ne s’en trouve que deux, acquis entre 1925 (publication de la Hidāyat al-rāġibīn) et 1940 (publication du catalogue)18. Le nombre d’exemplaires paraît encore plus faible si on le compare aux 20 exemplaires possédés d’un autre manuel du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, la Luqṭat al-ʿaǧlān, publié en 1905. Le catalogue signale que 19 exemplaires proviennent de la riwāq des étudiants de Haute-Égypte, et le dernier de la collection Baḫīt : cette double provenance est un indice supplémentaire de l’importante diffusion de la Luqṭat al-ʿaglān dans les milieux azhariens, notamment parmi les étudiants malékites de Haute-Égypte proches de la Ḫalwatiyya. Un autre ouvrage du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, les Lawāmiʿ al-anwār, publié à la même époque, fut acquis à trois exemplaires par la bibliothèque d’al-Azhar. Rien ne permet donc d’affirmer que la Hidāyat al-rāġibīn fut publiée en 1925 pour un public azharien : nous sommes davantage renseignés sur l’insertion du cheikh Muḥammad al-Amīr dans les milieux de l’édition, ses réseaux personnels et professionnels, que sur les lecteurs potentiels de l’œuvre.
11Il faut aussi rappeler brièvement ce que l’on sait du développement de la confrérie Ḥāfiẓiyya Ḫalwatiyya à cette époque-là. Le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ était mort en 1886, et ses trois fils lui avaient succédé à la dignité de cheikh. La confrérie en formation restait proche de la Ṣāwiyya et sa branche Ḍayfiyya19. La page de garde des Lawāmiʿ al-anwār porte ainsi la mention : « publié avec l’autorisation du cheikh Aḥmad Muḥammad Ḍayf, professeur à Al-Azhar », qu’en 1902 Muḥammad al-Amīr jugea nécessaire de faire porter sur l’imprimé.
12La situation avait commencé à évoluer dans l’entre-deux-guerres. Une nouvelle génération s’apprêtait à succéder aux fils du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ : Muḥammad al-Amīr mourut en 1928, Abū Ḍiyāʾ al-Bašīr dans les années 1930, Burhān al-Dīn al-Ḥusaynī quelques années plus tard. La confrérie devint plus indépendante, se munit d’une silsila manuscrite par l’entremise de Muḥammad al-Amīr et chercha à se doter de textes de référence ; d’où la publication de plusieurs ouvrages du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ restés jusqu’alors manuscrits : le Faǧr al-munīr en 1924, en fiqh malékite, et la Hidāyat al-rāġibīn en 1925, pour le soufisme. Les lecteurs visés par l’édition de 1925 appartenaient avant tout au milieu confrérique, plus large que de nos jours, concentré dans le gouvernorat de Ǧīza et le Delta, et peut-être dans la région d’origine du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ si des contacts existaient encore, comme le prétendent les cheikhs contemporains de la Ḥāfiẓiyya.
13L’exemplaire manuscrit et l’exemplaire imprimé de la Hidāyat al-rāġibīn ne jouent pas tout à fait le même rôle : l’imprimé, moins rare et mieux distribué, n’est pas objet de patrimonialisation, comme le manuscrit ; sa vocation reste pratique, il se manipule, peut être compulsé facilement. Il a donc une valeur intrinsèque moindre : ce sont les idées et les enseignements qu’il contient, les pratiques de lecture qu’il supporte, qui le font priser. Signalons toutefois que la version de 1925, désormais relayée par deux autres éditions postérieures, peut faire l’objet d’une certaine vénération, qui n’atteint toutefois pas la même dimension que les manuscrits.
14Le texte de l’édition de 1925 occupe 66 pages, comptant chacune 29 lignes relativement denses, en scriptio continua, sans ponctuation ni vocalisation. Ni les citations coraniques ni les hadiths ne sont signalés typographiquement : on les découvre grâce aux qāla taʿālā, qāla ṣallā Allāh ʿalayhi wa-l-sallam, et autres formules eulogiques. Elles sont portées en toutes lettres dans le corps du texte, sinon dans le dixième chapitre, et à une reprise au tout début, où l’on trouve des anagrammes. Les chapitres et sous-chapitres sont, quant à eux, signalés par des parenthèses, ornées ou simples ; les parenthèses servent aussi à indiquer un nouveau développement, un changement de source, une addition (avertissement, tanbīh ; complément, tatimma). L’utilisation de la typographie est donc réduite à son plus simple appareil, à une époque, le milieu des années 1920, où les normes de l’imprimerie se sont pourtant sensiblement éloignées de celles du manuscrit20. Ce n’est pas que l’édition ait été bâclée : on trouve en effet peu de fautes de diacritisme ou de coquilles d’imprimerie ; une édition soignée, donc, mais qui paraît rester volontairement fidèle à la forme manuscrite. Observation confirmée par la précision du mois d’édition (Ḏū l-qaʿda), qui rappelle l’usage manuscrit, et l’adjonction d’un taqrīẓ en prose – louange traditionnelle de l’auteur par d’éminents collègues que l’on trouvait souvent dans les manuscrits21 – composé par un certain Rāǧī Ǧafrān al-Musāwī, directeur du comité de correction de l’imprimerie Ḥalabī22. La dernière page est occupée par un sommaire de l’ouvrage (fihris), qui reprend plus ou moins fidèlement les titres des chapitres23 : ce décalage dans les formules traduit l’ajout a posteriori d’un sommaire, qui ne figurait pas dans l’édition manuscrite, et traduit la volonté de Muḥammad al-Amīr de rationaliser ce qui apparaissait désormais comme un désordre du texte.
15La fidélité à la tradition manuscrite n’exclut pourtant pas l’accommodation à la modernité éditoriale : la loi de 1881 avait fait obligation de porter sur la page de titre le nom de l’éditeur, le lieu, la date et le titre de l’ouvrage, la mention des droits d’auteur protégés24 ; tout cela se retrouve dans l’édition de la Hidāyat al-rāġibīn, jusqu’à la mention de l’ayant droit, « son excellence le cheikh Muḥammad ʿAbd al-Ḥāfiẓ al-Amīr »25. Fidélité à la tradition, certes, mais tradition réinventée, structurée par ses relations complexes avec la modernité26 ; au nom de laquelle on édite et promeut un patrimoine, à l’échelle nationale comme à celle, plus réduite, du groupe familial à la tête d’une confrérie régionale.
La réédition des années 1990
16Il a fallu plusieurs visites aux villages d’al-Saʿūdiyya et Abū Ruwayš, où vivent les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya, pour mettre la main sur un exemplaire de la réédition de la Hidāyat al-rāġibīn, signe qu’elle n’a pas remplacé, tant s’en faut, la vieille édition de 1925.
17L’ouvrage ne porte pas de date d’édition ; on peut toutefois estimer celle-ci à la seconde moitié des années 199027. La maison d’édition, Maktabat al-Qāhira, possède deux fonds de commerce près d’al-Azhar, rue Ṣinādiyya et à proximité de la rue Muḥammad ʿAbduh. Le texte de l’édition de 1925 est reproduit à l’identique, sur du papier de bonne qualité avec une impression relativement nette. Seule la page de garde a été modifiée. L’enseigne de la Maktabat al-Qāhira remplace simplement celle de ʿĪsā al-Ḥalabī, et la mention du cheikh Muḥammad al-Amīr, éditeur et ayant droit, est supprimée. L’éditeur a ajouté, après le sommaire, une page qui présente les Beaux Noms de Dieu (asmāʾ Allāh al-ḥusnā), distingués selon qu’ils proviennent du Coran ou de la Tradition. Les cheikhs évoquent une nouvelle impression, que nous a confirmée la maison, sans plus de précision.
Les éditions informelles
18Considérer comme seules éditions de la Hidāyat al-rāġibīn les deux publications de 1925 et des années 1990 serait se priver de la richesse des nombreuses « éditions informelles » qui les entourent, relancent, diffusent, ou même, dans certains cas, reforment. Nous définissons ici « édition informelle » la reproduction partielle ou intégrale d’un imprimé, par des moyens mécaniques ou électroniques, mis en œuvre par un acteur qui n’est pas un professionnel de l’édition. Le phénomène de l’édition informelle est d’une importance cruciale pour cerner le public des lecteurs de la Hidāyat al-rāġibīn depuis les années 1930, mais aussi pour comprendre les procédés de construction du sens. Les éditions informelles éclairent donc à la fois la « présence du livre » et les « façons du lire »28.
19Il y eut d’abord des copies manuscrites avant que ne se répande l’usage des moyens mécaniques de reproduction. La Safīna min qawl ahl al-yaqīn de Muḥammad al-Amīr donne une idée de la forme de ces notes prises au fil des lectures sur des feuillets volants, des chutes de papier ou le verso de documents. Leur longueur peut être réduite à quelques lignes, et dans ce cas, il faut parler de simples notes, jusqu’à plusieurs pages, qui correspondent parfois à des proportions importantes d’opuscules souvent courts. Ces copies plus ou moins complètes peuvent être considérées comme des compléments des éditions informelles, qui pouvaient ensuite circuler et servir de support de lecture et d’enseignement.
20Quant à la reproduction mécanique, elle est à l’origine d’un nombre relativement important de copies qui circulent entre les membres de la Ḥāfiẓiyya ou ses cheikhs. Elles n’ont pas disparu malgré les rééditions des années 1980 et 1990, comme l’attestent nos visites au domicile de plusieurs disciples29. Ces polycopiés renferment généralement l’intégralité du texte de la Hidāyat al-rāġibīn, et les pratiques de lecture ne diffèrent pas fondamentalement de celles mises en œuvre avec les imprimés ordinaires. Ils ont en tout cas permis d’élargir le périmètre de diffusion du texte et le nombre des lecteurs grâce à une transmission qui se fait souvent via les relations confrériques, sociales et professionnelles.
21On peut enfin poser la question de l’impact de l’usage d’Internet et des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) sur la diffusion de la Hidāyat al-rāġibīn. Le cheikh Aḥmad al-Bašīr a fondé en mars 2010 une page sur Facebook consacrée à son aïeul et à la Ḥāfiẓiyya sur Facebook. Nous ne l’évoquerons ici que dans la mesure où elle intéresse la diffusion du texte. On trouve en effet, entre 2010 et 2016, maintes citations et mentions de la Hidāyat al-rāġibīn, généralement sous forme de courts passages. Seuls les disciples les plus jeunes, qui maîtrisent l’usage des nouvelles technologies, fréquentent la page. Les autres sont des personnes intéressées par le soufisme, qui possèdent des liens numériques avec le cheikh Aḥmad al-Bašīr ou une autre personne qui est abonnée à la page. À titre d’exemple, nous avons rencontré le 11 avril 2013, lors du mawlid du cheikh Ḥāmid al-Bašir, grand-père du cheikh Aḥmad al-Bašīr, trois jeunes disciples cairotes de la Ǧaʿfariyya, qui avaient eu vent de l’existence de la Ḥāfiẓiyya par la page du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ sur Facebook.
22La page du cheikh et de la confrérie sur Facebook permet de frayer de nouveaux chemins de diffusion de la confrérie et des œuvres de ses cheikhs. Elle est en effet accessible à toute personne inscrite sur le site du réseau social Facebook, et peut se découvrir assez facilement lorsque l’on dispose d’un lien d’« amitié »30 avec un membre de la page du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ. La notoriété de la Hidāyat al-rāġibīn demeure cependant limitée sur les réseaux sociaux : les mentions directes sont noyées dans une logorrhée de propos dévots et images religieuses, aussi est-il difficile d’individualiser l’œuvre et de saisir son importance médullaire dans la confrérie Ḥāfiẓiyya dans le monde non virtuel. L’impact d’Internet sur la diffusion de la Hidāyat al-rāġibīn demeure donc pour l’heure très limité. La publication fragmentée sur le réseau social Facebook est un signe net d’une modification des habitudes de lecture : si la fragmentation de l’œuvre s’observe aussi dans les pratiques de médiation, elle n’est plus la condition d’un commentaire par un médiateur autorisé, étape de la construction du sens de l’œuvre, mais trahit plutôt la fétichisation de l’œuvre, phase ultime de sa patrimonialisation. On peut se contenter d’un court extrait, qui contient son sens, et n’est plus construit au cours d’opérations de médiation ou de la progression spirituelle que l’on effectue sous la direction d’un cheikh31. Il en est de même, à plus forte raison, sur le réseau social Twitter, où le nombre de caractères utilisés dans chaque publication était limité, en ce temps reculé, à 140. L’apparition d’Internet, depuis les années 1990, et son essor phénoménal en Égypte dans les années 2000, semble déjà jouer un rôle dans l’édition informelle de la Hidāyat al-rāġibīn, même s’il ne touche encore qu’un public limité qui recoupe assez peu celui des disciples de la Ḥāfiẓiyya.
3. Conclusion
23Depuis sa composition, achevée en 1849, jusqu’à nos jours, la Hidāyat al-rāġibīn endossa plusieurs formes, fut diffusée par différents médias, qui toujours se chevauchent et interagissent, plus qu’ils ne se succèdent linéairement, au fil des années. Elle fut d’abord dirigée vers des étudiants azhariens, qui la copièrent et l’étudièrent auprès du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, puis vers ses disciples de la Ḍayfiyya dans le Delta et dans la province de Ǧīza à l’occasion de la diffusion de la Ḍayfiyya. La diffusion manuscrite perdura seule jusqu’en 1925, soutenant l’enseignement des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya en voie de constitution et l’étude des disciples les plus lettrés. Si l’édition d’une version imprimée remplaça certainement, peu à peu, le manuscrit dans les usages ordinaires, il renforça par ailleurs sa valeur patrimoniale et le sentiment que le manuscrit renferme un enseignement plus secret, plus rare, d’autant plus que beaucoup d’œuvres de la Ḥāfiẓiyya demeurent manuscrites (ou sont supposées demeurées manuscrites, sous réserve d’existence). La diffusion informelle, par la polycopie, joua en parallèle un rôle majeur, qui explique en partie l’absence de réédition entre 1925 et les années 199032. L’usage d’Internet, phénomène nouveau en Égypte, permet certes de mettre la Ḥāfiẓiyya et son patrimoine littéraire au contact de nouveaux publics, mais sous une forme fétichisée, fragmentée et immédiate, insérée dans un flot de dévotions qui empêche l’étape de construction du sens, que ce soit par la lecture ou les différents processus de médiation étudiés plus haut.
24Les illettrés et ceux qui ne lisent pas jouèrent eux aussi leur rôle dans la diffusion de la Hidāyat al-rāġibīn. Le contenu de l’ouvrage était connu par l’enseignement oral des cheikhs et de leurs médiateurs autorisés. Le titre de l’ouvrage, mémorisé par tous, ne laisse pas de revenir dans les conversations des disciples de la Ḥāfiẓiyya. Les multiples occasions de rencontres (mawlid, raǧabiyya, ziyāra, ḥaḍra, visites informelles, café, etc.) que fournit la vie d’un disciple de confrérie, qui est aussi un Égyptien ordinaire, engagé dans de multiples relations sociales, sont autant de possibilités de mentionner la Hidāyat al-rāġibīn et d’en faire connaître le contenu. Il faut tenir compte du rôle de tous ceux qui ne lisent pas dans la diffusion et la présence de l’écrit.
Notes de bas de page
1 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 25.
2 Demeerseman, 1954, p. 31.
3 Demeerseman, 1954, p. 32.
4 Bibliothèque privée du cheikh Aḥmad al-Bašīr, photographie personnelle.
5 Bibliothèque privée du cheikh Aḥmad al-Bašīr, photographie personnelle.
6 Fihris, vol. 3 (« ʿIlm al-taṣawwuf »).
7 Nous n’avons pas retrouvé de manuscrit de cette œuvre ; la confrontation avec le texte imprimé est de ce fait impossible.
8 Hoffman, 2009, p. 300-327 (chapitre X, « Muḥammad ʿUṯmān ʿAbduh al-Burhānī »).
9 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 39.
10 Le phénomène contemporain de sacralisation du manuscrit est tout à fait différent de l’amour et du respect que concevaient les lettrés musulmans aux époques antérieures. Cf. Establet, Pascual, 1999, p. 143-175 ; Hanna, 2004.
11 ʿĀyda Ibrāhīm Nusāyr, 1994, p. 409. L’impression ʿala ḏimmat al-multazim signifierait à peu près à compte d’auteur.
12 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 42-43. La maison aurait publié environ 300 ouvrages jusqu’en 1900.
13 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 46-47.
14 Abd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn, p. 1.
15 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 47, note 52.
16 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 47.
17 Raineau, 2007, p. 90-104.
18 Il n’y a aucune information sur la provenance : comme la collecte des ouvrages des riwāq-s était achevée, nous pouvons penser que les deux exemplaires ont été acquis par la bibliothèque en son nom propre.
19 De Jong, 1978, p. 117-118.
20 Sur la fidélité aux normes du manuscrit, cf. Demeerseman, 1953 ; 1954.
21 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 31.
22 Abd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn, p. 66.
23 Abd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn, p. 67.
24 Mayeur-Jaouen, 2015, p. 30.
25 Abd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn, p. 1.
26 Cf. Hobsbawm, 2007.
27 Le dépôt légal date de 1998 ; l’étude de l’ISBN permet de donner la fourchette 1996-2000. Nous remercions Philippe Chevrant, bibliothécaire de l’Ifao, au Caire, pour ses explications. La publication effective eut donc lieu entre 1996 et 1998.
28 Chartier, 1997, p. 274. Nous nous intéressons surtout, ici, à la présence du livre. Le chapitre IX de la deuxième partie porte spécifiquement sur les façons du lire.
29 Le cheikh Aḥmad al-Bašīr avait dans son véhicule, lors de notre première rencontre (15 janvier 2013), un exemplaire polycopié qu’il se proposait de nous remettre.
30 L’emploi galvaudé du terme « amitié » correspond, dans la novlangue du réseau social Facebook, à une situation d’accès réciproque aux informations personnelles publiées et à la possibilité de suivre en ligne les activités informatiques de son vis-à-vis.
31 Deux éléments conduisent néanmoins à nuancer ce propos. Il semble tout d’abord que la page du réseau social Facebook soit aussi employée comme une sorte de journal intime-public ou de blog, où l’on rend compte de ses lectures, ses sentiments, sa piété ; et ensuite, il convient de garder à l’esprit la persistance d’un enseignement, exotérique et ésotérique, qui prend appui sur la Hidāyat al-rāġibīn.
32 Expliquer uniquement l’absence de réédition par un déclin de la voie ne suffit pas : trop de facteurs entrent en jeu pour que l’on puisse se contenter d’une telle explication purement négative.
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