Chapitre IX. Que signifie écrire dans la confrérie Ḥāfiẓiyya ?
p. 223-238
Texte intégral
1Un texte ne se donne jamais que dans des pratiques de lecture ; cela signifie en particulier que l’on ne peut pas commenter un texte en se contentant de remettre dans le bon ordre et de clarifier les idées exprimées. Parler d’un livre suppose de le considérer quant aux usages qui le mettent en jeu, usages qui peuvent être de lecture, bien sûr, mais aussi de non-lecture, quand le livre remplit une fonction uniquement symbolique, ravalé au rang d’objet opportunément valorisé. La question des usages de l’écrit met en jeu plusieurs séries de données sociologiques : la position sociale (âge, niveau d’éducation, profession, etc.), la position par rapport aux cheikhs de la Ḥāfiẓiyya (appartenance à la famille ou pas, place dans la confrérie), l’identité spirituelle (maǧḏūb, cheikh initié, disciple recevant un enseignement initiatique, disciple normal, muḥibb, étranger), et les habitudes de lecture que l’on observe sur le terrain. La lecture est une question importante, mais qu’il s’agit de relativiser : l’enquête de terrain montre qu’une majorité des disciples de la Ḥāfiẓiyya (i.e. le public des lecteurs potentiels) ne lit pas. Cela signifie non pas qu’ils ne connaissent rien des œuvres de la Ḥāfiẓiyya mais qu’ils y accèdent par d’autres médias que la lecture. L’étude des usages de l’écrit dans le soufisme permet de mettre en évidence des modes de transmission spécifiques du savoir religieux reposant principalement sur l’enseignement oral et l’initiation. La non-lecture, dans le cas du soufisme, renvoie à un rapport à l’écrit médiatisé différemment.
2La question de l’usage de l’écrit se pose, ensuite, pour l’auteur lui-même, le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ et ses descendants. Pourquoi prendre la plume ? Dans le soufisme en général et dans la Ḥāfiẓiyya en particulier, la prise de plume ne va pas de soi et appelle très souvent une justification dans l’introduction des ouvrages. L’étude des mises en texte et en livre1 nous renseigne aussi et permet en fin de compte de cerner ce que pouvait signifier l’écriture pour les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya. Nous sommes ainsi renvoyés à la question de la valeur de l’écriture conçue comme un acte pieux à part entière qui procure à l’auteur les conforts divins.
3Il y a enfin des usages des œuvres en situation ; nous usons de ce terme afin de distinguer entre lecture, médiations autres que la lecture vers l’écrit et usages sociaux qui ne mettent pas en jeu l’accès au contenu de l’œuvre. La famille du cheikh, bien sûr, est particulièrement intéressée à ces usages, car ils renvoient à la gestion du patrimoine littéraire, symbolique et matériel de la confrérie ; les disciples aussi qui utilisent certains symboles identitaires – dont la fameuse Hidāyat al-rāġibīn – pour définir leur identité singulière dans le vaste champ des confréries soufies égyptiennes, et pour se valoriser.
1. La prise de plume
4Prendre la plume, pour un soufi, n’est pas un acte anodin. La Hidāyat al-rāġibīn renvoie à plusieurs reprises l’écho des débats doctrinaux qui scandèrent l’histoire du soufisme et des soufis. Deux questions étaient surtout évoquées : peut-on utiliser les livres en lieu et place d’un directeur spirituel ? Est-il convenable, pour un maître soufi, de se détourner de la recherche spirituelle de la conjonction avec Dieu pour se livrer à l’écriture ? Le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ répondit théoriquement à ces questions dans ses ouvrages. Ce qui nous retiendra ici, c’est la valeur que revêtait l’écriture pour ce cheikh ordinaire du xiiie siècle de l’Hégire, notre xixe siècle.
5Il faut partir de l’étude des incipits de ses ouvrages. Dans la Hidāyat al-rāġibīn, le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ affirme n’écrire qu’à la demande expresse d’étudiants, pour rendre service à la communauté musulmane ; le même schéma se retrouve par exemple dans le Rawḍ al-azhār, qu’il affirme avoir composé pour répondre à la demande de « pieux amis parmi [ses] frères »2. Écrire n’est pas satisfaire un penchant égoïste, soit pour dire quelque chose de nouveau, soit pour satisfaire une ambition personnelle mondaine, goût du prestige et du rang. Le cheikh n’en espère pas moins une récompense divine, car l’écriture est un acte pieux par lequel Dieu est glorifié. Ce n’est pas un acte neutre, une simple transmission du savoir d’un maître à des élèves ; un tiers s’interpose dans cette relation auteur-lecteur : Dieu lui-même, objet et sujet de l’écrit, qui juge et octroie bénédiction au lecteur comme à l’auteur. L’écriture est donc un acte pie. L’auteur en est tout à fait conscient lorsqu’il demande le pardon ou la récompense de Dieu dans des formules eulogiques répétées depuis des siècles mais qui n’avaient rien perdu de leur puissance pour des consciences comme celles de ʿAbd al-Ḥāfiẓ et de ses fils. L’auteur n’écrit donc pas seulement pour le lecteur mais aussi pour lui-même et sa situation dans l’au-delà.
6Dans le corps du texte de la Hidāyat al-rāġibīn – quoiqu’il serait facile de retrouver les mêmes indications dans ses autres productions, – on remarque fréquemment des passages placés en incise, qui renferment des prières levées vers Dieu. Elles se trouvent la plupart du temps à la fin des chapitres. À la fin de l’introduction, le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ affirme avoir répondu à la demande de ses étudiants « en espérant une récompense du Généreux, le Donateur »3. Le ṯawāb, la récompense procurée par Dieu pour les bonnes actions de son serviteur : voilà ce que le cheikh espère obtenir en récompense de son effort. Une part relève bien entendu de la formule stéréotypée, d’autant que l’on connaît l’insistance des soufis sur la nécessité d’adorer Dieu sans prêter attention à la promesse de la félicité éternelle, la saʿāda, que Dieu fit au musulman. Pourtant, il est indéniable que ces formules valent plus que par leur formulation et lèvent le voile sur la comptabilité des bonnes et des mauvaises actions à laquelle se livre le musulman4.
7Si l’on progresse dans la Hidāyat al-rāġibīn, on trouve une autre prière, cette fois rédigée au style direct5. Le mot ṯawāb n’apparaît pas : le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ fait appel à la bénédiction de Dieu, tabarruk, et demande à tirer profit de la rédaction de cet ouvrage, en employant pour cela la huitième forme de la racine NFʿ. Il dit encore dans le colophon : « l’auteur a terminé son propos, pour la louange de Dieu, grâce à son aide et au bienfait de son assistance »6. Il s’agit, certes, encore une fois d’une formule eulogique consacrée, que l’on retrouve très souvent dans les colophons ; elle n’en est pas moins un indice sûr de la relation de l’auteur à son écrit.
8Récompense, profit, bénédiction : le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ ne voit pas seulement son écrit comme un simple instrument pour diffuser une connaissance. L’initiative de la prise de plume est portée au crédit de ses étudiants, et le cheikh n’apparaît que comme un serviteur, instrument imparfait et indigne de la volonté divine ; c’est la raison pour laquelle l’assistance et la bénédiction divine lui sont si déterminantes. L’effort d’écriture, d’un autre côté, s’adresse autant à Dieu qu’aux lecteurs, commanditaires symboliques de l’œuvre. On écrit pour la louange de Dieu, en étant indifférent aux récompenses terrestres, mais on recherche explicitement les compensations surnaturelles (ṯawāb). Il faut donc se garder de considérer l’écrit, dans le soufisme, comme un simple médium de transmission du savoir, fût-il ésotérique. Il est le résultat d’une écriture conçue comme un acte pie. Le cheikh loue Dieu en écrivant et à ce titre espère une récompense, un surcroît de faveur divine qui le soutiendra : pour lui, l’écriture est partie intégrante du cheminement spirituel.
9Muḥammad al-Amīr adopte visiblement la même conception. Les colophons sont rédigés exactement de la même manière et dans la même attitude mentale. Prenons l’exemple de l’Inqāḏ al-sālikīn, composé dans la seconde moitié du xixe siècle et publié au début du xxe siècle. Muḥammad al-Amīr explique qu’il a voulu répondre aux interrogations de disciples et amis très chers (iḫwān aṣdiqāʾ ḫillān) qui avaient entendu l’intercession du Prophète niée par de prétendus oulémas7 (man yaddaʿī al-ʿilm wa-l-maʿrifa). Il a donc composé cette épître pour réfuter ces dangereux propos, plaire à Dieu ([al-risāla] tarḍā al-malik al-maʿbūd) et accumuler des réserves de bonnes actions pour le Jugement (ḏaḫīra li yawm al-ʿarḍ )8. L’ouvrage doit autant profiter au lecteur qu’à son auteur.
10Le cas d’Aḥmad al-Badawī est différent. Les longs colophons en prose rimée ont disparu, avec leurs demandes de pardon et de récompense pour l’ici-bas et l’au-delà. Une nouvelle configuration du processus d’écriture voit le jour (sans que la recherche des récompenses divines ne disparaisse, mais elle passe au second plan et devient informulée) : il ne s’agit plus seulement de répondre à des questions d’étudiants ou de disciples, ni de prendre position dans un débat interne à la communauté islamique, mais de défendre l’islam par le soufisme contre l’époque elle-même et le matérialisme qui est devenu sa religion. La communauté islamique, l’umma, a cessé d’être la référence : Aḥmad al-Badawī se réfère de surcroît à la nation (waṭan), évoque l’arabisme, l’unité arabe9, et la colonisation jusque dans ses poèmes de louanges au Prophète. La prise de plume est motivée par le sentiment d’une urgence et la conscience que les réponses préparées selon les anciens canons sont inadaptées aux nouveaux défis qu’affrontent l’islam et le soufisme. Écrire revient à participer à un combat intellectuel en rejetant les conformismes et les pesanteurs d’un autre temps, ce qui justifie l’utilisation d’une langue nouvelle et de références historiques et philosophiques tirées de l’érudition contemporaine. Aḥmad al-Badawī demeure jusqu’aujourd’hui une exception parmi les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya, et son expérience de l’écriture n’a pas fait d’émules.
11Le double schéma que l’on retrouve chez ʿAbd al-Ḥāfiẓ et Muḥammad al-Amīr – profiter à la communauté islamique et gagner des récompenses pour l’au-delà – devait aussi motiver la copie des manuscrits10, la constitution d’un livre en bien de mainmorte et son entretien, et plus tard l’édition des œuvres par l’imprimerie. Un livre n’est pas seulement un médium qui permet d’offrir des renseignements à des lecteurs : il est traversé de valeurs déposées par l’ensemble de ses utilisateurs, au premier chef l’auteur lui-même, et par la culture dans laquelle il est produit. Il faut donc étudier maintenant les différentes lectures que l’on faisait et que l’on fait des œuvres des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya.
2. Les lectures des œuvres
12Seule l’enquête de terrain peut nous apprendre, à cette fine échelle, comment on a lu les livres des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya. Plusieurs questions se composent : tout d’abord, qui lit ? Autrement dit, dans quels milieux sociaux discerne-t-on la présence de l’écrit ? L’accès au livre11 n’est pas le problème le plus difficile à résoudre. Nous avons largement abordé la question dans le chapitre précédent. Le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ écrivit la majorité de ses œuvres pour un public azharien et seules certaines œuvres soufies des années 1870 pourraient s’adresser de surcroît aux nouveaux disciples du cheikh de la Ḍayfiyya en province. Nous avons déjà évoqué la question des œuvres de Muḥammad al-Amīr et d’Aḥmad al-Badawī : la première fut produite pour le milieu local et atteignit à peine les oulémas d’al-Azhar ; la seconde, très personnelle et sans postérité, ne dépassa guère le cercle familial.
13L’étude des stratégies éditoriales ne pose, de même, aucune difficulté. Le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, mort en 1886, resta un homme du manuscrit. Deux œuvres seulement furent éditées de son vivant. C’est Muḥammad al-Amīr qui se chargea de l’édition des œuvres de son père, d’abord après sa mort, puis au début du xxe siècle, et enfin dans les années 1920. D’autres éditions ou rééditions virent le jour entre les années 1980 et 2010. Les contacts avec le milieu azharien et le milieu de l’imprimerie étaient nombreux et contribuèrent à la diffusion des œuvres du père comme du fils. À partir des années 1910, les contacts se firent plus distants et les publications rencontrèrent moins d’échos au Caire : l’enracinement local de la confrérie s’approfondit et les cercles de diffusion se resserrèrent progressivement.
14Il s’agit de se concentrer ici sur la construction du sens opérée par les lecteurs de l’œuvre des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya. Nous pouvons d’ores et déjà évacuer les ouvrages d’Aḥmad al-Badawī, que personne ne lit jamais. Les ouvrages de Muḥammad al-Amīr répondent très souvent à des questions ou des demandes de disciples ou d’oulémas locaux. Leur auteur s’inscrit dans la défense des traditions en vigueur, éventuellement épurées, et rejette tous les changements radicaux prônés par les réformistes musulmans. Ses écrits conservateurs rassurent et s’offrent en garants de la stabilité. Ils témoignent aussi de la vie intellectuelle locale et de la manière dont on recherchait l’autorité du cheikh soufi local pour trancher des questions d’ordre juridique. Le souvenir de l’œuvre écrite de Muḥammad al-Amīr n’a pas disparu de la mémoire des disciples de la Ḥāfiẓiyya, mais par contre on a totalement cessé de la lire. Hormis la famille du cheikh et quelques disciples lettrés, on est incapable de citer le moindre ouvrage de sa main : l’œuvre de ʿAbd al-Ḥāfiẓ a fini par monopoliser la mémoire et l’attention des disciples de la Ḥāfiẓiyya. Cela se produisit sans doute au mitan du xxe siècle : le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ était alors reconnu comme le fondateur d’une confrérie indépendante, la Ḥāfiẓiyya, tandis que le cheikh Muḥammad al-Amīr devait commencer à perdre de sa densité historique. Les questions auxquelles il s’intéressait dans ses ouvrages (les processions funéraires, les pratiques religieuses du vendredi) avaient cessé d’être d’actualité. Il demeura donc principalement connu pour avoir édité les œuvres de son père.
15Le premier constat qui s’impose, lors de l’enquête de terrain, est la rareté de la pratique de la lecture non médiatisée. Malgré la prévalence encore forte de l’illettrisme et surtout de la mauvaise maîtrise de la lecture et de l’écriture, la majorité des personnes suffisamment alphabétisées pour pouvoir déchiffrer un ouvrage, membres ou proches de la Ḥāfiẓiyya, ne lisent pas les ouvrages de leurs cheikhs. La Hidāyat al-rāġibīn, par la relative diffusion qu’elle connaît, fait presque figure d’exception. On lit bien davantage le Coran, ainsi que ces innombrables livrets de prières de quelques feuillets, vendus pour quelques sous et que l’on trouve à peu près partout12.
16Il n’y a donc qu’un très petit nombre de lecteurs de ces ouvrages : quelques dizaines de disciples13 et une partie des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya14. Les ouvrages les plus lus concernent en majorité le soufisme et la dévotion : Hidāyat al-rāġibīn, Luqṭat al-ʿaǧlān, Lawāmiʿ al-anwār, Rawḍ al-azhār (qui contient la brève biographie du cheikh). Un nombre de lecteurs encore plus restreint s’intéresse à la théologie et au fiqh et lit surtout le Tanwīr al-baṣāʿir wa-l-abṣār et al-Faǧr al-munīr.
17Comment caractériser les modes d’appropriation des œuvres du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ par la lecture ? Nous avons conduit deux séries d’entretiens avec deux disciples proches du cheikh Muḥammad al-Disūqī, autorité spirituelle de la Ḥāfiẓiyya. Le premier (A), diplômé du système azharien, maître d’école aujourd’hui retraité, vit à Kafr al-Šaḥāta, un village aux environs d’al-Saʿūdiyya. Le second (B), avocat à Bamhā, a découvert le soufisme grâce au cheikh Muḥammad al-Disūqī, qu’il a dès lors fidèlement suivi. Les deux hommes possèdent une solide compétence de lecture, une bonne habileté lexicale. Ils pratiquent une lecture intensive des œuvres de ʿAbd al-Ḥāfiẓ, partiellement sous la direction de leur cheikh, le reste du temps en autonomie. Ils reprennent régulièrement la lecture de la Hidāyat al-rāġibīn, et d’autres écrits soufis du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, qui sont très bien connus dans leur fond comme leur forme. La lecture se fait la plupart du temps assis sur le sol, et non à un bureau, en agitant les lèvres ou en articulant à voix basse le texte que l’on lit.
18L’appropriation des textes du cheikh répond avant tout à des motifs de transformation personnelle, donc à des enjeux très pratiques. (A) nous a dit rechercher des choses à mettre en œuvre dans sa vie15 ; (B) rattache la Ḥidāyat al-rāgibīn à l’ascèse que pratiquait sans discontinuer le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ. Les textes, les idées qu’ils renferment, sont ancrés dans la réalité pratique du lecteur, loin de toute préoccupation historiciste ou philosophique. Les soufis lisent avant tout à des fins pratiques. Ils pourraient trouver les mêmes informations dans des dizaines d’autres ouvrages vulgarisants, mais ce sont ceux de leur cheikh qu’ils ressassent, par dévotion, par recherche de baraka et volonté de réactualiser le lien qu’ils entretiennent avec lui16.
19Les lecteurs, dans la confrérie Ḥāfiẓiyya, lisent généralement pour des raisons pratiques : engagés à différents degrés dans une quête spirituelle, ils recherchent dans les ouvrages de leurs cheikhs, investis d’une valeur affective très grande et dont le commentaire relève d’une transmission par initiation, des leviers d’autotransformation éthico-religieuse17. On retrouve même une lecture ésotérique de la Hidāyat al-rāġibīn, faite par les cheikhs de la confrérie pour leurs proches disciples ; elle vise à résoudre certaines difficultés de compréhension, posées notamment par le désordre apparent de l’ouvrage. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
20Le reste des disciples et des dévots de la Ḥāfiẓiyya – l’immense majorité – possèdent eux aussi une culture littéraire, une connaissance de l’histoire et des productions de leur confrérie. Les « médiateurs de plume ou de lecture »18 jouent pour cela un rôle essentiel, qui permet la diffusion d’une culture écrite dans des milieux sociaux qui lisent peu. Ces médiateurs sont en règle générale les lecteurs que nous venons d’évoquer : cheikhs de la confrérie ou disciples avancés bénéficiant d’un crédit important auprès de leurs condisciples, en raison de leur situation sociale (profession, âge, etc.) et de leur proximité avec les cheikhs de la confrérie. Loin d’être sevrée d’écrits, sans mémoire confrérique, la majorité y accède plutôt et se l’approprie de manière médiate. Les lieux de cette transmission sont généralement la ḥaḍra, les réunions informelles chez un disciple, ou les moments passés dans la maḍyafa (ou mandara) du cheikh, large pièce destinée à l’accueil des hôtes dans les maisons traditionnelles de Haute-Égypte où l’on se rend après le travail ou pendant les congés.
21Si la lecture personnelle autonome ou commentée par les cheikhs est généralement linéaire, que ce soit à l’échelle du livre ou du chapitre, la lecture médiate est au contraire délinéarisée et sélective : un fragment d’un ouvrage, toujours la Hidāyat al-rāġibīn, est évoqué (une définition d’un terme technique, une qualité louable ou un défaut blâmable du soufi, une station de l’âme lors de sa progression spirituelle) et glosé par le médiateur. Il n’est pas besoin d’une situation d’enseignement bien déterminée, et le plus souvent, ces actualisations de l’œuvre de ʿAbd al-Ḥāfiẓ s’insèrent avec fluidité dans la conversation.
22L’écrit est donc une réalité omniprésente dans la confrérie Ḥāfiẓiyya, malgré la rareté des lecteurs. Il revêt cependant une forme différente pour deux raisons : ce que les médiateurs lisent n’est pas ce qu’ils transmettent ; la tradition orale non écrite vient souvent interférer avec la présence orale de l’écrit.
23Commençons par le rôle des médiateurs19. La transmission consiste à mettre à disposition des disciples, qui sont, dans le cas de la Ḥāfiẓiyya, une majorité de paysans et d’artisans faiblement instruits, des enseignements spirituels complexes, tout en entretenant leur attachement à la confrérie, qui est majoritairement héréditaire, et donc, à notre époque, peu contraignant. En deçà de ce qui relève, selon nos catégorisations intellectuelles, du soufisme, une part importante de l’enseignement « soufi » concerne les fondamentaux de l’islam et du droit islamique. Au niveau du soufisme lui-même, les textes sont lus dans des perspectives pratiques : la connaissance des ouvrages du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ ne va pas au-delà de ses trois œuvres principales, Hidāyat al-rāġibīn, Luqṭat al-ʿaǧlān et Lawāmiʿ al-anwār. La première est privilégiée, et l’on y lit la nécessité de l’ascèse, du détachement du monde d’ici-bas et de la confiance absolue en Dieu. Le reste des œuvres n’est pas inconnu : leurs titres sont cités, parfois commentés, mais elles font l’objet d’usages symboliques plutôt que de lectures médiatisées.
24Une partie du patrimoine écrit joue un rôle original dans l’enseignement des cheikhs : celui qui exige pour être efficace une transmission par voie initiatique, les litanies de la confrérie (awrād) et les formules de remémoration (ḏikr). Les litanies sont réputées avoir été composées par le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ dans le Luqṭat al-ʿaǧlān20. Elles sont en réalité largement recopiées chez Aḥmad al-Dardīr et son disciple Aḥmad al-Ṣāwī, ce qui est tout à fait compréhensible puisque le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ appartenait à la confrérie Ḍayfiyya, elle-même branche de la Ṣāwiyya, pour les disciples de laquelle il composa ce manuel de vulgarisation. Le Luqṭat al-ʿaǧlān ne fait donc que répercuter les litanies qui étaient usées dans cette voie. Les disciples, en revanche, ont la certitude de s’appliquer aux litanies du cheikh fondateur de leur confrérie. Elles sont, à l’heure actuelle, récitées avec la prière de l’aube. Nous les rappelons21 :
- Demande de pardon : cent fois. « Je demande pardon à Dieu tout-Puissant, il n’y a de divinité que Dieu, Il est le Vivant, le Subsistant, je me repens ».
- La prière sur le Prophète : cent fois. « Ô Dieu, paix et bénédiction et félicité de Dieu sur lui, notre Seigneur Muḥammad, et sur sa famille parfaite, comme il convient à sa propre perfection ».
- La profession de foi : trois cents fois.
- Le nom divin correspondant à la station spirituelle atteinte par le disciple : trois cents fois.
25Les litanies sont un exemple de transmission initiatique cautionnée par un écrit (qui ne les contient pas, en réalité). Elles ne prennent de valeur que dans le cadre de cette transmission : un disciple, quoique lecteur, ne pourrait pas les découvrir seul. Il a besoin, dans ce cas, de la médiation initiatique de son cheikh, qui diffère essentiellement de la médiation exercée indifféremment par les cheikhs ou les disciples avancées lors des activités d’enseignement.
26La poésie est la dernière catégorie d’écrit intervenant dans la vie confrérique. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les poèmes ne sont jamais lus, mais systématiquement mémorisés et récités, librement ou en tant que morceaux liturgiques lors de la ḥaḍra ou des occasions. Le poème sur les beaux Noms de Dieu d’Aḥmad al-Dardīr (Manẓūmat asmāʾ Allāh al-ḥusnā) occupe une place liturgique considérable, car il est récité au début de chaque ḥaḍra22. Quelques autres poèmes (appelés tawassul) portent sur les cheikhs éminents de la Ḥāfiẓiyya et n’ont jamais été édités. Ils ont seulement été récemment transcrits par ordinateur et imprimés par le cheikh Aḥmad al-Bašīr dans un livret pour faciliter l’apprentissage des nouveaux disciples. Aucun ne porte, malheureusement, sur le cheikh ʿAbd al-Ḥafiẓ, comme un écho de la discrétion de l’hagiographie.
27Ces trois poèmes nous renseignent sur la nature des rapports entre traditions orale et écrite : le premier porte sur le cheikh Ḥāmid al-Bašīr, le second sur le cheikh Ibrāhīm al-Disūqī, et le dernier sur le cheikh Muḥammad al-Ḥifnī Abū al-Anwār23. Tous ces cheikhs appartiennent à la troisième génération de la Ḥāfiẓiyya. Les auteurs des deux derniers poèmes sont restés anonymes ; seul le premier poème est vaguement attribué à un instituteur du village d’Abū Ruwayš, disciple du cheikh Ḥāmid al-Bašīr. Cela indique certainement que ces poèmes furent composés pour être mémorisés et récités lors des cérémonies soufies (ḥaḍra, mawlid, etc.) sans aucune perspective d’édition. Ce n’est qu’après plusieurs décennies de présence orale qu’ils ont été transcrits et imprimés et, plus récemment, diffusés sur Internet.
28L’on voit, dans ce cas-là, comment les traditions orale et écrite interagissent et s’enrichissent mutuellement, loin de la distinction erronée entre la tradition orale populaire et la tradition scripturaire savante. Ici c’est un cheikh de la confrérie qui rassemble plusieurs poèmes très vivaces dans la tradition orale, pour les intégrer dans le patrimoine écrit de la confrérie. Réciproquement, le patrimoine écrit est « oralisé », c’est-à-dire mis à la disposition d’auditeurs qui ne lisent pas. Il y a enfin un patrimoine confrérique qui, bien qu’il dispose d’une caution écrite, exige une transmission initiatique, donc orale. C’est le cas des liturgies de la voie et des Noms de Dieu correspondant aux stations spirituelles.
29L’étude des lectures de l’œuvre du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ nécessite de distinguer entre plusieurs acteurs : les lecteurs des œuvres ; les cheikhs, qui se réservent la transmission initiatique des litanies et des noms de remémoration, ainsi que le commentaire ésotérique des œuvres ; les médiateurs, qui transmettent à l’oral le contenu simplifié des œuvres, ainsi que les notions fondamentales pour les saisir ; les auditeurs, qui accèdent à la fois à un patrimoine écrit « oralisé » et à une tradition purement orale qui n’a jamais été transcrite ou éditée. Chaque acteur est caractérisé par des modes d’appropriation originaux des textes.
3. Les usages de l’écrit
30Le phénomène central est la patrimonialisation des manuscrits, pour des motifs dévotionnels et familiaux, en lien avec une sacralisation corrélée au développement de l’imprimerie depuis le xixe siècle dans le monde arabe, et en Égypte en particulier. Les manuscrits des œuvres des cheikhs ʿAbd al-Ḥāfiẓ et Muḥammad al-Amīr sont conservés presque exclusivement par la famille. Ils forment une part de l’héritage symbolique légué par les aïeux et géré en leur nom par les descendants. Ils participent, surtout parmi les plus lettrés, du prestige de la confrérie et contribuent à asseoir son autorité. La circulation de ces manuscrits est très faible : si leur existence est connue de tous, rares sont ceux qui les consultent, hormis les cheikhs eux-mêmes et quelques disciples privilégiés. C’est la raison pour laquelle nous préférons parler d’usage patrimonial plutôt que de pratiques de lecture. Il est des œuvres que l’on ne lit pas mais qui n’en jouent pas moins un rôle important dans le milieu considéré24. C’est le cas de celles des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya.
31Les imprimés anciens (xixe siècle et première moitié du xxe siècle) ont commencé à être patrimonialisés comme les manuscrits. Ils sont rares, car les éditions originales étaient le plus souvent réalisées à compte d’auteur, et les tirages dépassaient rarement quelques dizaines ou centaines d’exemplaires. Comme de nombreux manuscrits ont été perdus, l’imprimé ancien est souvent resté le seul élément de matérialité d’une œuvre. C’est par exemple sur cette base, et non sur celle des manuscrits, que le cheikh Maḥmūd al-Disūqī a réédité dans les années 1980 et 1990 des œuvres du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ. L’aspect de ces imprimés contribue à les rattacher au manuscrit et à les différencier des imprimés actuels : la typographie en est serrée et sans espaces, les polices plus proches du trait de la main qu’aujourd’hui, la réclame est maintenue (rappel du premier mot d’une page au bas de la page précédente) et la pratique des taqārīẓ (commentaires élogieux sur l’auteur et son ouvrage publiés à la fin) perpétue un vieil usage littéraire.
32Il est crucial pour une confrérie soufie de disposer d’un patrimoine littéraire à faire valoir ; il représente une part conséquente du capital symbolique légué par un cheikh à ses descendants, qui doivent le diffuser et l’augmenter. Lorsque Aḥmad al-Badawī évoque la Ḥāfiẓiyya, l’un des premiers éléments qu’il juge nécessaire de citer est la production littéraire de la confrérie, qui dépasse selon lui les cent ouvrages25. La reconnaissance de la sainteté et la baraka du saint et de ses descendants demandent parfois à s’incarner dans des éléments tangibles : sa capacité à faire des miracles, bien sûr, mais aussi ses ouvrages et ses poèmes.
33L’enquête de terrain permet de vérifier l’appropriation de ce capital symbolique par les disciples de la confrérie Ḥāfiẓīyya. On entend rarement des passages des ouvrages du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ cités de mémoire, signe que les quelques œuvres connues par leur contenu ne le sont pas littéralement, mais médiatisées par le commentaire qu’en donnent les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya et les disciples qui jouent le rôle de médiateur. Les titres sont en revanche retenus par les disciples, surtout les plus âgés et les plus proches de leur cheikh. On ne sait, parfois, pas vraiment ce dont il est question : un banal traité de fiqh portant sur les règles de partage des successions, les Minaḥ al-Fattāḥ, est ainsi considéré par beaucoup de disciples comme un des sommets de l’enseignement ésotérique du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, à cause de son titre qui signifie littéralement Les dons grâcieux de Dieu Conquérant26. N’ayant pas été édité, le mystérieux manuscrit, que l’on dit conservé dans la bibliothèque familiale, se prête à toutes les spéculations.
34Les disciples discutent entre eux des œuvres du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, dont ils retiennent les titres et parfois le contenu par les commentaires qui en sont faits, et qui deviennent, d’une certaine façon, des éléments identitaires de la confrérie. Lors des relations avec d’autres soufis, ces repères bibliographiques sont exhibés fièrement pour valoriser la confrérie Ḥāfiẓiyya et se valoriser soi-même : ils servent de signes d’appartenance et d’identité. Quant aux discussions avec des musulmans non soufis, ou hostiles au soufisme, une nuance supplémentaire vient compléter la fonction identitaire : il s’agit de montrer que les cheikhs de la confrérie sont aussi des oulémas, formés aux sciences de la Loi, aṣḥāb muʾallafāt, auteurs de nombreux écrits, comme on entend souvent répéter. Si l’on voulait résumer d’une formule les usages de l’écrit (autres que la lecture) dans la confrérie Ḥāfiẓiyya, il faudrait évoquer d’un côté la diffusion et l’augmentation d’un capital symbolique par la famille du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, et de l’autre l’assimilation et la réappropriation identitaire du côté des disciples.
4. L’impact des nouvelles technologies
35Longtemps, la seule œuvre d’un cheikh de la Ḥāfiẓiyya qui connut une diffusion numérique fut la Hidāyat al-rāġibīn du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ. Depuis notre passage dans la confrérie, et en raison de notre insistance à visiter toutes les bibliothèques existantes, plusieurs textes ont été mis en ligne par le cheikh Aḥmad al-Bašīr : du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, al-Minaḥ al-rabbāniyya, Šarḥ rawḍ al-afhām, Luqṭat al-ʿaǧlān, Šarḥ bānat Suʿād, et une ḫuṭba pour le fête du Sacrifice. Et du cheikh Muḥammad al-Amīr, un chapitre du Šarḥ al-Maǧmūʿ. Que pouvons-nous dire sur la modification des pratiques et usages de ces ouvrages diffusés via Internet ?
36Deux tendances se laissent deviner à l’analyse de la page consacrée au cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ et à la Ḥāfiẓīyya sur le site Internet du réseau social américain Facebook27 : le fractionnement du contenu de l’ouvrage, comme dans le cas des médiations évoquées précédemment ; l’intégration des fragments à un contenu qui fait la part belle à la dévotion et aux démonstrations de piété. Le fractionnement, tout d’abord, est évident pour tout lecteur de la page : la Hidāyat al-rāġibīn est citée plusieurs fois par an, à chaque fois quelques lignes tout au plus, portant sur la terminologie soufie, des citations de maîtres soufis sur l’ascèse ou le détachement du monde ou encore des descriptions des qualités et états de l’âme du soufi. La structure de l’ouvrage, dont le titre évoque un cheminement, une progression vers Dieu, est démantelée pour mettre en lumière quelques concepts centraux du soufisme, sortis de leur contexte initial. Ce fractionnement du texte conduit-il à un fractionnement de l’attention chez le lecteur, et à un changement de ses habitudes de lecture ? Un certain nombre d’enquêtes sur les habitudes de lecture contemporaines vont dans ce sens. La pratique du fractionnement n’est certes pas neuve : on la retrouve depuis longtemps dans les processus oraux de médiation que nous avons décrits ; ce qui est nouveau, en revanche, est la disparition de l’explication et du commentaire (le travail de médiation proprement dit) au profit des expressions de dévotion, que l’on peut interpréter comme des indices d’une dévotion devant un texte fétichisé, ou bien signe de connivence entre des soufis mieux éduqués, lecteurs et maîtres des nouvelles technologies et des réseaux sociaux.
37Ces fragments sont l’objet d’usages dévotionnels qui reposent sur des supports numériques. Il faut pour les saisir évoquer la structure générale de la page consacrée au cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ. Outre la Hidāyat al-rāġibīn, les seuls textes propres à la Ḥāfiẓiyya sont les poèmes que nous avons évoqués précédemment, poèmes qui jouent un rôle essentiel dans la dévotion envers les cheikhs de la confrérie. Nous les retrouvons donc, sans surprise, publiés et republiés à intervalles réguliers, accompagnés des photographies des cheikhs ou de leurs tombeaux et coupoles. Le reste des publications se subdivise entre photographies à connotation soufie (mosquées, tombeaux, derviches), photographies pieuses (calligraphies de sourates du Coran, noms du prophète Muḥammad), vidéos (récitation du Coran, performance de ḏikr, pèlerinage, prédicateurs célèbres comme le cheikh Šaʿrāwī28, soufis contemporains célèbres comme les cheikhs ʿAbd al-Ḥalīm Maḥmūd ou Ṣāliḥ al-Ǧaʿfarī), oraisons et poèmes célèbres (le wird al-išrāq, le wird al-baḥr, etc.), citations de soufis ou de pieux ancêtres et, enfin, brèves sentences pieuses qui résonnent comme des invocations que l’on ne saurait plus murmurer dans le secret de son cœur.
38Cet usage dévotionnel soufi de l’écrit via les nouvelles technologies ne paraît pas structurellement différent de celui de beaucoup de musulmans qui les utilisent. Hormis le contenu spécifiquement confrérique et soufi, quantitativement réduit, les mêmes images, les mêmes vidéos, les mêmes formules circulent entre les usagers. Les sentiments religieux sont extériorisés de façon très similaire, logorrhéique, à la vue de tous. Aller plus loin dans cette direction demanderait une longue enquête sur les nouvelles technologies et leur impact sur les structures de la piété islamique, hors de notre portée dans cette étude.
39La page Facebook de la Ḥāfiẓiyya doit néanmoins être constituée en source historique. Elle exemplifie le rapport entre écrit et nouvelles technologies et peut servir de guide heuristique à une étude des mentalités à plus large échelle. Elle montre aussi comment une confrérie use des nouvelles technologies pour faire fructifier son capital symbolique et dans une certaine mesure son patrimoine littéraire. Elle procure enfin une ouverture sur la psychologie du cheikh Aḥmad al-Bašīr, qui porte l’héritage de la Ḥāfiẓiyya, comme elle participe aussi aux modifications des formes de la piété à l’œuvre dans l’islam contemporain.
Notes de bas de page
1 Chartier, 1997. La mise en texte représente les « consignes, explicites ou implicites, qu’un auteur inscrit dans son œuvre afin d’en produire la lecture correcte, i.e. qui sera conforme à son intention » (p. 283) ; la mise en livre représente « les formes typographiques mêmes » (p. 284).
2 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Rawḍ al-azhār, p. 2.
3 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn, p. 3.
4 Chiffoleau (1980), emploie cette notion pour caractériser la multiplication des messes demandées dans les testaments des défunts à la fin du Moyen Âge ; son remploi est fécond pour caractériser les opérations mentales auxquelles se livrent les musulmans pieux pour s’assurer de leur sort dans l’au-delà.
5 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn, p. 8.
6 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn, p. 65.
7 Muḥammad al-Amīr, Inqāḏ al-hālikīn, p. 2.
8 Muḥammad al-Amīr, Inqāḏ al-hālikīn, p. 2. Ḏaḫīra est imprimée zaḫīra, en raison d’une confusion résultant de la réalisation du ḏāl en dialecte égyptien.
9 Il l’évoque parfois en termes traditionnels islamiques, et parfois en termes politiques modernes : cf. Aḥmad al-Badawī, al-Manzūma al-aḥmadiyya, p. 3-4 et 15.
10 Demeerseman, 1954, p. 31-32 sur le « prestige sacré » (p. 31) du manuscrit.
11 Chartier, 1997, p. 274-275.
12 Ceux-là même étudiés par Padwick, 1996.
13 La Ḥāfiẓiyya acquit ainsi mille exemplaires de la réédition de la Hidāyat al-rāġibīn des années 1990 pour les redistribuer.
14 Dans la Ḥāfiẓiyya, on appelle šayḫ l’ensemble des descendants mâles du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, et on leur montre les mêmes signes de respect extérieurs. Mais seuls quelques-uns exercent effectivement des responsabilités dans la confrérie et possèdent une véritable connaissance livresque des sciences islamiques.
15 Ana badawwar ʿalā ḥāǧāt momken aṭabbaqha fī ḥayātī.
16 Lahire (1993) met en évidence comment les lectures populaires se caractérisent non pas par la lecture d’œuvres spécifiques (la littérature « populaire ») mais par des modes d’appropriation originaux, ancrage dans le réel, recherche de textes pratiques, etc. Certains de ces éléments se retrouvent dans les lectures soufies des textes soufis, qui n’ont bien sûr rien à voir avec les lectures savantes des mêmes textes, que l’on a tendance à universaliser alors qu’elles ne sont que le produit d’une certaine formation universitaire historiquement datée. Le premier savant à s’être intéressé aux pratiques populaires de lecture est Hoggart (1970).
17 À l’exception notable du cheikh Aḥmad al-Bašīr, qui n’est pas indifférent à la compréhension historique du texte. Plus exactement, il faudrait dire que ces lectures se superposent sans interférer l’une avec l’autre : deux plans de conscience qui ne se croisent pas.
18 Chartier, 2001, p. 789.
19 Vovelle, 1978b.
20 ʿAbd al-Ḥāfīẓ ʿAlī, Luqṭat al-ʿaǧlān, p. 13-22.
21 Marwa al-Bašīr, « al-Ḥāfiẓiyya al-Ḫalwatiyya ». Informations confirmées par le cheikh Aḥmad al-Bašīr.
22 La Ḥāfiẓiyya fait partie, encore aujourd’hui, de ces voies ḫalwatiyya qui diffusent l’héritage d’Aḥmad al-Dardīr, jusque dans les litanies et l’organisation de la ḥaḍra.
23 Voir la traduction dans la deuxième partie, chapitre VI, 3, « Les réunions de la confrérie (ḥaḍra) ».
24 On entend par œuvre la conjonction d’un contenu et d’un support, étant entendu que le même contenu inscrit dans deux supports différents forme deux œuvres différentes. Un manuscrit et un imprimé du même texte, deux éditions imprimées, sont autant d’œuvres différentes.
25 Aḥmad al-Badawī, al-Risāla al-sūfiyya, p. 29.
26 Traité signalé par Delanoue, 1982, vol. 2, p. 607 (Annexe VI, « Les « écrits du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, (m. 1303/1886) »), no 18 ; voir aussi ʿAbd al-Ḥāfīẓ ʿAlī, 1323/1905, p. 36. Nous n’avons pu retrouver le manuscrit.
27 Elle a été fondée en mars 2010 par le cheikh Aḥmad al-Bašīr et reste alimentée régulièrement (été 2016).
28 Chih, Mayeur-Jaouen, 2002.
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