Chapitre VI. Les pratiques religieuses dans la Ḥāfiẓiyya contemporaine
p. 147-183
Texte intégral
1L’enquête de terrain permet de préciser le fonctionnement religieux de la voie, depuis la prise de pacte jusqu’à la mort du disciple. Pierre-Jean Luizard donne une idée de la nature de ces pratiques : « l’activité confrérique est centrée autour du personnage du fondateur de l’ordre et de son descendant, l›actuel chaykh. Les séances hebdomadaires de dhikr, les assemblées dans les mosquées, les tekkiyé et les zâwiya [on parlera à la campagne de ṣāḥa1, ou moins formellement de bayt al-šayḫ] dépendant de la confrérie, sans oublier les visites aux tombeaux et les mawlid, commémorant la naissance d’un saint, sont les principales manifestations qui rythment la vie dévotionnelle des adeptes2. » Les grandes lignes sont posées, elles doivent être à présent dessinées plus finement et approfondies. Nous nous attacherons surtout à l’analyse des grandes pratiques religieuses qui rythment la vie du soufi, l’initiation et le pacte, les litanies, la ḥaḍra, les pèlerinages, les visites et le service, et enfin la croyance à la magie, en mettant en lumière les relations complexes entre la signification admise dans le corpus soufi et les significations dans la vie sociale, observables lors de l’enquête de terrain3.
1. L’initiation et la prise de pacte
2On a l’habitude de distinguer, dans l’histoire du soufisme, entre le murīd, le disciple du cheikh, et le muḥibb, le dévot qui recherche sa bénédiction sans engagement confrérique. Le murīd se distingue non seulement par son assiduité et sa proximité avec le cheikh, mais aussi par la prise du pacte initiatique (ʿahd, bayʿa). Si la distinction entre disciple et simple dévot demeure très claire aux yeux de tous, en revanche le pacte a perdu sa fonction de différenciation. La Ḥāfiẓiyya ne pratique aucun examen ni probation ; n’importe qui peut demander l’initiation, elle ne sera pas refusée : comment ne pas donner sa chance à un drogué (entendre par là fumeur de hachich, ou dépendant de ces pilules antalgiques qui ont connu une dramatique diffusion ces dernières années, que l’on appelle en dialecte beršām, ou directement du nom du médicament, tramadōl), un buveur ou un délinquant ?
3Plusieurs remarques à cet égard : on constate d’abord que la signification du pacte d’initiation s’est transformée, d’un engagement contraignant avec un cheikh en une chance offerte de devenir à terme un véritable disciple. Le raisonnement rationnel verrait là le signe d’une « crise des vocations », l’aveu de faiblesse d’une confrérie qui peine non seulement à attirer des membres, mais encore à obtenir d’eux un véritable engagement. Ce n’est pas faux, mais il faut triplement nuancer, d’abord en tenant compte des valeurs religieuses qui soutiennent cette évolution : si l’on ne refuse pas, c’est au nom de l’ouverture spirituelle et de la miséricorde que doivent manifester des cheikhs soufis, valeurs anciennes, très réfléchies dans la tradition akbarienne dont la Ḫalwatiyya est proche4. Aḥmad al-Ṣāwī, ancêtre du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ dans la voie, prônait déjà un soufisme conciliant et ouvert au moment de la prise de pacte, qui enseignerait par la douceur les bases du soufisme avant de révéler progressivement les difficultés de la voie5. De ce point de vue, les cheikhs contemporains de la Ḥāfiẓiyya parachèvent un mouvement séculaire d’ouverture qui redéfinit le sens de la prise de pacte dans l’esprit d’une diffusion du soufisme à tous.
4Pour introduire la seconde nuance, il faut dresser une typologie rapide des types d’affiliations aux cheikhs de la Ḥāfiẓiyya. La séparation entre disciple et dévot en recoupe une autre, qui tient à l’origine de l’affiliation : elle peut être héritée de père en fils, ou choisie de plein gré. Une grande majorité des disciples sont disciples par hérédité, mais cela est désormais loin d’être agréé par tous : « les confréries, aujourd’hui, ne peuvent plus compter uniquement sur l’adhésion automatique de groupes sociaux »6. Le cas de l’initiation demande donc à être considéré dans un tableau à double entrée disciple/dévot et initiation choisie/héritée.
5La transformation du pacte n’est pas tant la tentative désespérée de gagner des disciples, qu’une conséquence de la structure de l’affiliation dans la Ḥāfiẓiyya : il a une simple valeur de rattachement symbolique dans la plupart des cas, au sens de symbole de l’héritage confrérique reçu de son père (et que l’on n’avait pas le choix de refuser, jusqu’à récemment), et les autres liens sociaux qui peuvent rattacher à la Ḥāfiẓiyya (en tant que notables, propriétaires de terre, etc.). On pourra ainsi fumer du ḥašīš et boire quelques bières à l’occasion d’un mariage tout en étant affilié à un cheikh et encore en l’aimant sincèrement.
6Il ne faut pas pour autant réduire l’affiliation héréditaire au simple symbole décrit précédemment. Elle peut, autant que l’affiliation volontaire, fournir à la confrérie des disciples assidus. L’erreur serait de considérer par trop la vocation comme appel individuel, qui demande l’engagement personnel, la conversion : l’hérédité ne contredit pas du tout l’idée de vocation, pas plus que l’origine sociale. « L›enseignement transmis par le maître aux disciples est, aujourd’hui, beaucoup plus dévotionnel et moral que spéculatif : exercices pieux à accomplir d’une façon très précise, traditionnellement fixés dans la confrérie et porteurs de grâces, en plus des devoirs imposés à tout musulman7 ». Il n’est nul besoin, pour cela, de bénéficier d’un capital social – dont le capital culturel est l’une des composantes – très élevé. Le véritable disciple n’est pas forcément distingué socialement : ce pourra être aussi bien un avocat qu’un paysan.
7Pour résumer, l’initiation ne distingue plus, dans la Ḥāfiẓiyya, entre les « disciples » et les « dévots », pas plus qu’elle ne se laisse réduire à l’expression d’une vocation par opposition à l’initiation que l’on obtient par hérédité. L’initiation est une simple reconnaissance d’affiliation, selon les formes décrites ci-dessus. Elle n’est donc pas un remède au déclin ressenti de la confrérie. Pour le cheikh, la pratique se justifie selon les valeurs les plus classiques du soufisme : miséricorde, ouverture spirituelle, direction des égarés. Pour l’impétrant, elle peut aller de la simple reconnaissance d’un certain lien avec la Ḥāfiẓiyya, jusqu’à l’engagement à devenir un véritable disciple8. Les deux acteurs du pacte savent souvent à quoi ils s’engagent, du moins se le représentent-ils plus ou moins consciemment, selon les notions de sociologie implicite que l’on a tous ; la relation est bien entendu susceptible de s’approfondir au fil du temps.
8La pratique de cette forme d’initiation conduit de surcroît à affirmer et valoriser la vision intérieure (baṣīra) du cheikh et sa capacité à lire les cœurs, dans la droite ligne de la spiritualisation et de l’intériorisation du miracle que l’on constate à l’époque contemporaine9. Le bon cheikh décèle le vrai disciple, car la prise du pacte d’initiation en lui-même ne suffit plus à le distinguer. C’est ainsi que l’on peut comprendre, par exemple, le miracle de la conversion du fumeur de ḥašīš par le cheikh Ḥāmid. Il peut aussi se révéler au futur disciple dans le sommeil (manām) au cours d’une vision (ruʾya) : il y a alors initiation cachée. Il y a là un autre type de miracle que l’on peut rattache au thème général de la connaissance du monde caché.
9Terminons en décrivant le déroulement de la prise de pacte dans la Ḥāfiẓiyya. Le cheikh et le preneur de pacte doivent avoir accompli leurs ablutions ; ils s’assoient face à face dans la position de la prière, le preneur de pacte vers la qibla, sa main droite dans la main droite du cheikh ; ils prononcent la prière de repentir suivante : « Je demande pardon à Dieu le Tout-Puissant, il n’y a de Dieu que Lui, qui est le Subsistant. Je me repentis à Lui, je me repentis à Lui ; je me suis repenti à Dieu et je suis revenu vers Lui. Je regrette les péchés (ḏunūb) et désobéissances (maʿāṣī) que j’ai commis, et je jure de ne jamais refaire ce qui met Dieu et son Prophète en colère. L’obéissance nous rassemble et le péché nous sépare ». L’initiation repose sur la demande de pardon (istiġfār), qui fonde le repentir (tawba), le moment de la conversion et du retour vers Dieu. Elle est censée marquer l’entrée dans une nouvelle vie, à jamais différente de l’ancienne et sans retour possible. La relation avec le cheikh est d’emblée placée sous le signe de l’obéissance, comme elle est installée au centre de la vie soufie. Le cheikh enseigne ensuite les litanies (awrād, sing. wird) au nouveau disciple, et le nom divin qu’il usera pour ses remémorations (ḏikr).
2. Les litanies (awrād) de la Ḥāfiẓiyya
10Comme pour la prise de pacte, la pratique contemporaine diffère notablement des litanies que l’on trouve exposées chez le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, dans un petit manuel qui connut une certaine fortune auprès des disciples de la Ḍayfiyya-Ṣāwiyya, à la fin du xixe siècle10. Elles se présentent comme un mélange de litanies rédigées par des maîtres ḫalwatī-s comme Muḥammad al-Ḥifnī, Aḥmad al-Dardīr, Aḥmad al-Ṣāwī, et d’autres. Il est possible par ailleurs que le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ ait mis par écrit l’enseignement oral de son maître Ismāʿīl Ḍayf, qui était illettré.
11Les litanies sont censées être récitées à sept moments de la journée, correspondant aux cinq prières obligatoires et à deux prières surérogatoires, qui relèvent de la Sunna, la tradition du Prophète : l’aube (faǧr), l’aurore (ṣubḥ), la levée du jour (išrāq), la matinée (ḍuḥā), le midi (ẓuhr), le soir (ʿišāʾ) et l’après-midi11 (ʿaṣr). Elles peuvent être accomplies, seul ou bien à plusieurs ; le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ fait suivre les litanies de recommandations pour le choix du munšid et du naqīb12 qui conduisent les liturgies collectives. Il termine en présentant les litanies réservées à certains jours valorisés dans la Tradition (le lundi, le vendredi) ou aux fêtes musulmanes (les deux fêtes canoniques, ʿAšūrāʾ, Mi-Šaʿbān, etc.). Voici, à titre d’exemple, les litanies que le disciple doit prononcer au moment de la prière de l’aube13 :
Demande de pardon (istiġfār) : cent fois. « Je demande pardon à Dieu tout-puissant, il n’y a de divinité que Dieu, il est le Vivant, le Subsistant, je me repens ».
Prière sur le Prophète : cent fois. « Mon Dieu, prière, paix et bénédiction sur notre Seigneur Muḥammad et sur sa famille ». On pourra réciter le wird al-siḥr s’il y a du temps14.
Lecture au réveil, en guise de dévotion nocturne, de la fin de la sourate Āl ʿImrān, depuis « car il y a dans la création du ciel et de la Terre » (III, 189) jusqu’à la fin de la sourate (III, 200).
Prier deux rakʿa-s en récitant la Fātiḥa [première sourate] pendant la première et la Ṣamadiyya [surnom de la sourate CXII, al-Iḫlās] pendant la seconde.
Prier deux rakʿa-s en récitant la Fātiḥa pendant la première, et pendant la seconde, si l’on a mémorisé le passage de la sourate al-Isrāʾ, de « en vertu même de la Tradition » (XVII, 77) à « vous n’êtes informés à cet égard que très peu » (XVII, 85).
Demander de nouveau pardon, s’il y a du temps, pour la famille et les cheikhs, et faire une prière pour faciliter la journée et faire n’importe quelle demande à Dieu.
Prier treize rakʿa-s. Dire pendant la première : la sourate al-Qadr (XCVII) ; la Ṣamadiyya à trois reprises pour chacune ; la sourate al-Kāfirūn (CIV) après la Fātiḥa pendant la deuxième et la troisième rakʿa. Si l’on veut, on lit la sourate Yāsīn (XXXVI) pendant la onzième.
Demande de pardon : cent fois.
Prière sur le Prophète : cent fois.
Le wird al-siḥr.
Après avoir terminé, se remémorer Dieu (ḏikr) jusqu’au lever du jour.
Prier les deux rakʿa-s de la prière rituelle de faǧr.
Dire « yā Ḥayy, ya Qayyūm lā ilāh illā Allāh » : quarante fois.
Sourate al-Iḫlāṣ (CXII) : onze fois.
Dire « subḥān Allāh wa-bi-ḥamdihi subḥān Allāh al-ʿaẓīm astaġfiru Allāh » : cent fois.
Possibilité de compléter par certains awrād d’al-Ḥifnī et d’al-Dardīr.
12Les autres litanies sont présentées par le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ sur le même schéma, qui précise qu’elles s’accomplissent de préférence en groupe : « pour les litanies autres que celle de l’aube, l’un d’entre eux lit, et les autres écoutent attentivement »15. Cela suppose une vie en collectivité, orientée vers la dévotion. Chaque litanie était l’occasion de pratiques spirituelles communes : « ils participent à l’esprit (rūḥ) du lecteur comme s’il s’agissait du leur, jusqu’à ce que l’assemblée devienne comme un seul esprit, et ainsi se produit leur union, de sorte que celui qui est proche tire celui qui est loin »16.
13Une telle pratique n’est évidemment pas adaptée à une confrérie rurale comme la Ḥāfiẓiyya, dont la majorité des disciples ont une instruction élémentaire et exercent un métier qui diminue le temps journalier que l’on peut consacrer aux litanies, souvent récitées à l’aube ou dans la soirée. Les cheikhs de la Ḥāfīziyya demandent donc à leurs disciples, à l’heure actuelle, de réciter au moment de la prière de l’aube :
Demande de pardon : cent fois. « Je demande pardon à Dieu tout-Puissant, il n’y a de divinité que Dieu, il est le Vivant, le Subsistant, je me repens ».
La prière sur le Prophète : cent fois. « Ô Dieu, paix et bénédiction et félicité de Dieu sur lui, notre Seigneur Muḥammad, et sur sa famille parfaite, comme il convient à sa propre perfection ».
La profession de foi : trois cents fois.
Le nom divin correspondant à la station spirituelle atteinte par le disciple : trois cents fois.
Les litanies actuelles reprennent l’ossature des litanies de l’aube que prescrivit le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ dans le Luqṭat al-ʿaǧlān : la demande de pardon, la prière sur le Prophète, la profession de foi et la remémoration (ḏikr). La liberté est en revanche beaucoup plus grande concernant les prosternations, et l’on se contente généralement des deux rakʿa-s légales. On notera que la Prière sur le Prophète dans les litanies contemporaines accentue l’idée de la perfection (kamāl) du Prophète, étendue à toute sa famille : la famille de Muḥammad est parfaite, comme il convient (kamā yalīqu) puisque le Prophète est parfait17.
14La réduction de la liturgie de la Ḥāfiẓiyya à ces récitations du point du jour ne signifie pas que les disciples ne lisent pas de prières le restant du jour : les petits livrets de prière, que l’on achète pour quelques sous, sont très répandus et utilisés par les musulmans égyptiens ; ils contiennent généralement une mosaïque de versets coraniques, de Traditions et de vers parfois issus de la grande tradition mystique. Ce phénomène dit l’importance de l’héritage soufi dans la piété égyptienne contemporaine18 et met en lumière le fait que les soufis eux-mêmes prient avec d’autres matériaux que les matériaux confrériques (au sens de propre à leur confrérie, ici la Ḥāfiẓiyya).
15Réciter les litanies de sa confrérie, reçues par initiation, et lire des livrets de prière a-t-il, pour autant, la même signification pour le disciple ? Ce sont, après tout, les mêmes versets coraniques, les mêmes Traditions et souvent les mêmes vers. Ce n’est donc pas le contenu qui discrimine ce qui est litanie et ce qui est simple livret de prière que l’on peut ouvrir, ou prière surérogatoire que l’on peut dire à toute heure : il faut plutôt chercher du côté de l’intention du récitant-lecteur. Ce qui est déterminant pour lui est le mode de transmission des litanies, par initiation, bien plus que la forme transmise, qui est des plus banales : c’est pour cela que la demande de pardon que l’on répète chaque matin comme le cheikh l’a enseigné pourra avoir une saveur particulière, et produire des effets sur le corps et l’esprit (apaisement, stimulation de la sensibilité, sentiment de joie). Le disciple pourrait dire n’importe quelle suite de sons, le résultat serait le même, car il l’aurait reçue par initiation de son cheikh et c’est cela qui compte pour lui.
16Les litanies illustrent le fait que le pouvoir des mots est indissociable des conditions sociales d’utilisation. Ils n’ont pas leur principe d’efficacité en eux-mêmes mais le reçoivent du dehors19. Dans notre cas, la force illocutionnaire (qui s’accomplit par l’usage même de la parole) des litanies provient de l’initiation par le cheikh. Autrement dit, le respect formel d’un rituel ne signifie rien sans les conditions sociales de reconnaissance du rituel. Le disciple pourra dire la demande de pardon dans le cadre des litanies de la Ḥāfiẓiyya puis la lire à l’identique dans un livret de prière : il aura fait deux choses très différentes, et engagé psychologiquement des processus mentaux spécifiques. Dans le premier cas, il obéit à son cheikh, qu’il considère rapproché de Dieu et partant, le seul capable de l’assister dans son propre rapprochement20. Dans le second cas, il le fait en définitive pour gagner une récompense divine : on dit en dialecte keseb sawāb, ou ḫad sawāb (kasaba/ aḫaḏa ṯawāban). L’accumulation des récompenses divines est centrale dans la piété égyptienne contemporaine, comme si l’on concevait la relation entre le Seigneur et son serviteur comme un rapport comptable entre les bonnes et les mauvaises actions qui déterminent en définitive l’entrée au paradis ou la damnation en enfer.
17Les litanies, en résumé, ont été adaptées à la situation sociale de la confrérie Ḥāfiẓiyya, exactement comme l’initiation. Elles ont perdu leur caractère trop astreignant, et se réduisent à la récitation de quelques formules lors de la prière de l’aube. Elles sont un des reflets de la relation originale qui lie le maître et le disciple dans le soufisme, où le cheikh est conçu comme l’intermédiaire, ou le passage, entre le serviteur et le monde divin : c’est cette relation qui informe les litanies, et leur donne leur efficace et leur saveur propre. Elles se distinguent nettement, par là, des livrets de prière dont elles partagent de prime abord la forme21.
18Les disciples les plus avancés peuvent recevoir, dans la Ḥāfiẓiyya, des instructions liturgiques complémentaires : ce ne sont alors plus des litanies, communes à tous les disciples, mais des dévotions surérogatoires individuelles (nawāfil, sing. nāfila) qui traduisent leur statut spirituel supérieur. Les litanies dans la Ḥāfiẓiyya contemporaine fonctionnent comme un socle commun de récitations relativement condensées, susceptibles d’être pratiquées par tous. Le cheikh, directeur spirituel, module ensuite la pratique des litanies en fonction de l’avancement spirituel de ses disciples et des besoins spirituels qu’il décèle chez eux.
3. Les réunions de la confrérie
Les réunions hebdomadaires (ḥaḍra)
19La ḥaḍra est la réunion hebdomadaire des disciples autour de leur cheikh, généralement après la prière du soir. Elle est polarisée par la pratique en commun du ḏikr, la remémoration de Dieu. On peut aussi commencer par écouter un prône du cheikh ou d’un savant azharien. Il est difficile d’évaluer le nombre de ḥaḍra-s hebdomadaires dans la Ḥāfiẓiyya : si certaines sont fixes, d’autres sont organisées en fonction de la disponibilité des cheikhs ou des velléités d’accueil des disciples. Nous avons repéré quatre villages qui accueillaient chaque semaine une ou plusieurs séances : le lundi à al-Maṭaniyya et al-Saʿūdiyya ; le mercredi à Lišṭ ; le jeudi à Kafr al-Šahāta, Abū Ruwayš et Bamhā ; le dimanche à Bamhā. Des ḥaḍra-s sont aussi organisées lors des grandes fêtes du calendrier islamique. Les autres séances organisées ne répondent pas à un ordre bien déterminé.
20Le déroulement de la ḥaḍra de la Ḥāfiẓiyya suit un ordre déterminé. Elle dure un peu plus d’une heure et demie. Les disciples et le cheikh sont assis sur le sol pendant la première partie de la ḥaḍra. En voici les étapes principales :
Le cheikh, ou son invité, prononce un prône inaugural qui est une sorte de leçon de religion. Il aborde les sujets les plus divers, depuis les principes de base du fiqh ou de la ʿaqīda, jusqu’aux notions théosophiques les plus abstruses et mises à la portée du public. La citation de traditions prophétiques occupe toujours une grande place.
On récite ensuite le poème d’Aḥmad al-Dardīr, Manẓūmat asmāʾ Allāh al-ḥusnā. Les corps commencent à se balancer latéralement. Il n’y a pas d’accompagnement instrumental, on se contente de frapper dans ses mains.
On enchaîne par une prière sur le prophète Muḥammad. Elle occupe une page du petit livret de prière de la confrérie. Le rythme est en général rapide, toujours sans instrument de musique.
Selon le lieu de la ḥaḍra, on enchaîne par le poème idoine, contenu dans le petit livret liturgique de la confrérie. Par exemple, à Abū Ruwayš, on lira le poème consacré au cheikh Ḥāmid al-Bašīr, qu’un instituteur du village est réputé avoir composé en son honneur. Dans d’autres lieux, on lira le poème dédié au cheikh Ibrāhīm al-Disūqī ou au cheikh Muḥammad al-Ḥifnī Abū l-Anwār. Voici une traduction du premier, qui est le plus long et le plus intéressant des trois :
Ainsi par la mer que sa faveur divine (fayḍ) embrasse,
Notre cheikh Ḥāmid, fils de la piété et de la grâce,
Il est le savant très-supérieur qui n’a pas cessé d’appeler
À Dieu. Ô Seigneur, réalise nos aspirations grâce à lui !
Imam sublime, il est savant dans la gnose
Paré de longanimité et de belle générosité.
Détourne-toi de toutes les préoccupations et prends exemple
Sur] ses pères, les grands savants, qui diffusèrent les vertus.
Il vivait par tous les piliers de la voie
Et pour les secrets devint un vase et une source.
Ô Dieu, Je T’ai demandé la mise en pratique de sa pensée
Et que Tu lui donnes la force, par le haut rang de notre Prophète ! (Trois fois)
Nous implorons ainsi pardon et miséricorde
Et que tu nous protèges encore, à Toi la louange et les vertus.
Par son père al-Bašīr, savant de son temps,
Commensal (ǧalīs) du Prophète élu, il est notre trésor (ḏuḫr).
Et adore le Miséricordieux (al-Tawwāb). Réforme nos affaires,
Et guide nos cœurs sur le droit chemin.
Par la gloire d’al-Bašīr, martyr de notre maison,
Et par son secret (sirr) lui parviennent nos espoirs.
Et nous implorons ensemble par al-Ḥusaynī, père de la piété,
Ainsi que par son fils al-Ḥifnī : fais grandir nos âmes.
Ainsi que par al-Amīr, le savant incomparable de son temps :
Purifie, ô Seigneur, le cœur des serviteurs.
Par al-Badawī, le savant docteur (ḥibr) qui appelait
Vers Toi : dans ce chemin, anéantis-nous.
Ainsi que par al-Disūqī, l’imām, Tu nous attribues
Ta grâce, ô Seigneur des hommes, Tu nous contiens tous !
Ceux-là sont des gens bénis de Dieu (qawm bārak Allāh) qui se soucient de Lui
Celui qui se dirige vers leur demeure (sāḥa) est en sécurité.
Ô Seigneur, par l’Élu Ṭāhā notre Prophète,
Dispose-nous à la conduite et guide-nous qui sommes rebelles.
Prends plaisir à notre supplique (tawassul) collective par son rang [Muḥammad]
Et purifie ce qui Te satisfait et guide-nous.
Pardonne, ô Seigneur des mondes, à l’ici-bas.
Je ne suis rien devant Toi et Tu ne cesses d’être bienfaisant.
Tu n’as cessé d’être miséricordieux envers les péchés, accorde-nous
Ton pardon. Cela est la vertu et l’équité suprêmes.
Accorde l’agrément à tous les Compagnons,
Les gens pieux et les cheminants sur notre voie.
Le commandement divin (amr) est pour nous facile en chaque situation
Grâce au rang d’Abū Farrāǧ, porte de notre Prophète.
Le commandement divin est pour nous facile en chaque situation22
Grâce au rang d’Abū Ḍiyāʾ, porte de notre Prophète.
Le commandement divin est pour nous facile en chaque situation
Grâce au rang d’al-Bašīr, porte de notre Prophète.
Le commandement divin est pour nous facile en chaque situation
Grâce au rang d’al-Amīr, porte de notre Prophète.
Le commandement divin est pour nous facile en chaque situation
Grâce au rang d’al-Anwār, porte de notre Prophète.
Imam de tous les saints et leur secours (ġawṯ),
Échanson de la boisson dans le paradis de l’éternité.
21Le deuxième poème, composé de 36 vers, commence par évoquer le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ avant de se concentrer sur Ibrāhīm al-Disūqī et son père Muḥammad al-Amīr. Le troisième, composé de 84 vers, évoque d’abord longuement le Prophète avant d’évoquer pendant quelques vers al-Ḥifnī. Ces deux poèmes sont beaucoup moins diserts sur les saints familiaux que le poème que nous avons traduit.
22La conception de l’intercession dans la Ḥāfiẓiyya ressort très clairement de ces poèmes, qui peuvent être considérés comme représentatifs dans la mesure où ils émanent du milieu même des disciples semi-lettrés de la confrérie. Ils sont restés anonymes, à l’exception du premier qui est vaguement attribué à un instituteur d’Abū Ruwayš : considérons-les comme de bons marqueurs de la mémoire collective de la Ḥāfiẓiyya. Les saints sont ici les portes du Prophète (bāb), ou les intermédiaires par lesquels l’on accède à lui. C’est en leur nom que l’on adresse des demandes à Dieu : le premier poème dit par exemple « narǧūka [Allāh] bi-l-Ḥusaynī [l’un des fils de ʿAbd al-Ḥāfiẓ] […] », « nous Te prions par al-Ḥusaynī […] ». Les deux autres poèmes ont un ton un peu différent, où l’auteur demande à Dieu d’agréer le saint, de l’accepter dans sa miséricorde, de le loger au paradis, de lui ouvrir la poitrine. La place du Prophète est beaucoup plus centrale : le deuxième poème se termine par des vers sur Muḥammad, alors qu’ils forment la majorité du troisième poème.
Lorsque la lecture est achevée, les disciples se lèvent pour un ḏikr collectif. Ce dernier dure environ une heure. Les disciples se distribuent en deux rangées, face à face, séparées de deux mètres. Un munšid se place en tête des deux rangées : ce sont généralement des disciples qui occupent cette position à tour de rôle, quoiqu’un cheikh puisse aussi tenir le rôle du chanteur. Le cheikh qui dirige la séance se place entre les deux lignes et bat la mesure en choquant ses mains. Il n’y a pas d’instrument de musique. Le premier nom divin utilisé est Allāh. Les corps se balancent latéralement de plus en plus vite à mesure que le cheikh augmente le rythme de ses battements de mains.
Après un quart d’heure environ, le cheikh donne le signal de l’arrêt, brutal, sans redescente progressive, et le ḏikr recommence en utilisant le nom Huwa, que l’on réalise comme en dialecte Howwa. Le rythme augmente de nouveau progressivement, jusqu’au moment où le nom devient une sorte de râle rauque. Les disciples paraissent inspirer et expirer plusieurs petites goulées à la suite, en resserrant le larynx de manière à produire ce râle caractéristique. Cette partie du ḏikr ressemble fort à un exercice respiratoire expérimental, où la faible quantité d’air inspirée en resserrant le larynx et la rapidité exagérée du rythme respiratoire peuvent contribuer à produire des effets extatiques23. C’est d’ailleurs le moment où, généralement, les lignes du ḏikr se défont et chacun se laisse aller dans ses mouvements et ses expressions.
Ces deux phases de ḏikr sont répétées une ou deux fois par les participants, selon la décision du cheikh qui dirige la séance.
Lorsque le ḏikr est achevé, le repas ne tarde pas à arriver, malgré l’idée qu’il convient de ne pas boire immédiatement pour jouir des effets du ḏikr et attendre l’inspiration. Les disciples reçoivent au minimum une collation de thé et de riz au lait, et au mieux un repas complet qui est en général une fatta, plat traditionnel à base de riz et de brisures de pain frites.
23La ḥaḍra est la réunion la plus importante d’une confrérie soufie : elle est lieu d’enseignement et de pratique, de partage avec son cheikh et ses condisciples. Elle est socialement importante, attendue par les disciples qui n’ont souvent pas beaucoup de distractions pendant la semaine. Sans ḥaḍra, il n’y a pas de confrérie soufie possible.
Les veillées (layla)
24Les disciples peuvent organiser des veillées lors desquelles ils invitent un cheikh de la confrérie et leurs condisciples. Elles peuvent avoir pour but soit de fêter une occasion heureuse dans la famille du disciple, un mariage, une naissance, soit d’honorer un cheikh lors d’une occasion particulière (un départ en pèlerinage, par exemple) ou par simple dévotion, lorsque les moyens le permettent, que l’envie se fait jour ou qu’une vision survenue dans le sommeil le demande. Nous avons participé à plusieurs de ces veillées, qui peuvent s’enchaîner dans des villages différents jusqu’à l’aube, une même nuit : le cheikh parcourt alors les chemins cahoteux et mal éclairés entre les villages dans sa voiture, alors que les disciples suivent entassés dans des pick-up. Le déroulement est en général proche de celui de la ḥaḍra. Il n’y a simplement pas de prône inaugural du cheikh : dès que les disciples ont installé les haut-parleurs antédiluviens de la confrérie, le munšid commence à réciter les poèmes de la confrérie et le ḏikr commence très rapidement. Il peut durer entre une demi-heure et une heure, selon le nombre de veillées que doit animer le cheikh cette nuit-là.
25Les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya participent aux veillées, et le nombre de disciples présents, l’empressement que l’on met à l’accueillir, les frais que l’on engage, indiquent la hiérarchie spirituelle de la confrérie : le cheikh Muḥammad al-Disūqī est considéré comme la principale autorité de la voie ; la rareté de ses apparitions publiques contribue bien sûr à renforcer son statut exceptionnel. Son frère Maḥmūd al-Disūqī est le plus actif et jouit aussi d’une haute considération. Les cheikhs les plus âgés ne peuvent plus se déplacer aussi facilement et ne participent généralement pas aux veillées. Ils sortent uniquement pour les pèlerinages de la confrérie et se font fréquemment remplacer lors des ḥaḍra-s et des veillées. La prise de responsabilité dans la confrérie n’est donc jamais brutale : on constate au contraire que les veillées, et dans une moindre mesure les ḥaḍra-s, sont un excellent moyen d’intégrer progressivement les plus jeunes cheikhs de la famille à la vie de la confrérie. La responsabilité de l’animation d’une veillée est en effet moins lourde que celle de la gestion d’une ḥaḍra dont la veillée est comme la simplification. Elle est une étape dans la prise de responsabilité des jeunes cheikhs de la Ḥāfiẓiyya.
26L’organisation de la veillée implique d’abord de fournir un endroit adapté : cela ne pose pas de problème à la campagne où les espaces ne manquent pas. L’hôte prépare en général une surface plane pour le ḏikr en recouvrant le sol de nattes. Il doit fournir les boissons aux invités au cours de la veillée, et un repas à la fin, pour le cheikh et les disciples. Le cheikh fait rarement plus que goûter la nourriture, et ce sont surtout les disciples qui mangent. S’il y a redistribution, elle n’a pas lieu entre le cheikh et le disciple mais entre les disciples eux-mêmes. Cette redistribution prend un autre visage dans un phénomène que nous avons eu le loisir d’observer à plusieurs reprises : il est de coutume que l’hôte remette une somme d’argent au cheikh invité pour le dédommager de sa participation. Les sommes vont de 100 à 200 livres égyptiennes (en 2013, entre 12 et 25 euros), relativement importantes pour un Égyptien. Une partie est en billets, entre la moitié et les trois quarts de la somme totale. Le reste est en pièces, et le cheikh commande alors une redistribution entre les disciples présents pour des sommes allant entre deux et quatre livres égyptiennes par disciple. Toutes ces transactions sont notées sur un carnet tenu par un proche du cheikh.
27Lorsque nous avons interrogé les disciples sur le sens de cette opération, on nous a répondu que les cheikhs distribuaient ainsi tout l’argent qu’ils recevaient, alors qu’en réalité, ils conservent la majorité de la somme totale, qui est en billets et partant impossible à redistribuer facilement. Tout se passe comme si ces billets n’existaient pas, et que l’on lisait le comportement du cheikh avec un schème de générosité et de désintéressement absolus. Nous avons déjà constaté cette mise à distance de l’argent dans la mémoire collective des disciples et récits de miracle : elle se retrouve dans la conception des veillées. Encore une fois, le geste a davantage pour fonction de symboliser la relation entre le cheikh et ses disciples, d’exhiber sa générosité, que d’entretenir des disciples.
28Le départ et l’arrivée du cheikh sont en général salués par les youyous des femmes de la maisonnée et les coups de feu des armes des hommes. Il est très courant que l’on présente aussi les enfants au cheikh pour qu’il leur transmette sa baraka.
4. Les pèlerinages
29La Ḥāfiẓiyya a ses propres pèlerinages et participe à des pèlerinages. Ce sont dans les deux cas des mawlid-s (dial. mūled), mais l’analyse fait apparaître de nettes différences entre les deux phénomènes par-delà les ressemblances évidentes. On ne fête pas exactement al-Ḥusayn comme on fête le saint Ḥāmid al-Bašīr : ce serait une erreur de se laisser tromper par l’unité du signifiant ou d’y voir une simple différence d’échelle. Deux types de sources sont à notre disposition : des sources audiovisuelles de 2005, 2012, 2014, 2015 et 2016, et l’enquête de terrain. Les témoignages recueillis permettent de savoir comment se déroulaient les pèlerinages locaux depuis les années 1960 jusqu’aujourd’hui. Nous disposons en outre d’abondantes sources depuis le xixe siècle, et de plusieurs monographies et ouvrages de synthèse sur les pèlerinages égyptiens24. Nous commencerons par évoquer les trois pèlerinages locaux de la Ḥāfiẓiyya, dédiés aux cheikhs Ḥāmid al-Bašir, al-Disūqī et Muḥammad al-Ḥifnī, trois petits-fils de ʿAbd al-Ḥāfiẓ. Il faudra évoquer aussi la recréation du pèlerinage de Sitt Ūhayla à Saʿūdiyya depuis le début des années 2010. Nous terminerons par la participation aux grands pèlerinages de l’islam égyptien du Caire et du Delta.
Les pèlerinages de la Ḥāfiẓiyya
30Nous avons déjà proposé des hypothèses pour expliquer l’émergence de ces trois pèlerinages, qui se substituèrent à un pèlerinage unifié dédié au fondateur, reconnu par tous, de la Ḥāfiẓiyya, le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ : faiblesse de l’hagiographie et structure de la famille en trois branches nous avaient paru déterminantes. Ces pèlerinages contribuent à maintenir l’unité de la famille, enjeu central pour les confréries familiales et locales. Ils n’ont pas tout à fait la même valeur que les pèlerinages qui drainent de plus vastes foules25, non seulement parce que personne ne confond un saint local et une grande figure rayonnant dans le pays entier, comme Aḥmad al-Badawī, Ibrāhīm al-Disūqī ou les gens de la Maison du Prophète enterrés au Caire ; mais aussi parce que les raisons pour lesquelles on se rend à un pèlerinage local (comme national, mais dans une autre mesure) ne sont pas uniquement religieuses. Les pèlerinages locaux ont une identité sociale propre : ils sont associés à la notabilité de la famille du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, et jouent un rôle de revivification ou de renouvellement du lien social26. Ils sont organisés sans autorisation du ministère des awqāf, en toute autonomie.
31Le saint local reste la propriété de la famille dont il est issu, c’est-à-dire que le charisme du saint est ensuite géré et investi par ses descendants. Se rendre à un pèlerinage, c’est reconnaître la légitimité du droit de la famille descendant du cheikh réputé fondateur, reconnaissance qui repose sur « un faisceau complexe de facteurs qui concernent le réseau plus large des relations »27. Les pèlerinages ne sont certes pas réductibles à une manifestation d’allégeance sociale, mais il ne faut pas minimiser cette dimension, et l’on verra que les petits pèlerinages de la confrérie ressemblaient beaucoup aux fiançailles du cheikh Aḥmad al-Bašīr, en juin 2013, justement en raison de facteurs sociaux partagés.
32« Pour les musulmans, les mouleds de cheikhs fondateurs de confréries récentes, morts au xxe siècle, deviennent d’honorables veillées : pas de forains, pas de balançoires, mais des prières, des invocations et un repas pris en commun28. » La réalité est heureusement encore un peu plus exubérante ; mais ces observations de Catherine Mayeur-Jaouen n’en reflètent pas moins l’idéal du pèlerinage conçu par les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya, comme le montre le décalage entre les vidéos de pèlerinage que nous avons visionnées29 et la réalité que nous avons observée. Commençons par décrire le pèlerinage du cheikh Ḥāmid al-Bašīr, avant de le comparer avec les vidéos, et de dire un mot sur le mawlid nabawī (en-nabī en dialecte).
33Le pèlerinage a lieu chaque année le deuxième jeudi d’avril, à une date proche de la mort du cheikh ; cela permet aux disciples venus de loin de dormir sur place, et de participer ensemble à la prière du vendredi. Les préparatifs commencent vers 17 h et durent jusqu’à 18 h 30 : installation des nattes (ḥaṣīr), du système audio, des chaises pour les invités de marque et la famille, des lumières autour du tombeau et au-dessus du champ qui s’étend à ses pieds. Le champ est entouré d’une clôture, de sorte que tout l’espace du pèlerinage est délimité par les murs de la propriété du cheikh Aḥmad al-Bašīr.
34Les pèlerins arrivent peu à peu à partir de 20 h 30 ; lorsqu’ils sont accompagnés de leur famille, les femmes et les filles rentrent immédiatement pour aider aux préparatifs, après être allées saluer le cheikh Ḥāmid sous sa coupole. Les hommes, eux, se regroupent sur les nattes, en petits groupes, pour fumer cigarettes ou gōẓa et boire du thé. On ne vient pas jouir du pèlerinage en famille, et la séparation des sexes est très nettement respectée. Les gens continent à arriver jusqu’aux alentours de 22 h, heure à laquelle l’on peut compter quelques centaines de personnes assises dans le champ. Lorsque nous posons des questions sur la fréquentation, on nous affirme de manière répétée le faible nombre de disciples qui avaient fait cette année le déplacement à cause de l’insécurité des routes.
35À côté de la maison du cheikh Aḥmad, les disciples d’Abū Ruwayš servent aux visiteurs le repas traditionnel des occasions festives, la fatta, sur quelques ṭableyya-s (sorte de table basse traditionnelle). Les conversations évoquent avec insistance la présence de viande (eṭ-ṭaqqa di meš qordīhī !, « on ne nous fait pas manger n’importe quoi, sans viande !), et le tabarruk que l’on obtient en consommant ces nourritures (batbārek be-ṭ-ṭāqqa di, ou plus fréquemment bastebārek ou bastabrek) : la viande est en effet un mets rare, qui met en lumière la prospérité matérielle de la confrérie, rattachée évidemment à la bénédiction de ses saints. Le partage d’un repas à cinq ou six autour d’un plat central donne aussi l’occasion de rencontrer des condisciples venus d’autres villages, que la vie quotidienne ne permet souvent pas de connaître bien. La Ḥāfiẓiyya distribue, ce soir-là, environ cent cinquante repas.
36Le pèlerinage s’anime vers 23 h, avec une série d’interventions d’azhariens que le cheikh Aḥmad al-Bašīr a fait venir : certains sont de jeunes disciples de la confrérie, encore étudiants, d’autres des professeurs âgés. Un maddāḥ, chanteur religieux, ponctue les interventions. Chacun rappelle que les pèlerinages sont licites au regard de la Loi islamique, et assurent aux participants des récompenses divines (ṯawāb, ḥasanāt), puis insistent sur l’indispensable union de la ḥāqīqa et de la šarīʿa, vérité spirituelle de la Voie soufie, et Loi religieuse. Les orateurs s’attachent à préciser ce que l’on fête : le cheikh Ḥāmid al-Bašīr, son application spirituelle, son respect de la Loi et son ouverture à la Réalité divine. Le cheikh est un modèle à imiter (iqtidāʾ). Ils font une utilisation extensive des traditions prophétiques, et la piété envers le Prophète et les gens de sa Maison est omniprésente : « Le bateau des gens de la Maison est comme l’arche de Noé, celui qui y monte sera sauvé, celui qui s’en détourne périra ». Les grands saints égyptiens, associés avec les saints de la Ḥāfiẓiyya, sont évoqués dans leurs aspects les plus convenus. Les interventions se terminent vers 23 h 30, et les azhariens se retirent.
37Les disciples de la Ḥāfīẓiyya se regroupent alors pour pratiquer leur ḏikr, quatre-vingts au début, seulement une trentaine à la fin de la séance vers une heure du matin. Un public jeune assiste à la séance, photographie et tourne de courtes vidéos à l’aide de téléphones portables, se glissant parfois entre les rangs pour participer avant de décrocher de nouveau. Les cheikhs de la confrérie se succèdent pour diriger le ḏikr en frappant de leurs mains le rythme tandis que des disciples se relaient pour chanter des madīḥ. Le déroulement de la séance est en tout point identique à une ḥaḍra ordinaire, sinon dans la succession des cheikhs à sa direction.
38Voilà tout ce que l’on verrait si l’on restait dans les murs de la propriété du cheikh Aḥmad al-Bašīr. Voilà tout ce que le cinéaste a enregistré. Or le reste du village offre alors le spectacle de fête foraine et de désordre que l’on a l’habitude de voir dans les pèlerinages. On ne trouve certes pas de fête foraine (malāhī) au sens strict, sinon quelques balançoires (marāǧīḥ) antédiluviennes mais surtout des vendeurs ambulants, que l’on appelle mawaldiyya, installés dans la rue principale sur une cinquantaine de mètres, et dans une rue perpendiculaire, qui longe le canal, sur une vingtaine de mètres. On y trouve des babioles pour les enfants, des chapeaux pointus (ṭarṭūr), surtout des sucreries (ḥalawiyyāt) et ces pois chiches secs que l’on ramène traditionnellement des pèlerinages. Les klaxons des enfants, coiffés de leur ṭarṭūr qui scintillent au soleil, sont la seule trace, le lendemain matin, de la soirée de la veille. Tous les vendeurs ont disparu, en route pour un nouveau pèlerinage, sans que l’on sache très bien comment circulent les informations. L’animation du village précède le pèlerinage entre les murs de quelques heures ; elle s’apaise autour de minuit. À une heure du matin, tout est terminé.
39Catherine Mayeur-Jaouen a montré comment « toute fête foraine égyptienne était […], jusqu’à récemment, un mouled. Réciproquement, un mouled est aussi une fête foraine30. » Le pèlerinage mêle sacré et profane (ou plutôt on s’est mis à voir dans le pèlerinage du sacré et du profane mutuellement exclusifs à partir du xixe siècle), où l’on peut s’amuser sans pour autant refuser la baraka du saint. Dans le cas du cheikh Ḥāmid al-Bašīr, on observe désormais une tendance assez nette à séparer les espaces, d’abord pour des raisons topographiques : le tombeau et le champ où se déroule le pèlerinage sont clôturés, et le reste du village est situé sur l’autre rive du canal ; ensuite pour des raisons sociologiques et historiques : la composante foraine est aujourd’hui de plus en plus refoulée et niée. Les disciples se rendent au pèlerinage comme à la ḥaḍra, ou bien viennent passer quelques heures parce que les conventions sociales ou la tradition l’exigent. Le mélange des sexes est possible uniquement du côté de la fête ; le côté du ḏikr est exclusivement masculin et les visites du tombeau s’effectuent par contingents successifs d’hommes et de femmes. La Ḥāfiẓiyya n’a plus, par ailleurs, la même emprise que jadis sur le village et ses environs : le pèlerinage ne peut plus être assimilé, par conséquent, à la fête du village dans son ensemble. Quoique l’on ne doive pas minorer l’importance de ce pèlerinage (la majorité des habitants est sans doute allée jeter un œil sur les événements), il faut cependant distinguer trois tendances : après l’invention, la dissociation entre le sacré et le profane ; la privatisation de la dimension sacrée du pèlerinage ; la diminution de l’espace du profane avec peut-être, à terme, sa disparition.
40Ces trois tendances sont achevées dans le mawlid nabawī31 : une simple ḥaḍra, puis un repas en commun, éventuellement suivi de visites aux tombeaux des saints locaux à Abū Ruwayš, al-Saʿūdiyya ou al-ʿAbsī. Le lendemain, une pieuse assemblée pour fêter le Prophète (iḥtifāl bi-l-nabī), où l’on lit des Traditions, où l’on explique le sens de la Lumière muḥammadienne et la préexistence du Prophète ; où l’on s’enthousiasme lorsqu’un descendant du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ chante la Burda. Les thèmes centraux du soufisme continuent à être développés, même dans certaines de ses directions théosophiques, mais l’atmosphère évolue considérablement. Comme pour les pèlerinages, les orateurs s’attachent à justifier que le mawlid nabawī n’est pas une innovation blâmable : même le pèlerinage réformé doit justifier son existence au cours de son déroulement.
41Ce modèle de célébration se retrouve dans les vidéos tournées lors des pèlerinages de la confrérie : nulle trace de la fête foraine, puisque la caméra ne s’éloigne jamais du tombeau et ses abords. Ces images nous informent moins sur la réalité de ces pèlerinages, que sur la représentation que forment les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya du bon pèlerinage : visite au tombeau du cheikh fêté, récitations d’eulogies, pratique rassemblée du ḏikr32. Cette représentation est en grande partie devenue réalité : seule la fête foraine, bien inoffensive au demeurant, échappe encore à leur contrôle. C’est la raison pour laquelle elle est soigneusement passée sous silence dans les vidéos tournées, qui sont une portion de la mémoire officielle de la confrérie, diffusées sur Internet et mises à la disposition des visiteurs. Pas encore célébration privée, mais plus tout à fait fête villageoise, les pèlerinages locaux de la Ḥāfiẓiyya participent des évolutions de la piété contemporaine tout en reflétant la moindre emprise locale de la confrérie.
La recréation d’un pèlerinage local : Sitt Ūhayla à al-Saʿūdiyya
42Le village d’al-Saʿūdiyya compte aujourd’hui trois mausolées de saints : le cheikh ʿAbd al-Muṭāwiʿ, le cheikh al-Fawwāz (al-Arbaʿīn sur la première carte) et Sitt Ūhayla. Dans le cimetière qui se trouve à l’est du village se dressent les coupoles des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya. Si l’on compare les données du recensement de 1848, où sont recensés deux mausolées avec leurs gardiens, avec une carte cadastrale de 193235, on constate que le cheikh Muṭāwiʿ est toujours présent alors que le cheikh al-ʿIrāqī a disparu. Un cheikh al-Fawwāz a lui aussi désormais un mausolée, et l’on en trouve en outre un dernier dédié à Sitt Ūhayla. Il est difficile de dire si le cheikh al-Fawwāz a pris exactement la place du cheikh al-ʿIrāqī. On peut en revanche affirmer que sitt Ūhayla est depuis longtemps vénérée dans le village : son mausolée est cartographié dès 1910 sur une carte de la région36. Le seul autre mausolée que celle-ci indique pour al-Muḥarraqa est celui du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, qui avait donc dès le début du xxe siècle acquis une importance locale qui éclipsait ses rivaux.
43La Ḥāfiẓiyya s’est longtemps contentée du pèlerinage de son cheikh fondateur ʿAbd al-Ḥāfiẓ, puis des pèlerinages dédiés à ses trois fils, c’est-à-dire aux trois branches de la famille répartie entre al-Saʿūdiyya et Abū Ruwayš. Les autres mausolées n’ont plus connu, jusqu’aux années 2000, de pèlerinages, bien que les visites pieuses continuent. L’action réformatrice du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ réussit donc à mettre au pas les anciens pèlerinages du village, comme il en forme le projet dans al-Zawāǧir al-qaṭʿiyya que nous avons analysé plus haut. S’ils ne disparurent pas de son vivant, ce fut sans doute à l’époque de ses fils. La Ḥāfiẓiyya parvint ainsi à contrôler l’organisation des pèlerinages, à défaut de régler encore, dans leurs moindres détails, leur déroulement.
44Au début des années 2000, une vision décida le cheikh Abū al-Fityān à relancer le pèlerinage de Sitt Uhayla. La sainte lui apparut en rêve pour demander la reprise de son pèlerinage chaque année et le cheikh accepta. Le premier pèlerinage fut un succès, et il est reconduit désormais chaque année à une date qui n’est pas encore fixe. L’organisation est assurée par la confrérie Ḥāfiẓiyya, qui met à contribution des disciples volontaires. En recommençant un pèlerinage qui ne fête pas un cheikh de la famille, les cheikhs contemporains de la Ḥāfiẓiyya ont accru leur contrôle sur les manifestations religieuses du village et de ses environs. Ils apparaissent comme les interlocuteurs naturels entre le monde des saints et le monde des vivants.
Les pèlerinages de l’islam égyptien
45La Ḥāfiẓiyya peut, grâce à sa position géographique, participer chaque année aux grands pèlerinages du Caire et du Delta : Aḥmad al-Badawī à Ṭanṭā, Ibrāhīm al-Disūqī à Disūq, et au Caire, al-Ḥusayn, Sayyida Zaynab, Sayyida Nafīsa, Sayyida Sukayna, Sayyida ʿĀʾiša, Sayyida Ruqayya, ʿAlī Zayn al-ʿAbidīn et Fāṭima al-Nabawiyya, ainsi que certains pèlerinages satellites comme Aḥmad al-Dardīr qui précède immédiatement al-Ḥusayn. La Ḥāfiẓiyya se déplace aussi à l’occasion des raǧabiyya, les petits pèlerinages37. Au cours de l’année 2013, le pèlerinage de Sayyida Zaynab reçut le plus grand nombre de disciples de la confrérie – plus d’une centaine avaient fait le déplacement –, suivi de celui de Sayyida Nafīsa. Il est toutefois difficile de tirer des conclusions plus générales, tant les conditions politiques, économiques et sociales ont été perturbées : le pèlerinage d’al-Ḥusayn fut ainsi pénalisé par la pénurie de carburant qui sévissait et empêcha de nombreux pèlerins de trouver des moyens de transport.
46Lorsque le nombre de disciples est trop faible, ils rejoignent la tente (ḫidma) de la Ḍayfiyya, avec qui les relations n’ont pas cessé depuis le xixe siècle, quoiqu’elles aient été redéfinies sur de nouvelles bases. Lorsque la confrérie entretient une tente, c’est toujours à l’écart des foules, à une certaine distance du cœur du pèlerinage38. Elle ne porte aucun signe distinctif, et les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya refusent d’accrocher un drapeau au nom de leur confrérie (contrairement à la Ḍayfiyya). Le refus de tout prosélytisme, d’exploitation du pèlerinage pour faire de nouveaux disciples, est un leitmotiv, officiellement pour se concentrer sur la dévotion au saint, au Prophète et à Dieu.
47La Ḥāfiẓiyya n’a aucune stratégie d’expansion : la géographie de ses participations aux pèlerinages l’indique très clairement39. Les relations d’amitié anciennes entre les habitants et les soufis signalent que ces emplacements sont occupés chaque année depuis très longtemps40, et semblent démontrer que les stratégies d’expansion pendant les pèlerinages, à l’époque de la deuxième ou troisième génération de cheikhs, ont fait long feu.
48Les disciples et leurs cheikhs se déplacent collectivement pour rendre des visites à d’autres cheikhs, participer à des ḏikr-s dans d’autres tentes, ou accomplir la visite (ziyāra) au saint. La réciproque n’est pas vraie, et la tente de la Ḥāfiẓiyya (comme celle de la Ḍayfiyya lors du pèlerinage d’al-Ḥusayn) reçoit en général très peu de visites. Notons que les femmes accompagnent très rarement les hommes dans les pèlerinages, sinon les plus âgées ou les veuves. Le centre de la Ḥāfiẓiyya a beau n’être qu’à quelques heures au sud du Caire, la mentalité dominante est déjà celle de Haute-Égypte, bien différente de celle du Delta, notamment sur la question de la place de la femme dans l’espace public et les pèlerinages.
49Les pèlerinages fréquentés indiquent en revanche un tropisme en direction du Delta et du Caire. L’identité confrérique est bien davantage marquée par les saints du Nord (al-waǧh al-baḥarī) que du Sud, la Haute-Égypte (al-waǧh al-qiblī). La pratique même des dénominations dans la famille Ḥāfiẓiyya en fournit la preuve. Parler de soufisme égyptien ne suffit pas : les différences régionales sont bien marquées, et l’étude des paysages religieux, des vénérations des saints, permet de les marquer assez clairement. Si l’on se fie à l’exemple de la Ḥāfiẓiyya, il faudrait dire que le soufisme à l’extrême sud du gouvernorat de Ǧīza est encore structurellement proche de celui du Delta, quoique l’organisation sociale soit déjà caractéristique de celle de Haute-Égypte.
5. Les visites et le service du cheikh
50La visite, ziyāra, peut renvoyer au moins à trois activités : la visite à un tombeau de saint, à d’autres moments que les pèlerinages41 ; la visite d’un disciple à son cheikh pour lui offrir un service (ḫidma) ; réciproquement, la tournée du cheikh auprès de ses disciples.
51Nous ne traiterons pas des visites aux tombeaux des grands saints égyptiens, que l’on pratique lors d’un passage à la capitale pour une affaire quelconque ; concentrons-nous sur les saints locaux de la Ḥāfiẓiyya. Les visite-t-on ? À quel moment ? Pourquoi ? Quelles sont les personnes qui pratiquent ces visites ? D’après l’enquête de terrain42, on visite surtout les tombeaux de ces saints le vendredi ou les jours de fête. La majorité des visiteurs sont des femmes âgées, qui peuvent être accompagnées d’enfants sans que cela soit systématique. Si des hommes et des femmes se présentent en même temps, un des deux groupes attend que l’autre ait terminé ses dévotions. La visite du tombeau n’est pas mixte. Comme le signale Catherine Mayeur-Jaouen, « la demande de miracles reste la première raison de visite aux tombeaux des saints »43. Nous excluons là le cas des visites de disciples venus servir leur cheikh, qui rendent visite au saint sans être venus à cet effet : ce sont là des manières de visites de courtoisie.
52Lorsque l’on entre dans le tombeau, après s’être déchaussé et avoir salué le saint (très rares sont ceux qui baisent le sol à l’entrée du tombeau), on récite la sourate d’ouverture du Coran (al-Fātiḥa), éventuellement une prière sur le Prophète, avant d’adresser sa prière au saint (duʿāʾ). Les gens sont généralement debout et les mains levées, en position de prière, alors que certains prient agenouillés ou la tête appuyée au témoin du cénotaphe. On s’en va ensuite sans nécessairement aller saluer le cheikh vivant, surtout dans le cas des femmes.
53Nous avons observé très peu de dons de fidèles par la voie des coffres à don (naḏr, réalisé nadr en dialecte, plur. nuḏūr). Le don se fait généralement du disciple au cheikh, en argent ou en nature, ou bien d’une femme à la femme d’un cheikh, alors plus souvent en nature. On donne de quelques livres à quelques dizaines de livres, selon le niveau de revenu, des poulets, des fruits ou des légumes. Le don n’a pas pour fonction de faire vivre le cheikh : il ne peut être compris qu’en référence à la relation entre le maître et le disciple44. Ce n’est pas tant l’objet donné qui compte, que l’acte de donner, qui symbolise la relation ; le don à son cheikh s’inscrit dans la structure de l’hommage. Lorsque le don est plus spécifiquement lié à un vœu, que le don soit propitiatoire ou de remerciement (naḏr muʿallaq), qu’il n’est pas offrande gratuite, hommage symbolique, on remarque que le donateur préfère que le donataire soit le cheikh actuel, qui capitalise alors sur le miracle accompli par son aïeul (on parle d’istiǧābat al-duʿāʾ). La caisse de don, qui paraîtrait logiquement le meilleur moyen pour s’adresser directement au saint décédé, est en pratique inusitée : le bénéfice est reporté sur la lignée sainte dans son ensemble, incarnée dans son représentant vivant, le cheikh actuel.
54Le cheikh pratique très souvent le contre-don, comme nous l’avons exposé dans le cas de l’organisation des nuitées. Il peut être en espèces ou en nature. Les dattes du terrain d’Abū Ruwayš, propriété d’Aḥmad al-Bašīr, récoltées au mois de septembre, sont par exemple partagées entre un certain nombre de membres de la famille. Les disciples les plus fidèles de la confrérie se réjouissent de consommer des fruits qui ont crû dans la terre, pleine de baraka, jouxtant le tombeau du saint Ḥāmid.
55Dans un autre sens, la ziyāra est le fait de se rendre chez son cheikh pour y passer quelques heures ou rendre un service quelconque : préparer le thé dans la salle de réception, la mandara, passer le balai, accueillir les visiteurs45. Les femmes, de leur côté, peuvent participer à la visite, et participer aux préparatifs des repas servis aux hôtes du cheikh. On accomplit ses visites de préférence le jeudi soir ou le vendredi ; il y a néanmoins des visites chaque jour et la maison d’un cheikh de la Ḥāfiẓiyya n’est jamais vide. Certains sont des habitués qui ne laissent pas passer un jour sans aller à leur cheikh ; d’autres profitent simplement d’une occasion offerte au cours de la semaine.
56La visite au cheikh est intimement liée à la recherche de sa bénédiction (baraka) et à la notion de service. Sans les recouper : il y a d’autres moyens d’obtenir la bénédiction, et l’on peut servir son cheikh de bien d’autres manières (faire une course pour lui, le suivre et le conduire gratuitement pendant ses déplacements, etc.). Le simple fait de rester dans la maison du cheikh, qu’il soit ou non présent, apporte une bénédiction ; est-il présent, le moindre de ses gestes transmet la baraka : une cigarette offerte, une sucrerie, une boisson, un peu de musc. Le disciple commence souvent par refuser ce cadeau avec force, puis s’abstient de le consommer en présence du cheikh, par « crainte révérencielle » (hayba) pour lui, entend-on46. Le service lui-même apporte la baraka et dépasse largement le cadre de la visite au cheikh.
57Il demande parfois un investissement important du disciple : un avocat peut conseiller son cheikh et refuser ses honoraires parce qu’il lui rend service ; un instituteur peut aller acheter des livres au Caire et refuser tout paiement. Ces relations de service sont si importantes qu’elles font l’objet de certains récits de miracles. En mai 2013, le toit d’une pièce s’effondra dans la maison du cheikh Muḥammad al-Disūqī, contraint de sortir de sa retraite. Alors que l’ingénieur prenait des mesures dans la pièce effondrée pour dresser le plan de la reconstruction, le cheikh fit son entrée. L’ingénieur – qui n’est pas un disciple de la Ḥāfiẓiyya – refusa d’être payé et s’avoua plus tard subjugué par le charisme du saint47. La ḫidma est perçue comme l’une des composantes essentielles de la relation du cheikh à la société : elle signale aussi la présence concrète de l’adab soufi dans les relations intra et extra-confrériques. Elle montre enfin, incarnée dans ce modeste récit de miracle, quelle peut être la place du saint soufi dans la société locale, le respect dont il jouit (que l’on désigne par le terme de hayba) et les services dont il peut bénéficier.
58Il faudrait s’interroger, même seulement pour suggérer, ce que signifie aujourd’hui une relation patron-client. On a souvent dit que les disciples, ou les fidèles, avaient avec leur maître une telle relation48. Elle consiste en une relation de protection devant les autorités, d’alignement dans le domaine politique, de délégation dans les affaires judiciaires, d’assistance ou de conseil dans des affaires économiques ou personnelles, enfin une intercession mondaine et spirituelle. Elle comporte des obligations du côté du maître comme du disciple, en ce sens qu’elle est échange. Parler d’une relation qui perdure, depuis l’époque ottomane jusqu’aujourd’hui, conduit à négliger les ruptures historiques essentielles de la période contemporaine : émergence d’un État moderne centralisé, bureaucratisation, fin des supériorités cumulatives et spécialisation sociale. Autrement dit, le patron ne peut plus prétendre s’imposer en tout ni le client se reposer en tout sur son patron. La relation patron-client a changé pour devenir plus complexe : elle existe toujours, si l’on entend par là, au sens large, une relation privilégiée entre deux personnes de statuts sociaux différenciés, exprimée par des services requis et des services rendus. Mais elle exige une lecture plus fine, pour ne pas commettre de contresens, comme le font les « réformistes » islamistes égyptiens, qui dénoncent dans le « confrérisme » (ṭuruqiyya) la cause de l’aliénation et de la déresponsabilisation des masses rurales. Donnons un seul exemple : des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya, propriétaires terriens, ou du disciple fonctionnaire au maǧlis al-rayy, qui gère l’irrigation à l’échelle locale, qui est le mieux placé pour obtenir des informations sur la répartition de l’eau pendant la saison agricole ? La relation patron-client est en réalité beaucoup mieux équilibrée qu’on ne le croit, du moins quand le patron et le client ne sont pas disproportionnés par leur importance sociale, ce qui est le cas pour la Ḥāfiẓiyya. Dans ce cas, les grâces spirituelles s’échangent contre des informations stratégiques pour l’agriculture.
59Dans le dernier sens, la visite est celle que rend le cheikh à ses disciples, chez eux, lors d’une fête religieuse ou sans occasion particulière49. Le cheikh se déplace en automobile, accompagné de quelques disciples, et s’arrête peut-être dans une dizaine de maisons différentes, réparties entre deux ou trois villages. La petite délégation est introduite dans la pièce des hôtes (maḍyafa) ; les disciples s’assoient au sol, alors que le cheikh s’installe sur le canapé qui fait le tour de la pièce. Le chef de maison amène du thé et annonce un repas qui est systématiquement refusé, parfois présenté en dépit du refus. Il conduit ensuite ses enfants au cheikh, qui les bénit individuellement en apposant la main sur leur tête et en priant pour eux. L’enjeu essentiel de la visite, pour le disciple, est la bénédiction que lui procure le cheikh. Du côté du cheikh, il ne nous a pas semblé que cette tournée de visite pouvait être utilisée pour rappeler à l’ordre des disciples réfractaires ou des membres peu assidus : elle est bien davantage une récompense pour les bons disciples, en même temps qu’un moyen de s’assurer que leur fidélité ne tarira point à l’avenir50.
6. La pratique de la magie
60La croyance au mauvais œil (ḥasad) est presque universelle en Égypte51, et donne lieu à de nombreuses pratiques pour s’en protéger, et parmi elles, le recours à un cheikh. Il peut, comme le cheikh ʿAbd al-Tawwāb, faire un miracle pour contrer l’effet du mauvais œil. Le plus souvent, il écrit une formule de ruqiya (ou raqwa) sur une feuille qui est ensuite repliée et portée autour du cou, ou bien infusée dans un liquide qui est absorbé. Le cheikh peut aussi se contenter de prononcer la ruqiya sans l’écriture sur un support, en comptant sur sa baraka héréditaire et sa sainteté pour libérer la personne du mauvais œil.
61La magie est aussi utilisée pour traiter des problèmes de personnes possédées (malbūs), ou de lieux hantés (maskūn), par des ǧinn-s ou des ʿafārīt (sing. ʿafrīt), les deux termes étant employés sans distinction52. On considère souvent, dans le monde rural, qu’un lieu est hanté lorsqu’il a été le théâtre d’un meurtre : les mânes de la victime continueront à hanter les lieux si rien n’est fait. L’emploi de la magie n’est toutefois pas systématique : comme dans le cas de la protection contre le mauvais œil, il est des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya qui considèrent ces pratiques inutiles ou superstitieuses. Ils se reposent donc uniquement sur leur sainteté et la récitation de prières et de passages du Coran pour désenvoûter une personne ou un lieu, avec éventuellement une incubation dans un mausolée des saints familiaux. D’autres cheikhs pratiquent la ruqiya sans cacher son nom et reconnaissent l’importance de ces pratiques dans la panoplie du cheikh soufi qui lutte contre les puissances maléfiques pour en garder ses ouailles.
62Certains cheikhs de la Ḥāfiẓiyya débarrassent aussi les champs des forces maléfiques qui les habitent. Le problème que posent les champs « hantés » (maskūn) est récurrent dans la culture égyptienne : il faut les brûler (avec la récolte s’il y en a une) pour les purifier ou recourir à certaines invocations. Les journaux égyptiens rapportent régulièrement des histoires de récoltes entières détruites sur pied pour éviter que le champ ne devienne un lieu hanté.
63Il est possible de se procurer des sorts pour différents types de problèmes dont les plus fréquents sont la maladie, le mariage, la fertilité et la fortune. Le cheikh rédige le texte sur une feuille à partir de formules coraniques, de prières et d’invocations. Il réalise ensuite un ou plusieurs carrés magiques contenant des lettres et des symboles ésotériques54. Les feuilles sont repliées jusqu’à former de petits carrés que l’on entoure de papier adhésif pour les rendre hermétiques. Elles seront ensuite portées en permanence par le demandeur, dans une poche ou autour du cou. La confection du sort donne généralement lieu à un premier don au cheikh en nature ou en espèces ; s’il s’avère efficace, un second don sanctionnera le succès. Il faut noter que l’on prend toujours soin d’associer cette pratique à la sainteté du cheikh et à sa baraka : n’importe qui n’est pas capable de composer des sorts efficaces. Il est désormais mal vu, même dans les campagnes égyptiennes, d’accorder toute l’efficacité à une pratique magique que l’on pourrait taxer de superstition si elle ne recevait pas la caution islamique d’un cheikh de confrérie soufie.
64Il faut noter pour terminer qu’un certain nombre de cheikhs de la Ḥāfiẓiyya continuent à user de pratiques magiques pour découvrir les secrets de l’avenir. L’opuscule attribué à ʿAlī b. Abī Ṭālib, le Kitāb al-ǧafr al-ǧāmiʿ wa-l-nūr al-lāmiʿ, connaît toujours une grande faveur et de nombreuses rééditions. On trouve aussi dans la bibliothèque des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya des exemplaires du Šams al-maʿārif d’al-Būnī (m. 622/1225), dans des éditions de la fin du xixe siècle et des éditions contemporaines55. La pratique de la magie doit donc remonter au temps du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ lui-même. La distinction entre ce qui relevait d’une pratique orthodoxe islamique et ce qui était tenu pour superstitieux était sans doute moins accusée qu’aujourd’hui : il est désormais très rare d’entendre parler de magie, et une partie des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya s’en sont éloignés.
7. Conclusion : le soufisme est-il un fait social total ?
65La notion de fait social total avait été avancée par Mauss à la fin de l’Essai sur le don comme principe heuristique : ces faits sociaux « mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions […] et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions. Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc.56 » ; ce sont des « touts » que l’on doit étudier en conjoignant des aspects que l’on a l’habitude d’étudier séparément, sans prendre la mesure des rapports qu’ils entretiennent en tant que manifestations d’un fait social qui les subsume et les organise.
66Le soufisme est un fait social total : il a tant de répercussions dans tous les aspects de la vie des Égyptiens, et a fortiori des disciples ou dévots d’une confrérie, qu’il est difficile d’en cerner les contours. La vie des disciples soufis de la Ḥāfiẓiyya est rythmée par l’initiation et la prise de pacte, les litanies récitées avec plus ou moins d’assiduité, chaque jour à l’aube, la ḥaḍra hebdomadaire, les pèlerinages et les visites et services que l’on rend ou reçoit. Mais le soufisme est aussi au café, dans les soirées que l’on passe à deviser assis sur des nattes, devant la maison familiale, et même à la télévision ou à la radio. Le soufisme se glisse dans des actes de langage, dans des techniques du corps si ordinaires que l’on aurait peine à le soupçonner sous leur couche de banalité, sans savoir qu’on l’y cherche. Il imprègne la vie sociale au-delà de ce que les acteurs eux-mêmes imaginent le plus souvent. Il organise encore les échanges d’informations via les relations entre disciples, ou du disciple au cheikh, et les déplacements – les pèlerinages sont encore bien souvent, pour les disciples modestes, l’une des seules occasions de voyager, avec les démarches administratives ou les hospitalisations. Il polarise les relations entre l’ici-bas et l’au-delà et canalise la grâce pour irriguer les âmes des fidèles. Du côté des cheikhs de la famille de ʿAbd al-Ḥāfiẓ, le soufisme est une dimension éminente de leur notabilité, l’origine de leur fortune et des positions sociales acquises depuis plusieurs générations. Il organise leur vie spirituelle mais contribue aussi à définir le champ des possibles mondains.
67Il ne faudrait pourtant pas faire de la notion de Mauss un étendard commode pour affirmer que rien ne change et prétendre d’une métaphore spongieuse que le soufisme continue à « imprégner » toute la vie sociale. Autrement dit, quelle capacité totalisante le phénomène du soufisme conserve-t-il aujourd’hui ? C’est précisément là que réside la difficulté : dans la société égyptienne contemporaine, moins intégrée, plus complexe, si le soufisme demeure un fait social total en ce sens qu’il intéresse tous les aspects de la vie sociale pour un grand nombre de personnes, fidèles ou pas, consciemment ou inconsciemment, sa capacité de totalisation est de plus en plus relative aux groupes et aux activités sociales. Elle est maximale pour les cheikhs de confrérie, pour qui le soufisme représente leur identité sociale dominante et détermine beaucoup de leurs activités sociales. Elle est maximale aussi pour les disciples fidèles qui rendent visite plusieurs fois par semaine à leurs cheikhs, suivent scrupuleusement leurs instructions religieuses, sont engagés dans des échanges de dons et contre-dons matériels ou immatériels, voyagent avec leurs cheikhs à travers l’Égypte et prient (au sens de duʿāʾ et non de ṣalāt) par et pour eux. Mais même dans ces cas extrêmes, la part de la vie sociale qui échappe à la totalisation soufie est très grande : ainsi d’un homme qui, au travail, est d’abord un salarié avant d’être un cheikh ; au café, un Égyptien qui fume une chicha à la mélasse en sirotant un thé sursucré avant d’être un cheikh plein de majesté (waqār). Ainsi d’un disciple qui, malade, se prémunit de la prière d’un cheikh, éventuellement d’une amulette ou d’un carré magique avant d’entrer à l’hôpital. À l’opposé, la capacité totalisante du soufisme est minimale lorsqu’elle ne signifie plus rien que l’usage de certains faits de langage, que la manifestation d’une déférence, parfois ironique, envers ces anachroniques cheikhs de village ; lorsque le cheikh, descendu au Caire avec un disciple pour affaire, est houspillé brutalement par un policier, comme s’il n’était qu’un primitif ṣaʿīdī de plus, perdu dans l’immensité de la ville.
68Si l’on considère, en place du groupe social, les activités sociales, on constate que le soufisme conserve une capacité totalisante maximale dans le domaine religieux et plus ou moins réduite dans tous les autres domaines : en économie, cette capacité se cantonne désormais dans l’ordre symbolique ou l’occasionnel ; dans la santé, à servir d’auxiliaire à la médecine à l’occidentale ; en politique, les anciennes relations de patronage ont laissé place à des échanges plus équilibrés d’informations, de faveurs et de grâces spirituelles. C’est donc autour des aspects religieux que s’est resserré le soufisme de la Ḥāfiẓīyya, qui ne conserve une emprise sur les autres domaines de la vie sociale que de manière symbolique (l’économie) ou partagée (la santé, le politique). Les transformations sociales de l’Égypte contemporaine ont ainsi conduit à une sécularisation originale du modèle confrérique de la Ḥāfiẓiyya, au sens d’un repli évident de ses prérogatives sur le domaine religieux, mais conjugué avec le maintien symbolique et négocié de liens avec tous les autres aspects de la vie sociale, auxquels elle contribue à donner sens. Georges Balandier faisait la même remarque dans Afrique ambiguë, publié en 1957 : « […] les procédés de la pensée traditionnelle peuvent résister malgré l’irruption de nos machines. Ces dernières doivent prendre une signification […] »57. Le soufisme contemporain totalise moins et de manière plus symbolique, mais la nécessité de sa permanence réside dans le rôle qu’il joue dans l’acculturation de pratiques et de discours allogènes, donc dans la résistance qu’il oppose à une déstructuration encore plus violente de la société égyptienne dans la mondialisation.
Notes de bas de page
1 Chih, 1997a. .
2 Luizard, 1990, p. 50.
3 Nous explorons cette question, ainsi que le rapport entre culture écrite et oralité, dans Soler, 2015.
4 Pour une évolution historique différente à partir d’une réflexion sur les mêmes valeurs, cf. Ambrosio, 2010, p. 283, et dans le traité d’Anḳaravī Anqarawī (à l’arabe) ou Ankaravi (à la turque) édité par l’auteur, p. 290 : « le cheikh parfait expliqua qu’il faut surtout guider dans le droit chemin les gens les plus corrompus (ḫarābāt ehli Je ne comprends pas ce mélange de translittération de l’arabe et de transcription turque moderne) ». Il en résultait, dans les couvents de la Mevleviyye aux xvie et xvie siècles, l’obligation d’accueillir tout homme qui se présentait à un maître spirituel.
5 Mayeur-Jaouen, 2017.
6 Luizard, 1990, p. 54.
7 Luizard, 1990, p. 40.
8 La définition du véritable disciple varie selon les possibilités sociales. Quelles qu’elles soient, il n’en restera pas moins un véritable disciple.
9 Paonessa, 2011.
10 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Luqṭat al-ʿaǧlān, p. 13-22.
11 Nous conservons l’ordre choisi par le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ. L’inversion des litanies de la prière du soir et de l’après-midi s’explique simplement par le fait que l’auteur traite ensemble litanies du midi et du soir car elles sont identiques.
12 Cette mention indique bien que nous sommes dans le contexte confrérique de la Ḍayfiyya-Ṣāwiyya, et non d’une Ḥāfiẓiyya que le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ aurait fondé. Le rang de naqīb Expression peu claire, à expliciter est employé dans la hiérarchie de cette confrérie, jusqu’aujourd’hui.
13 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Luqṭat al-ʿaǧlān, p. 13 sq.
14 Wird célèbre composé par Muṣṭafā al-Bakrī. Pour approfondir ces questions, Padwick, 1996.
15 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Luqṭat al-ʿaǧlān, p. 16.
16 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Luqṭat al-ʿaǧlān, p. 16.
17 Un écho des débats de l’époque ottomane sur les ancêtres du Prophète à Istanbul in Dreher, 2010.
18 Padwick, 1996, p. XI-XII.
19 Bourdieu, 1982, p. 105.
20 La reconnaissance de la sainteté du cheikh peut s’accomplir peu clair : est-ce la reconnaissance qui s’accomplit, ou le rapprochement du cheikh en vertu de facteurs très différents : être membre d’un lignage saint, avoir étudié à al-Azhar, manifester dans sa personne la sainteté, faire des miracles, aider autrui, etc. De même, rechercher par lui le rapprochement de Dieu (et de son Prophète, modèle de perfection) ne signifie pas la même chose pour tous : de la recherche de la baraka à la progression spirituelle selon les principes de la voie soufie représentée par le cheikh. Cela dépendra des conditions sociologiques, historiques, et de la décision de chacun.
21 Padwick (1996) se limite à l’étude des livrets de prière à diffusion populaire car elle dit vouloir, « éviter les travaux les plus ésotériques produits pour le public interne aux confréries » (p. XI-XII). Or, le cas de la Ḥāfiẓiyya montre bien qu’à l’époque contemporaine, la distinction entre livrets de prière et liturgie d’une confrérie (les « travaux les plus ésotériques » selon Padwick) n’a rien à voir avec l’ésotérisme. C’est une vision anachronique de la question : la distinction se fait selon les conditions sociales de transmission, et non du contenu lui-même, qui est tout à fait similaire.
22 À partir de ce vers, rajout manuel d’Aḥmad al-Bašīr.
23 De jeunes enfants qui fréquentent les ḥaḍra-s avec leur père nous montraient leur maîtrise de cet étrange râle de fin de ḏikr. Il s’agit bien d’une technique que l’on apprend, sans doute par mimétisme, et qui doit aider à éprouver certaines émotions pendant l’effort.
24 Mayeur-Jaouen, 2004 ; 2006 ; Schielke, 2006a et 2006b ; Stauth, Schielke, 2008. Voir aussi Gilsenan, 1973.
25 Mayeur-Jaouen, 2005, p. 125-127.
26 Gilsenan, 1973, p. 47-52.
27 Gilsenan, 1973, p. 66. Les cheikhs ne sont pas seulement des dirigeants religieux, ce sont aussi des notables, des propriétaires terriens, etc.
28 Mayeur-Jaouen, 2005, p. 387.
29 Filmer les mariages est une pratique universelle en Égypte ; filmer les pèlerinages est beaucoup plus rare. Le fait que le pèlerinage ait été filmé en dit long sur la conception du pèlerinage comme fête de famille dans la Ḥāfiẓiyya, en même temps que le bon ordre et le caractère bon enfant de la veillée que l’on veut donner à voir.
30 Mayeur-Jaouen, 2005, p. 244.
31 Perspective historique dans Kaptein, 1993 ; Holmes Katz, 2007.
32 Chaque vidéo dure plusieurs heures. La grande majorité des images concerne le ḏikr, les interventions des personnalités et la performance des chanteurs.
33 Carte de la région d’al-Muḥārraqa au 1 : 50 000, 1910. Cartothèque de l’Ifao, référence 4073 At 80.
34 Carte cadastrale d’al-Saʿūdiyya au 1 : 2 500, 1966. Cartothèque de l’Ifao, référence 11047 At 40.
35 Carte au 1 : 2 500, consultée à la cartothèque de l’Ifao, référence 11047 At 40.
36 Carte au 1 : 50 000, consultée à la cartothèque de l’Ifao, référence 4073 At 80. Elle fait partie des cartes du Survey of Lower Egypt publié au Caire en 1914.
37 Pour une discussion sur la raǧabiyya, Mayeur-Jaouen, 2005, p. 136-138.
38 Lors du pèlerinage d’al-Ḥusayn, la tente était dans une ruelle derrière la rue Muḥammad ʿAbduh. Lors du pèlerinage de Sayyida Zaynab, elle se trouvait dans une ruelle derrière les écoles situées en face de Dār al-Hilāl, sur la rue al-Mubtadayān.
39 Sur la ḫidma, Mayeur-Jaouen, 2005, p. 174-180.
40 Ces relations entre citadins et ruraux au cours des pèlerinages ressortent bien du roman Les sept jours de l’homme (Ayyām al-insān al-sabʿa) de ʿAbd al-Ḥākim al-Qāsim. La publication originale date des années 1960. Ce roman est traduit en français.
41 Mayeur-Jaouen, 2005, p. 183 sq.
42 Outre les informations ponctuelles recueillies, nous avons passé plusieurs journées devant le tombeau du cheikh Ḥāmid al-Bašīr pour observer les pratiques et interroger les gens.
43 Mayeur-Jaouen, 2005, p. 184.
44 Veyne, 1976, p. 330 : « le don, en lui-même, n’a pas de qualification : il est hommage de bas en haut, aumône de haut en bas ou générosité d’égal à égal, selon la qualité du donateur et celle du donataire ; loin de créer un rapport hiérarchique, il est qualifié par ce rapport ».
45 Chih, 2000, p. 229.
46 Le disciple, une fois parti, a toutes les chances de fumer la cigarette ou de consommer la sucrerie. Très rares sont ceux qui les conservent pieusement sans oser ou vouloir y toucher.
47 Que l’ingénieur ait vraiment refusé tout paiement, ou renoncé seulement à une partie, ou même à rien du tout importe peu. Ce qui nous intéresse est la lecture miraculeuse de l’événement fournie par les disciples présents. Nous n’ignorons pas que les protestations véhémentes avant d’accepter un paiement sont un trait égyptien typique, qui n’empêchent pas le vendeur de courir après le client si, pour plaisanter, celui-ci s’en va effectivement sans payer.
48 Chih, 2004, p. 94-95.
49 Nous avons participé à une visite de ce genre le lendemain du mawlid nabawī, le 25 janvier 2013.
50 Nous avons, en règle générale, assisté à très peu de remontrances. C’est dans la mandara des cheikhs que ces scènes se produisent le plus souvent : on reproche au présent de ne pas emmener ses enfants avec soi aux ḥaḍra-s, reproche qui dit d’une part la désaffection d’une partie de la jeunesse, et d’autre part la conscience du problème du renouvellement des générations chez les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya.
51 Aḥmad Amīn, 2010, p. 145-146 (article « ḥasad ») ; Muḥammad al-Ǧawharī, 2011, vol. 5, p. 276 (article « ruqiya »).
52 Aḥmad Amīn, 2010, p. 125-127 (article « ǧinn ») ; Muḥammad al-Ǧawharī, 2011, vol. 5, p. 276 (article « ǧinn »).
53 Photographie personnelle.
54 Un exemple de ces carrés magiques dans Aḥmad Amīn, 2011, p. 106-109 (article « tasḫīr al-ǧinn »).
55 Cette littérature continue à connaître une diffusion importante sous la forme de petits opuscules vendus dans les librairies du quartier d’al-Azhar, devant les mosquées et dans les pèlerinages.
56 Mauss, 2004, p. 274.
57 Balandier, 1957, p. 103.
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