Introduction
p. 1-13
Texte intégral
1Gilbert Delanoue, le premier, signala aux chercheurs occidentaux l’existence du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī (m. 1303/1886), qu’il qualifia, dans un chapitre de son Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du xixe siècle (1798-1882), de « trop modeste destin, talent trop discret »1. Un exemple admirable, ajoutait-il, « de ces diffuseurs […] d’une instruction de base essentiellement centrée sur la religion, de ces ʿulamāʾ la plupart du temps très obscurs qui se consacrent à instruire la masse ignorante des fellahs, et peut-être a-t-on le droit de dire : à l’islamiser, car il y a des raisons de penser qu’en de nombreux points de l’espace habité, en Égypte, tout contact avec un enseignement religieux véritable était coupé depuis longtemps »2. L’obscurité de ce cheikh au talent discret est indéniable, mais la modestie de son destin l’est beaucoup moins, comme la peinture un peu ternie des campagnes égyptiennes peuplées de fellahs ignorants, car Gilbert Delanoue ne savait pas qu’une confrérie, fondée par ses enfants, la Ḥāfiẓiyya, avait recueilli son héritage pour le transmettre jusqu’à nos jours ; et comment l’eût-il su, dans les années 1970, sinon par un concours de circonstances trop extraordinaire pour s’être réellement produit ?
2La Ḥāfiẓiyya est donc une petite confrérie soufie de Moyenne-Égypte, qui passerait inaperçue aux yeux de n’importe quel observateur qui ne saurait que chercher. Nous sommes partis de l’étude d’un manuel de soufisme, la Hidāyat al-rāġibīn fī al-sayr wa-l-sulūk ilā malik al-mulūk rabb al-ʿālamīn [La Bonne direction pour ceux qui désirent cheminer vers le Roi des rois Seigneur des mondes] du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, pour découvrir peu à peu, par hasard, un monde à peine esquissé dans les grands recueils biographiques sur le xiiie siècle de l’Hégire, le xixe siècle de l’ère chrétienne : le monde du soufisme confrérique et villageois3. L’échelle à laquelle se laisse voir la Ḥāfiẓiyya est doublement autre, d’abord parce que ses cheikhs sont à la marge du soufisme lettré qu’enregistrent ces recueils, ensuite parce que la taille de la confrérie (quelques centaines à quelques milliers d’adhérents) demande une attention microscopique. La Ḥāfiẓiyya est l’une de ces centaines de confréries du soufisme égyptien contemporain, trop petites pour obtenir une reconnaissance légale du conseil des confréries soufies (mašyaḫat al-ṭuruq al-ṣūfiyya)4, ou simplement désintéressées, voire réticentes à l’idée d’un contrôle légal, et qui pourtant jouent un rôle local et national nullement négligeable. Ce sont elles qui forment les cohortes des pèlerinages de l’islam égyptien et, souvent trop modestes pour financer de grandes tentes (ḫidma) pour l’accueil des pèlerins, se contentent des bords de trottoirs, où sont tendues de vieilles bâches dénichées pour l’occasion, abreuvent le passant de thé bon marché et de chants religieux braillés par des appareils décatis. Elles sont aussi des acteurs de premier ordre à l’échelle locale du district (markaz) ou du gouvernorat (muḥāfaẓa) : les familles de cheikhs sont souvent issues du milieu des notables locaux ou s’y sont arrimées en capitalisant sur leur charisme religieux. Loin d’être désormais la seule forme d’organisation sociale offerte aux musulmans égyptiens, les confréries n’en demeurent pas moins une réalité solide, dont le déclin n’est pas plus évident que la résilience étonnante.
3C’est donc à une histoire des campagnes de Haute-Égypte, entre ʿUnaybis, village natal de ʿAbd al-Ḥāfiẓ situé près de Ṭaḥṭā, et al-Muḥarraqa (renommée al-Saʿūdiyya à partir de 1939), à la lisière sud de la province d’al-Ǧīza que nous convions le lecteur, mais aussi aux multiples liens qui les reliaient au Caire : les réseaux religieux d’al-Ahzar, l’imprimerie, qui connut un grand essor à partir des années 1860, les pèlerinages et les liens confrériques et, plus tard, au milieu du xxe siècle, par les études à l’université, les nécessités administratives ou médicales.
4 Trois axes sont particulièrement importants pour comprendre l’histoire de la Ḥāfiẓiyya : les évolutions socio-historiques de la confrérie depuis le xixe siècle, quand la Ḥāfiẓiyya n’existait pas encore en tant que confrérie indépendante, jusqu’à nos jours, où elle est indépendante, et les trajectoires sociales de ses membres (cheikhs et disciples) infiniment plus diverses ; les pratiques religieuses, ensuite, qu’il faut mettre toujours en rapport avec les écrits soufis qui les organisent et les justifient ; l’activité d’écriture elle-même, enfin, ininterrompue quoique de nature fort différente de ʿAbd al-Ḥāfiẓ à ses descendants actuels.
5Décrire les évolutions socio-historiques de la Ḥāfiẓiyya, en premier lieu, demande de contourner les conditions de sa naissance ou de son émergence. Les spécialistes du soufisme ont très souvent fait appel à l’idéal-type wéberien de « routinisation du charisme » (Veralltäglichung) pour décrire les différentes étapes du procès5 : un cheikh fonderait une communauté sur son seul charisme, qui susciterait l’adhésion enthousiaste de ses partisans. Après sa mort, ses descendants, privés du charisme de leur aïeul, se contenteraient de formaliser dans une organisation bureaucratique ses enseignements et pratiques pour perpétuer leur domination matérielle et symbolique.
6Un autre schéma est proposé par Mark Sedgwick, qui rejette le modèle de routinisation pour deux raisons principales. D’abord, le cheikh transmettrait son charisme, sa baraka, à ses descendants, alors qu’un prophète ne peut pas transmettre sa qualité prophétique à l’Église qui prend en charge ses enseignements à la suite de sa mort. D’autre part, le modèle de routinisation du charisme aurait le défaut d’être trop linéaire et téléologique, et le savant préfère mettre en avant l’alternance de phases de rénovation périodiques (remaking) et de normalisation (denominationalization)6. Dans le cas de la tradition idrīsī-e, qui fait l’objet des études acribiques de Mark Sedgwick et ses collègues de l’Université de Bergen7, les différentes phases de l’évolution sont ainsi présentées : un grand saint, Aḥmad b. Idrīs (m. 1837), enseigne la ṭarīqa muḥammadiyya à La Mecque à un nombre restreint de disciples très engagés, qui répandent la voie, fondent des confréries, font des disciples. Une dévolution héréditaire de la dignité de cheikh se met en place, la diffusion continue, et les enseignements se banalisent et se logent dans le sein des croyances locales. Enfin, l’appartenance devient une affaire familiale et locale, et les satisfactions spirituelles proviennent désormais davantage du rituel et de la liturgie que de la participation au charisme propre du saint8.
7Ce modèle est intéressant et corrige certains défauts évidents de l’idéal-type wébérien (nommément sa conception inadaptée du charisme et sa linéarité téléologique), mais il n’a de valeur que dans une perspective bien étroite : celle de l’étude « par le haut » (top-bottom) de lignages intellectuels dont les membres ont été à l’origine de diverses confréries. Dans ce cas, les élèves d’Aḥmad b. Idrīs fondèrent au courant du xixe siècle la Sanūsiyya, la Ḫatmiyya et la Rašīdiyya9, en faisant un usage variable mais globalement assez réduit de l’enseignement de leur maître pour se fondre mieux dans les environnements locaux. En définitive, à l’intérieur d’un cycle, l’évolution apparaît tout aussi linéaire que chez Max Weber : une confrérie qui défend originellement des enseignements et pratiques différenciées, par entropie du milieu, perd sa spécificité jusqu’à ce qu’une phase de renouveau (remaking) vienne produire à nouveau une différenciation.
8Nous voyons là deux problèmes : considérer, premièrement, le milieu comme une force d’entropie implique de définir et décrire les croyances et les pratiques qui y avaient cours, pour penser non la dégradation d’une haute tradition intellectuelle à forte valeur différentielle, mais, in vivo, les transactions entre cette tradition et son nouveau milieu. Bref, il s’agit de penser plutôt des phénomènes d’acculturation que de s’illusionner d’une métaphore thermodynamique. Deuxièmement, ce modèle conduit à une ontologisation de l’identité confrérique, qui paraît bien davantage, à l’expérience du terrain, relationnelle, et peut-être, dans certaines confréries comme celle étudiée par nous, véritablement segmentaire10. C’est dans ce cas l’opposition des segments confrériques, à différents niveaux, qui doit être considérée comme le fait de structure fondamental qui permet de définir les relations entre ces différents groupes : la Ḥāfiẓiyya se définit ainsi par rapport à la Ḍayfiyya. Ces deux confréries partagent l’héritage du cheikh Ismāʿīl Ḍayf (m. 1280/1859), le fondateur de la Ḍayfiyya, si l’on se place à l’intérieur de la tradition de la Ḫalwatiyya. La Ḫalwatiyya se définit elle-même par rapport à d’autres grandes confréries de l’islam égyptien ; ainsi un soufi ḥāfiẓī se dira-t-il parfois ḍayfī, parfois dardīrī, du nom d’un maître ḫalwatī de la fin du xviiie siècle, ou tout simplement ḫalwatī.
9Une deuxième critique du modèle inspiré de Max Weber est alimentée par Jean-Pierre Van Staëvel, à partir de l’étude de l’essor de l’Empire almohade auquel fut très souvent appliqué l’idéal-type de routinisation du charisme11. Ibn Tūmart, né à Īǧīlīz vers 1080, se serait proclamé mahdī et aurait lancé la conquête du plus grand empire de l’Occident médiéval en mobilisant les tribus berbères par une prédication religieuse qui mettait l’accent sur l’unicité absolue de Dieu, d’où l’appellation de muwaḥḥidūn qui a donné almohade. Or si l’hagiographie almohade présente la carrière du mahdī sur le modèle du Prophète, concentrée sur la prédication religieuse (charismatique), Jean-Pierre Van Staëvel montre que l’on ne peut faire l’économie de l’étude de la société ou du milieu qui a reconnu une telle qualité charismatique à Ibn Tūmart : on s’aperçoit alors que la prédication d’Ibn Tūmart s’appuya sur un milieu qui déjà prônait l’ascèse et une forme de puritanisme, donc qu’il ne prêcha pas dans un milieu en marge des évolutions religieuses ; que, par ailleurs, l’étude de l’onomastique montre que la famille d’Ibn Tūmart occupait un haut rang social, dont le prestige facilita son ascension. La fondation de l’Empire almohade ne repose donc pas uniquement sur le charisme de son fondateur, mais aussi sur son insertion dans le jeu social, aussi bien par la parenté que par les tendances religieuses de la prédication. Ce n’est qu’ultérieurement que furent effacées les conditions sociales de l’ascension du mahdī pour la calquer sur un modèle prophétique de bon aloi pour un rénovateur religieux.
10Plusieurs enseignements sont à tirer de l’approche de Jean-Pierre Van Staëvel pour l’étude des confréries soufies en général, et à l’époque contemporaine de manière insigne : d’abord, il est fécond de partir d’une approche « par le bas » (bottom-top) plutôt que de se cantonner à l’étude de la fragmentation des grandes traditions confrériques « par le haut », à laquelle conduit fatalement une vision qui repose sur la routinisation du charisme. Pour la période contemporaine, nous avons la possibilité d’utiliser des sources externes et l’ethnographie pour reconstituer avec quelque précision le milieu qui vit naître et se développer une confrérie. Une telle approche conduit surtout à mettre en avant la conjonction complexe et unique de facteurs religieux et non religieux dans l’histoire des confréries soufies : l’installation d’un cheikh dans un village relève de son charisme personnel, de sa légitimité de savant azharien, de la concurrence possible d’autres cheikhs représentant d’autres formes de légitimité, des liens qu’il saura tisser avec les notables locaux ; l’évolution de la confrérie s’accompagne certes d’une administration du capital hérité du saint mais aussi de l’émergence de nouvelles vocations de sainteté, d’élargissement du champ des possibles sociaux mais aussi d’un repli de la confrérie autonome sur un territoire plus restreint, d’un enracinement local mais aussi d’un risque de fragmentation toujours plus grand, combattu à chaque génération par la mise en œuvre de certaines stratégies matrimoniales et de don. L’histoire d’une confrérie soufie ne peut pas être une description des écrits de ses cheikhs et de leurs pérégrinations pour diffuser leur voie : elle doit partir de la confrérie elle-même, c’est-à-dire de la description des milieux et des trajectoires sociaux qu’elle recoupe.
11L’identité confrérique ne peut donc pas être assignée de manière indue à partir de la tradition intellectuelle dont relèvent les cheikhs : elle ne peut se découvrir qu’à l’analyse des pratiques religieuses concrètes de la confrérie. La dessiner demande donc de croiser d’un côté l’étude de la tradition écrite de la confrérie et la mémoire orale, et, de l’autre, les pratiques confrériques et le discours sur ces pratiques. Dans le cas de la Ḥāfiẓiyya, la tradition écrite s’inscrit dans celle de la Ḫalwatiyya12 et, de manière insigne, dans une filiation avec le Sayr wa-sulūk ilā malik al-mulūk [La marche et le cheminement vers le Roi des rois], une description du cheminement spirituel des soufis écrite par Qāsim al-Ḫānī (1619-1697), et la Tuḥfat al-iḫwān fī adab al-ṭarīq [Le Trésor des frères sur les manières de la voie], un manuel d’adab soufi d’Aḥmad al-Dardīr (1687-1740). Quant à la mémoire orale, elle exige la présence sur le terrain pour se laisser saisir, à l’instar des pratiques confrériques et de leur interprétation discursive par les disciples et les cheikhs de la Ḥāfiẓiyya.
12On confine là au paradoxe : alors que, d’un côté, il existe indéniablement des traditions confrériques (la Ḫalwatiyya, la Qādiriyya, la Šāḏiliyya, etc.) avec leurs textes, leurs saints, leurs liturgies et prières propres, les pratiques confrériques semblent partout les mêmes et largement déconnectées de la tradition écrite et spirituelle pluriséculaire des confréries. N’existe-t-il vraiment, entre la tradition confrérique et sa réception locale dans une confrérie largement autonome, entre la Ḫalwatiyya et la Ḥāfiẓiyya du sud de Ǧīza, qu’un vague rapport de généalogie spirituelle ? Autrement dit, qu’est-ce qui constitue l’identité d’une petite confrérie rurale et selon toute apparence orpheline, coupée du tronc, comme dit l’égyptien (maqṭūʿ min al-šaǧara) ?
13En première analyse, la Ḥāfiẓiyya autonome se définit par rapport à son fondateur accepté, le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ : la Ḥāfiẓiyya, c’est l’enseignement du cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ poursuivi et diffusé par ses enfants dans une région plus ou moins vaste, avec plus ou moins de succès. Si nous interrompons là notre travail, nous n’aurons dévoilé qu’une fraction de l’identité de la confrérie, car l’enseignement du cheikh n’est pas créé ex nihilo et n’importe quel disciple le sait parfaitement. Il faut aller plus loin et mettre en rapport l’histoire de la Ḥāfiẓiyya avec la production écrite de ses cheikhs et leurs devanciers.
14Trois éléments entrent alors en considération : il s’agit d’abord d’explorer la continuité et les ruptures de la tradition ḫalwatī-e depuis le xviie siècle jusqu’à l’époque contemporaine, de montrer comment cet héritage littéraire et initiatique s’est transmis presque littéralement pendant deux ou trois siècles d’al-Ḫānī à al-Dardīr, jusqu’à ʿAbd al-Ḥāfiẓ et ses descendants, et de préciser les reformulations et transformations auxquelles il fut soumis13.
15Nous pourrons ensuite aborder la question des rapports entre cette tradition ininterrompue mais soumise à de profondes reformulations, et les pratiques de la Ḥāfiẓiyya. C’est surtout un ouvrage, la Hidāyat al-rāġibīn, achevé en 1849 et édité en 1925, qui incarne la tradition littéraire ḫalwatī-e dans la Ḥāfiẓiyya14. Il est la base de l’enseignement initiatique de la confrérie et fait l’objet de multiples lectures, médiations et appropriations, de sorte que l’enquête de terrain permet de ressaisir les multiples visages que prend la tradition ḫalwatī-e dans le milieu rural de la Ḥāfiẓiyya. Parler de la Ḫalwatiyya, dire que la Ḥāfiẓiyya relève de la tradition ḫalwatī-e se justifie très concrètement, non par la simple reconnaissance d’une généalogie spirituelle abstraite, mais par une présence médiate mais massive des enseignements de la voie dans la société locale.
16Cela pose enfin le problème du rapport à l’écriture dans la Ḥāfiẓiyya : les ouvrages de ʿAbd al-Ḥāfiẓ et ses successeurs furent au fondement de l’identité confrérique ḫalwatī-e et proprement ḥāfiẓī-e (ou ḍayfī-e au début de son histoire), aussi bien comme support de lecture et d’enseignement exotérique ou initiatique, qu’en vertu de leur valeur patrimoniale. Ils ne disaient rien de neuf : comment, de ce point de vue, peut-on fonder une identité originale sur un matériau commun et, de surcroît, dans les termes mêmes usés par d’autres ? La disposition du contenu compte presque autant que le contenu lui-même, et il est bien plus éclairant d’opposer le caractère vivant et vivifiant, enraciné, d’une tradition, que de chercher à démontrer à tout prix l’originalité de son matériau. Un descendant du cheikh, Aḥmad al-Badawī, écrivit ainsi un manuel de soufisme original, dans les années 1950, mais trop original pour n’être jamais lu par les disciples de la Ḥāfiẓiyya15, et il resta lettre morte ; la Hidāyat al-rāġibīn, en revanche, fut écrite intégralement avec les mots des autres mais fonda une tradition séculaire vivante. Les disciples de la Ḥāfiẓiyya ne s’y trompent pas, qui attribuent son contenu au saint fondateur de leur confrérie. ʿAbd al-Ḥāfiẓ réactualisa l’enseignement confrérique qu’il avait reçu, non sans innover en rapprochant jusqu’à les fondre le cheminement spirituel décrit par al-Ḫānī et l’adab soufi provenant d’al-Dardīr : les bonnes manières devinrent ainsi, à l’image de la remémoration (ḏikr) et de l’ascèse, l’un des piliers de l’autopoïèse éthico-religieuse et de la progression sur la voie.
17Ce travail se place en définitive sous les auspices d’une étude de la mémoire collective de la confrérie Ḥāfiẓiyya, qui prend racine dans les œuvres de Maurice Halbwachs16. Cette mémoire collective, c’est l’identité confrérique qui s’incarne dans une histoire construite et reconstruite par les disciples et leurs cheikhs, que l’historien peut appréhender et s’emploie à placer en regard de celle qu’il produit ; dans des pratiques confrériques héritées de l’enseignement de ʿAbd al-Ḥāfiẓ et ses descendants, elles-mêmes articulées à la tradition de la Ḫalwatiyya ; dans une tradition écrite et une mémoire orale, enfin, dont les interactions comme les éléments de distinction révèlent le travail de la mémoire et la formation d’une identité originale. Le grand problème qui commande cette étude consiste à comprendre comment s’articulent l’identité locale d’une modeste confrérie de Moyenne-Égypte et une tradition confrérique pluriséculaire, alors que tous les liens paraissent coupés depuis longtemps, et qu’au premier regard rien ne distingue ces cheikhs et soufis ordinaires, enfermés dans leur routine.
18Par souci de précision, nous avons pris soin de toujours distinguer trois niveaux dans l’écriture : l’écriture de ce qu’il s’est passé, selon l’analyse historique et critique de la documentation et des archives ; l’étude de la mémoire collective afférente, dans ses différents stratifications, supports et milieux ; notre interprétation, enfin, du rapport entre l’histoire reconstruite selon les normes du discours historique contemporain et la mémoire collective. La donnée première qu’il faut admettre est que, dans la mémoire collective, l’histoire est reconstruite jusqu’à créer des effets de réel : à partir de là, l’enjeu est autant d’analyser les modes de présentation et d’organisation de l’expérience historique dans la mémoire collective, que ce soit dans un récit oral, un ouvrage ou une pratique confrérique, que, dans une perspective généalogique, tenter de retrouver, directement dans l’analyse du document, ou indirectement par l’éclairage de sources externes, l’expérience historique à l’origine d’un fragment de mémoire collective. Par exemple, la revendication d’une filiation avec le Compagnon du Prophète ʿUqba ibn ʿĀmir al-Ǧuhanī (m. 58/678) – qui trouve son origine dans un rêve de ʿAbd al-Ḥāfiẓ, sans doute provoqué par son sincère désir de se découvrir une origine prestigieuse, et rendu vraisemblable à ses yeux par la forte présence de tribus arabes dans sa région d’origine – conduisit ses descendants à accorder une place privilégiée à son histoire, aux Traditions prophétiques (aḥādīṯ, sing. ḥadīṯ) qu’il transmit, et à se définir à la fois par rapport au modèle prophétique et aux qualités qu’il reconnaissait dans ce Compagnon du Prophète. Une pieuse invention, considérée comme une révélation divine ou prophétique, s’intégra à la mémoire collective de la Ḥāfiẓiyya au point de modifier le rapport à soi de toute une lignée d’êtres humains.
19La mise en relation de la mémoire collective, de l’histoire et des pratiques sociales repose sur la lecture et le commentaire que nous faisons des écrits confrériques à notre disposition. En aucun cas il ne peut s’agir d’une explication de texte anhistorique et dans un pur rapport d’extériorité au monde social : il faut réfléchir, à partir de la sociologie de l’écrit, sur le lectorat, sur les compositeurs qui participent à la mise en texte et en livre, selon les termes de Roger Chartier17, par le cheikh ʿAbd al-Ḥāfiẓ, les copistes, les éditeurs, l’imprimeur, le correcteur, et sur les pratiques de lecture ou de médiation qui rendent accessibles le contenu à un public de lecteurs et de non-lecteurs. L’écrit ne se révèle, en définitive, qu’au croisement des manières de lire, des processus de médiation et des protocoles de lecture déposés par les compositeurs. Un livre, pour autant, n’est pas toujours objet de lectures ; il est un objet de patrimoine (turāṯ) investi d’autres pratiques identitaires ou de pouvoir. Identité pour les membres de la confrérie et les soufis capables d’identifier la Ḥāfiẓiyya ; pouvoir dans les relations sociales des disciples de la voie, lors des pèlerinages (mawlid) par exemple, qui peuvent exciper des ouvrages de leurs cheikhs pour valoriser leur confrérie et partant ainsi se valoriser eux-mêmes.
20L’intérêt du soufisme et la difficulté de le saisir dans la fluidité de ses contours viennent du fait qu’il s’agit d’un fait social total, qui « met en branle », selon l’expression de Marcel Mauss, la totalité de la société et ses institutions. Il met en relation différents secteurs de la vie sociale, avec plus ou moins d’effet d’entraînement et de profondeur ; il incarne les normes et les hiérarchies : en un mot, le fait social total résume le style d’une société, ses thèmes et ses temps forts18. Reconnaître le soufisme comme fait social total implique de considérer l’étude du soufisme comme relevant de l’histoire sociale, et de lui subordonner l’histoire religieuse sans pour autant négliger les nuances d’approches et de méthodes. Cette réintégration exige du chercheur qu’il élargisse ses sources, et renonce à l’hypothèse qu’un phénomène religieux n’a de causes que religieuses et répond à un hypothétique « besoin » de l’âme. Par conséquent, il ne suffit pas de contextualiser le phénomène du soufisme, ce qui reviendrait à poser un cadre historique, le plus souvent réduit aux grands événements d’une période : il faut plutôt réfléchir à la manière dont le soufisme participe de sa production même et en reçoit les effets. À la période contemporaine, nous faisons l’hypothèse que le soufisme demeure un fait social total, sous réserve d’apporter d’emblée deux restrictions : il a cessé de l’être pour de nombreux milieux sociaux (élite occidentalisée, classes moyennes gagnées au fondamentalisme) ; le périmètre des activités sociales embrassées par le soufisme s’est rétréci, même pour ceux dont la vision du monde continue à être largement informée par lui (l’activité professionnelle, l’utilisation des nouvelles technologies, certains loisirs, la consommation de certaines productions culturelles).
21Prétendre parler d’un fait social exige de collecter toutes les sources disponibles. Grâce aux données des recensements, en particulier ceux de 1846 et 1868, et à l’étude de la démographie, on peut retracer plus précisément les dynamiques qui poussèrent le cheikh à quitter sa région natale, à s’installer dans la province de Ǧīza, aussi bien que les médiateurs qu’il utilisa pour diffuser son enseignement. Les archives d’al-Azhar et du Conseil des confréries soufies, elles aussi conservées aux Archives nationales égyptiennes, permettent de donner des précisions sur le parcours des cheikhs, l’évolution des confréries reconnues officiellement et des tombeaux ou mosquées sous la responsabilité du Conseil. La bibliothèque de l’Ifao (Institut français d’archéologie orientale) au Caire renferme plusieurs séries de cartes produites par l’administration égyptienne entre l’entre-deux-guerres et la fin du xxe siècle, qui permettent de mieux appréhender l’environnement spatial de la confrérie, et en particulier de repérer les tombeaux et mosquées importants à une époque donnée. Les ouvrages des cheikhs de la Ḥāfiẓiyya sont difficiles à se procurer : quelques-uns se trouvent sous forme manuscrite ou imprimée à la bibliothèque de l’université d’al-Azhar ; d’autres imprimés sont disponibles à la Bibliothèque nationale (Dār al-kutub al-miṣriyya). Ce n’est qu’après un an de visites régulières auprès de la Ḥāfiẓiyya que nous avons pu accéder à de nouveaux manuscrits et imprimés dans les bibliothèques privées des cheikhs.
22Nous avons prêté une attention particulière à la Hidāyat al-rāġibīn, qui avait fait l’objet d’une traduction commentée dans notre mémoire de deuxième année de Master, et n’a pas été publiée. Il s’agit de l’ouvrage le plus célèbre de ʿAbd al-Ḥāfiẓ, qui fonde l’enseignement initiatique de la Ḥāfiẓiyya et est le mieux connu des disciples de la confrérie.
23À l’approche proprement historique, à l’analyse de toutes les sources écrites, manuscrites ou imprimées, que nous avons pu rassembler, il faut ajouter l’apport ethnographique d’un travail de terrain mené entre janvier 2013 et mai 2014 alors que nous nous trouvions en Égypte, puis à Noël 2015 à l’occasion d’un retour au pays. Outre l’accès à de nouvelles sources historiques, cette enquête a permis de documenter l’histoire et l’organisation contemporaine de la Ḥāfiẓiyya, en dévoilant parfois des dimensions occultées dans les écrits ou la mémoire orale de la confrérie, le matériau religieux et dévotionnel qu’elle utilise, les relations sociales (en particulier celles du cheikh et de ses disciples) qu’elle sous-tend, et de contribuer à l’étude de la relation entre la tradition savante écrite et les pratiques confrériques.
24Nous avons suivi, lors de cette enquête, les grands principes de l’observation participante au sens de Malinowski : immersion totale dans la société égyptienne dans toutes ses dimensions, ascèse radicale de la culture d’origine dans l’enquête de terrain, pour se défaire de soi et mieux pénétrer le milieu étudié. La principale dimension de l’enquête a donc été l’observation participante et beaucoup plus rarement l’entretien dirigé. Nous avons suivi les déplacements des cheikhs et leurs disciples lors des pèlerinages égyptiens, principalement au Caire et dans le delta du Nil ; nous les avons observés dans les activités locales de la confrérie, réunion hebdomadaire (ḥaḍra), pèlerinage aux saints familiaux, célébrations diverses ; nous avons aussi fréquenté cheikhs et disciples dans leur vie quotidienne, en dehors de tout temps fort soufi. Nous avons ainsi entendu corriger le biais que produit une observation participante trop exclusivement portée sur les manifestations religieuses, inattentive aux multiples aspects et de la vie d’une confrérie et des soufis qui sont en même temps et peut-être avant tout paysans, fonctionnaires, professeurs, avocats, ingénieurs ou encore étudiants. Nous avons aussi voulu équilibrer approche « par le haut » – cheikhs, disciples cultivés ou éduqués – et approche « par le bas » – paysans, petits artisans, parfois illettrés – et distinguer des points de vue qui, souvent très proches, présentent cependant d’intéressantes nuances permettant de réfléchir au rapport entre l’écrit et l’oral, le savant et le populaire.
25Nous avons pu prolonger l’étude de l’histoire de la Ḥāfiẓiyya dans des directions et à des époques que l’écrit ne couvrait pas : plongée dans la complexité des rôles sociaux de la confrérie ; analyse des pratiques religieuses qui permet de mieux comprendre la mise en œuvre des rites décrits dans les ouvrages du cheikh ʿAbd al-Hāfiẓ et ses devanciers et leurs significations contemporaines ; découverte d’un monde littéraire à la lisière de celui de l’édition et de la production littéraire légitime. Elle nous a projeté, enfin, dans l’histoire du temps présent, marquée par l’essor du numérique (Internet et réseaux sociaux) et les bouleversements révolutionnaires et post-révolutionnaires de la société égyptienne (révolution du 25 janvier 2011, épisode des Frères musulmans, événements du 30 juin 2013 et reprise en main militaire).
26Nous commencerons par étudier, dans une première partie, les origines de la confrérie Ḥāfiẓiyya, à travers les premiers pas de ʿAbd al-Ḥāfiẓ (chapitre I), ses études à al-Azhar (chapitre II) et son activité de cheikh de confrérie à al-Muḥarraqa (chapitre III). Dans un deuxième temps, nous nous concentrerons sur la Ḥāfiẓiyya comme confrérie autonome, d’abord à l’époque de son essor (chapitre IV) puis de sa rétractation et sa stabilisation à l’époque contemporaine (chapitre V), avant de décrire, à partir de l’enquête de terrain, les pratiques soufies en usage dans la confrérie (chapitre VI). Nous évoquerons, ensuite, dans une troisième partie, l’écrit dans la confrérie Ḥāfiẓiyya : chez ʿAbd al-Ḥāfiẓ (chapitre VII), chez ses descendants (chapitre VIII) avant de proposer une synthèse sur le sens de l’écrit dans la confrérie (chapitre IX). La dernière partie sera consacrée à l’œuvre centrale du patrimoine confrérique, la Hidāyat al-rāġibīn, que nous analyserons successivement sous l’angle de sa composition (chapitre X), sa diffusion (chapitre XI) et ses enseignements (chapitre XII).
Notes de bas de page
1 Delanoue, 1982, vol. 1, p. 284.
2 Delanoue, 1982, vol. 1, p. 285.
3 La traduction et le commentaire de la Hidāyat al-rāġibīn ont constitué le mémoire de Master 2, que nous avons préparé sous la direction de Catherine Mayeur-Jaouen et Anne-Laure Dupont, à l’université de Paris-Sorbonne. Il n’a pas été publié.
4 De Jong, 1978.
5 Weber, 1995, p. 241-328 (« L’État et la hiérocratie »).
6 Sedgwick, 2004, p. 97-118. Ce modèle sous-tend son Saints and Sons : The Making and Remaking of the Rashīdī Aḥmadi Sufi Orders, 1799-2000, 2005.
7 Cf. surtout O’Fahey, 1990.
8 Sedgwick, 2004, p. 100.
9 Karrar, 1992 ; Vikør, 1995.
10 La notion de segmentarité provient des travaux d’Evans-Pritchard sur les Nuer, un peuple nilotique du sud du Soudan (Les Nuer, publié en 1937). Elle a été appliquée aux tribus marocaines par Ernest Gellner dans Les Saints de l’Atlas, publié en 1969 et a suscité de longs débats, notamment avec Clifford Geertz. Elle avait été aussi employée auparavant par Durkheim dans la Division du travail social (1893).
11 Van Stäevel, 2014, p. 49-76.
12 Bannerth, 1964-1966 ; Chih, 1998 ; 2000 ; Martin, 1972.
13 Sedgwick, 2005, p. 39-40. Sur le néo-soufisme : Rahman, 1966 ; O’Fahey, 1990 ; O’Fahey et Radkte, 1993, p. 52-87. Sur la Ḫalwatiyya en particulier : De Jong, 1978, p. 117-132 ; Chih, 2000, p. 137-149.
14 ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAlī, Hidāyat al-rāġibīn.
15 Aḥmad al-Badawī al-Amīr, al-Risāla al-ṣūfiyya.
16 Halbwachs, 1997. L’œuvre de Jan Assmann (2010) est fondée sur sa lecture de Halbwachs.
17 Chartier, 2001.
18 Mauss, 2004.
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