Chapitre 2. Vignettes1
p. 27-65
Texte intégral
Vignette 1 : « J’aimerais essayer d’arrêter de fumer, j’y arrive pas »
1Echange d’une quinzaine de minutes entre une éducatrice et une résidente, un lundi d’automne en fin d’après-midi, dans le bureau des éducateurs2.
Déroulement d’une journée
2L’équipe du matin (deux éducateurs) arrive au foyer à 6h30, elle prépare les petits déjeuners, réveille certains résidents, s’assure que d’autres sont bien levés, selon ce qui est convenu d’entente avec chacun, assure la prise de médicaments dans le bureau des éducateurs situé au rez-de-chaussée, près d’une des deux portes d’entrée, donne de l’argent à certains pour le repas de midi. Puis, la plupart des résidents partent travailler dans les ateliers Alfaset, ateliers protégés situés à l’autre extrémité de la ville ; ils y mangent à midi à la cantine et rentrent au foyer de Peseux en fin de journée, la plupart directement après avoir terminé leur horaire de travail, entre 16h30 et 18h environ.
3Pendant ce temps, les éducateurs s’attellent aux tâches administratives, s’assurent du fonctionnement du foyer, notent ce qui s’est passé le matin dans le journal informatisé, accessible à l’ensemble de l’équipe, et discutent entre eux. A midi, ils vont également manger à la cantine et sont dès lors présents pour les résidents, mais également pour échanger avec les maîtres socioprofessionnels des ateliers, les éducateurs du foyer de Serrières (attenant aux ateliers) ainsi qu’avec l’infirmière et l’infirmier psychiatrique des foyers, qui ont leur bureau dans le même bâtiment. A 14h, les deux éducateurs du matin terminent leur service.
4L’équipe de l’après-midi (deux éducateurs également) commence au foyer à 14h par des tâches administratives, de suivi du fonctionnement du foyer, puis par des réunions d’équipe, des réunions de réseau ou des entretiens avec des personnes extérieures. Les réunions d’équipe ont lieu une fois par semaine et se déroulent dans la salle commune du foyer, qui sert à la fois de salle des petits déjeuners, des repas du soir et de coin télé. A tout moment de la journée (sauf lorsque les éducateurs sont à la cantine ou pris par des réunions), la porte du bureau des éducateurs est ouverte.
5A partir de 16h30, les résidents rentrent ; certains passent alors dans le bureau prendre l’argent pour le lendemain, et à 18h pour prendre leurs médicaments ou simplement discuter avec les éducateurs présents. Puis un repas est confectionné par un groupe composé d’un éducateur et de certains résidents, ceux qui font partie du groupe cuisine. A la fin du repas, vers 21h30/22h, les éducateurs quittent le foyer ; les résidents sont alors dans leurs appartements, dans les étages.
6L’échange que nous avons choisi d’analyser est une interaction entre une résidente d’une quarantaine d’année (Sophie3) et une éducatrice (Karoline) dans le bureau des éducateurs, un lundi d’automne, à 17h. En visionnant cette séquence de quinze minutes environ, l’ensemble de l’équipe reconnaît d’emblée avoir eu aussi à faire face à ce genre de situation et réagir d’une façon similaire. En même temps, il s’agit d’une séquence emblématique, au sens où s’y jouent des choix concernant les principales thématiques qui ont émergé dans les discussions avec l’équipe : l’autonomie, la vitalité, la responsabilité, l’attention accordée à la souffrance…
Comment l’équipe parle de Sophie
7Sophie est une résidente arrivée récemment au foyer de Peseux. Elle fume environ cinq cigarettes par jour. Lors des deux réunions d’équipe précédentes, les éducateurs et l’infirmier psychiatrique parlent de la résidente et de l’attitude à avoir face à elle dans les termes suivants : « Sa souffrance à elle, c’est de ne pas être désirante, d’être ambivalente » ; « Face à des attitudes d’ambivalence et de clivage, c’est la clarté presque militaire, j’ai envie de dire, la décision, je décide… si on écoute trop sa maladie… non » ; « Elle a quand même des poils dans la main »… Ce lundi après-midi, entre 14h et 16h, les éducateurs ont établi, concernant cette résidente, un « document d’observation » se présentant sous la forme d’une cible d’évaluation. Concernant les rubriques de cette cible d’évaluation, nous retiendrons les éléments suivants :
Vie en société : « Elle ne s’exprime que si on le lui demande. » Elle considère, elle, qu’elle a « de la difficulté à dire aux autres ce qu’elle pense » ; les éducateurs disent que, cependant, elle parle volontiers avec eux de ses difficultés.
Capacités d’apprentissage : la capacité est incertaine ou moyenne ; par manque de confiance, la volonté est relative.
Responsabilité : elle varie selon sa forme psychique.
Ressource, élan vital : elle a besoin d’être stimulée, elle ne prend pas d’initiative.
Santé physique : elle a une bonne santé.
Santé psychique : « Psychiquement, ça doit être dur pour elle. »
8De cette séance de travail, nous retiendrons plus globalement que les éducateurs ont l’impression de peu la connaître : « On dirait qu’elle est arrivée hier » ; « C’est difficile de savoir ce qu’elle veut vraiment. »
Analyse fine de l’échange
9Vers 17h, Sophie entre dans le bureau des éducateurs pour chercher son argent pour le week-end. Lors de la discussion qui suit, elle énonce que la gestion de l’argent ça va, c’est elle qui va pas. Karoline répond : « C’est vous qui allez pas ? Qu’est-ce qui se passe ? » Sophie : « Ben, ça va pas bien. » Karoline : « Ça va pas bien ? » Après un silence, elle enchaîne : « Je finis juste avec l’argent, puis on reprendra là-dessus. » Après un échange sur l’argent, suit une discussion sur la participation de Sophie au groupe des repas, au cours de laquelle Sophie répond vouloir quitter le groupe cuisine : « Je veux tout quitter, même moi-même, la vie même, tout. » Karoline répond en riant : « Ah ! la vie aussi ? » Sophie : « Ouais, tout. » Karoline : « C’est vrai, comment on fait ? » Sophie : « Non mais », puis Karoline : « On va reparler de ça, mais pour le souper… » A la fin de la discussion sur le groupe cuisine, l’éducatrice demande à Sophie : « Vous avez bossé aujourd’hui ? » Sophie répond : « J’ai bossé », Karoline la relance : « Et puis ? », Sophie répète : « J’ai bossé. » Suit l’extrait que nous allons regarder de plus près.
10Karoline : Vous voulez en parler ? Vous voulez vous asseoir ? Je ferme la porte ?
11Sophie ne dit rien et n’exprime corporellement ni acquiescement ni refus.
12La première question de l’éducatrice offre explicitement à Sophie un espace et un moment d’échange. On peut interpréter cette formulation comme faisant suite aux deux remarques faites précédemment par Sophie. Les deux premiers sujets de discussion étant clos (le budget et la nourriture), l’éducatrice marque alors clairement sa disponibilité. Cet échange est présenté comme portant sur un thème implicite, marqué par l’utilisation du pronom « en ». Ne pas laisser le thème implicite aurait nécessité une reformulation, par exemple : « Vous voulez parler de ce qui va pas ? » et on a vu qu’une formulation plus directe n’avait précédemment rien donné dans l’échange. L’éducatrice se pose comme disponible pour cet échange, mais celui-ci est présenté comme émanant de la volonté de la résidente (la question étant de savoir si elle « veut » en parler, plutôt que, par exemple : « Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? ») Le thème est implicitement laissé libre et à définir par la résidente, la possibilité d’un échange est explicitement posée comme relevant de la volonté de la résidente.
13La deuxième question : « Vous voulez vous asseoir ? » replace la résidente en position de décider elle-même de prendre l’initiative de l’échange, en ouvrant encore un peu davantage la porte entrouverte sur le thème de la discussion : la résidente pourrait s’asseoir et parler de ses vacances à venir par exemple, sans revenir directement sur son mal-être. Une disponibilité pour un échange sur un thème libre. La troisième question : « Je ferme la porte ? » peut être interprétée comme ne plaçant plus, cette fois, la résidente en position d’agir ou de vouloir agir mais simplement d’accepter que l’éducatrice prenne les devants et ferme la porte. Cette formulation offre également un espace de relative confidentialité pour l’échange.
14On peut retenir plusieurs microdécisions réalisées au cours du déroulement de ces trois énoncés :
indiquer qu’elle est disponible
laisser le thème de l’échange ouvert
placer la résidente en position d’expliciter et d’affirmer son envie d’en parler.
15De la première à la troisième formulation, il y a un déplacement de position de la part de l’éducatrice ; d’un thème implicite (« en »), on passe à un échange sans thème, voire à un simple moment à passer ensemble ; d’une volonté de parler à une volonté de s’asseoir, puis à l’acceptation d’une action réalisée par l’éducatrice.
16Karoline demande, dans l’échange, de moins en moins à Sophie ; elle lui laisse plus de liberté d’action. Ce qui permet à la résidente de s’engager dans un échange (venir s’asseoir dans le bureau) sans devoir formellement répondre à la question de ce qui ne va pas. D’un autre côté, cette grande liberté laissée place sur les épaules de la résidente la responsabilité du choix du thème de la discussion.
17Sophie : Ce que j’aimerais, j’aimerais essayer d’arrêter de fumer, j’y arrive pas… d’un coup.
18Karoline enchaîne : « Vous avez, c’était votre objectif, d’un coup ? », explicitant lors de l’autoconfrontation collective qu’elle se demandait à ce moment-là ce qui motivait cette décision, cherchant à savoir si cette envie venait de Sophie ou d’un médecin. On peut interpréter cette réponse comme enchaînant sur le « aimerais essayer », tentant de comprendre, de cerner cette envie, alors même que cette envie est exprimée non pas comme une envie d’arrêter de fumer, mais comme une envie d’essayer d’arrêter de fumer, comme une ébauche d’envie. Deuxième élément de sa question, la reprise de « d’un coup » ; dans quelle mesure cette envie d’arrêter de fumer est elle une envie d’arrêter d’un coup, comment comprendre que la résidente ajoute « d’un coup » ? Une ébauche d’envie, mais radicale. L’éducatrice n’enchaîne pas à ce moment-là sur la difficulté rencontrée par Sophie (elle aurait pu dire : « Oui, c’est pas facile d’arrêter de fumer ») ni sur les tentatives qu’elle aurait mises en place (« Comment vous vous y êtes prise pour essayer d’arrêter ? ») ; elle ne l’encourage pas non plus (« C’est bien de vouloir arrêter ») ni n’aborde explicitement le sujet de la discussion (« Pourquoi vous me parlez de cigarettes, Sophie, vous n’en fumez que cinq par jour ? », ou encore : « Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? ») ni ne lui donne de conseils (« A votre place… »).
19Sophie revient alors sur le fait qu’elle est bloquée : « Ouais, mais j’y arrive pas. » Karoline réessaye de comprendre : « Pourquoi vous avez décidé d’arrêter ? », chacune continuant sur sa lancée précédente : Sophie sur le fait qu’elle est bloquée, dans une impasse, Karoline en essayant de comprendre cette envie d’arrêter de fumer. Karoline insiste ensuite sur le fait que Sophie n’est pas la seule, qu’elle n’est pas la première, qu’il faut qu’elle demande de l’aide. Sophie renchérit ; elle n’y arrive pas, elle n’y arrive pas du tout, c’est pas bon pour sa santé, c’est pas du tout bon pour sa santé. Surenchérit : « Je suis OBLIGÉE d’arrêter. » L’envie d’arrêter de fumer se transforme en obligation, il y a urgence. Il ne s’agit pas d’une volonté de sa part, mais d’une nécessité. Sophie réexprime sa difficulté, sa tristesse (« Ça me mine »). Karoline revient sur sa tentative de compréhension : « C’est tout à coup, comme ça, vous avez décidé ? » Karoline continue sur sa lancée en proposant des moyens pour arrêter de fumer.
20On peut retenir trois microdécisions dans les enchaînements réalisés par Karoline dans cet échange :
Dans l’échange, pas de place explicite accordée à la tristesse, au désarroi exprimé par Sophie.
Insistance sur la volonté, la décision de Sophie (d’arrêter de fumer).
Rester dans l’échange au niveau d’une recherche de solution concrète pour aider Sophie à arrêter de fumer (alors même qu’elle sait qu’elle ne fume que cinq cigarettes par jour).
21Sophie : « Je veux être dans une caisse isolée complètement pendant quelques jours. »
22Karoline : « C’est vrai, vous aimeriez qu’on vous enferme dans la cave ? »
23Même stratégie de la part de l’éducatrice : l’intervention de Sophie est prise au pied de la lettre, concrètement ; d’une caisse isolée, abstraite, on passe à la cave du foyer, d’un souhait formulé de manière atemporelle, on passe à une proposition réalisable : « On vous enferme. »
24Sophie fait machine arrière, elle aimerait « être dans une pièce où… dans une chambre… dans sa chambre… aimerait se désintoxiquer de la cigarette ». Premier moment, dans cet échange, où Sophie n’est pas dans la surenchère ; Karoline se met à rire. On peut comprendre ce rire comme allant au bout de sa lancée depuis le début de l’entretien : ne pas prendre au pied de la lettre l’urgence et l’importance du propos. En même temps, ce moment, que l’on peut considérer comme un moment bascule dans l’interaction, suit un changement de stratégie sur un autre plan de la part de Karoline. Cette fois, elle est rentrée dans le jeu de Sophie : en concrétisant et rendant réalistes les propos de la résidente, elle rentre elle-même dans la surenchère, Sophie recule. Sortie de sa position de surenchère, Sophie explicite pour la première fois depuis le début de l’échange le sérieux de sa proposition (« Non, c’est sérieux, quoi »), sous-entendant qu’elle n’est pas prise au sérieux par Karoline.
25Après coup, la professionnelle dira que c’était très difficile pour elle de ressentir une quelconque forme d’empathie. L’attitude corporelle et le faciès de Sophie lui semblaient alors disproportionnés par rapport à la volonté d’arrêter de fumer. Sophie ne demande pas de conseils, elle répète qu’elle veut essayer d’arrêter de fumer, d’un air si grave que l’éducatrice en vient à se demander si son médecin lui a annoncé une mauvaise nouvelle quant à sa santé ; elle a du mal à prendre la volonté de Sophie au sérieux et décide d’utiliser une forme d’humour pour prendre du recul par rapport à ses propos, la ramener dans la réalité et tenter de l’aider à sortir de la torpeur qu’elle lui donne à voir.
26« Ah ! mais ça, j’entends bien, mais vous dites que vous avez déjà essayé mais que vous avez pas réussi… donc, il faut peut-être être un peu moins radicale. »
27L’éducatrice signale qu’elle a bien entendu, « ça », mais en même temps elle place la résidente face à son échec et à la radicalité de son envie. Cette réponse peut être interprétée comme une manière de placer la résidente face à sa responsabilité.
28On voit poindre dans cette intervention, de manière plus explicite, une tension qui traverse les échanges précédents, une opposition entre une visée d’autonomie et une place accordée à la souffrance. La tristesse, le désarroi exprimé par Sophie ne rencontre pas d’écho dans l’échange, n’y trouve pas de place. Non pas que cette souffrance ne soit pas entendue par l’éducatrice, mais elle n’est pas reconnue comme entendue. Ce n’est qu’ensuite que cette dernière montre à la résidente qu’elle l’a entendue.
Plusieurs manières d’interpréter et de vivre ce type d’échange
29Confrontés au film de cet échange, les professionnels ont réagi de diverses manières, interprétant de façon différente ce qui se joue à ce moment-là d’un point de vue éducatif.
Une perte de temps
30Cette séquence d’activité peut être perçue comme une perte de temps. L’éducatrice et la résidente restent au niveau d’une fausse demande, du « prétexte », sans réussir à dépasser ce niveau. L’éducatrice « pédale », cherche un angle mais ne trouve pas de brèche ; aucun « vrai » travail éducatif ne peut être entamé, voire, il ne s’agit même pas de travail à proprement parler. La résidente peut rejouer le même scénario avec un autre éducateur, elle n’a pas avancé dans cette séquence.
31Cette perte de temps peut être perçue comme étant sous la responsabilité de la résidente : si elle vient avec le sujet des cigarettes, l’éducatrice reste au niveau de ce sujet ; il s’agit de la responsabilité de la résidente. Parce que la définition du thème de l’échange a été placée sous sa responsabilité et aussi, pourrait-on dire, parce que le rôle de l’éducatrice n’est pas d’interpréter « trop avant » la demande sous-jacente, cette interprétation relevant davantage de la compétence de l’infirmier psychiatrique ou de la psychiatre. Cette perte de temps peut également être placée sous la responsabilité de l’éducatrice, qui peut alors se sentir inutile, impuissante, coincée par cette discussion-prétexte, condamnée à répondre. Cette manière d’interpréter l’échange fait vivre la professionnelle comme étant en position d’échec ou d’impuissance.
De la présence
32Une deuxième interprétation consiste à voir cette interaction comme un simple moment d’échange entre l’éducatrice et la résidente. Quel que soit le sujet de la discussion (prétexte ou pas), la résidente est venue passer un moment au bureau et discuter. Cette présence, cet échange est important en soi, a une valeur éducative intrinsèque. La résidente n’est au foyer que depuis peu de temps, c’est un début de relation. Sophie est décrite comme une personne difficile à cerner par l’équipe.
33Cette deuxième interprétation est plus positive que la première ; les éducateurs le disent, ils ne peuvent alors pas « faire faux ». Cette manière d’interpréter l’échange ne met pas la professionnelle en position d’échec ; elle reste cependant sur une interprétation de l’échange comme n’apportant, de par son déroulement, rien d’un point de vue éducatif. Ce qui importe est qu’il y ait échange ; les choix pris par l’éducatrice dans le cours même de l’échange ne reçoivent dans cette interprétation que peu de signification, peu de reconnaissance.
Favoriser l’autonomie
34Une troisième interprétation peut être dégagée de cette séquence d’activité, qui fait vivre la professionnelle comme travaillant au cours de l’échange même pour favoriser l’autonomie de la résidente. L’éducatrice place la résidente en position de choisir le thème de la discussion, d’expliciter et d’affirmer une volonté, de reconnaître qu’elle ne se donne pas les moyens d’arrêter de fumer.
35De fait, la résidente choisit un thème de discussion qui peut être considéré comme un prétexte, ou plutôt comme une manière indirecte de parler de sa souffrance. Et pousser la résidente à expliciter et affirmer sa volonté aboutit à deux formulations qui permettent à la résidente de continuer l’échange sans adopter cette position recherchée par l’éducatrice : il ne s’agit pas de sa volonté, mais d’une obligation (« elle est obligée ») et, pour arriver à arrêter de fumer, elle aimerait être dans une caisse isolée complètement. La reformulation par l’éducatrice en : « On vous enferme » pointe bien cette solution comme étant placée hors du champ de la volonté et de l’agir de la résidente.
36Placer, pousser la résidente en position de volonté aboutit à ce qu’on pourrait considérer comme une forme d’injonction à l’autonomie : il faut qu’elle demande de l’aide, il faut peut-être qu’elle soit moins radicale, il faut qu’elle s’en donne les moyens, il ne faut pas qu’elle se fixe la barre trop haut. Il faut passer de « savoir » utiliser les moyens existants pour se réaliser et être capable de faire des choix à « devoir » le faire. Tout au long de l’échange, la résidente résiste, refuse d’entrer dans cette position d’autonomie vers laquelle tend à la placer l’éducatrice.
37Dans cet extrait, le travail pour « encourager l’autonomie », qui par moments se formule comme une injonction d’autonomie, se trouve pris dans la tension pointée par Ehrenberg entre l’autoresponsabilisation qui permet d’agir et celle qui conduit à la culpabilisation et enferme le sujet dans son impuissance. En plaçant la résidente en position de définir elle-même sa propre loi (au lieu qu’elle soit agie par un ordre extérieur ou une conformité à la loi), il lui faut prendre appui sur ses ressorts internes. Nous l’avons vu, Sophie refuse d’adopter cette position (par résistance, refus ou incapacité) et balaie en touche, semble-t-il, par là, le sentiment d’impuissance ou de culpabilité qu’elle pourrait ressentir face à cette injonction qu’elle ne remplit pas. Le rire de l’éducatrice va dans ce même sens. Comme le dit la plaquette adressée aux résidents, selon une autre prescription, « rien n’est grave ».
38Si l’on interprète le travail de l’éducatrice auprès de la résidente dans cet échange comme un travail visant à rétablir une capacité d’action, on peut l’interpréter comme une tentative d’apaisement de l’anxiété (dans notre exemple, il s’agit plutôt de tristesse, de désarroi). Un autre versant permet, selon Ehrenberg, la désinhibition de l’action : la stimulation de l’énergie, laquelle n’est pas utilisée ici, bien que mentionnée dans le document d’observation. Certainement parce que cette stimulation s’oppose à une définition de l’autonomie s’appuyant presque exclusivement sur les ressources de la résidente (et non celles des éducateurs et de l’institution).
Contenir la souffrance
39Une quatrième interprétation concerne la place accordée à la souffrance (à la tristesse, au désarroi). A part deux remarques (« J’entends bien ça » et « Si ça vous inquiète »), aucune place explicite n’est accordée dans l’échange à la souffrance. Il est important de remarquer qu’avant cette séquence, Karoline avait abordé plus frontalement le mal-être exprimé par Sophie (« C’est vous qui allez pas ? Qu’est-ce qui se passe ? » en ayant comme seule réponse : « Ben, ça va pas bien » ; de même : « Vous avez bossé ? » n’obtient comme réponse que « J’ai bossé »), sans avoir de réponse, l’échange restant bloqué. De même, cet échange a lieu dans le bureau des éducateurs en fin d’après-midi, période à laquelle la plupart des résidents rentrent au foyer et souvent passent dans le bureau ; les éducateurs reconnaissent alors que ce n’est pas le moment de « tout faire péter ».
40Si, à un niveau explicite, aucune place n’est accordée à la souffrance (sauf les deux remarques précédant l’interaction étudiée), en revanche, on peut interpréter les interventions de l’éducatrice comme visant à calmer ou contenir la souffrance exprimée :
ne pas prendre à la lettre l’urgence exprimée, rentrer dans le jeu de chercher une solution concrète, mais pas de réponse directement sur l’urgence ;
pas de changement dans la ligne de conduite de Karoline malgré la surenchère de Sophie ;
minimisation, dédramatisation… Une autre manière de la faire exister comme professionnelle plutôt que comme travaillant à favoriser l’autonomie.
41Cette interprétation décrit le travail réalisé par l’éducatrice sans faire de distinction entre un sujet de discussion de surface, prétexte (la cigarette) et une demande sous-jacente (souffrance, mal-être). Lorsqu’elle parle de cigarettes, Sophie parle en même temps de sa souffrance, de son impuissance. Tout en restant dans le thème de la cigarette, Karoline travaille sur l’anxiété de Sophie. Pas besoin ici de faire émerger quelque chose d’autre, de sous-jacent, pas besoin d’interprétation supplémentaire.
Une manière d’être ensemble
42Karoline ne quittance pas la tristesse de Sophie, refuse de répondre à l’urgence et à l’importance du propos ; il n’empêche qu’au moment où l’entretien bascule et par la suite, lorsqu’un deuxième éducateur intervient, l’interaction se poursuit encore longtemps : tous trois rient et parlent ensemble de ce que ferait Sophie si elle avait une baguette magique. Les éducateurs disent ici utiliser la baguette magique pour aborder des questions de fond peut-être plus importantes, comme son placement au foyer et ses projets pour la suite, si elle en a ; cela permet de faire durer l’échange, si rare avec cette résidente.
43On pourrait ainsi interpréter aussi cette interaction comme établissant petit à petit une forme de rencontre, une manière d’être ensemble qui fasse vivre l’éducatrice et la résidente d’une façon qui leur convienne, à laquelle, du moins, elles ne résistent pas. Non pas une simple présence, ni une rencontre sur le mode empathique de l’expression d’une souffrance et de la quittance de celle-ci, ni une rencontre entre deux personnes autonomes et responsables. Aucun de ces jeux relationnels adoptés de façon répétitive n’est ici adopté, mais une manière d’être ensemble dans un jeu relationnel « humoristique ». Répondant par là, peut-être, au désir de Sophie de créer une relation avec les éducateurs, mais sans le faire dans la modalité proposée par la résidente (partage de tristesse, désarroi ; écoute et reconnaissance de sa pathologie) ni dans celle proposée par l’éducatrice (affirmation d’une volonté, reconnaissance d’une responsabilité dans le fait d’être dans une impasse…). Toutes deux sortent finalement de ces jeux relationnels dans lesquels l’éducatrice, du moins, dit, ainsi que le reste de l’équipe, se sentir parfois emprisonnée.
Un échange vitalisant ?
44Ces différentes manières d’interpréter et de vivre cet échange se chevauchent, se succèdent, si ce n’est dans cette interaction, du moins dans les activités de l’équipe. On peut décrire cette interaction comme une seule activité, à laquelle participent et l’éducatrice et la résidente (comme une valse, qui nécessite deux partenaires qui s’ajustent l’un à l’autre), dans laquelle chacune se glisse, oriente, résiste à la manière de la faire vivre agissante dans l’activité, jusqu’à ce qu’elles trouvent une manière de cheminer, d’être ensemble, de faire vivre l’autre qui convienne aux deux.
45Cet échange interroge ainsi la question de la vitalisation sur deux plans. Le premier plan concerne les résistances de la résidente. Une manière d’interpréter cette résistance est négative : la résidente refuse d’être dans l’échange en tant que personne adulte, autonome et responsable. Elle insiste au contraire sur son impuissance et sa souffrance ; cette résistance irait à l’encontre de sa vitalité conçue comme capacité d’être autonome. Peut-être que ce travail mené par l’éducatrice pour favoriser son autonomie n’est à moyen ou à long terme pas inutile mais, en tout cas dans cet échange, ce travail n’aboutit pas. On peut cependant interpréter plus positivement cette résistance comme une forme de contre-capture, voire même d’acte d’autonomie au sens d’une affirmation de soi par un refus de se soumettre à cette injonction d’autonomie qui, de par l’anthropologie capacitaire qu’elle présuppose, pourrait placer la résidente en position de culpabilité, d’incapacité à assumer cette autonomie. Cette résistance oblige l’éducatrice soit à interrompre l’échange, soit à changer de stratégie.
46La question de savoir si cet échange est vitalisant ou non dépend de ce qu’on considère comme signes de vitalité, de quelle conception les éducateurs ont de la vitalité. Si le signe principal de vitalité est l’autonomie, alors, à court terme cet échange n’est pas vitalisant ; si d’autres ressources sont considérées, comme l’imagination, l’humour, la capacité de résister à la capture, alors, la résidente témoigne dans cet échange de vitalité ; l’échange lui permet, la pousse à mobiliser ces ressources-là.
47Sur un autre plan, on peut également interpréter de deux manières radicalement différentes le choix effectué dans l’échange d’un changement d’orientation, permettant dès lors que l’échange perdure. Soit l’éducatrice perd son temps à maintenir cet échange, ce travail de relation ne se situe qu’à un niveau superficiel, non éducatif, prétexte (la responsabilité de cette perte de temps étant imputée à la résidente et/ou à l’éducatrice) ; à l’avenir, cette résidente pourra jouer le même jeu avec un autre éducateur, « elle n’avance pas ». Soit, et c’est l’interprétation qui prédomine dans l’équipe, ce travail est éducativement pertinent, il permet à une relation de s’instaurer. Les propos tenus par l’équipe lors de la réunion précédant cet échange vont dans ce sens. Sur ce plan également, l’échange est vitalisant dans la mesure où il permet à une relation de s’instaurer.
Vignette 2 : vingt minutes d’une réunion d’équipe
48Vingt minutes d’une réunion d’équipe consacrées à une résidente, Christine, dont les automutilations augmentent en fréquence et en gravité.
Description
49Sont présents : les éducateurs, la psychiatre consultante, l’infirmier psychiatrique, l’infirmière, le responsable.
50Christine est une jeune fille arrivée récemment au foyer. Depuis son arrivée, elle s’est automutilée plusieurs fois, automutilations qui ont été suivies d’hospitalisations. Suite à une augmentation de la fréquence et de la gravité de ses automutilations, sa référente exprime le besoin, au cours de cette réunion, de « reprendre les choses un petit peu plus en profondeur », s’interrogeant sur le sens à donner et aux automutilations et aux hospitalisations.
51La psychiatre consultante renchérit sur les propos de la référente, en affirmant que Christine, maintenant, exprime quelque chose de plus profond avec ces automutilations et qu’il ne faut pas continuer le processus d’hospitalisation comme avant. Par conséquent, lors de la dernière hospitalisation, celle du jeudi précédant la réunion, elle avait demandé que l’hospitalisation dure plus de vingt-quatre heures (durée des précédentes hospitalisations). Autre spécificité de cette dernière hospitalisation, elle est intervenue deux jours après l’automutilation (et non plus juste après). Pour la psychiatre, le sens de l’hospitalisation, tel qu’elle l’expose lors de cette réunion d’équipe, était de permettre à Christine « de souffler ». Christine ayant fait ces dernières semaines beaucoup d’efforts et de progrès, « y avait un peu trop à la fois, y avait pas le temps de digérer, d’exprimer » ; il s’agissait dès lors à l’hôpital, pour elle, « de poser ça, d’en parler, de souffler au plan émotionnel surtout ». Elle souligne également que, lors de l’hospitalisation, elle avait fixé d’emblée une date pour une réunion de réseau, signifiant par là à Christine qu’ils n’étaient pas en train de l’abandonner. A ce moment, elle indique également que l’hospitalisation leur servait aussi à avoir davantage d’échanges avec l’hôpital.
52La référente intervient pour annoncer que l’équipe éducative a décidé de lui trouver un thérapeute, pour qu’elle puisse le voir régulièrement, qu’il y ait une véritable prise en charge. Le dispositif thérapeutique mis en place depuis le foyer changera ainsi le sens des prochaines hospitalisations (pas besoin d’être hospitalisée pour parler de ses soucis).
53L’infirmier psychiatrique enchaîne sur la question du sens des hospitalisations, précisant que l’hôpital et l’équipe partagent le même point de vue : Christine s’automutile parce qu’elle est trop tendue, sa tension intérieure est trop forte. D’où la difficulté à l’hospitaliser juste après puisque, après, elle est calme (reprise plus explicite de l’importance du moment de l’hospitalisation lorsqu’on discute de son sens). Une démarche entreprise au niveau pharmacologique permettra peut-être de calmer cette tension-là. Ce qui ne résout pas la question qu’il pose ensuite : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Que fera l’équipe éducative la prochaine fois qu’elle s’automutilera ? Il informe l’équipe que dans les centres spécialisés on n’hospitalise pas les gens suite aux automutilations ; « au contraire », on leur demande de faire eux-mêmes leurs pansements pour que les automutilations ne soient pas opérées afin d’obtenir des bénéfices secondaires (massage, entretien…). Pour l’infirmier, il importe de signifier à Christine qu’elle peut rentrer en relation avec l’équipe sans passer par une automutilation (implicitement, ici, une autre compréhension de l’automutilation : non plus décharge d’une tension, mais moyen de rentrer en relation). Il propose donc qu’ils assurent quand même au niveau santé, mais qu’ils ne répondent pas par un investissement supplémentaire. L’investissement sera fait par un thérapeute et par des jalons à mettre en place indépendamment des automutilations : bilans hebdomadaires, massage, entretiens… Il explique le stress vécu par Christine par le fait qu’elle se met des barres trop hautes et qu’elle voit les décalages. La référente enchérit sur le fait que Christine a effectivement de la peine à se situer, qu’elle a besoin qu’on l’aide pour ça. Un éducateur intervient pour signaler que cette piste d’intervention n’est pas nouvelle, que des retours-bilans sur ce qu’elle fait sont déjà mis en place, et que ça ne suffit pas. Ce même éducateur invalide également l’interprétation selon laquelle l’automutilation permet de rentrer en relation : elle s’automutile même après des moments privilégiés. La psychiatre souligne en effet que, chez Christine, l’automutilation n’a pas pour fonction d’entrer en relation mais que c’est l’expression d’une tension interne, qu’elle n’arrive pas à exprimer autrement.
54La psychiatre revient sur la proposition de l’infirmier de ne pas répondre à l’automutilation par un investissement supplémentaire en soulignant qu’augmenter la proximité et la bulle affective peut faire peur à une personne abandonnique (plus le lien est bon, plus la peur de perdre la relation est grande).
55A la fin des vingt minutes consacrées à cette résidente, la psychiatre et l’infirmier préconisent aux éducateurs (il s’agit pour eux d’une piste de réflexion et non d’une prescription) de « rester dans le factuel », au sens de ne pas répondre aux automutilations par un bénéfice affectif immédiat. Une éducatrice souligne que ce n’est pas tant après l’automutilation que Christine est en demande, puisqu’elle va mieux après. Elle remet ici en question le schéma proposé : « stress-automutilation-régression/besoin de câlins ». A côté des automutilations comme soulagement d’une tension interne (interprétation avec laquelle tous semblent d’accord, les éducateurs soulignant « juste » qu’il est difficile pour eux d’en voir les prémices) s’est en effet glissée une interprétation de l’automutilation comme visant à obtenir de la part des éducateurs un bénéfice affectif, répondant à la carence affective de Christine. L’éducatrice place le besoin de câlins ailleurs, non pas comme visée de l’automutilation, mais avant celle-ci, suggérant que cette affection demandée vise peut-être à faire baisser la pression.
56L’infirmier sépare, lui, les deux éléments, en différenciant deux demandes : le besoin de câlins d’une part, sa tension de l’autre. Il suggère qu’on donne à Christine de temps en temps un biberon, même si, là, « on sort de la fonction », on n’est plus dans la sphère de l’éducateur, et que lorsqu’elle est sous tension, il faut apporter une réponse de prévention. Le responsable de l’équipe intervient pour souligner que les besoins de câlins interviennent aussi quand elle va bien, et que là la question d’y répondre ou non est plus compliquée. L’infirmier propose qu’ils tiennent compte, bien sûr, du « frémissement affectif », mais qu’ils laissent au psychothérapeute la « bulle affective carencière ». La psychiatre renchérit qu’il faut la renvoyer au thérapeute. Elle explicite que ça peut être difficile pour les éducateurs de la repousser. La référente revient sur ce partage des rôles proposé en soulignant qu’en tant qu’éducatrice, d’accord, elle n’est pas thérapeute, n’empêche que Christine « lui confie un tas de trucs » et puis il faut qu’elle en fasse quelque chose. Un autre éducateur insiste sur la nécessité d’établir un lien affectif avec elle. Le responsable va dans le même sens et invalide la solution proposée (ne pas répondre au besoin de câlins, ne pas rentrer dans la bulle affective, renvoyer au thérapeute) en disant que, en tant qu’éducateurs, ils sont dans le lieu de vie de Christine jusqu’à 22h (et non en entretien formel uniquement, à la fin duquel ils pourraient la renvoyer au thérapeute). La psychiatre souligne alors que c’est difficile, parce que l’affectif, l’humain, ça lui est aussi utile, qu’elle a besoin du couple affectif et cadre/réalité.
57Un éducateur apporte un élément supplémentaire à la discussion : à part ses automutilations, le comportement de Christine est tout à fait adéquat, ce qui, selon lui, rend encore plus difficile pour l’équipe la nécessité de l’hospitaliser (l’hospitalisation étant implicitement présentée dans ses propos comme un renvoi du foyer). Difficulté reformulée par la référente comme un sentiment d’impuissance. Une discussion s’ensuit sur les jalons et la thérapie à mettre en place, ainsi que sur la possibilité/pertinence de présenter à Christine un objet transitionnel. Une éducatrice propose plutôt une bouillotte qu’une peluche ou un biberon. L’infirmier et la psychiatre s’interrogent sur la pertinence de favoriser ainsi une régression.
Discussion
58Dans cette réunion d’équipe, l’activité des membres est la construction des significations des comportements de Christine (automutilation, demande de câlins), la discussion d’interventions ayant déjà eu lieu (hospitalisation, réaction à la demande de câlins), et l’élaboration de pistes d’intervention pour l’avenir.
Signification des comportements de Christine
59Pour un sujet, la signification est de « quelque chose », dans un contexte. La signification est ici celle des comportements de Christine, pour les membres de l’équipe, dans le contexte du foyer marqué par des références psychodynamiques et systémiques.
60Les comportements qui retiennent l’attention de l’équipe sont les automutilations, que Christine se fait subir notamment en se taillant plus ou moins profondément les veines. Ces automutilations sont considérées en tant que symptômes, c’est-à-dire expression de quelque chose d’autre. Le symptôme vaut pour quelque chose qui n’est pas le symptôme lui-même. Ce dernier est compris comme la trace de quelque chose situé dans le psychisme de Christine.
61Trouver la signification ou, comme le disent les membres de l’équipe, le sens du symptôme revient à découvrir ce qui, dans le psychisme, ne peut s’exprimer autrement que par des automutilations. Il existe peut-être l’idée que si le sens est découvert et accepté par Christine, les symptômes disparaîtront. Une telle idée pourrait expliquer l’énergie mobilisée par l’équipe pour découvrir le sens.
62Nous ne savons pas si l’équipe considère qu’un sens existe et doit être découvert ou si elle considère que le sens doit être construit de telle manière qu’il satisfasse l’ensemble des partenaires, y compris Christine. Il semble que la première hypothèse guide l’équipe : les comportements considérés comme des symptômes ont un sens qu’il s’agit de découvrir. Dès lors, il importe de formuler des hypothèses ou de former des spéculations à propos de ce qui est caché dans le psychisme et dont le symptôme est la trace. Les hypothèses émises sont les suivantes :
Ses automutilations sont le signe de carences affectives graves, elle est comme un puits sans fond.
Elle a une grande impulsivité, une grande peur à l’intérieur d’elle.
Par ses automutilations, elle essaie de nous dire quelque chose.
Ses automutilations expriment son angoisse.
Ses automutilations expriment le stress dû au fait qu’elle a beaucoup d’exigences envers elle-même.
Elle s’automutile lorsqu’elle est en « surchauffe » émotionnelle.
Elle s’automutile car elle obtient ainsi le bénéfice secondaire qu’on s’occupe d’elle.
63Une autre raison que l’on peut invoquer pour expliquer l’énergie mobilisée pour interpréter le symptôme réside dans la dépendance des activités éducatives à l’égard du sens accordé aux comportements de Christine. On imagine aisément que, selon l’interprétation, l’activité des éducateurs sera différente : appeler un thérapeute, mettre en place des bilans, donner un biberon, la câliner…
Les automutilations
64On peut distinguer pour l’équipe deux manières de concevoir le symptôme : soit il renvoie à l’économie psychique de Christine, notamment à ses carences affectives ou à sa tension interne, soit il remplit une fonction relationnelle, Christine exprime et demande quelque chose à quelqu’un, « elle essaie de nous dire quelque chose ».
65Si les automutilations expriment des carences affectives, celles-ci sont telles qu’il est inutile de vouloir les combler, c’est un puits sans fond ; si elles expriment une tension interne, divers dispositifs peuvent être mis en place (bilans, retours à la fin de la journée), mais ils semblent insuffisants à soulager cette tension.
66Si le symptôme n’est pas seulement une trace du psychisme, mais remplit une fonction expressive, on peut se demander à qui Christine dit quelque chose, et précisément quoi. S’adresse-t-elle aux éducateurs ou à des personnes absentes, celles qui justement ont carencé la jeune femme, dont les éducateurs seraient les substituts ?
67Analyser les comportements de Christine en termes de symptômes d’autre chose contribue à mettre les éducateurs hors jeu puisque cette autre chose, l’économie du psychisme n’est accessible que dans la cure psychothérapeutique. Nous nous demandons pour quelles raisons analyser les comportements de Christine en termes psychodynamiques, si cette analyse les met hors jeu et s’il n’y a pas une forme de construction des problèmes de Christine qui permettrait l’agir éducatif. Quel est le modèle que l’équipe peut construire qui ne les réduise pas à l’impuissance face à des situations comme celle de Christine ?
Les besoins de câlins
68Les demandes de contacts physiques formulées par Christine et exprimées corporellement sont comprises comme étant régressives. La régression semble devoir être combattue par le rappel des principes de réalité ou alors la limitation à des formes de régressions « normales » et « adultes ». Se coucher sur les genoux d’un éducateur est trop régressif, prendre une bouillotte contre soi est acceptable. L’infirmière raconte qu’au cours d’une balade, Christine et elle se sont assises et la jeune femme a posé la tête sur son ventre. Son intuition lui a demandé de la laisser faire, mais elle se demandait néanmoins si ce comportement était acceptable et si elle ne commettait pas une erreur en acceptant ce qui est considéré comme une régression.
69L’idée de la régression comme étant non adulte semble orienter les actions des professionnels avec Christine. Elle peut limiter ce que spontanément ils auraient envie de faire et nous nous demandons quelles seraient leurs actions si les comportements appelés régressifs étaient désignés par d’autres termes moins connotés négativement. Serait-il nécessaire de rediscuter la règle implicite de « non-régression » ? Ou même l’interprétation du besoin de câlins comme une régression ?
Christine et l’équipe
70Christine est l’objet de l’analyse. L’équipe tente de comprendre ce qui se passe en elle, dans son psychisme. Cette opération impose de nombreuses hypothèses et spéculations qui ont pour référence la psychologie dynamique. Ce qui est présent, c’est-à-dire le vécu des éducateurs et des autres intervenants, l’hypothèse que la jeune femme leur fait vivre des sentiments forts et contradictoires, semble accepté. Ces sentiments contradictoires qu’ils éprouvent face à Christine, oscillant entre le désir de la mettre à distance et celui de s’occuper d’elle, sont compris comme confirmant le caractère abandonnique de Christine : « C’est typique de ce que déclenchent les gens abandonniques. » Lorsque la psychiatre donne une interprétation des sentiments vécus par les éducateurs, elle le fait ainsi exclusivement en référence à la carence affective et à la dimension abandonnique. Or, nous avons vu que la référence à la psychodynamique, telle que la conçoit la psychiatre, les met dans cette situation hors jeu. A nouveau, on peut se poser la question de savoir quel modèle alternatif d’interprétation des vécus des éducateurs pourrait être proposé qui les mettrait en position de pouvoir agir. Les éducateurs se sentent interpellés par Christine, soit parce qu’ils pensent qu’elle leur dit quelque chose, soit parce qu’ils ressentent son mal-être, sa souffrance et souhaitent y répondre, soit parce que, concrètement, ils doivent répondre (d’une manière ou d’une autre) aux blessures et aux besoins de câlins. Interpellés mais mis hors jeu, dès lors, comment ne pas se sentir impuissants ?
71Christine affecte les membres de l’équipe au point qu’ils se mobilisent pour elle et prennent un temps considérable pour parler d’elle. Sa puissance est qu’elle fait parler d’elle ; elle est un « faire parler de Christine » et peut-être que cette puissance pourrait aussi amener les membres de l’équipe d’une part à décrire plus précisément les automutilations (quand, comment), d’autre part à parler d’eux, c’est-à-dire de leurs actions concrètes et singulières. En effet, lorsque nous leur présentons des séquences vidéo dans lesquelles ils agissent, ils parlent surtout de Christine comme s’ils étaient envoûtés par elle, comme si elle les habitait au point qu’ils n’habitent plus chez eux. Parler de ses propres actions permet peut-être de se déprendre de cet envoûtement.
72Christine est définie comme carencée affectivement et abandonnique. Nous nous demandons si une telle définition de son être par ses symptômes ne fait pas, comme le dit Tobie Nathan (Nathan, Stengers, 1995), « coller le symptôme à la personne ». Elle devient le symptôme qui lui est attribué et une des conséquences possibles est qu’il devienne difficile de voir d’autres caractéristiques de la personne. Ce risque semble présent dans l’esprit de quelques éducateurs, qui cherchent alors à trouver d’autres traits pouvant définir la jeune femme. L’un d’eux dit : « Je ne suis pas gavé par Christine (…). Elle est adéquate, elle est tout à fait bien, elle est agréable. » Une éducatrice ajoute : « Elle progresse. » Au niveau de la vie du foyer, c’est comme si l’équipe éducative n’arrivait pas à faire tenir ensemble un comportement totalement adéquat avec les automutilations. Y a-t-il ou non un problème avec le comportement de Christine au foyer ? Les automutilations concernent-elles la vie au foyer ?
73En arrière-fond, la question est de savoir de quel type de compréhension ont besoin les éducateurs pour pouvoir induire un changement.
Interventions passées
74La discussion des interventions passées tourne autour de l’hospitalisation de Christine en hôpital psychiatrique à la suite d’automutilations. La fonction de l’hospitalisation est conçue comme le moyen permettant à la jeune femme de « souffler un peu ». Les éducateurs sont touchés par ces automutilations, ont peur de la trouver un matin morte dans son lit. L’hospitalisation est aussi le moyen qui leur permet de souffler eux-mêmes un peu. L’équipe se demande également si Christine ne pourrait pas vivre l’hospitalisation comme un abandon de leur part. Cette question les a amenés à lui rendre visite, à fixer d’emblée la date d’une réunion de réseau, à garder le lien pour lui montrer qu’il ne s’agit pas d’un abandon.
75Les hospitalisations ne sont pas en elles-mêmes contestées, mais des éducateurs expriment leur malaise. « Malgré le fait qu’elle est bien ici, adéquate, on doit quand même la renvoyer à l’hôpital. » Il semble que la nécessité de l’hospitalisation ne soit pas entièrement partagée. Cependant, ce questionnement est renvoyé à la problématique de Christine, puisque c’est son caractère abandonnique qui est interprété comme déclenchant ce malaise : « Ils nous font vivre ce qu’ils vivent eux. » L’hypothèse semble donc être que la jeune femme instaure le couple abandonnée-abandonneur, dans lequel les membres de l’équipe sont les abandonneurs. Dès lors, si c’est la puissance de Christine d’instaurer de tels rapports, il n’y a pas lieu de se sentir coupables de réclamer son hospitalisation. Cette explication est conforme à la référence psychodynamique ; pourtant, le malaise des éducateurs semble persister.
76Lorsqu’elle énonce le sens de l’hospitalisation, la psychiatre avance l’idée que Christine puisse ainsi parler à un thérapeute et qu’à l’hôpital, elle peut se reposer. La mise en place d’un suivi thérapeutique devrait pouvoir pallier ce manque. Le malaise vient-il du fait que Christine ne réussit pas à se reposer à Alfaset (ni les éducateurs en sa présence) ? Qu’ils ne savent pas quoi faire de sa souffrance ? Si l’hospitalisation ne sert ni à parler ni à se reposer (en admettant qu’elle pourrait le faire au foyer), ni à se calmer (elle est bien et calme après s’être automutilée), l’hospitalisation ne sert-elle qu’à ce que l’équipe se repose ? Si l’hospitalisation n’intervient pas après l’automutilation, faut-il encore lier ces deux aspects ? Visiblement, l’équipe éducative a le souci que Christine ne perçoive pas son hospitalisation comme un abandon. La perçoit-elle comme un renvoi du foyer ? Comme un signe d’impuissance ? Y a-t-il un besoin de partager avec l’hôpital le risque vital lié aux automutilations, lesquelles deviennent plus fréquentes, plus graves ? Le besoin d’avoir l’avis d’un spécialiste ? Mais une visite au foyer de la part du spécialiste ne pourrait-elle être suffisante ?
Pistes d’intervention
77Selon notre position, les significations données au symptôme sont une manière de construire le problème auquel l’équipe a affaire et ce problème devrait être accessible à l’action.
78Le problème de la carence affective grave dont Christine souffrirait, qui est une hypothèse psychodynamique, semble retenir l’intérêt de l’équipe, notamment parce qu’elle est formulée par la psychiatre consultante. Cependant, elle met les éducateurs « hors jeu ». En effet, puisqu’ils ne peuvent répondre à cette demande affective qu’au risque de se faire « bouffer » affectivement ou d’être en dehors de leur fonction. De plus, il semble qu’ils ne puissent pas non plus traiter ou analyser cette demande, car un tel travail relève d’un cadre thérapeutique.
79Les automutilations sont comprises comme développant des bénéfices secondaires : on s’occupe d’elle. Dès lors, il ne faut pas que l’action satisfasse ces bénéfices secondaires, car elle va continuer de s’automutiler pour tenter de les obtenir. De plus, ces bénéfices secondaires sont compris comme des « régressions ».
80La régression ne doit pas être encouragée car elle s’oppose au principe de réalité, à ce que l’équipe appelle le « factuel ». Cependant, nous ne sommes pas certains que toute l’équipe s’entende sur ce que signifie concrètement un comportement régressif.
81Les pistes d’intervention sont articulées à la division du travail : travail éducatif, travail thérapeutique. Le travail sur la problématique abandonnique, sur la régression est réservé à la thérapie hors foyer. Il est aussi évoqué la possibilité de lui proposer des séances d’hippothérapie. Le travail éducatif doit s’intéresser à ce qui est factuel, c’est-à-dire aux éléments concrets de la vie de Christine : la vie au foyer, le travail. Les éducateurs doivent vivre avec Christine dans la vie quotidienne, mettre les limites que requièrent la vie collective au foyer et les exigences de la vie sociale et professionnelle. Cependant, le directeur énonce que cette division du travail est un peu abstraite, car c’est bien au foyer qu’il est difficile de vivre avec les demandes affectives et les comportements automutilatoires de Christine.
82Rester dans le jeu pour les éducateurs consiste ainsi à trouver une manière d’être destinataire de la parole de Christine, un destinataire qui peut agir et continuer l’échange, la relation. Interpréter les propos de Christine comme s’adressant à ses parents, à des thérapeutes, ou comme expression d’une souffrance psychique, expression sans destinataire, ne leur permet pas d’agir, d’enchaîner dans la conversation avec Christine. Dans ces interprétations, le pouvoir du langage conduit à l’impuissance, au silence avec Christine (même si, entre eux, les éducateurs continuent à parler d’elle, à son propos). Impuissance par définition dévitalisante.
83Deux pistes nous paraissent se dégager de l’analyse de ces vingt minutes. Première piste : la référence au modèle psychodynamique est maintenue mais, dès lors, il importe de faire « entrer les éducateurs dans le jeu » (ou alors, ils considèrent les automutilations comme ne leur étant pas adressées, ni ne se sentent touchés par la souffrance… ce qui paraît difficile), en ne décrivant pas négativement la possibilité de leur intervention dans la bulle affective (« régression », « hors fonction », « puits sans fond »). Il s’agirait dès lors pour les éducateurs de réfléchir à ce qu’ils peuvent mettre en place à ce niveau-là : présence, attention particulière, allégement des contraintes de la vie du foyer (pour réduire sa tension), rendez-vous réguliers entre le thérapeute de Christine, la psychiatre et la référente… Ce dispositif, reconnu et décrit positivement, pourrait peut-être réduire le sentiment d’impuissance des éducateurs, qui ne seraient plus interpellés et mis hors jeu. Outre la remise en question de la traditionnelle distinction éducatif/thérapeutique, cette piste d’intervention interroge le sens des contraintes propres à la vie du foyer, par exemple la nécessité de travailler (non respectée par Christine). Quel est le sens de ces contraintes pour quelqu’un comme Christine ? Sont-elles une condition pour la présence à Alfaset ou une visée ? La référence au concept d’« étayage » repris par Fustier (1993) pourrait-elle être utile pour donner du sens et de la valeur aux activités quotidiennes des éducateurs ? Dans cette optique, le quotidien sert de repère et a une fonction d’assurance, voire de réassurance en offrant des espaces-temps consacrés à la nourriture, au soin, à la protection. Fustier (1993) parle ainsi d’une dévotion maternelle reprise en compte par l’institution et qui contribue à étayer le moi du sujet, à le soutenir.
84Deuxième piste (les deux pistes ne s’excluant pas l’une l’autre) : elle nous semble loger dans la notion d’appartenance (un des deux concepts revendiqués par l’équipe dans leur concept pédagogique, l’autre concept étant l’autonomie) et une référence plus systémique. Essayer de lire/construire les automutilations comme un symptôme à l’intérieur du système constitué par le foyer, les éducateurs et les autres résidents (et non la famille, les thérapeutes). Nous interprétons ici l’appartenance comme la reconnaissance et l’acceptation par Christine du fait d’appartenir au foyer. Une lecture du symptôme à l’intérieur du « système foyer » renforcerait/construirait cette appartenance. Il s’agirait alors de prendre comme objet d’analyse les occurrences d’automutilation chez Christine : quand ont-elles lieu, suite à quels événements dans la vie du foyer, à côté de quels comportements ? Cette piste pourrait permettre d’essayer de répondre à une difficulté soulevée dans la réunion par deux éducateurs : chercher à identifier des prémices dans la vie même du foyer (et non dans son enfance) et par là, peut-être, tenter de répondre à la peur que suscitent pour certains éducateurs les crises de Christine.
85Comme la première piste, cette piste met les éducateurs « dans le jeu », non plus cette fois dans le jeu thérapeutique mais en modifiant le jeu, le système pris comme référence ; non plus celui de la famille, du thérapeute, mais celui du foyer lui-même. Ces pistes leur rendraient leur pouvoir d’agir et, par là, une certaine vitalisation.
86On peut se demander également si les autres résidents se sentent ou non concernés par les automutilations de Christine (touchés, responsables, coupables, impuissants…) et dans quelle mesure ils pourraient ne pas se sentir concernés (est-ce possible ?) ou alors s’il faut aussi leur trouver une place dans l’intervention (s’exprimer, partager certaines hypothèses… ?).
Vignette 3 : Un week-end rock’n’roll
87Environ une heure trente de discussions formelles et informelles sur et avec une résidente suite à un week-end agité.
Description
88Pauline vit depuis une quinzaine d’années au foyer Alfaset de Peseux. Dans les semaines qui précèdent la fête des vendanges, elle est très agitée, révoltée, elle « envoie balader les éducateurs », les éducateurs ne la supportent plus. Lors de la fête, Pauline se fait remarquer par ses comportements : elle ne s’occupe pas bien de son fils, envoie quelqu’un chercher de l’herbe, s’écroule en pleine rue, est hospitalisée, la police retrouve son sac dans le lac… Afin de lui permettre de réfléchir « à un certain nombre de choses », c’est-à-dire à ses comportements jugés inadéquats par les éducateurs, elle est placée pour un ou deux mois au foyer Alfaset de Serrières. Cette procédure consistant à déplacer un résident d’un foyer à un autre est parfois utilisée lorsque les éducateurs considèrent qu’une mise à distance permet aux résidents et aux professionnels de dissoudre des conflits afin de rétablir une relation de confiance et de redonner à l’équipe de la force pour continuer son travail.
89Au foyer de Serrières, Pauline « fait les quatre cents coups », reçoit des sanctions qu’elle ne respecte pas, s’en va en claquant la porte. Elle mange ensuite avec le responsable du foyer de Peseux ainsi qu’avec son éducatrice référente, dans un restaurant en ville. Elle leur annonce qu’elle veut partir vivre avec son ami, qu’elle ne supporte plus les éducateurs. Son tuteur est opposé à ce qu’elle aille vivre chez cet ami, personne que les éducateurs connaissent et dont ils considèrent la fréquentation « risquée » pour Pauline. Pauline s’entête, les deux éducateurs décident de la renvoyer : « On s’est rendu compte que ça n’avait plus de sens puisqu’elle ne faisait absolument pas le contrat qu’on lui avait demandé, alors on l’a sortie, quoi, on l’a mise dehors, on n’avait pas le choix. » Elle part passer le week-end chez son ami, appelle deux fois le responsable pendant le week-end pour lui annoncer comment ça va avec son copain (premier téléphone : « Ça va très bien, faut pas vous inquiéter » ; deuxième téléphone : « Faut pas croire que ça va pas bien, il n’empêche, je rentre ce soir »), puis revient au foyer le dimanche.
90La semaine qui a suivi cet épisode, de nombreux échanges ont eu lieu avec et sans Pauline.
Discussion
91Les manières de qualifier les agissements de Pauline le week-end précédent varient dans l’équipe et, selon les moments, chez le même professionnel, oscillant entre une interprétation de ses actes comme étant transgressifs et une interprétation qui les qualifie de plutôt sains, voire même dignes d’admiration. Ces actes interprétés comme transgressifs sont à ce titre condamnables et condamnés par l’équipe et devraient être suivis de sanctions. Au contraire, s’ils sont interprétés comme étant sains, ils démontrent l’élan vital de la résidente et les éducateurs peuvent alors reprendre confiance en elle et poursuivre leur travail, en la félicitant.
92D’un côté, sur le plan des règles de fonctionnement de l’institution, Pauline n’a pas respecté les sanctions posées par Serrières ; elle est partie en claquant la porte et, à ce titre, son comportement mérite une sanction (travail de réflexion, lettre d’excuses à adresser à Serrières, s’excuser face à l’équipe). De plus, l’équipe éducative de Peseux lui avait demandé d’aller à Serrières pour réfléchir et « elle n’a pas réfléchi, elle a agi ». Mais l’équipe de Peseux ne soutient pas totalement les mesures prises par Serrières et, surtout, l’éloignement à Serrières était peut-être plus une manière pour l’équipe de se reposer qu’une sanction.
93La question de la sanction renvoie à la position des éducateurs par rapport à une personne considérée comme adulte. La sanction instaure une asymétrie entre le sanctionneur et le sanctionné et pose la question du droit des uns à sanctionner les autres. Soit Pauline est considérée comme une adulte dans la maison de laquelle travaillent les éducateurs. A ce titre-là, si Pauline à commis une faute grave, elle sera sanctionnée par les dispositifs sociaux chargés de jouer ce rôle, comme la police ou la justice. L’institution éducative ne peut pas se substituer à cette fonction. Si elle n’a pas commis quelque chose de grave, alors on peut se demander à quoi bon la sanctionner. Soit elle est considérée comme une adulte vivant en institution avec des éducateurs, adultes copartenaires des moyens utilisés pour leur propre développement (règles institutionnelles et sociales à respecter au sein de l’institution), à ce titre légitimés à sanctionner les transgressions de ces règles. Soit elle est considérée comme une adolescente, dont le chemin vers l’autonomie passe par l’obéissance ou la soumission, le conflit et l’opposition possédant alors en eux-mêmes une vertu positive et nécessaire. La transgression doit alors être sanctionnée.
94D’un autre côté, ce week-end est qualifié de « rock’n’roll », mais pas comme étant transgressif. Elle transgresse les sanctions, mais puisque l’équipe n’assume pas totalement ces sanctions et qu’il s’agissait plus de protéger l’équipe, de protéger leur relation que d’une sanction… De plus, la résidente a maintenu le contact en leur disant où elle était, elle ne s’est pas mise en danger. Son comportement est ainsi même admiré par l’ensemble de l’équipe : « Ça me rabiboche avec elle » ; « Elle montre un grand élan vital », de « l’affirmation de soi » ; « Elle a été travaillée » ; « Elle a très bien joué le jeu ». Cette admiration ne lui est pas signifiée comme telle, explicitement, mais elle est accueillie au foyer chaleureusement à son retour le dimanche soir et les jours suivants, avec même des compliments : « Tu t’en es rendu compte toute seule, c’est bien » ; elle est félicitée d’avoir maintenu le contact et de ne pas s’être mise en danger. L’équipe craignait une tentative de suicide.
95Ce tiraillement de l’équipe entre deux attitudes opposées peut être compris en distinguant le niveau des règles sociales, propres à l’institution, et le niveau du développement personnel, le respect des règles sociales pouvant aller à l’encontre du développement personnel. Les éducateurs sont prêts à reconnaître, voire presque à accepter que des règles de l’institution ne soient pas respectées si cela favorise un développement personnel (« Pauline n’est plus la même, elle progresse »). Dans ce sens, elle est considérée comme une partenaire capable de déterminer les chemins à emprunter pour sa propre évolution. Mais avec en même temps, tout de même, pour les éducateurs la responsabilité de devoir faire appliquer les règles de l’institution, de devoir tenir les sanctions infligées, et la responsabilité par rapport à ses tentatives de suicide.
96On trouve ici une difficulté à situer le foyer, entre maison des résidents et institution, et le tiraillement de l’équipe entre les garants de l’institution et les « éducateurs de l’élan vital ».
97Une difficulté supplémentaire : pour certains, même la relation éducative semble touchée par le comportement de Pauline : « Nous ne sommes pas un hôtel », énonce plusieurs fois l’équipe, sur le mode de l’humour ou en étant parfois agacée.
« Nous ne sommes pas un hôtel »
98Que signifie cette expression, comment la comprendre ? Qu’en les traitant comme elle l’a fait, Pauline ne respecte pas la dimension éducative de leur relation ? Mais en même temps, ce respect peut-il être exigé ?
99Les éducateurs sont fâchés parce qu’elle ne range pas sa chambre. Ce point est très sensible dans l’équipe ; un bénéficiaire qui ne range pas du tout sa chambre semble les atteindre au plus profond de leur relation éducative, comme si c’était leur relation qui était affectée (et non seulement la chambre). Comme si, en ne rangeant pas sa chambre, le bénéficiaire les plaçait en position de femme de ménage ou de gérant d’un hôtel, relation de socialité secondaire qu’ils refusent d’endosser. L’ordre devient un outil de dépit, signe d’une relation entre le bénéficiaire et eux qui ne leur convient pas, signe d’un échec. La tenue de la chambre est certainement aussi un point important pour les bénéficiaires, une manière peut-être pour certains de vérifier qu’ils sont bien chez eux, ou de démontrer que justement ils ne le sont pas… Cela a été soulevé dans l’équipe : il faudrait qu’ils arrivent à transformer l’ordre de la chambre d’outil de dépit en outil de travail. Une manière de comprendre cela serait de dire que l’ordre de la chambre ne doit pas être considéré par l’équipe comme étant un préalable ou un signe d’une relation éducative réussie ; il doit être dissocié de leur relation entre le bénéficiaire et eux-mêmes et considéré comme un aspect du comportement du bénéficiaire qui est à améliorer (mais difficile, alors, d’en assumer la responsabilité).
100En se révoltant contre les éducateurs, en ne respectant pas les sanctions, Pauline semble mettre à mal cette relation éducative. Elle dit d’ailleurs, avant son séjour à Serrières, ne plus vouloir avoir affaire avec les éducateurs.
101Si la résidente ne respecte, selon eux, pas la relation éducative, c’est dans leur interprétation parce qu’elle ne veut pas le faire, signe de désengagement de la relation éducative, ce qui les blesse ; et non parce qu’elle ne peut pas, ne réussit pas, outil de travail ; mais il s’agit là d’une autre considération de Pauline, comme n’étant pas une personne tout à fait adulte et responsable.
102Le refus d’être un hôtel peut aussi être interprété plus spécifiquement comme le fait que les éducateurs ne peuvent se résoudre à être simplement des hôteliers, parce qu’ils veulent jouer un rôle éducatif consistant à faire respecter des règles sociales dont l’ordre et l’hygiène font, à leur sens, partie.
103Comme si l’équipe oscillait entre deux lignes de conduite d’un point de vue éducatif. Soit l’état de la chambre est l’indice de la présence ou non d’une relation éducative acceptée ; soit il s’agit d’un objectif de travail. On peut se demander ce qui se passerait s’ils acceptaient de jouer aux hôteliers. Peut-être que, paradoxalement, ne devant pas sans cesse se battre pour l’ordre au point d’en être dépités, ils parviendraient mieux à obtenir des effets éducatifs. Jouer à l’hôtelier, assurer le gîte et le couvert, peut éventuellement développer des « effets ricochets » intéressants quant au développement des « résidents-clients de l’hôtel ». Mais il s’agit peut-être là d’une autre compréhension de la relation éducative, dans laquelle l’ordre de la chambre est sorti de la relation éducative (ni indice ni objectif de travail)
Compréhension de l’opposition
104Pauline met à mal la relation éducative, ne la respecte pas, ce qui dépite les professionnels et est interprété comme mettant en échec une relation de partenariat avec elle. Le non-respect des sanctions, le désordre dans la chambre sont lus comme des signes de désengagement de la relation de partenariat, de rupture d’une alliance éducative.
105Ce qui pose la question de quoi faire pour les éducateurs lorsque cette alliance n’est pas là, ainsi que la question de la possibilité ou non d’une opposition entre le bénéficiaire et l’équipe éducative, cette opposition amenant ou non une rupture de l’alliance. Cette question se pose de façon accrue avec Pauline et ce week-end rock’n’roll, dans la mesure où l’équipe est d’accord de décrire cet épisode comme ressemblant à une crise d’adolescence.
106Deux regards s’opposent sur Pauline. Un regard construit par l’alliance éducative, dans lequel « il faut de la complicité, sinon elle fait tout exploser », « il faut aller dans le sens du courant ». Dans cette optique, le conflit, l’opposition sont ici à éviter. En tant que copartenaire de la relation éducative, Pauline montre le chemin, les éducateurs la suivent. Qu’ils jugent négativement son comportement (dans les propos de la psychiatre : « Elle peut pas avancer sans casser » ou dans des propos d’éducateurs : « Si on prenait pas la fausse route, elle aurait pas de raisons de tout faire péter »), ou positivement (une compréhension du comportement de Pauline comme « coup d’accélérateur », comme plein de « ressources », signe d’un « élan vital »), leur travail éducatif consiste à l’accompagner, l’opposition de la part des éducateurs étant perçue comme négative. Dans l’alliance éducative, les éducateurs sont du côté des résidents, considérés comme des adultes autonomes et responsables, quitte, comme dans cet événement avec Pauline, à admirer un comportement qui transgresse les règles institutionnelles.
107Un autre regard serait de voir Pauline comme traversant une crise d’adolescence et ayant besoin pour s’affirmer de s’opposer aux éducateurs du foyer. Qu’ils jugent son comportement comme positif ou négatif, ou plutôt, même et surtout s’ils sont admiratifs de son comportement et qu’ils le considèrent comme un signe d’élan vital, le travail des éducateurs serait de s’y opposer. S’y opposer pour garantir les règles institutionnelles, mais aussi et surtout pour que la résidente puisse se définir contre eux. Mais il s’agit d’une autre considération de Pauline, non plus comme une adulte autonome et responsable, avec laquelle est construite une relation de partenariat ou d’alliance, mais comme une adolescente ayant besoin de se situer par moments en opposition. Avec la question de savoir si les éducateurs peuvent vraiment considérer Pauline comme une adolescente « normale » : ne risque-t-elle pas de porter atteinte à sa santé ? Les éducateurs le disent, ils avaient peur pour sa santé et cette crise d’adolescence ne semble pas limitée dans le temps, elle perdure, « ne la quitte pas ». Le tuteur s’étant opposé à ce qu’elle aille passer le week-end chez son ami, l’équipe éducative en porte la responsabilité. De plus, les éducateurs ne pouvaient « contenir » cette opposition, « ils ne veulent pas l’attacher ». Le respect de la relation éducative doit être accepté, il ne peut être forcé.
Retour à l’autonomie
108Quand les éducateurs sont admiratifs devant le comportement de Pauline, ils l’interprètent comme un signe d’autonomie, d’affirmation de soi. En même temps, si l’on regarde comment le départ de Pauline s’est effectué, on s’aperçoit que les éducateurs l’ont « mise dehors ». La laisser partir avec leur accord semble difficile en termes de responsabilités institutionnelles. Ils auraient pu, par contre, lui dire qu’ils s’y opposaient sans rien dire de plus (sans pour autant la mettre dehors). Dans cette dernière optique, la décision ultime aurait été celle de Pauline. On retrouve la même attitude dans la blague qu’un éducateur adresse à Pauline dans la cuisine, juste après son retour au foyer : « On va te prescrire une fugue. » Comme si l’alliance éducative, en empêchant l’opposition, empêchait par là une certaine autonomie. Comme si la réaction de la mettre dehors lui ôtait in extremis son pouvoir d’autodétermination mais, en même temps, permettait aux éducateurs de ne pas être impuissants et surtout, par là, paradoxalement, de garder une certaine emprise sur la situation, une certaine contenance et capacité d’agir.
109Les éducateurs considèrent également que lorsqu’ils l’ont mise dehors, ils n’avaient pas le choix. Est-ce l’alliance éducative qui ne leur a pas donné le choix ? On peut interpréter de trois manières le fait qu’ils n’avaient pas le choix de la mettre dehors. Premièrement, considérer Pauline comme adulte leur enjoint d’aller dans le sens du courant. Paradoxalement, la mettre dehors était une manière de sauver cette considération de Pauline en tant qu’adulte autonome et responsable (elle souhaite se désengager de l’alliance éducative) et de sauver leur capacité de travailler avec elle, leur puissance d’agir. Deuxième lecture : c’est comme si l’équipe, blessée par ce qu’elle interprète comme une volonté de la part de Pauline de ne pas être dans l’alliance éducative, ne pouvait que rompre cette alliance. Une troisième interprétation, qui serait d’avantage du côté d’une difficulté de Pauline, d’une incapacité, aurait peut-être permis de ne pas rompre l’alliance ; mais il s’agirait alors d’une autre forme de relation, la résidente n’étant dès lors plus considérée comme une adulte autonome et responsable qui décide de rompre l’alliance, ni comme une adolescente qui a besoin de s’opposer.
… à la vitalisation
110Comment comprendre qu’au dire même des éducateurs, lors de ces événements, peu de mesures aient été mises en œuvre ? Une hypothèse serait de dire que leur positionnement ambivalent lors de ces événements les empêchait de prendre une mesure. On l’a vu, l’équipe ne considère pas le comportement de Pauline comme étant seulement répréhensible et les sanctions envisagées ne les convainquent pas totalement. En même temps, ils ne sont pas non plus d’accord de considérer l’attitude de Pauline uniquement comme positive. L’ambivalence de ce positionnement rejoint une ambivalence dans la manière de considérer Pauline, comme adulte autonome et responsable ou comme adolescente, mais il nous semble que les éducateurs ne sont pas suffisamment au clair sur les difficultés que rencontre leur alliance éducative pour pouvoir être plus confortables dans les situations de tensions que peut générer ce positionnement.
111L’équipe oscille dans ces activités entre deux considérations de Pauline, la première étant celle d’une adulte autonome et responsable « normale », avec qui est construite l’alliance éducative, une partenaire. Quand elle va bien, cette lecture prédomine, et dans cette situation, les éducateurs relâchent les contraintes. Pauline l’a bien compris : à son retour, elle témoigne explicitement et à plusieurs reprises de cet élan vital, de ses ressources. Cette lecture des comportements de Pauline est nécessaire pour que les éducateurs croient qu’un travail éducatif avec elle est possible ; c’est la conviction que va rechercher au cours de la semaine, sans cesse, le responsable de l’équipe et c’est bien elle qui est mise à mal avant le départ à Serrières et dont le séjour de Serrières devait servir le rétablissement. En ce sens, Pauline leur fait plaisir lorsqu’elle témoigne de cet élan vital, elle leur rend leur pouvoir d’agir. Le risque, en effet, est que l’équipe n’y croie plus et ne reprenne plus Pauline.
112Une autre lecture, quand Pauline va mal, est de se confronter à ses difficultés. Là l’équipe est plus cadrante, pose des sanctions, mais semble alors perdre espoir, voire même sa puissance d’agir, sa capacité à travailler. Les éducateurs sont dépités, la conviction en la pertinence de leur travail éducatif s’essouffle. Comme si, pour pouvoir travailler, ils devaient se focaliser sur les ressources des résidents, sur leur élan vital, quitte, comme ils le disent, à « être aveuglés par cet élan vital », voire à avoir l’impression que la résidente « les prend pour des cons » en témoignant de cet élan vital, comme pour leur faire plaisir.
113Mais se focaliser ainsi sur les ressources leur font alors voir les obstacles, les difficultés, comme des signes d’une relation éducative ratée, inefficace, voire, en poussant à l’extrême la considération des usagers comme pleins de ressources, comme un désengagement de la part des résidents. Les éducateurs ne peuvent alors plus travailler ; ou alors, dernière possibilité de conserver une asymétrie et la considération de Pauline, ils la renvoient.
Vignette 4 : Une visite au domicile de Nathalie (Appui social ambulatoire, ASA)
114Séquence de quarante minutes au domicile de Nathalie, visite à la demande de l’éducatrice, Jeanne. Cette visite fait partie de l’appui social ambulatoire fourni par le foyer de Peseux à certains résidents.
Contrat
115Les appuis sociaux ambulatoires sont fixés par un contrat passé entre Alfaset, la personne bénéficiaire de cette prestation et le représentant légal.
116Le contrat énonce, parmi les prestations pouvant être offertes par Alfaset dans les ASA, lesquelles sont placées « sous la responsabilité d’Alfaset » pour le bénéficiaire en question. Pour Nathalie, le contrat indique que l’« appartement », l’» organisation week-end et vacances », la « gestion financière ainsi que la préparation du semainier de médicaments par l’infirmerie » sont « sous la responsabilité d’Alfaset ». Les prestations « hygiène corporelle », « hygiène vestimentaire », « hygiène alimentaire (repas) » ainsi que le « linge » ne sont pas placées sous la responsabilité d’Alfaset. Dans la rubrique « Autres » du contrat est mentionné : « Visites régulières c/o Nathalie ou au Foyer pour faire le point sur le quotidien. »
Rencontres
117Les rencontres s’organisent à la demande du bénéficiaire ou sur proposition des éducateurs. Il s’agit de vérifier si tout va bien, s’il n’y a pas de problèmes de santé, de travail, de loisirs ou de relations avec la famille ou le voisinage, si le ménage est bien tenu, si l’hygiène est convenable, si la personne se nourrit bien, si elle prend les médicaments qui lui sont prescrits et si les démarches administratives sont faites.
118D’une manière générale, ces rencontres ont pour objectif de vérifier que la personne mène une vie satisfaisante en regard des normes sociales généralement admises et que son état physique et psychique lui permet toujours de mener une vie relativement autonome en appartement.
Activités lors des rencontres
119Selon les éducateurs, selon les bénéficiaires et en fonction de la nature de leur relation, l’échange peut prendre des formes différentes. Généralement, les bénéficiaires font entrer l’éducateur dans la cuisine ou le salon et lui offrent à boire. Parfois, la télévision fonctionne pendant la discussion. L’échange est essentiellement verbal. Il arrive aussi que l’éducateur aide à régler des petits problèmes matériels comme changer une ampoule électrique, installer un lecteur vidéo ou un ordinateur.
120Les éducateurs aident aussi à régler des questions administratives, à remplir des formulaires, à établir un budget. On peut comprendre que ces activités sont ce que Fustier (1993) appelle des « activités d’étayage » nécessaires à la vie et qui soutiennent le développement psychophysique des individus.
Alliance éducative
121Il semble que la réussite de l’appui social dépende de l’alliance éducative qui peut être établie entre les éducateurs et les bénéficiaires. Ces derniers doivent accepter de recevoir chez eux une personne ayant un rôle d’aide, mais aussi de contrôle. Il est nécessaire qu’ils acceptent aussi de parler de leurs difficultés. L’alliance, pour s’établir, demande une certaine « ruse » de la part des éducateurs. Ils doivent regarder, écouter, poser des questions sans être trop intrusifs ou en se montrant « amicaux ».
Une visite au domicile de Nathalie
122Rendez-vous avait été pris pour cette visite à la demande de Jeanne. Nathalie est une résidente d’une cinquantaine d’années, en appartement depuis huit ans. A l’arrivée dans l’appartement, Jeanne demande si elle peut avoir du thé et s’installe dans le canapé du salon, face à la télévision allumée dont elle baisse le son. Remarquant un cendrier plein sur la table du salon, elle s’étonne que Nathalie se soit mise à fumer. Elle doit la rejoindre dans la cuisine pour essayer d’avoir un élément de réponse. Puis, lorsqu’elle lui demande quels sont ses soucis, Jeanne euphémise sa demande (« Raconte-moi, un peu, tes soucis de ces temps ») ; à plusieurs reprises, Nathalie rechigne à répondre, le formule même explicitement (« Demande-moi pas, parce que j’en sais rien »).
123A plusieurs reprises, Jeanne indique à Nathalie que c’est à elle de leur faire signe, de leur parler si elle va mal. Jeanne lui rappelle plus loin dans l’échange qu’elle leur avait, par le passé, reproché d’être trop intrusifs. « Si tu nous le dis pas, ben, on peut pas le deviner, hein » ; « Dans les périodes où tu es comme ça, Nathalie, j’pense que c’est justement les moments où peut-être tu peux un peu plus nous appeler et puis nous parler, quoi ». Jeanne ne présente pas ici cela comme un devoir, mais comme une possibilité (« tu peux » et non « tu dois »), à son avis (« j’pense » plutôt que, par exemple, énoncer une règle qui régirait les ASA), spécifique aux moments où elle va mal (pas besoin qu’elle les appelle tout le temps, ou régulièrement). Elle rappelle également plusieurs fois qu’ils peuvent passer juste pour boire un café, pas besoin de parler toujours de ses problèmes. Elle se différencie là d’une écoute qui serait plus celle d’un psychanalyste (Nathalie lui avait effectivement dit : « Il y a le psy, maintenant »).
124Les thèmes de discussion, lors de la visite, ne sont pas prédéfinis explicitement ; la discussion au cours de la visite ressemble à une discussion entre copines, sans arrière-pensées ; en même temps, on sent poindre le souci de Jeanne de s’assurer qu’il n’y a pas de problèmes qui nécessiteraient une intervention extérieure. Chaque échange implique la décision de poursuivre ou non un sujet de discussion, d’en instaurer éventuellement un nouveau ; dans ces microdécisions se négocie, par tâtonnements et résistances, le sens de la visite à domicile (contrôle, présence, soutien, aide…) ou, plus précisément, la relation qui les fait vivre les deux d’une manière qui leur convienne.
125L’alliance est établie entre des individus occupant des positions asymétriques : le professionnel et le bénéficiaire. Pourtant, cette asymétrie doit permettre l’établissement d’une relation de confiance entre des individus qui ne peuvent être réduits à leur statut, mais qui investissent leur subjectivité dans la sphère des relations primaires, c’est-à-dire la sphère des relations d’amour, d’amitié, de proximité. Pour situer leurs relations dans cette sphère, les éducateurs sont amenés à parler d’eux-mêmes, de leur vie privée, de leurs sentiments, de leurs aspirations. Pourtant, ils assument aussi une responsabilité due à leur fonction, ce qui revient à dire que les relations avec les bénéficiaires se situent aussi dans la sphère des relations secondaires. Leur talent réside dans leur capacité à faire cohabiter ces deux sphères, à être amicaux sans renoncer à leur rôle professionnel et à jouer leur rôle sans renoncer à investir subjectivement les bénéficiaires.
126A plusieurs reprises, Jeanne rappelle à Nathalie qu’ils sont plusieurs dans l’équipe et que, même si elle a une référence définie, ou si elle est fâchée avec une des personnes de l’équipe éducative, elle peut sans autre se tourner vers les autres, qu’il ne faut pas « qu’elle se braque », il ne faut pas qu’elle rejette du coup en bloc le foyer (dans les termes mêmes de Nathalie, un différend avec sa référente l’aurait amenée à se dire : « Après ça, moi, ça m’a coupé de téléphoner au foyer, j’ai dit non merci, OK, tchao »). Il s’agit pour les éducateurs d’investir leur subjectivité, mais en même temps de laisser les bénéficiaires mener cette relation (choisir la personne selon les moments).
127Cette alliance éducative doit en effet se réaliser en respectant et même en promouvant l’autonomie du bénéficiaire ; le chemin pour l’éducateur est parfois étroit, difficile à définir et à faire comprendre au bénéficiaire. Nathalie s’y prend à plusieurs reprises pour dire que si elle ne les a pas appelés, c’est qu’elle voulait essayer de se débrouiller toute seule (avec le psychanalyste également). Pas facile alors pour Jeanne de demander que Nathalie les appelle quand ça va mal et en même temps de lui signifier qu’elle ne met ainsi pas à mal son autonomie : « Mais on va pas apporter toutes les réponses » ; « On peut pas t’aider, on peut t’aider en discutant un peu comme ça, mais on sait bien qu’on… voilà que c’est toi qui dis ça. » Même lorsque la bénéficiaire les appelle, les éducateurs ne peuvent résoudre les questions à sa place ; il s’agit dans cet échange de faire comprendre à la bénéficiaire qu’« aide » ne s’oppose pas forcément à « autonomie ». Dire quand ça va mal, appeler à l’aide ne s’oppose pas à l’autonomie, pour autant que cet appel à l’aide ne soit pas prescrit, ce qui semble être perçu par moments comme tel dans l’échange par Nathalie : quand Jeanne énonce à Nathalie qu’elle aurait pu appeler le foyer, cette énonciation semble interprétée par Nathalie comme ayant des tonalités de reproche. Comme si les éducateurs, pour respecter la volonté de la bénéficiaire, ne pouvaient se préoccuper d’elle sans risquer que cela soit perçu comme une intrusion dans sa vie ; mais en même temps, ils ne peuvent deviner qu’elle va mal si elle ne dit rien. De plus, le contrat mentionne ces visites comme étant « régulières », comme devant l’être ; Alfaset s’y engage.
128C’est la question de la responsabilité des éducateurs qui entre ici en ligne de compte, et qui limite l’autonomie que les éducateurs peuvent accorder aux bénéficiaires.
Responsabilité
129Aux yeux de l’institution, des représentants légaux, des autorités, des familles, les éducateurs assument la responsabilité du bon déroulement de la vie en appartement des bénéficiaires. Ils sont responsables de déceler les difficultés sociales, physiques et psychiques qui nécessiteraient des mesures particulières comme un placement en institution, une hospitalisation, l’intervention d’un médecin ou autre. Les éducateurs se sentent investis de cette responsabilité. Elle s’exprime dans leur activité sous la forme d’une attention à tout ce qui annonce un problème. Cela les amène parfois à aller au-devant des difficultés sans attendre la demande des bénéficiaires.
130Les bénéficiaires sont des personnes ayant diverses difficultés physiques et psychiques. Leur vie autonome dans un appartement sur le modèle de la vie des personnes moins vulnérables est un exercice difficile. La responsabilité des éducateurs à les maintenir dans une vie que l’on peut qualifier de « normale » tient aussi à ce qu’ils ont fait le « pari » de tenter l’expérience et de tout mettre en œuvre pour qu’elle réussisse. Leur responsabilité est, en quelque sorte, à la hauteur de ce pari : il faut que ça réussisse.
131Sur quoi porte exactement leur responsabilité ? Dans le contrat, il est stipulé que l’appartement est « sous la responsabilité d’Alfaset », n’explicitant pas si leur responsabilité consiste en ce qu’un travail, un accompagnement soit fait concernant l’ordre dans son appartement par exemple, ou si cet objectif d’ordre doit être atteint.
132L’alliance éducative, qui place les éducateurs aux côtés des résidents (les éducateurs disent qu’au foyer ils sont « chez les résidents », formule d’autant plus vraie dans les ASA), les place face à une difficulté et à un positionnement qui varie selon les normes en jeu. Ils ne se posent pas comme venant explicitement contrôler que certaines règles sont respectées (ordre de la chambre, hygiène alimentaire…). En même temps, ces règles sur l’hygiène alimentaire, l’appartement, par exemple, font partie du mandat, ils en sont garants (avec l’ambivalence signalée entre une responsabilité sur le résultat ou non).
133Leur alliance éducative les pousse à ne pas endosser certaines normes (ne pas critiquer, par exemple, la relation entre Nathalie et un homme marié ; Jeanne se contente de dire à Nathalie qu’elle savait à l’avance à quoi s’en tenir en commençant cette relation), mais parfois à tout de même signaler les normes aux résidents (indiquer certaines normes de la société, sans pour autant les prendre en charge ni les imposer, par exemple en indiquant à une bénéficiaire, lors d’une autre visite, qu’elle a le droit de se plaindre si elle trouve que ses voisins font trop de bruit).
Accompagnement
134L’accompagnement des bénéficiaires se déroulant sur la base de la nécessaire alliance éducative vise et permet la « socialité », c’est-à-dire le maintien et l’établissement de liens avec les autres et avec les institutions. L’accompagnement consiste à être avec eux, à être présent sans se substituer à eux et aux décisions qu’ils sont amenés à prendre par le simple fait de vivre hors des murs d’une institution. Il s’agit de les autoriser à vivre leur existence, de les soutenir et de favoriser des initiatives. Ce maintien et cet établissement de liens entrent parfois en tensions avec une certaine compréhension de l’autonomie.
135L’accompagnement est contractuel et instaure un accompagnant et un accompagné. L’accord sur les termes du contrat porte sur le fait qu’une personne accepte d’être accompagnée et que l’autre accepte d’accompagner. En ASA, cette acceptation d’être accompagné est différente de celle en cours au foyer, elle demande à être redéfinie lors du passage du foyer à l’ASA et visiblement encore au cours des ASA.
Vitalisation
136La question est de savoir si la vie en appartement, par rapport à la vie en foyer, augmente la vitalité ou la puissance d’agir des bénéficiaires. Si cela est le cas, la vie en appartement se justifie puisque la vie elle-même peut s’effectuer à son plus haut degré de puissance. On peut aussi penser que, pour certains bénéficiaires, l’angoisse de la liberté, la peur de ce qui peut arriver, la solitude, l’inquiétude que peut représenter la rencontre de personnes inconnues dans l’immeuble, dans la rue, dans les magasins et bien d’autres choses diminuent leur puissance d’agir. Le besoin d’étayage et d’accompagnement peut se faire plus cruellement ressentir, au sens où le besoin peut être plus fort et où, en même temps, il peut paraître moins légitime (s’ils sont en ASA, c’est qu’ils sont plus autonomes ; autonomie souvent comprise par les résidents comme un moindre besoin des éducateurs).
137La spécificité de cet accompagnement en ASA pousse un cran plus loin qu’au foyer l’alliance éducative, ce positionnement « à côté d’eux », « chez eux ». On pourrait presque dire que l’alliance éducative est moins nécessaire au foyer qu’en ASA : en ASA, les éducateurs sont réellement chez les bénéficiaires. Ce positionnement en ASA semble plus difficile à tenir, la responsabilité engagée est moins définie, sa légitimité semble moins acquise qu’au foyer.
138Du point de vue de la vitalisation, la décision que prend l’équipe de proposer un appartement autonome à une personne est difficile à prendre. En effet, rien ne peut dire, à l’avance, si la vie en appartement augmentera ou diminuera sa puissance d’agir. Seule l’expérience permet de l’indiquer. Cette réussite repose certainement en partie sur la capacité de l’éducateur et du bénéficiaire d’instaurer cette alliance éducative.
Notes de bas de page
1 Les vignettes 1 et 4 ont été utilisées comme matériel pédagogique dans le cadre de cours donnés par Kim Stroumza à la Haute école de travail social de Genève ; merci à ses étudiants d’avoir de la sorte permis d’enrichir l’analyse de ces vignettes.
2 Voir transcription en annexe, p. 109.
3 Tous les prénoms utilisés dans les vignettes sont fictifs.
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