Introduction
p. 11-21
Texte intégral
1Dans un contexte mondial marqué par des disparités croissantes, aussi bien entre les régions du monde qu’à l’intérieur des pays, la restriction des voies légales d’immigration et la sévérité des conditions au regroupement familial ont contribué à multiplier les formes d’immigration clandestine. La question de savoir si les Etats sont en mesure de contrôler l’immigration et les séjours illégaux à l’âge de la « mondialisation » et des « économies ouvertes » fait aujourd’hui débat (Guiraudon et Joppke, 2001). Pourtant, des traités ont été adoptés en Europe, allant dans le sens d’une politique communautaire de limitation des flux migratoires par le bouclage des frontières extérieures et des durcissements sécuritaires. La constitution d’une zone Schengen à partir de la notion d’« espace de liberté, de sécurité et de justice » s’est accompagnée d’un renforcement des contrôles policiers et de la mise sur pied de dispositifs de répression visant à bloquer les voies d’accès à ce qui a été qualifié de « forteresse Europe ».
2Cette volonté de fermeture concerne également le droit d’asile. Sous l’effet conjugué de l’arrêt officiel de l’immigration de travail, de la multiplication et de la diversification des causes – économiques, politiques, culturelles, climatiques – de la migration, mais aussi d’un appel tacite au travail bon marché que peuvent assurer les exclus de toute réglementation, la voie de l’asile subit une pression sans précédent. Couplé à la question de l’immigration illégale, le développement de la demande d’asile et son appréhension en termes d’« abus », ont donné lieu à une rhétorique de la mise en péril (Hirschman, 1991 ; Caloz-Tschopp et Fontolliet Honoré, 1994) représentant les requérant-e-s comme un danger, tant au niveau identitaire et culturel qu’en matière de protection sociale et de sécurité. Pourtant, une politique visant à fermer les frontières et à ériger des barrières étanches à l’afflux des requérant-e-s, comme celle qui prévaut face à la migration dite « économique », n’est pas envisageable. En vertu des traités internationaux régissant le droit d’asile, le/la migrant-e empruntant le canal de l’asile ne saurait être arrêté-e dans un parcours qui l’amène à pénétrer légalement dans le territoire du pays dans lequel sa demande est déposée et à se faire connaître des autorités. On ne saurait en effet, sous peine de violation du droit d’asile et de manquement aux devoirs d’assistance envers les réfugié-e-s, empêcher une personne se déclarant menacée d’introduire une demande de protection.
3La volonté affichée de maintenir la fermeture des frontières à la migration « extracommunautaire » confronte les pays européens, de même que la Suisse qui y est associée, à la question de restreindre la voie de l’asile. Les moyens mis en œuvre à cet effet ne sont pas sans incidence sur la vocation de l’asile à protéger les individus persécutés. A travers la rhétorique développée autour de la notion d’« abus du droit d’asile », les requérant-e-s sont présenté-e-s comme cherchant à profiter de l’aide sociale, à obtenir du travail illégalement ou à se livrer au trafic de drogue. Ce soupçon pesant sur les demandeur-euse-s d’asile s’articule autour de la figure du « faux réfugié » (Maillard et Tafelmacher, 1999). Celle-ci occulte les intrications étroites existant aujourd’hui entre asile et migration, rendant quasi impossible leur dissociation, comme le reconnaît le Haut Commissariat pour les réfugiés luimême en avançant les notions de migrations mixtes et de nexus asile-migration (UNHCR, 2006). Or, en dépit de son imbrication dans les phénomènes migratoires d’ensemble, l’asile conserve sa fonction de « protection de substitution » (Julien-Laferrière, 2007 : 566) vis-à-vis du/de la ressortissant-e d’un Etat persécuteur, ce qui le distingue clairement de la migration. Tout en assimilant de plus en plus l’asile à une migration déguisée, le durcissement du droit d’asile connaît donc certaines limites, ou prend des formes pariculières, compte tenu du risque encouru de rejeter la demande émanant de personnes qui sont réellement en danger et qui ont la qualité de réfugié-e-s au sens des définitions données dans les conventions internationales.
Le durcissement du droit d’asile
4Dès lors, les moyens conçus pour limiter l’asile relèvent davantage de procédures de sélection que de blocage à la frontière et visent principalement à déterminer qui a ou n’a pas la qualité pour demander refuge. Le développement de dispositifs de contrôle tels que les fichiers d’empreintes digitales, l’établissement de listes de pays sûrs dont les ressortissants sont censés ne pas être menacés, ou encore l’introduction de tests de langue et d’interrogatoires, ont pour objectif de débusquer les « abus » du droit d’asile. Les responsables politiques des pays recevant des réfugiés ont donc développé des instruments spécifiques, visant non pas tant à empêcher l’entrée des migrant-e-s dans le territoire et le dépôt d’une demande, mais à limiter la recevabilité de celle-ci, à restreindre l’accès aux procédures, autrement dit à multiplier les motifs et les formes de refus de l’asile. C’est dans une telle perspective que la Suisse a introduit dans son droit d’asile la clause de « non-entrée en matière » (ci-après NEM) autour de laquelle s’articule cet ouvrage.
5La clause de NEM renvoie à un traitement expéditif de la demande d’asile consistant à bloquer l’accès à la procédure ordinaire. Axée sur une politique d’admission restrictive, la décision administrative de non-entrée en matière constitue les requérant-e-s qui en sont frappées en une catégorie qui les distingue aussi bien des débouté-e-s de l’asile – dont la requête est rejetée suite à son examen approfondi – que des demandeur-euse-s admise-s à titre provisoire ou pour motifs humanitaires et, bien sûr, des réfugiée-s accepté-e-s. Cette catégorie est devenue emblématique du durcissement du droit d’asile en Suisse. Décriée par les milieux de défense de l’asile, objet de controverses et de mobilisations, elle a été popularisée sous l’acronyme NEM, qui en est venu à désigner couramment ses représentants comme « les NEMS ». Ce néologisme traduit sans doute la difficulté à désigner le « statut » de personnes « sans statut », devenues des « hors-la-loi de l’asile » dans la mesure où la décision de NEM établit ipso facto l’illégalité de leur séjour en Suisse. Or, en traitant une partie de la demande d’asile par le refus sommaire et la décision d’expulsion, les autorités en charge de l’asile doivent répondre à un problème nouveau : comment renvoyer des personnes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas quitter le territoire une fois qu’elles y sont entrées ?
6Le traitement de la demande d’asile par l’expulsion renvoie à la problématique plus générale de l’illégalité, qui constitue en tant que telle un obstacle à l’expulsion. Comment en effet renvoyer chez eux/elles des migrant-e-s dépourvu-e-s de papiers d’identité ou dont la nationalité est inconnue, ou que les Etats présumés d’origine ne reconnaissent pas ? Ce problème se pose de manière aiguë dans le domaine de l’asile. Non seulement les personnes persécutées se trouvent souvent dans des situations compliquées pour obtenir des pièces officielles, mais encore la non-production de papiers de la part du/de la requérant-e peut devenir instrumentale pour empêcher son renvoi. Cette problématique articulant illégalité et « expulsabilité » – on parle aussi de « déportabilité » – a commencé à attirer l’attention des chercheur-euse-s sur les processus sociopolitiques de l’illégalisation eux-mêmes, caractérisés comme « production légale de l’illégalité de la migration » (De Genova, 2002). Elle est au cœur du présent ouvrage.
7La thématique de l’expulsabilité occupe en effet une place centrale dans la problématique actuelle de l’asile qui, au-delà de la question des conditions d’admission, se prolonge dans celle des conditions de séjour des personnes bloquées dans le pays où elles ont échoué à obtenir l’asile. Par l’introduction de la clause de NEM et la multiplication des motifs permettant de l’appliquer aux demandes d’asile, la Suisse, à l’instar des autres pays européens, s’est donné des moyens juridiques pour limiter l’asile non pas en amont, par l’interdiction d’entrer, mais en aval, par l’expulsion. La situation ainsi créée pose d’importantes difficultés car il s’agit de faire repartir quelqu’un qui est déjà entré dans le territoire, voire y a séjourné un certain temps. Or, l’expulsion pure et simple des refusé-e-s de l’asile, par le biais des renvois forcés, a suscité un peu partout des contestations et des révoltes face à la brutalité des méthodes – se soldant dans certains cas par le décès de personnes sous contrainte – ou face aux risques encourus en cas de retour au pays d’origine. Dès lors, les responsables de l’asile cherchent à déterminer comment, en dehors de la contrainte physique, amener les requérant-e-s dont la demande n’a pas abouti à quitter le territoire. Face à l’impossibilité de les renvoyer, que ce soit en raison de l’absence d’accords de rapatriement avec leur pays d’origine ou de l’impossibilité d’établir leur identité et d’obtenir des documents de voyage, ou encore face à leur refus de quitter le territoire, un certain nombre de méthodes visant à susciter le retour volontaire des requérant-e-s indésirables ont été conçues par les responsables de l’asile dans différents pays européens.
La politique dissuasive
8Une telle approche, qui certes n’a pas supplanté la pratique des renvois forcés, a pris en Suisse des contours particulièrement nets avec la suppression de l’aide sociale aux requérant-e-s frappé-e-s de la décision de non-entrée en matière, dès avril 2004. S’inscrivant dans une orientation générale des politiques d’asile actuelles, l’option prise par la Suisse de retirer le soutien dont bénéficiaient jusque-là les requérant-e-s frappé-e-s de NEM représente un exemple abouti d’une politique de dissuasion mise en place dans le domaine de l’asile. C’est à l’analyse de cet exemple qu’est consacré le présent ouvrage. Par politique de dissuasion, on entend ici une méthode ou un ensemble de méthodes mises en œuvre pour agir sur la subjectivité des personnes tenues de quitter le territoire, afin qu’elles se résolvent d’ellesmêmes à partir. Une telle option renvoie à une tendance décelée dans les politiques d’asile envers les requérant-e-s refusé-e-s qui préconise de péjorer les conditions d’accès à des prestations pour influencer le comportement de manière à ce que les personnes coopèrent et inciter le retour volontaire avant que le renvoi soit exécuté (Fox O’Mahony et Sweeney, 2010). L’expérience de l’Union européenne suggère même que la menace de la misère dans laquelle pourraient tomber les migrant-e-s récalcitrant-e-s serait devenue une pierre de touche des politiques d’asile et qu’elle semble être de plus en plus souvent utilisée comme moyen pour contrer la demande d’asile. Autrement dit, la limitation des ressources destinées à soutenir les demandeur-se-s d’asile serait devenue instrumentale dans le cadre de politiques d’asile restrictives, utilisant envers les requérant-e-s la menace du dénuement comme moyen de dissuasion (Da Lomba, 2006).
9Les lois et politiques envers les requérant-e-s qui impliquent de limiter l’assistance étatique reposent sur l’idée générale selon laquelle des prestations généreuses rendraient les Etats trop attractifs (Hayter, 2000). Au fondement de cette « évidence » est la primauté donnée aux pull factors, ou facteurs d’attraction des pays d’accueil, au détriment des push factors, ou facteurs de répulsion des pays d’origine. Cette asymétrie dans la représentation des motifs d’asile et de la migration en général est questionnée dans cet ouvrage. Est mise en cause notamment l’efficacité des moyens de dissuasion tels que la détérioration des conditions de vie, la privation de droits et l’empêchement de la construction de liens sociaux dans la réduction de l’attractivité du pays de destination et, plus généralement, dans la limitation de la demande d’asile. De l’avis de certain-e-s spécialistes, il n’existe pas de relation simpliste entre la manière dont on traite les requérant-e-s et le nombre de ceux et celles qui cherchent à obtenir l’asile (Rowntree, 2007). Le lien établi entre politique dissuasive et nombre de demandes d’asile appelle donc des vérifications, tout comme l’objectif de susciter les départs volontaires par le biais d’une dégradation des conditions de séjour en Suisse.
10En sortant d’un cadre de référence centré sur l’objectif officiel, purement quantitatif, de réduire le nombre de demandes et le nombre de personnes dans le processus d’asile, l’étude présentée ici recentre l’analyse des effets de la politique dissuasive adoptée sur les dimensions subjectives qu’elle a ciblées plutôt que sur les résultats quantitatifs qu’elle a escomptés. En d’autres termes, une politique qui cherche à agir sur la motivation des personnes – leur volonté de partir ou de rester – doit être évaluée en partant de la personne elle-même et non sur la seule base d’indicateurs statistiques. D’où notre approche essentiellement qualitative qui, par le biais d’entretiens individuels approfondis, se donne des moyens de mettre au jour les effets des mesures adoptées sur les attitudes et les comportements des personnes concernées et permet d’estimer la probabilité que la mesure aille dans le sens recherché.
Des « illégaux officiels »
11L’annonce de la suppression de l’aide sociale aux personnes frappées d’une décision de non-entrée en matière a suscité de vives inquiétudes, aussi bien dans les milieux de l’entraide que parmi les responsables politiques aux niveaux communal ou cantonal, préoccupés par les effets qu’une telle mesure allait vraisemblablement entraîner sur les plans social, sanitaire et d’ordre public, du fait de l’extrême précarisation des conditions de vie qu’elle implique. Elle a également soulevé des craintes chez les professionnel-le-s de la santé et du travail social, qui ont vu là un infléchissement de la mission dévolue aux métiers de l’humain impliqués dans la problématique de l’asile. Une telle appréhension se fondait sur la prévision qu’un nombre significatif de personnes frappées de NEM allait prolonger son séjour sur le territoire dans un état de dénuement, voire de misère. Les prises de position se sont multipliées face à l’émergence probable d’un phénomène inédit : la création d’« illégaux officiels » (Achermann, 2009). La suite de l’histoire a donné corps à la notion d’« illégaux officiels » : pour pouvoir bénéficier d’une aide à la survie, ces personnes en situation de séjour illégal devaient s’annoncer aux autorités qui leur octroyaient alors, tout à fait officiellement, une « aide d’urgence ».
12A partir d’une telle situation, on peut aisément imaginer le nombre de tensions et de paradoxes qui allaient surgir. Du côté des migrant-e-s, comment demander de l’aide lorsqu’on est menacé-e d’expulsion ? Du côté des responsables chargé-e-s d’octroyer l’aide, comment aider les personnes tout en les incitant au départ ? Du côté des travailleur-euse-s sociaux et des professionnel-le-s de la santé, comment se retrancher simplement derrière l’argument juridique alléguant la « non-entrée en matière » pour refuser des formes – même minimalistes et urgentes – de soutien ? Il n’est donc pas étonnant que les lieux de travail social, de même que les milieux associatifs et caritatifs, aient appelé de leurs vœux la réalisation d’une étude cherchant à cerner les conséquences de la suppression de l’aide sociale pour les personnes frappées de la décision de NEM. Un tel projet est apparu crucial alors qu’était prévue pour 2008 une extension de la mesure de retrait de l’assistance à l’ensemble des débouté-e-s de l’asile.
La construction de l’invisibilité
13L’objectif principal de cette recherche était d’analyser les effets de la suppression de l’aide sociale tant au niveau des trajectoires et conditions de vie des requérant-e-s d’asile frappé-e-s d’une décision de NEM qu’au niveau des pratiques et représentations des responsables institutionnels et non gouvernementaux. La perspective adoptée était celle de rattacher les parcours individuels des exilé-e-s aux mécanismes politiques, juridiques et sociaux qui les déterminent, au premier chef la politique d’asile, prise ici dans son double versant de politique d’admission et de politique d’accueil (Bolzman, 1994). D’où l’approche interdisciplinaire adoptée dans cet ouvrage où sont abordés les aspects juridiques, politiques, sociologiques et psychosociaux permettant d’articuler les niveaux d’analyse de manière à inscrire la question de l’asile dans le cadre d’options politiques fondamentales ayant, au-delà des effets immédiats escomptés en termes statistiques et financiers, des incidences sociétales et humaines d’envergure. Au niveau des effets dissuasifs escomptés de la suppression de l’aide sociale, nous entendions questionner les responsables, les spécialistes et les migrant-e-s afin d’estimer le bien-fondé d’une telle mesure, en particulier le lien établi entre le durcissement des conditions de vie des exilé-e-s et l’attraction de la Suisse comme terre d’accueil (Efionayi-Mäder et al., 2001). A un niveau plus général, il s’agissait de caractériser un phénomène singulier prenant racine dans une certaine gestion de l’asile dans les pays de destination des requérant-e-s : celui que nous avons désigné comme « la construction de l’invisibilité ».
14Le travail empirique que nous rapportons ici doit permettre de saisir les difficultés rencontrées par les différents acteurs du système d’aide d’urgence mis en place sur la base de l’art. 12 de la Constitution fédérale, relatif à un droit à la survie pour toute personne se trouvant dans une situation de dénuement en Suisse. L’expérience de migrant-e-s inclus-e-s dans les dispositifs de prise en charge mis sur pied par les cantons, tout comme celle des migrant-e-s étant sorti-e-s du cadre légal de l’asile, ont été explorées sous l’angle des ressources qu’ils/elles sont individuellement en mesure de mobiliser (emploi, réseaux sociaux informels) et des stratégies d’adaptation et de résistance face à des situations de déni de reconnaissance comportant de hauts risques sur les plans sanitaire, psychique et affectif. Cette approche, axée sur les ressorts de la survie psychologique et non seulement physique (cf. aussi Jacobsen, 2006), devait nous permettre de saisir aussi les non-dits entourant l’expérience de la migration et de l’exil.
15Sur la base du rapport scientifique élaboré au terme du mandat de recherche, le présent ouvrage se propose de diffuser plus largement les résultats de cette étude. Ceux-ci concernent une période limitée dans le temps et une réalité qui a subi d’importants changements, que ce soit dans l’environnement immédiat (p. ex., certains organismes n’existent plus ou leur nom a été modifié) ou plus fondamentalement. Ainsi, l’extension de la mesure de la suppression de l’aide sociale à l’ensemble des débouté-e-s, dès janvier 2008, a éliminé un des critères essentiels qui distinguait ces requérant-e-s des personnes frappées de NEM. Une révision prochaine de la loi sur l’asile prévoit de réserver la clause de NEM aux cas supposés donner rapidement lieu à un renvoi (« Etat tiers sûr » ou « Etat tiers compétent pour mener la procédure d’asile », appelés « cas Dublin »), les autres devant faire l’objet d’une procédure matérielle rapide et uniforme assortie d’un délai de recours unique de 15 jours (actuellement 30)1. Dès lors, est-il d’actualité d’exposer les résultats d’une étude concernant principalement l’expérience des seul-e-s requérant-e-s frappé-e-s de NEM et une phase particulière et limitée de l’histoire de l’asile ? La réponse affirmative que nous avons donnée à cette question et qui nous a décidées à publier ce livre repose sur l’idée qu’au-delà de l’intérêt de rapporter le vécu et les réflexions des différents acteurs impliqués, cette expérience permet de dégager l’émergence du phénomène de l’« invisibilité » comme corollaire structurel des formes d’asile contemporaines.
16A partir de nos résultats d’enquête, nous proposons d’analyser dans cet ouvrage, les processus politiques, juridiques, administratifs et psychosociaux conduisant les personnes entrées par la voie de l’asile à prolonger leur séjour malgré l’illégalité dont la décision de NEM les a frappées. L’entrée dans l’illégalité d’un nombre significatif de requérant-e-s refusé-e-s signifie qu’une partie d’entre eux/elles se soustrait aux visées de la politique dissuasive, ce qui vient questionner de front le bien-fondé de celle-ci. Il importait dès lors de saisir les effets de la prolongation dans le temps d’une politique répondant à l’impératif officiel de rendre les conditions de vie impropres à rester en Suisse. Cette analyse revêt une grande actualité car aucun bilan rigoureux n’a été dressé au terme de l’expérience de la suppression de l’aide sociale aux requérant-e-s frappé-e-s de NEM alors que le retrait de l’assistance a été étendu à tou-te-s les débouté-e-s de l’asile. Or, la situation vécue par ces débouté-e-s exclu-e-s de l’aide sociale alarme aujourd’hui les organisations de défense de l’asile, qui ont lancé une campagne nationale pour demander une profonde réflexion sur le régime d’aide d’urgence, qualifié de « voie sans issue »2.
17Ce livre peut contribuer à alimenter une telle réflexion en apportant des éléments d’analyse des effets du système sur les personnes concernées et les différent-e-s acteur-e-s impliqué-e-s. Au-delà, il propose de problématiser le phénomène de l’« invisibilisation » des personnes dans le domaine de l’asile, c’est-à-dire les processus sociopolitiques de la construction de l’illégalité des requérant-e-s qui ne font pas appel à l’aide d’urgence ou en sortent en raison de son caractère dissuasif, tout en continuant à séjourner en Suisse de manière illégale. Nous montrerons comment, en quittant un système d’aide d’urgence conçu pour être décourageant, les migrant-e-s échappent durablement ou par intermittence au contrôle des autorités, de sorte qu’ils s’invisibilisent en tant qu’individus alors même que la catégorie des NEM jouit d’une grande visibilité médiatique. Pour comprendre une telle discordance entre visibilité et invisibilité, ce livre soulève ce véritable impensé de la politique d’asile que constituent les obstacles au retour et rattache cette problématique à la politique explicitement destinée à susciter le retour. Penser les obstacles au retour et évaluer à la lumière de ce constat la pertinence et l’adéquation des politiques dissuasives en matière d’asile représente la ligne de force de notre contribution au débat.
Etendue de l’étude et plan de l’ouvrage
18Nous avons choisi en premier lieu les cantons de Genève et Zurich comme terrains d’enquête pour cette étude, en raison du fait que les personnes frappées de NEM ont tendance à séjourner dans les grandes villes et qu’il s’agit de deux contextes présentant des différences à plusieurs titres, sur les plans structurel, politique et social. Comme nous l’avions envisagé dans la phase préparatoire déjà, deux villes supplémentaires ont été inclues dans l’étude : Lausanne pour la Suisse romande3 et Berne pour la Suisse alémanique4. Les contextes politiques et sociaux de ces deux villes ont cependant fait l’objet d’une analyse moins détaillée que ceux de Genève et Zurich, mais l’étude tient compte des différences contextuelles observées. Le relatif déséquilibre existant au niveau des informations et des témoignages reflète également une disparité dans l’accès à l’information selon les contextes cantonaux.
19L’ouvrage est organisé en huit chapitres. Le premier chapitre retrace l’historique de la clause de non-entrée en matière en l’inscrivant dans les principaux jalons ayant marqué l’évolution de la politique d’asile en Suisse. Quelques données statistiques fournissent un aperçu de la population NEM au moment de l’enquête. Après avoir présenté le profil des migrant-e-s et des spécialistes ayant fait l’objet de nos entretiens, des éléments méthodologiques permettent de comprendre notre démarche de recherche. Au chapitre 2, nous présentons d’abord le cadre juridique et politique ayant présidé à la mise sur pied de l’aide d’urgence, en soulignant les justifications avancées et les opportunités politiques et juridiques utilisées pour concrétiser cette mesure. Nous expliquons ensuite le principe de l’aide d’urgence et discutons la problématique qui s’y attache dans son application au domaine particulier de l’asile. Puis nous présentons une analyse des conditions cadres de l’aide d’urgence dans les cantons étudiés, en soulignant les différences cantonales ainsi que les principes organisateurs. Le chapitre 3 est consacré à la réponse des acteur-e-s à partir des entretiens. Nous rapportons dans ce chapitre les réactions de représentante-s des autorités, de professionnel-le-s de la santé et de travailleur-euse-s sociaux et discutons les incidences du régime de suppression d’aide sociale sur les pratiques professionnelles et le sens de la profession. Le chapitre 4 donne la parole aux migrant-e-s concerné-e-s par la décision de NEM et rapporte leur vécu dans le dispositif d’aide d’urgence, les principaux problèmes rencontrés, tels que les prestations en nature, les difficultés de déplacement ou encore l’hébergement dans des centres collectifs, ainsi que la nature de leurs contacts avec les autorités. Le chapitre 5 examine les stratégies de survie en dehors de l’aide d’urgence, mises en œuvre par les migrant-e-s frappé-e-s de NEM, les ressources matérielles, sociales et personnelles dont ils/elles disposent et les difficultés liées à la précarité de leur existence dans des conditions d’invisibilité sociale. Le chapitre 6 se penche sur les soutiens dont les personnes frappées de NEM ont pu bénéficier dans les différents cantons, grâce à l’action des œuvres d’entraide et du monde associatif. Nous donnerons des éléments rendant compte de l’évolution de la situation des migrant-e-s concerné-e-s à la faveur de ces actions. Le chapitre 7 s’attaque à la problématique du retour en montrant l’importance et la diversité des obstacles et en proposant quelques concepts pour réfléchir à une question encore peu traitée dans le domaine de l’asile. Enfin, dans le chapitre 8, nous posons le problème de la construction de l’invisibilité, qui concerne aussi bien la disparition des personnes issues de l’asile des dossiers et des statistiques que leurs propres efforts pour ne pas se faire repérer. L’invisibilisation est aussi étendue à la question des coûts souvent insaisissables, voire occultés, issus de la politique mise en place. L’« invisibilité » est conceptualisée ici comme un phénomène engendré par le traitement actuel de la question de l’asile et de la migration. Pour conclure, nous discuterons les limites de notre recherche et pointerons quelques-unes des dimensions négligées dans les débats sur ces questions tout en dégageant des pistes pour prolonger la réflexion et la recherche dans ce domaine.
Notes de bas de page
1 Communiqué, DFJP, 26.05.2010. http://www.ksmm.admin.ch/content/bfm/fr/home/dokumentation/medienmitteilungen/2010/ref_2010-05-261.html
2 Conférence de presse tenue le 3 février 2011 par Amnesty International, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers et Solidarité sans frontières (http://www.amnesty.ch/fr/themes/asile-migration/aide-urgence/2011/une-voie-sans-issue).
3 La Ville de Lausanne, qui a d’ailleurs soutenu cette étude, est la deuxième ville de Suisse romande en termes de population et représentait un contexte d’enquête intéressant. L’enquête de terrain, qui concerne essentiellement la ville de Lausanne, a été menée en 2008 et inclut donc des éléments renvoyant à l’extension du régime aux débouté-e-s.
4 Deux raisons principales expliquent cette extension du volet alémanique à la ville de Berne. Il s’est d’une part avéré extrêmement difficile de rencontrer des personnes frappées de NEM et ne recourant pas à l’aide d’urgence dans le canton de Zurich. D’autre part, les autorités cantonales zurichoises ont refusé toute forme de participation à l’étude, nous privant ainsi de plusieurs sources d’information concernant la suppression de l’aide sociale pour les personnes frappées de NEM dans ce canton.
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