2. Regard de la pratique : facettes de la dynamique entre autorité tutélaire, mandataire et client
p. 180-193
Texte intégral
1Les résultats présentés dans le précédent sous-chapitre témoignent incontestablement du mécontentement des clients16 dans le domaine de la protection des mineurs en droit civil : l’aide apportée ne cadre pas avec les attentes des parents et les contacts entre clients et mandataires s’étiolent. Ce constat a motivé la présente contribution. Son auteur porte un regard critique sur les résultats, qu’il tente d’éclairer par quelques témoignages de son propre vécu professionnel. Il se propose aussi d’examiner différents aspects de la dynamique à l’œuvre entre l’autorité tutélaire, les mandataires et les clients et d’esquisser pour terminer quelques pistes pour une action de qualité dans la protection de l’enfant.
2.1. Enseignement des analyses de cas
2Au travers d’entretiens approfondis, sept mères et un père de différentes régions suisses relatent leurs expériences avec l’autorité tutélaire et le curateur qui leur a été désigné. Les mesures instituées pour leurs enfants étaient des curatelles d’assistance éducative.
3Les parents interrogés reconnaissent tous avoir eu besoin de soutien au moment de l’instauration de la mesure. Un grand nombre d’entre eux s’étaient d’ailleurs spontanément dirigés vers les services pour demander de l’aide. Tous se sont sentis écoutés par l’autorité tutélaire lors de l’audition, mais ont aussi exprimé leur mécontentement à l’égard des curateurs et de leur travail17.
4La dynamique qui s’installe dans la relation entre les clients et les mandataires peut se résumer comme suit :
- Les clients comptent sur les curateurs pour faire changer les choses, mais les changements escomptés ne se produisent pas.
- Les clients se replient – les curateurs se désengagent. Les deux parties se renforcent mutuellement dans leur attitude.
- Certains clients se tournent vers d’autres offres du système social. Le réseau d’aide s’étend.
- Les autorités n’ont pas connaissance du mécontentement des parents ni de la situation d’impasse. Ni les mandataires ni les clients ne font appel à eux pour débloquer la situation, si bien que rien ne les incite à jouer un rôle actif.
2.2. Des attentes et conceptions divergentes
5L’irritation qui se dessine ici dans la protection des mineurs trouve une première explication dans les attentes que les différents acteurs ont les uns par rapport aux autres, dans la manière dont ils conçoivent leurs tâches et marges d’action respectives. Ces attentes, on le voit, ne coïncident pas. Nous allons esquisser trois hypothèses pour expliquer ce clivage : l’usage de concepts ouverts, la focalisation sur le problème et sur le passé et enfin, les intérêts divergents.
Concepts ouverts
6Les autorités et les spécialistes aiment à utiliser des termes ouverts tels que bien de l’enfant, responsabilité éducative, conseil, intervention, accompagnement, etc., mais s’abstiennent le plus souvent d’en préciser la teneur. Ils admettent que leurs interlocuteurs savent de quoi il retourne concrètement et partent de l’idée que chacun se réfère aux mêmes faits et valeurs et que tout le monde s’accorde sur la problématique du client, sur le comportement socialement souhaitable, sur le mode de travail des spécialistes, sur l’éducabilité des individus. Bien souvent, ces attentes s’avèreront fausses. Les notions de mesure protectrice des mineurs ou de curatelle d’assistance éducative sont quasiment investies de vertus magiques. Mal définies, elles n’ont pourtant que peu de signification concrète, ce qui ouvre grand la porte à toutes sortes d’attentes et d’interprétations. Sur un plan général, il est bienvenu que ces notions restent indéterminées, car elles permettent de personnaliser les mesures en fonction des besoins. Sur un plan individuel, il est indispensable de préciser leur contenu.
Focalisation sur le problème
7Les exposés des motifs des décisions de curatelle d’assistance éducative accordent une grande place au problème, à sa description et à son évaluation, ainsi qu’à sa genèse18, tandis qu’ils font peu de cas des ressources individuelles et des facteurs de protection. Les objectifs, les moyens envisagés et les aides proposées restent abstraits et donc ouverts. Il est peu fait mention des exigences auxquelles les clients doivent satisfaire et des prestations ou services spécifiques auxquels ils peuvent recourir. Les mandataires, pour leur part, ne savent pas sur quoi devra porter exactement leur activité de contrôle, quelles prestations ils sont censés fournir, ni dans quelle ampleur ni sous quelle forme.
Intérêts divergents
8Partir du principe que les acteurs tendent tous vers les mêmes objectifs n’est certes pas faux, mais encore faut-il que ces objectifs soient explicitement nommés. A côté de cela, il y aussi de nombreux intérêts implicites et divergents, dont il est rarement tenu compte.
9Désireux de conserver leur liberté d’action, les clients misent sur les changements apportés à leur environnement (plutôt que sur une modification de leur propre comportement) pour améliorer leur situation. Les autorités tutélaires, elles, aspirent à ce que la procédure se déroule sans accrocs. Quant aux mandataires, ils comptent sur la « compliance » de leurs clients et espèrent que l’autorité les laissera libres d’aménager le mandat à leur guise.
10Que les objectifs et les processus ne soient pas convenus ou négociés entre tous les acteurs réunis à la même table ajoute encore à la difficulté. Les choses se décident, se communiquent et sont exécutées à trois niveaux distincts et sont plus ou moins coordonnées :
- niveau clients - autorité tutélaire
- niveau curateur - clients
- niveau curateur - autorité tutélaire
11Chaque niveau fonctionne selon ses propres règles
12Pour prévenir les conflits, l’autorité tutélaire tendra à minimiser la dimension de contrôle face au client pour mieux souligner la dimension d’aide. Les mandataires s’emploieront dans un premier temps à répondre aux attentes de soutien - à supposer qu’elles existent réellement -, pour constater ultérieurement qu’il aurait mieux fallu formuler des exigences et imposer un contrôle. Soit ils définissent alors eux-mêmes une mission de contrôle au risque de perdre la « compliance » des clients, soit ils renoncent à une action contrôlante et se sentiront du coup impuissants à résoudre les problèmes des clients rétifs aux changements. Les clients interprèteront la promesse d’aide que leur fait l’autorité tutélaire comme une invitation à déléguer les problèmes au mandataire. Ils attendront de ce dernier qu’il fasse ce qu’ils n’ont pas été eux-mêmes en mesure de faire (« … dites à mon fils qu’il doit aller à l’école tous les jours et arriver à l’heure ! ») et seront déçus si le mandataire refuse d’assumer ce rôle.
2.3. L’opportunité de la mesure
13Un deuxième élément d’explication des multiples frustrations touche aux critères qui fondent l’instauration d’une mesure.
14Les mesures protectrices de l’enfant en droit civil relèvent de ce que l’on nomme l’intervention assistantielle. Les mesures doivent satisfaire aux critères de subsidiarité, de complémentarité et de proportionnalité19. La subsidiarité désigne la primauté de l’aide volontaire sur les mesures ordonnées, la complémentarité suppose que l’on limite l’intervention au strict nécessaire, tandis que la proportionnalité marque l’adéquation des restrictions imposées aux résultats escomptés.
15Etant donné la proportion considérable de parents qui signalent d’eux-mêmes une situation de mise en danger, on peut légitimement se demander si dans ces cas précis, ces trois critères sont vraiment réunis. Certaines curatelles, en effet, sont instituées tout simplement parce que la prise en charge d’une situation par le service concerné est conditionnée à l’existence d’une mesure protectrice et qu’aucun autre service de consultation n’est à même de ou disposé à s’en charger20. Cela revient donc à dire que la mesure de droit civil tient en quelque sorte lieu de ticket d’accès au service en question.
16L’hypothèse selon laquelle l’instauration de mesures protectrices peut découler de la configuration structurelle des services vaut aussi pour les décisions concernant leur continuation ou leur levée. Il est des cas en effet où des familles nécessitent encore un soutien, mais sont capables et désireuses d’aller de l’avant en se passant de la curatelle, par exemple lorsqu’un rapport de confiance se construit entre le mandataire et son client et que chacun connaît ses obligations ou quand les clients savent très bien identifier les situations critiques et font spontanément appel au mandataire en cas de besoin. Dans pareil cas, il n’y a aucune raison de maintenir un contrôle et on peut envisager la levée de la curatelle. Quand la prise en charge est couplée à une mesure, on se trouve face à l’alternative suivante : maintenir le statu quo même si la mesure ne se justifie plus ou mettre fin aux prestations d’aide qui ont encore leur raison d’être. De ce point de vue, il est capital que les services qui exercent les mandats de curatelle puissent assurer le suivi de leurs clients après la levée de la mesure, mais aussi quand aucune mesure n’est prononcée. Dans cette optique, la mesure ne se conçoit plus comme une prestation d’aide en soi, mais comme une composante de cette prestation que l’on pourra abandonner si les circonstances le permettent.
17Pour satisfaire aux trois critères énumérés ci-dessus, il y aurait lieu de clarifier les points suivants à l’instauration d’une mesure protectrice, spécialement pour les curatelles d’assistance éducative :
- Quels sont exactement les changements à apporter à la situation de départ ?
- Qui estime que la situation doit changer ? Pour qui y a-t-il problème ?
- Que se propose-t-on d’atteindre ? A quoi pourra-t-on reconnaître que les choses ont suffisamment évolué21 (et que la mesure de droit civil peut-être levée) ?
- En quoi les clients peuvent-ils participer à ce changement, quelle responsabilité peuvent-ils assumer ? Quels sont les progrès que l’on peut raisonnablement attendre d’eux ?22
- A-t-on proposé aux clients une aide sur une base volontaire ? Pour quelles raisons n’a-t-on pas recouru à ce type de soutien ?
- Quels sont les avantages et inconvénients d’une mesure de droit civil qui conjugue aide et contrôle par rapport à un soutien non assorti d’une mesure de droit civil ?
- Sur quels points doit porter le contrôle dans le cadre de la mesure protectrice ? Comment réaliser ce contrôle ?
2.4. La curatelle d’assistance éducative : fonction de contrôle ou de conseil ?
18Comment l’intervention de l’autorité, par l’instauration d’un contrôle relevant du droit de tutelle, agit-elle sur la motivation de changement du client et sur sa disposition à se conformer aux règles (compliance) ? La question n’est pas sans intérêt quand on sait que le client n’est souvent ouvert à l’aide proposée qu’à condition que celle-ci aille dans son sens.
19Pour Retzer23, le pouvoir se définit comme la possibilité d’exercer sur une personne une action l’amenant à faire ce qu’il ne ferait pas sans cela.
20Encore faut-il avoir le choix entre plusieurs possibilités d’action, tant du côté de celui qui exerce le pouvoir que de celui sur qui on entend l’exercer. Vu sous cet angle, le pouvoir est un potentiel. Son exercice consiste à annoncer des sanctions, positives quand il s’agit de promesses, négatives dans le cas de menaces préalables ou pressenties.
21Dans le domaine de l’intervention assistantielle, les sanctions négatives prennent la forme de contraintes et de contrôles. Elles limitent les possibilités des clients, mais déplacent le fardeau de la responsabilité de résultat sur l’instance de contrôle ; le problème du client devient le problème de l’instance de contrôle ! Il s’agit pour elle de passer d’une situation incontrôlée à une situation sous contrôle. Retzer nomme ce passage le splitting de la responsabilité et du contrôle. Le thérapeute au rôle contrôlant est responsable du comportement de son client, mais ne le contrôle pas. Le client détient le contrôle de son comportement, mais n’en est plus responsable.24 C’est là précisément que réside la grande difficulté à laquelle se heurtent nombre de mandataires dans la protection de l’enfant. Leur mission consiste à garantir le bien de l’enfant, mais ce sont les clients qui doivent produire les comportements requis à cet effet. De leur côté, les clients cherchent à se décharger de leurs responsabilités sur des tiers (école ou curateur par exemple) en nourrissant à leur endroit des attentes impossibles. Dans ces circonstances, il y a deux réactions possibles : le repli réciproque ou l’intensification du contrôle.
22Retzer préconise ici une option claire : il faut choisir entre le rôle de contrôleur et celui de thérapeute25. Un choix aussi clair ramènerait la fonction du curateur à sa seule dimension de contrôle et d’injonction. Les chances d’acceptation et de mise en pratique de ce concept sont bien minces, c’est pourquoi d’autres auteurs26 ouvrent d’autres voies et plaident pour des méthodes postulant à la fois un positionnement normatif de l’aidant et l’alignement sur les objectifs des clients. La ville allemande de Dormagen a établi un catalogue de critères de l’aide à la jeunesse27 permettant de trouver le bon équilibre entre la position de l’office de surveillance (Wächteramt) à l’égard des parents et la liberté des citoyens et citoyennes de choisir l’aide qu’ils jugent appropriée. Le rôle du service de la jeunesse consiste donc à transformer les clients non volontaires en partenaires volontaires et confiants dans le processus de soutien. Pour Conen28 le principal dilemme du mandat tient à ce que l’instance de contrôle social, en l’occurrence l’autorité tutélaire, exige des clients qu’ils changent, alors que ces derniers affirment ne pas avoir de problème ou du moins pas celui que l’autorité a pu identifier. En conséquence de quoi le mandataire doit composer avec des clients censés coopérer, mais ne voyant aucun intérêt à modifier quoi que ce soit à leur situation. Pourtant, il est possible de susciter chez le client une envie de changement, à condition de reconnaître que sa difficulté vient de la pression que l’autorité exerce sur lui par les sanctions. Toute son attention tendra alors à réduire cette pression et à se débarrasser du mandataire malvenu, mais il lui faudra pour cela modifier ses comportements et sa situation de vie.
23La stratégie préconisée suppose que l’autorité tutélaire assume pleinement son rôle d’instance ordonnant le contrôle social pour offrir aux aidants un terrain propice. L’autorité doit en particulier préciser les objectifs que le client doit atteindre et exiger leur réalisation. Elle doit ensuite spécifier la mission de contrôle dévolue au curateur et proposer des offres de soutien que le client négociera directement avec le curateur.
24La situation devient problématique lorsque les rôles s’inversent, c’est-à-dire quand l’autorité tutélaire affiche une trop grande bienveillance et promet une aide que le mandataire ne sera pas en mesure de fournir, ce qui sera immanquablement source de désillusions. Ou quand le mandataire en appelle à une attitude coopérative tout en brandissant des menaces, alors que c’est au fond le rôle de l’autorité. Cette inversion des rôles conduit à coup sûr dans l’impasse de la pseudo communication et crée des stratégies d’évitement ; la mission de contrôle devient alors difficile voire impossible à assumer et le client, méfiant et sceptique, rejette l’aide proposée. Pour débloquer pareilles situations, il est indispensable que des tiers les signalent à l’autorité tutélaire.
2.5. Concepts-clés de la pratique quotidienne
25Au-delà des questions liées à l’instauration proprement dite de la mesure et aux rôles respectifs des différents acteurs, il convient de nous pencher aussi sur la relation entre mandataires et clients. Nous soulignerons d’abord combien il est important de bien clarifier les concepts pour asseoir l’action sur des références communes, avant d’aborder différents aspects qualitatifs de l’exercice du mandat.
26En 2007, la division « protection de la jeunesse » de l’autorité tutélaire de Bâle-Ville (AKJS)29 a lancé un projet de développement de la qualité30. Il a été constaté à cette occasion que les grandes notions que les collaborateurs de ce service manient au quotidien en parlant des rôles et des tâches de chacun recouvrent en définitive des contenus très divers. Pour éviter les malentendus résultant des flottements de sens, les principales notions ont été définies comme suit :
Les directives officielles
27Elles désignent les ordres ou injonctions de faire ou ne pas faire quelque chose, que des personnes ou organes légalement habilités donnent à d’autres personnes. Elles entament la liberté de décision et d’action des clients dans des limites strictement définies. Les dispositions sont de nature hiérarchique et dans le contexte qui nous occupe, elles sont généralement le fait de l’autorité tutélaire ou de mandataires spécialement habilités.
28Les dispositions ou décisions de l’autorité tutélaire ne sont pas négociables entre le mandataire et le client. Le client répond devant l’autorité du respect ou du non-respect d’une disposition et l’autorité tutélaire décide des suites à y donner. Le mandataire a pour mission d’aider le client à gérer les décisions de l’autorité. Certaines dispositions valent pour le mandataire, en particulier l’injonction de signaler à l’autorité des faits ou événements déterminés ou les changements majeurs identifiés.
Les missions
29Le mandat résulte de l’injonction faite à une personne ou une institution de fournir une prestation déterminée. Le mandant ou donneur d’ordre peut confier ou retirer un mandat, tandis que le mandataire peut l’accepter ou le refuser. Dans le travail social, les mandats sont généralement exercés sur la base de contrats-cadres, en particulier des contrats de travail ou des contrats de prestations. Dans le secteur public, ils ont cependant ceci de particulier que la clientèle de même que des tiers, peuvent demander des prestations sans être directement tenus à une contreprestation.
30Ce point n’est pas sans importance dans la protection des mineurs, d’autant qu’il arrive que les acteurs les plus divers tentent de « donner un mandat » au mandataire tutélaire. Leurs attentes sont parfois diamétralement opposées, aussi bien dans leur teneur que dans leurs objectifs, sans compter les demandes jamais explicitement formulées. Pour éviter déceptions et malentendus, les mandataires font bien de s’enquérir des attentes multiples de leurs clients et partenaires. Ils doivent ensuite annoncer clairement les demandes auxquelles ils acceptent ou refusent d’accéder. La clarification des mandats s’apparente donc à un processus de négociation. Pour être exécutés avec succès, certains mandats doivent émaner ou obtenir l’adhésion de ceux-là mêmes qui en bénéficient, à l’exemple de l’activité de conseil qui ne peut porter ses fruits que si les personnes conseillées demandent effectivement conseil.
Les objectifs
31L’objectif se définit comme le point ou l’état que l’on se propose d’atteindre dans l’avenir ; il peut s’agir de modifier l’état présent ou de stabiliser une situation acquise mais encore fragile. Les objectifs sont de nature subjective et ne peuvent être imposés31. En définitive, les clients ne font que ce qui correspond à leurs objectifs32. Il arrive toutefois que plusieurs acteurs poursuivent un même objectif ou que l’objectif de l’un soit reconnu par l’autre, lequel en soutiendra alors la réalisation. Les mandats sont toujours liés à des objectifs.
32Ce point a toute son importance pour le travail de terrain. Au début de toute collaboration avec les clients, il faut s’enquérir de leurs objectifs, aller les chercher, les mettre en mots et les travailler. A cet effet, on pourra par exemple tenter de construire de multiples réalités, c’est-à-dire imaginer des explications et des solutions inédites, absurdes, fantasques ou taboues33, parmi lesquelles les clients seront invités à faire leur choix. Lorsqu’il n’est pas possible de dégager avec les clients des objectifs qu’ils jugent réalisables et dignes d’efforts, qu’ils ne voient aucun avantage à coopérer, ils se mettent en retrait ou feignent de collaborer et ne mettent pas véritablement du leur pour faire évoluer la situation.
2.6. De la qualité des prestations
33Les clients interrogés dans le cadre de la présente étude déplorent tous la qualité des prestations fournies par les mandataires.
34Ce constat appelle un examen des règles de l’action professionnelle dans l’exercice des mandats de curatelle. Mais peut-on véritablement décrire ou mesurer la qualité de la conduite des dossiers, sachant que les cas qui relèvent de la protection des mineurs se distinguent par une immense diversité de situations et de problèmes ? Quels sont les indicateurs de la qualité ? Quel doit être le profil de qualification des personnes appelées à travailler dans le domaine ? Comment faut-il aménager leurs conditions de travail, leur environnement institutionnel et professionnel pour que les prestations fournies déploient les effets escomptés et annoncés ?
35Pour tenter d’y répondre, nous allons examiner la qualité des prestations fournies selon trois critères : la structuration dans le temps, la clarification des mandats individuels et l’approche méthodologique.
La structuration du temps
36La structuration du temps consiste à fixer des délais, à définir des plages de temps et des intervalles pour organiser les contacts ou les différentes actions et assurer le respect de l’agenda prévu. Plus les règles convenues sont claires et précises, moins il y a de risque de mal évaluer les attentes des uns et des autres. Dans les exemples présentés, il semble qu’il n’y ait guère eu de structuration temporelle ou de planification claire de l’agir professionnel et que les actions aient été engagées au gré des situations, en réaction aux circonstances et aux événements.
37La structuration de l’action dans le temps doit s’accompagner d’obligations et de contraintes si l’on entend assurer la coopération entre mandataires et clients. Il s’agit par exemple de fixer la fréquence minimale des contacts ou de généraliser la pratique des rendez-vous.
38En matière de délais, les règles générales de procédure se révèlent particulièrement efficaces pour la réalisation de l’évaluation qui précède l’instauration du mandat. Au sein de la AKJS34 ce travail préparatoire se déroule en deux étapes :
39Dans un premier temps, on procède à une première appréciation35 qui consiste à examiner tous les signalements et communications enregistrés. On détermine si le cas ressortit effectivement au service, s’il est urgent, s’il y a lieu de proposer un suivi, s’il faut procéder à d’autres évaluations dans l’optique de mesures protectrices ou si le danger encouru exige l’instauration immédiate de mesures protectrices de droit civil. Cette évaluation sommaire dure au plus deux semaines. Seuls quelque 40% des cas entrants sont retenus au terme de ce premier examen. Une évaluation approfondie est requise dans 21% des cas, tandis que des mesures protectrices – le plus souvent un retrait du droit de garde – s’imposent immédiatement dans 5% des cas.36
40La seconde étape de la procédure s’applique aux cas pour lesquels une mesure protectrice est à envisager. Intitulée évaluation ordonnée par l’autorité tutélaire, elle est limitée à trois mois. Les intéressés sont informés des évaluations prévues par écrit, le courrier devant faire mention des signes de mises en danger, de l’origine des informations recueillies et du but de l’évaluation, proposer un soutien et renvoyer au devoir de coopération. Au bout de trois mois, le responsable de l’évaluation communique les résultats par oral aux intéressés et par écrit à la direction du service. Dans un bon tiers des cas, l’évaluation conclut qu’un suivi n’est pas nécessaire, soit parce que le problème a perdu en acuité, soit parce qu’il a trouvé une issue favorable. L’évaluation débouche dans près de la moitié des cas sur une proposition d’action socio-éducative volontaire. En cours d’évaluation, les clients ont pris conscience de la nécessité d’un changement, ils ont repris espoir et pu apprécier le soutien déjà reçu. Seuls 11% des évaluations ont débouché sur l’instauration d’une mesure de protection des mineurs37.
41Avec l’échelonnement en trois étapes – appréciation, évaluation et disposition d’une mesure – il est possible d’amener une grande partie des clients susceptibles de faire l’objet d’une mesure à accepter de leur plein gré une action socio-éducative et à se responsabiliser à son égard. L’agenda rigoureux de la procédure et la clarification des délais créent des repères et permettent d’axer les prestations d’aide sur des résultats concrets.
42Au niveau de l’exercice du mandat, deux règles élémentaires permettent d’optimiser l’organisation dans le temps :
- Le curateur s’engage à convenir à chaque rencontre avec le client à quel moment ou en quelle circonstance aura lieu l’entretien ou le contact suivant38.
- Si un client ne vient pas au rendez-vous, le curateur s’enquiert systématiquement des raisons de son absence et propose un nouveau rendez-vous.
43En outre, il est utile de revoir régulièrement et systématiquement toutes les curatelles d’assistance éducative et de droit de visite à un intervalle plus court que les deux ans habituels. Ces révisions ne doivent pas forcément incomber à l’autorité tutélaire, ils peuvent se concevoir comme une composante du concept d’assurance qualité des services chargés de l’exécution des mandats. On peut envisager ici un canevas comportant les questions suivantes :
- Le contrôle impliqué dans un mandat de droit civil est-il encore utile ? Est-il encore réalisable ?
- Y a-t-il de la part du client une demande de suivi par le curateur ? Comment répond-on à cette demande ? Le curateur et le client entretiennent-ils encore des contacts ?
- Quelle est aujourd’hui l’utilité concrète de la curatelle pour l’enfant, pour les parents, pour d’autres éducateurs ?
- Qu’est-ce qui changerait concrètement si la mesure protectrice était levée ?
44Ces contrôles peuvent déboucher sur la levée immédiate des mesures inefficaces, ou encore sur une modification du mandat ou son attribution à une autre personne qualifiée. Les mandats inactifs matérialisent les attentes déçues ou reflètent une simple gestion des dossiers. A ceux qui prétendent que le maintien de la curatelle donne au client la sécurité de trouver un interlocuteur en la personne du curateur, il faut opposer la question suivante : n’est-il pas possible de garantir cette écoute sans mesure protectrice ?
Clarification des mandats et des accords
45La collaboration entre le client ou système client et le curateur peut prendre plusieurs formes :
- Contrôle : orienté sur le respect des règles
- Instruction : mise à disposition d’un savoir, transmission d’un savoir-faire39
- Accompagnement : soutien aux personnes confrontées à une situation immuable, stabilisation du système par une structure tierce40
- Conseil : soutien par l’identification, le développement et la mobilisation des ressources personnelles41
- Médiation : entremise destinée à équilibrer les intérêts dans un conflit
- Règlement des conflits : arbitrage d’un différend que les parties ne sont pas en mesure de résoudre
- Aide matérielle : aiguillage vers ou mise en relation avec des services, des aides financières, des prestations juridiques
- Représentation juridique : dans tous les cas prévue par la loi.
46Les missions et le mode de collaboration sont définis en partie par la disposition ou décision officielle. C’est le cas en particulier des mandats de surveillance, mais aussi de l’arbitrage dans les litiges relatifs au droit de visite ou des mandats de représentation juridique des enfants. En l’espèce, le mandataire peut agir, du moins en partie, à l’encontre des objectifs des parents qui détiennent le droit de garde et il dispose des moyens pour fournir ces prestations contre l’accord des clients. Les prestations conformes aux objectifs directs du client et impliquant sa participation doivent par contre faire l’objet d’un accord avec celui-ci.
47Les accords peuvent se conclure avec une ou avec plusieurs personnes et doivent être repensés et réaménagés dès que de nouveaux acteurs rejoignent ou quittent le dispositif de soutien.
48Si le mode et l’objet de la collaboration ne sont ni discutés ni précisés et que les accords ne sont pas revus en cas de changement, le client risque d’y voir une « rupture de contrat » et la relation de confiance sera ébranlée dans ses fondements. En l’absence d’une mise au point, le client choisira – s’il en a les moyens – de geler la relation ou d’y mettre fin.
49Certains cas présentés par fragments dans le sous-chapitre 1 du présent chapitre, permettent de penser que les choses ont été convenues de manière implicite plutôt qu’explicite et on devine que les curateurs les ont interprétées au gré des circonstances, passant tour à tour du rôle de conseiller à celui de contrôleur, d’un discours partial à une parole neutre, sans jamais clarifier ces arrangements avec l’ensemble des intéressés.
Approche méthodique
50Au travers des exemples présentés on s’aperçoit que les mandataires se sont surtout employés à observer l’évolution, à examiner les problèmes identifiés, à organiser des solutions (placement en foyer, recherche de places d’apprentissage) et se sont mis à la disposition de la famille ou de ses membres pour des entretiens de conseil ou de médiation, mais n’ont guère mis en place de plan d’action structuré qui inclurait l’ensemble des intéressés.
51Outre l’autorité qui découle de la mesure ordonnée42, l’autorité personnelle et professionnelle du curateur est indispensable pour assurer une bonne coopération avec les clients. La crédibilité de ses compétences professionnelles et personnelles se mesure au fond à la manière dont les clients vivent subjectivement les prestations fournies. Le nier reviendrait à privilégier l’attitude consistant à imputer l’échec d’un processus au seul client43. Ce constat ne signifie pas encore que le client doit adhérer à l’ensemble des actions et points de vue du mandataire, mais simplement qu’il faut tout mettre en œuvre pour qu’il en comprenne le sens.
52 La compétence personnelle est indispensable pour tenir un rôle d’autorité à l’égard d’autres personnes. Elle se mesure à l’estime de l’autre, à la tolérance et à la capacité à l’autocritique.
53 La compétence professionnelle peut s’acquérir par la formation. Des études en travail social dans une haute école spécialisée ou des études de jurisprudence assurent une bonne base, mais ne préparent pas suffisamment à cette tâche exigeante qu’est l’exercice de mandats de protection des mineurs44. Il importe de les compléter par des formations certifiantes, notamment par des formations en approche systémique ou en approche orientée vers les solutions qui sont particulièrement opérationnelles.
54Les guides méthodologiques axés sur la pratique sont aussi d’excellents outils de développement des compétences méthodologiques. Nous avons déjà évoqué à cet égard le catalogue de qualité de la ville de Dormagen, citons encore l’ouvrage de Gehrmann/Müller45 et bien sûr la méthode de Kitty Cassée46.
55Ces compétences professionnelles dépendent aussi de l’existence d’un cadre spécialisé au sein des services compétents pour développer à l’interne un discours professionnel autour des prestations qui relèvent spécifiquement de la protection des mineurs.
56Enfin, la direction de ces services spécialisés est appelée à définir des normes de prestations, à en vérifier l’application et à les actualiser en continu.
Notes de bas de page
16 Par souci de lisibilité, nous utiliserons ici le masculin générique et renoncerons au doublet client-cliente, curateur-curatrice.
17 Prenant appui sur les constats énoncés en début de chapitre, la présente contribution s’articule autour des curatelles d’assistance éducative selon l’art. 308 al. 1 à 3 CC, à savoir les mesures qui combinent conseil, accompagnement et soutien.
18 Pour étayer les arguments qui militent en faveur d’une mesure, mais aussi parce que les évaluations sociales se centrent souvent davantage sur les déficits des familles que sur leurs points forts.
19 Häfeli 2005 : 132.
20 Les appréciations portées ici sur le mode de faire des acteurs sont émises à titre d’hypothèses. Les fragments d’interviews rapportés dans le chapitre précédent et le fait que l’enquête portait moins sur les concepts d’action que sur l’expérience subjective de l’action n’autorisent pas de conclusions définitives.
21 Dettenborn 2001 : 53ss, distingue la « variante suffisamment bonne » de la « meilleure variante ».
22 Le simple fait de s’interroger sur ce que l’on peut raisonnablement exiger ou attendre d’un client permet de mettre au jour des conflits de valeur ou d’objectifs. Peut-on par exemple attendre d’une mère qu’elle quitte son partenaire violent au nom du bien-être de leurs enfants communs ?
23 Retzer 2002 : 255 ff.
24 Retzer 2002 : 263.
25 Retzer 2002 : 262.
26 Par exemple Hesser 2001, 33ss ou Wendt 1997 : 183.
27 Stadt Dormagen 2001 : 46.
28 Conen 1999.
29 AKJS Abteilung Kindes-und Jugendschutz 2007 ; Le projet intitulé « Compétences cibles » vise à accroître l’efficacité des prestations fournies par la AKJS et à délimiter les activités, pour donner une visibilité aux résultats et pouvoir les mesurer.
30 La AKJS du canton de Bâle-Ville est compétente en matière de mesures de protection des mineurs en droit civil comme en droit pénal. Par ailleurs, l’office est habilité à disposer, dans certaines limites, en matière de droit de tutelle, notamment à organiser des évaluations sociales, à instituer des curatelles d’assistance éducative ou de droit de visite, ou encore des retraits du droit de garde. Le partage des fonctions prévoit que les mesures sont ordonnées par la direction de l’AKJS et exécutées par les travailleurs sociaux qui lui sont indirectement subordonnés. Plus de la moitié des enfants et adolescents suivis par la AKJS sont au bénéfice de ses prestations sans qu’aucune mesure n’ait été formellement ordonnée.
31 Les objectifs imposés correspondraient à l’injonction : « Vous devez vouloir ! » L’injonction est paradoxale puisque la volonté ne peut être ordonnée.
32 Ces objectifs peuvent à leur tour se combiner aux objectifs d’autres personnes ou organisations. Ainsi, des parents pourraient chercher à conserver le droit de garde et à ne plus être importunés par le curateur ou l’autorité de tutelle. Leur objectif pourrait aussi consister à « cimenter » la relation avec le curateur et le meilleur moyen d’y parvenir consiste à « entretenir » le problème.
33 Schweitzer 1998, p 57.
34 AKJS Abteilung Kindes-und Jugendschutz 2007.
35 La première appréciation incombe à un groupe spécialisé qui s’acquitte de cette tâche parallèlement aux tâches courantes. Le service enregistre chaque année quelque 1200 signalements ou demandes qu’il évalue immédiatement pour les cas urgents, et dans un délai de deux semaines au maximum pour les autres cas. Il examine si la AKJS a compétence sur le fond et la forme pour traiter du problème et, dans l’affirmative, s’il y a lieu de proposer un suivi sur une base volontaire ou s’il faut procéder à une enquête en vue d’évaluer l’opportunité d’une mesure protectrice de droit civil.
36 Statistique des cas AKJS 2007.
37 Statistique des cas AKJS 2007.
38 Le contrôle de qualité en la matière passe par une consignation systématique des accords convenus dans les dossiers.
39 Cf. Schlippe et Schweitzer 1997 : 114.
40 Cf. Schlippe et Schweitzer 1997.
41 Cf. Schlippe et Schweitzer 1997.
42 Hesser 2001 : 35.
43 Dans le processus de prise en charge, il apparaît plus judicieux pour le conseiller de rechercher les causes d’un échec dans sa propre action, mais de reconnaître au client le mérite d’une coopération réussie.
44 Rappelons ici que la plupart des clients de la protection des mineurs ont vécu précédemment des expériences de soutien négatives. Le risque d’un nouvel échec augmente à chaque nouvelle tentative, c’est pourquoi leur prise en charge exige au départ des compétences de conseil particulièrement développées, du moins si l’on entend vraiment agir sur la situation et ne pas se contenter de la gérer.
45 Gehrmann et Müller 1998.
46 Cassée 2007. L’ouvrage renferme un plan d’action très bien structuré et de nombreuses fiches pratiques de saisie, formulaires d’analyses, de conventions, de profil de compétences des parents et de profil de développement de l’enfant et de l’adolescent.
Auteur
Assistant social et thérapeute de la famille, directeur du service de protection de la jeunesse de l’Office des tutelles de Bâle-Ville
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