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1. L’exercice et la fin du mandat

p. 123-144


Texte intégral

1En définissant l’objectif du mandat, la « mesure » au sens du code civil trace un cadre de légitimation à l’intervention concrète du mandataire tutélaire. L’analyse des dossiers suggère cependant que l’autorité s’abstient volontiers de spécifier, sur le fond comme sur la forme, le mandat qu’elle confie au mandataire, laissant celui-ci largement livré à lui-même. Elle révèle aussi que les mesures restent généralement en vigueur jusqu’à la majorité de l’enfant, alors que les contacts se font généralement de moins en moins intenses pour se réduire au fil des années au strict minimum. Il n’existe aucun lien évident entre la durée d’une mesure et la nature du problème qui en est à l’origine. On observe en revanche une nette coïncidence entre le rapport périodique établi par le mandataire et l’arrêt de la mesure tutélaire avant la majorité de l’enfant. A la fin de la mesure comme à son début, il semble donc judicieux de mettre à profit la dynamique intégrée entre l’autorité et le mandataire – ou plus généralement entre le droit et le travail social – pour organiser la gestion des dossiers.

2Pour le mandataire, la mesure, telle que la conçoit l’autorité tutélaire en application du code civil, constitue d’abord – et seulement – le cadre à l’intérieur duquel il est appelé à opérer. Ce cadre définit d’une part un objectif à atteindre et légitime d’autre part l’intervention de travail social envers les enfants et les parents, mais aussi envers d’autres personnes ou instances officielles. L’intervention tire en principe sa légitimité de ce qu’elle représente l’unique moyen de protéger l’enfant contre les dangers qui menacent son développement. Comme toute ingérence de l’Etat dans les droits des individus, les mesures protectrices de droit civil doivent obéir au principe de proportionnalité, c’est-à-dire s’avérer à la fois nécessaires et appropriées pour assurer la protection d’un bien de rang supérieur, en l’occurrence le bien-être de l’enfant. Elles supposent par conséquent que les parents « n’y remédient pas d’eux-mêmes ou qu’ils soient hors d’état de le faire » (art. 307 CC) et ont besoin d’» indications » ou d’» instructions » (ibidem), sous forme de « conseils » et d’» appui » (art. 308 CC) ou, dans des cas plus graves, qu’il faille leur retirer une partie (droit de garde selon l’art. 310 CC) ou tous leurs droits parentaux (autorité parentale, art. 311 CC).

3Dans cette construction juridique, le mandataire agit – comme son nom l’indique – sur mandat de l’autorité, à qui il est tenu de rendre compte des actes qu’il accomplit et des résultats obtenus. C’est le point de jonction de deux sous-systèmes de la protection des mineurs qui opèrent chacun dans des conditions distinctes. Là où le droit repose sur des distinctions tranchées – au sens de son opposition fondamentale légal / illégal1 – le travail social relevant de la protection des mineurs intervient dans des processus qui semblent échapper à une alternative binaire. S’agissant d’un rapport interpersonnel étroit, la relation entre parents et enfants ne se laisse pas enfermer dans les limites d’une réglementation formelle, que ce soit sous la forme de dispositions légales ou d’un contrat. De la même manière, l’intervention en travail social ne peut être que partiellement gouvernée par des normes légales et c’est pourquoi, précisément, la mesure n’offre pas davantage qu’un cadre au travailleur social2. A l’intérieur de ce cadre, celui-ci dispose d’une certaine marge d’action et d’appréciation, d’abord dans l’interprétation, puis dans l’exercice du mandat3. Dès lors, et malgré le contrôle exercé par l’autorité tutélaire, il n’est pas rare que le travailleur social muni d’un mandat formel jouisse d’une marge d’action élargie. Le champ laissé à sa libre appréciation apparaît de prime abord d’autant plus vaste que les motifs et les objectifs de la mesure sont vagues ; mais le mandat, lorsqu’il reste peu explicite, lui livre aussi peu de points de repère pour construire une relation d’aide et de confiance avec les parents. Qui plus est, le pouvoir qui lui est ainsi conféré semble fort discutable sous l’angle de l’Etat de droit, dans la mesure où il est indéterminé.

4Le précédent chapitre s’étant attaché à décrire la formation de la décision, nous allons examiner à présent comment la mission qui s’y rattache est confiée au mandataire, comment celui-ci l’interprète et l’exécute (ci-dessous 1.1), après quoi, nous nous intéresserons à l’évolution de la mesure dans le jeu des interactions entre autorité et mandataire, aux modifications dont elle fait l’objet (ci-dessous 1.2) et, enfin, à sa levée, qui représentent des changements du cadre juridique (ci-dessous 1.3). Une attention particulière sera portée à la durée des mesures et aux circonstances qui entourent leur levée.

5Nous partons ici encore du principe que les multiples acteurs – parents et enfants, travailleurs sociaux et représentants de l’autorité – agissent fondamentalement en fonction du résultat qu’ils comptent obtenir, autrement dit, qu’ils mesurent l’effort à consentir au bénéfice escompté. Au fond, cette présomption de rationalité individuelle correspond au principe de proportionnalité de l’action de l’Etat. Or, comme nous l’avons vu dans la partie consacrée à l’institution de la mesure, le bilan coût-bénéfice des services étatiques est influencé par l’organisation (le « setting ») tout comme par la configuration du cas, c’est-à-dire par la situation de l’enfant à protéger. Par ailleurs, si l’instauration d’une mesure est un acte de décision, son exécution comporte elle une bonne part de routine. Les mandataires n’envisagent donc pas toujours leur action sous des variantes multiples dont ils évalueraient les avantages et inconvénients respectifs, pour la simple raison que la voie qu’ils empruntent s’impose à leurs yeux comme une évidence, en regard du mandat, de l’évolution du cas ou encore de leurs expériences professionnelles générales. Bien souvent, ils n’imaginent même pas que d’autres stratégies pourraient être plus payantes, à moins, peut-être, que leur approche routinière n’échoue ou n’aboutisse dans une impasse. Avec l’influence du mode d’organisation sur la perception coût-bénéfice et le caractère routinier des procédures, il peut arriver que l’exécution du mandat ne réponde pas aux exigences de l’autorité ni à ce que l’on estime communément conforme à l’intérêt de l’enfant.

1.1. L’exercice du mandat à la lumière des dossiers

6Une fois la mesure prononcée, il faut désigner un mandataire à qui confier le mandat. Dans presque tous les dossiers examinés, les mandats ont été attribués à un service social ou au service du Tuteur général, les particuliers étant de nos jours rarement désignés comme curateurs dans la protection des mineurs. A cet égard, les quatre settings ne présentent pas d’écarts significatifs, mais il existe sur le plan formel une différence de taille entre les cantons francophones et germanophones. En Suisse alémanique c’est en général la personne qui suit personnellement le dossier que l’on désigne comme tuteur ou curateur, alors que dans plusieurs cantons de Suisse romande, et notamment dans le setting « Ville » – le mandat est formellement attribué au Tuteur général. Celui-ci en délègue l’exercice à un collaborateur du service, mais en demeure le répondant devant l’autorité tutélaire. Pour assurer la comparabilité des différents systèmes, nous étudierons non seulement les mandataires formellement désignés mais aussi les services sociaux dans leur ensemble.

7Les analyses quantitatives qui fondent l’étude ne permettent certes pas d’identifier la teneur des indications ou instructions que l’autorité a données au mandataire, elles permettent en revanche de mesurer le volume de la correspondance échangée entre les mandataires et les autorités et d’observer son évolution dans le temps. Comme pour la reconstruction du processus d’instauration de la mesure, il n’est pas tenu compte de la communication orale, à moins qu’elle n’ait été retranscrite dans un procès-verbal ou dans un autre document versé au dossier. Plus que pour l’institution de la mesure, plutôt strictement réglementée sur la forme du fait qu’elle constitue une décision juridique, il faut partir ici du principe qu’une série de composantes majeures de l’exercice du mandat – de la conduite d’entretien au soutien apporté dans la vie courante – ne sont pas du tout prises en compte. En somme, les dossiers livrent un tableau très incomplet de l’activité du tuteur ou du curateur. Pourtant, la tenue des dossiers constitue en elle-même la communication type par laquelle le client est construit et institué en tant que tel, c’est-à-dire en tant que problème et « cas » pour l’institution, en l’occurrence celle de la protection des mineurs4.

a. L’attribution du mandat par l’autorité

8La logique de l’attribution du mandat par l’autorité impose que celle-ci désigne un curateur et lui fournisse toutes les indications utiles concernant le motif et les objectifs de la mesure. Le bon sens voudrait que cette instruction ait lieu au début de la mesure mais tel n’est pas toujours le cas. Seuls 70% des dossiers des services sociaux que nous avons examinés (curatelles d’assistance éducative et retraits du droit de garde) renferment un document envoyé par l’autorité au service compétent dans les 30 jours suivant l’instauration de la mesure. En considérant exclusivement les mesures instituées par l’autorité tutélaire (AT), c’est-à-dire en écartant les mesures prononcées dans le cadre d’une procédure de protection de l’union conjugale (par le juge de divorce : JD), cette part passe à 88%. C’est dans le setting « Land » que la part des dossiers ne contenant aucun document pouvant tenir lieu de mission est la plus importante (22%, contre 9% pour « Stadt » et « Ville »). Plus généralement, cette part est aussi supérieure dans les cas signalés au service social comparativement à ceux annoncés à l’autorité (17% contre 7%). Sans doute estime-t-on moins urgent d’établir un tel document, et tend-on aussi à en différer l’envoi, lorsque le service social s’est déjà occupé du dossier. Mais dans pareil cas, le document en question fait encore généralement défaut le mois suivant ! Le fait d’en différer l’envoi signifie ni plus ni moins que, si la mesure existe, le mandat n’est pas formellement attribué. Il serait peu exagéré de dire que les documents de nomination du mandataire sont envoyés à celui-ci le jour de l’instauration de la mesure – ou ne le sont jamais.

9S’agissant des curatelles de droit de visite selon l’art. 308 et ordonnées dans le cadre de la protection de l’union conjugale, l’instauration et l’attribution du mandat ne présentent pas la même coïncidence temporelle. Voilà qui cadre parfaitement avec la logique de la procédure qui veut que le juge du divorce informe d’abord l’autorité tutélaire de la mesure ordonnée, après quoi l’autorité nomme un curateur sur cette base. Ainsi, après 76 jours, 50% des services sociaux ont reçu de l’autorité tutélaire (et non pas du tribunal) un courrier formel. On n’observe sur ce point précis aucune différence entre les settings.

10Si l’on mesure le degré de précision du mandat au nombre de pages que l’autorité fait parvenir dans les trente premiers jours aux services en charge du mandat, on constate de nouveau une influence combinée du mode d’organisation de la tutelle et des caractéristiques du cas. L’autorité judiciaire du setting « Ville » arrive ici en tête avec une médiane de 5 pages, tandis que l’on trouve, à l’autre bout, le setting « Campagne » où le Service de la jeunesse s’occupe souvent des cas jusqu’à ce qu’une décision ne tombe. On note aussi sans surprise que les documents relatifs au retrait du droit de garde contiennent un nombre de pages nettement supérieur, mais cela ne vaut que pour les deux settings urbains et, en particulier, pour « Ville » qui affiche une médiane de 20 pages, soit quatre fois plus que le nombre usuel de pages recensé pour les curatelles. Quant à savoir pourquoi le nombre de pages n’augmente pas dans les zones rurales pour les cas de retrait de garde, il y a à cela deux explications possibles si l’on songe que les documents dressés par l’autorité tutélaire ont une fonction de légitimation. La première hypothèse veut que les autorités professionnelles ressentent avec une plus grande acuité le caractère hautement incisif du retrait du droit de garde et estiment nécessaire de fonder leur décision sur une expertise plus pointue. La seconde hypothèse tend à affirmer que les autorités des settings urbains sont en quelque sorte tenues de justifier les coûts plus élevés qu’entraîne une décision de retrait. Dans ces villes en effet, ces coûts ne sont pas supportés par les autorités qui prononcent les mesures, alors que dans les deux régions rurales examinées ils sont assumés par la commune. Par conséquent, lorsqu’une autorité des régions rurales communique une décision de retrait du droit de garde aux services sociaux, il ne s’agit pas pour elle de justifier les dépenses qui en découlent, mais plutôt de communiquer un accord de principe quant à la prise en charge des frais, et un tel accord peut assurément tenir en peu de mots.

11Dans 12% seulement des mandats institués par l’autorité tutélaires, les services sociaux adressent une réponse à l’autorité dans le premier mois qui suit l’attribution du mandat. Dans la moitié des cas, il faut attendre plus de six mois pour que le service social se manifeste auprès de l’autorité. Pour les curatelles instituées dans le cadre de la protection de l’union conjugale, ce délai se monte à 470 jours.

b. Les destinataires

12Les entretiens, outils majeurs de l’intervention en travail social, ne sont pas documentés de manière uniforme dans les dossiers et bien souvent les comptes rendus se résument à quelques notes manuscrites. En conséquence, leur utilité demeure limitée pour l’analyse de cette partie capitale de l’exercice du mandat, mais leur volume donne en revanche une certaine idée de la charge de travail associée à un cas. Deuxièmement, la ventilation des pièces d’un dossier entre les différents groupes d’auteurs et de destinataires renseigne sur les liens que peut établir un mandataire, de même que sur l’importance accordée à la communication interne par rapport à la communication avec la famille et l’environnement de l’enfant. Troisièmement et pour finir, le volume et les destinataires de la communication écrite évoluent au fil du temps, indiquant ainsi un éventuel déplacement de la charge de travail et des priorités en cours de mandat.

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Graphique 22 : nombre de pages rédigées annuellement par les services sociaux et les mandataires

13La charge de travail globale reste difficile à évaluer correctement, étant donné que les mesures sont de durée variable et qu’une bonne partie d’entre elles étaient encore en cours au moment de la saisie des données (voir ci-dessous 1.3). Dès lors, et sauf indication contraire, nous mesurerons la charge de travail au nombre moyen de pages rédigées chaque année par le mandataire (ou le service social auquel il se rattache)5. Comme on pouvait s’y attendre, la charge de travail diffère selon le type de mesure (voir graphique 22). De manière générale, elle est minimale pour les curatelles instituées dans le cadre d’une procédure de protection de l’union conjugale (7,7 pages par an) et atteint son maximum pour les retraits du droit de garde (15,2 pages par an). Du fait d’une durée moyenne des mandats nettement inférieure, c’est dans les dossiers relatifs aux cas de recherche en paternité que les documents des services sociaux sont les moins nombreux (20,3 pages, contre 22 pages pour une curatelle instituée selon l’art. 308 et 80 pages en moyenne pour un retrait du droit de garde). Mesurée au nombre de pages, la charge de travail des mandataires, représentée par une partie des documents émanant des services sociaux, suit en gros le même schéma, avec des valeurs légèrement inférieures pour les cas de retraits de garde ainsi que pour les curatelles instituées par le juge du divorce. Il semble donc que le mandataire soit déchargé par ses collègues du service, en particulier pour les retraits de garde ou – autre hypothèse – qu’il s’associe le concours de services supérieurs qui apparaissent comme auteurs des documents qu’il a lui-même rédigés.

14Si l’on considère maintenant la répartition des personnes et institutions à qui sont destinés les documents envoyés par les services sociaux, et spécialement par les mandataires, on voit se dessiner les contours particuliers de chaque catégorie de mesures. Ainsi, la correspondance adressée aux parents est-elle nettement plus étoffée pour les curatelles, notamment pour celles relevant de mesures protectrices de l’union conjugale ou instituées selon l’art. 309 CC, qu’elle ne l’est pour les retraits du droit de garde, où les parents apparaissent peu en tant qu’interlocuteurs des mandataires. L’analyse effectuée selon le problème principal à l’origine de la mesure montre que c’est essentiellement dans les cas de conflits d’adultes autour de l’enfant qu’un abondant courrier est adressé aux parents. Les contacts écrits sont nettement moins soutenus dans le cas de maltraitance et sont quasiment inexistants dans le cas de négligence et de conflits d’autonomie. Dans les cas de négligence surtout, la correspondance échangée avant l’instauration de la mesure et en cours de mandat reste pour l’essentiel une affaire entre institutions sociales. Pour la période précédant la mesure, plus d’un tiers des documents (contre 20% pour les autres cas) comprennent des pages sans destinataires définis ; cette proportion tombe à 20% une fois la mesure instaurée (pour les autres types de problèmes elle se situe ensuite entre 7 et 15%).

15Les documents adressés aux enfants sont rares et concernent surtout des cas de retraits de garde dans des conflits d’autonomie impliquant des adolescents de plus de 13 ans. Mais même parmi les adolescents dont la garde a été retirée aux parents, un quart n’a reçu aucun courrier direct ; les documents envoyés aux adolescents représentent moins de 7% de toute la communication écrite qui sort des services sociaux. Ce pourcentage demeure inchangé si l’on considère exclusivement la correspondance envoyée par le mandataire qui est la personne de référence la plus proche.

16Pendant l’exercice du mandat, le volume de la correspondance adressée aux enfants et aux parents varie selon l’institution et la nature du problème, comme c’est le cas aussi avant l’instauration de la mesure. Ainsi qu’il ressort du graphique 23, la part des documents destinés aux enfants et aux parents diffère notablement selon le setting – ou plus précisément selon l’approche propre aux deux régions linguistiques. Dans « Ville » et « Campagne » notamment, la proportion de documents adressés aux parents est environ deux fois plus importante que dans les services sociaux alémaniques dans les cas de curatelles, tandis que l’on n’observe aucune disparité pour les retraits du droit de garde. Le graphique met aussi en évidence les effets d’une institution telle que celle du « Tuteur général » qui délègue son travail aux collaborateurs du service. Dès lors que l’on prend en compte les seuls documents rédigés par le mandataire, la part du courrier à l’adresse des enfants et de leurs parents augmente, surtout dans le setting « Stadt », passant de 24 à 33% pour les curatelles selon l’art. 308 CC, alors qu’elle reste pratiquement identique dans les setting « Land » et « Campagne » et qu’elle recule nettement dans le setting « Ville » en passant de 59% à 41%. Le mandataire formel est en charge de la communication formelle vers l’extérieur, et spécialement à l’adresse de l’autorité. Sa part à l’ensemble de la correspondance est donc nettement moindre que dans les autres settings.

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Graphique 23 : nombre de pages rédigées annuellement par les services sociaux et les mandataires, par setting

17Le volume de la documentation écrite et sa répartition par destinataires varie bien sûr au fil de l’exercice du mandat. Le graphique 24 met ces variations en évidence pour les documents rédigés par les services sociaux pendant les deux ans qui précèdent et les cinq premières années qui suivent l’instauration d’une curatelle selon l’art. 308 CC. Il en ressort d’abord que les services sociaux produisent plus de documents avant l’instauration du mandat que par la suite et que cette production diminue progressivement durant l’exercice du mandat. La répartition des documents selon leurs destinataires montre en premier lieu que l’autorité est le principal interlocuteur des services sociaux pendant la mise en place de la mesure, alors que le poids se déplace ensuite sur les parents, leur part augmentant notablement une fois que la mesure est effective. Le graphique met également en lumière une variation périodique, tout au long du mandat, de la proportion de documents adressés à l’autorité, avec un pic au terme de 720 jours et de 1440 jours. Ces pointes coïncident avec la remise des rapports périodiques obligatoires. On note aussi que dans les années de rédaction des rapports, le volume des documents adressés aux parents diminue de manière frappante, tant en termes absolus qu’en termes relatifs, d’où l’on peut déduire que l’élaboration du rapport absorbe une partie importante de l’attention et de l’énergie du mandataire.

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Graphique 24 : nombre de pages rédigées par les services sociaux et les mandataires au cours de la mesure (curatelles selon l’art. 308 CC)

18Le graphique 24 montre l’évolution de la communication écrite dans les cinq ans qui suivent l’institution d’une mesure selon l’art. 308 CC. L’observation s’arrête un an avant la fin de la mesure (ou avant le dépouillement) pour neutraliser les effets éventuels de la levée de mesure sur lesquels nous reviendrons plus loin. Le chiffre figurant sous la colonne indique combien de jours avant ou après l’instauration de la mesure débute la période considérée. Ainsi, la troisième colonne indique-t-elle le nombre de pages produites par les services sociaux et leur répartition sur les différentes catégories de destinataires dans les premiers 360 jours après l’instauration (jour 0). Durant cette première année, le nombre de pages envoyées aux parents se monte en moyenne à 4,3, ce qui équivaut à un peu moins de la moitié du total des pages (9,8) rédigées si l’on prend en compte l’ensemble des documents établis par les services sociaux. Il est tenu compte ici des documents disponibles dans les dossiers sous documents sortants. Pour le setting, « Ville » nous n’avons pris en compte, à des fins de comparaison, que les documents établis par le Service de protection des mineurs jusqu’à l’instauration de la mesure, puis ceux rédigés par le Service des tutelles.

19Les résultats méritent d’être nuancés sur deux points : premièrement, c’est surtout dans le setting « Ville » que la part de la communication entre les services sociaux et les parents augmente après l’institution de la mesure. Cette évolution est la conséquence d’un dispositif d’enquête sociale plus formalisé, les rapports correspondants étant destinés à l’autorité qui apparaît comme le destinataire principal durant la période précédant l’institution. Deuxièmement, l’exercice du mandat dans les cas de retrait du droit de garde obéit à un schéma différent, tant pour ce qui est de la quantité de pages que pour leur distribution et leur évolution dans le temps. Plus concrètement, dans les deux premières années suivant l’institution de la mesure, la charge de travail et le volume des dossiers sont supérieurs aux valeurs enregistrées au cours de l’année de l’instauration, pour revenir ensuite à la moitié environ du volume de la première année, (passant de 16,1 pages dans la première à 7,1 pages dans la cinquième année). La communication avec l’autorité tient tout au long de la mesure, une place plus importante, ou du moins égale, à celle qui revient à la correspondance avec les parents. Enfin, relevons pour terminer que les retraits du droit de garde exigent à l’évidence des contacts plus soutenus avec la catégorie « autres », notamment avec les foyers d’accueil ou les parents nourriciers.

c. Le rapport périodique

20La loi astreint les mandataires à rendre compte de leur activité à l’autorité au moins tous les deux ans. En principe, le rapport rédigé renferme aussi une demande de continuation ou de levée de la mesure et du mandat. Si elle le juge opportun, l’autorité peut imposer l’établissement de rapports à un intervalle plus court. Hormis dans le setting « Campagne », on trouve dans la grande majorité (96%) des mandats en cours depuis plus de deux ans et trois mois au moment de l’enquête, au moins un document tenant lieu de rapport périodique. Dans le setting « Campagne » en revanche, l’information des autorités de milice communales par le Service cantonal de la jeunesse est moins formalisée : dans près de 60% des dossiers du mandataire il n’y a pas de rapport formel à l’intention de l’autorité, ce qui témoigne une fois de plus de la position de force du Service cantonal vis-à-vis des autorités locales.

21Avec un volume moyen de 1,5 (constatation de paternité), 2,1 (curatelles) et 2,5 pages (retraits du droit de garde), ces rapports demeurent plutôt sommaires dans tous les settings, mais sont cependant un peu plus étoffés en Suisse alémanique. Du point de vue des délais, les premiers rapports sont souvent remis avec un léger retard. Dans les dossiers de curatelles, seuls 43% des rapports sont disponibles au bout de 800 jours, c’est-à-dire deux mois après le délai légal, et cette proportion atteint 61% pour les retraits de la garde. On peut supposer dans ce cas que l’autorité a réclamé le rapport en question, puisqu’un courrier de l’autorité a été adressé dans quelque 10% des cas au mandataire envoyé dans les trente jours précédant la livraison du rapport (contre 5% dans un mois « ordinaire »).

22Il arrive aussi que les rapports soient transmis avant terme, notamment dans les cas de retraits de garde assortis d’un placement coûteux. Ainsi, un an après l’instauration de la mesure, on trouve déjà un rapport formel pour 28% des retraits du droit de garde, mais seulement pour 17% des curatelles. Cet écart s’estompe ensuite sur la durée comme le montre le graphique 25, avec cette précision que le deuxième rapport semble être remis à l’autorité avec une plus grande ponctualité dans les cas de retrait du droit de garde.

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Graphique 25 : rapports périodiques établis en cours de mandat

23Le graphique 25 indique la part des cas pour lesquels le dossier de l’autorité renferme au moins un rapport pour la période considérée (qui débute sur l’abscisse au jour suivant l’instauration de la mesure). Exemple de lecture : dans la période allant du 720e au 899e jour, un rapport a été établi pour 45% des curatelles et pour 48% des retraits du droit de garde.

24Voici en résumé les principaux résultats du présent sous-chapitre :

  • L’autorité se limite à donner aux mandataires une instruction sommaire, laissant largement le soin aux travailleurs sociaux d’interpréter le mandat qui leur est confié. Il est rare, d’autre part, que les mandataires s’adressent à l’autorité pour demander de plus amples précisions.
  • Les rapports des mandataires à l’adresse de l’autorité sont de nature sommaire et orientés vers le minimum légal en ce qui concerne leur rythme. C’est dans les cas de retraits du droit de garde qu’ils s’écartent le plus souvent des exigences minimales.
  • On observe de fortes disparités entre les deux régions linguistiques pour ce qui est des échanges épistolaires avec les parents. Les contacts semblent plus soutenus en Suisse romande que dans les settings alémaniques ; du fait de la séparation structurelle entre mise en place et exécution de la mesure qui caractérise le setting « Ville », les services sociaux chargés de préparer la mesure associent relativement moins souvent les parents.
  • Dans les cas de retraits de garde, on observe une prévalence de la communication interinstitutionnelle. Les contacts avec les parents sont relégués au second plan au profit de la communication avec les autres éléments du système de protection des mineurs (autorités, foyers, justice, etc.), tant en termes relatifs qu’en termes absolus.
  • Les contacts par écrit avec les mineurs occupent une place marginale, même quand il s’agit d’adolescents6.

1.2. Modification de la première mesure

25La première décision pour ou contre une mesure repose sur les enquêtes ou évaluations sociales que l’autorité a réalisées ou fait réaliser pour son compte. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la phase précédant la décision peut s’étendre sur une assez longue période. Il semble donc que l’on s’efforce d’abord d’engager des solutions sur une base « volontaire », c’est-à-dire sans recourir au dispositif de droit civil. A partir du moment où l’on envisage une mesure de droit civil se pose la question du degré d’intervention : faut-il laisser l’enfant à la garde de ses parents ou le leur retirer ? Comme la question du bien-fondé de la mesure, cette question pourra être reconsidérée au cours de la gestion du dossier. Au fil du temps en effet, la légitimation juridique de l’action de travail social peut s’avérer trop faible, surtout lorsqu’un placement en institution contre le gré des parents s’impose ou est jugé nécessaire. Dans pareil cas, la curatelle devra être transformée en un retrait du droit de garde. A l’inverse, on peut considérer à un moment donné qu’un tel retrait n’a plus de raison d’être, auquel cas on le transformera en curatelle ou abandonnera carrément la mesure de droit civil. Enfin, on peut imaginer des situations où l’objectif d’une curatelle est précisé ultérieurement, dans un sens plus large ou plus étroit, ainsi que des situations où l’autorité parentale est limitée après coup au sens de l’art. 308 al. 3 CC ou encore des situations où une telle limitation est levée après un certain temps. Dans une trajectoire de vie, et plus encore quand il s’agit du développement de l’enfant ou de l’adolescent, la levée d’une mesure n’est pas à confondre avec une invalidation ou annulation au sens littéral du terme. Comme toute action, l’intervention est génératrice de faits que l’on ne peut simplement effacer ; dans le cas de la protection de l’enfant, elle crée aussi des liens nouveaux que l’on ne saurait dissoudre sans dommages et qu’il importe de préserver. Depuis Goldstein et al. (1973), le débat autour de l’Etat garant du développement de l’enfant souligne la nécessité de déterminer le bien de l’enfant à la lumière des éléments nouveaux créés par l’intervention de l’Etat dans l’intégrité familiale, en particulier par un placement extra-familial7.

26En réalité, les changements de mesures ne sont pas très fréquents : sur les 125 retraits du droit de garde ou curatelles prononcés en première mesure, seuls 26 ont été transformés au fil du temps (sans prendre en compte les constatations de paternité selon l’art. 309 CC ni les « mesures appropriées » au sens de l’art. 307 CC). Dans l’échantillon examiné, les cas les plus nombreux concernent un durcissement de la mesure vers un retrait du droit de garde (N=10) et le processus inverse, où l’autorité tutélaire supprime le retrait de la garde tout en maintenant la curatelle ou en instituant une nouvelle curatelle (N=6). Plus rares sont les cas où la curatelle est redéfinie sur la base d’un autre alinéa de l’art. 308 CC (N=3), ou ceux où l’autorité tutélaire remplace ou étend une mesure après qu’une mesure a déjà été prononcée dans le cadre de la protection de l’union conjugale (N=6) ; dans le sens inverse (N=1). La faible importance de ces chiffres pose des limites étroites à l’analyse. Néanmoins, deux éléments semblent indiquer que l’on s’emploie à trouver la mesure la plus appropriée :

27• Les modifications de la mesure interviennent assez rapidement après leur institution, quelle que soit la situation de départ. Comme il ressort du graphique 26, les courbes montent d’abord en flèche pour toutes les catégories de mesures et suivent ensuite un tracé plus plat. La nouvelle progression qui se dessine à partir du 500e jour environ tient en partie à une donnée simple : les dossiers qui présentent une modification de la mesure concernent généralement des cas de longue durée dont la part aux cas restants augmente au fil des ans. En ce qui concerne le passage d’une curatelle à un retrait du droit de garde, on note à nouveau une (légère) accumulation autour du 800e jour, c’est-à-dire peu après le délai de remise du premier rapport périodique. De même, observe-t-on une plus grande densité pour la levée du retrait du droit de garde au bout d’un peu plus d’un an. Compte tenu des coûts d’un placement, il semble toute à fait raisonnable que l’on réexamine le bien-fondé de cette mesure plus tôt que ce n’est le cas pour les curatelles.

28• Ce lien avec la recherche de la mesure appropriée est encore plus étroit si l’on met en rapport la fréquence et la date des modifications avec la durée de l’instauration de la mesure et (graphique 27). On s’aperçoit en effet que la première mesure prononcée est plus souvent modifiée après coup quand elle a été instituée en peu de temps. Ainsi, parmi tous les retraits du droit de garde que nous avons examinés, seuls ceux institués en moins de 180 jours ont été transformés en curatelles ultérieurement. La moitié de ces transformations (près d’un quart de tous les retraits de ce groupe) a eu lieu dans les 500 premiers jours. Comme la modification d’un retrait du droit de garde en une curatelle concerne, pour l’essentiel, des enfants en bas âge et des adolescents, il est permis de supposer qu’il s’agit essentiellement de placement de mise en sécurité ou de placement d’urgence au début d’une prise en charge.

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Graphique 26 : fréquence et moment de la modification des mesures

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Graphique 27 : mesures modifiées en fonction de la durée de leur instauration

29En revanche, on ne constate aucune différence entre les settings : les modifications de la première mesure semblent suivre la logique du cas.

1.3. La levée des mesures

30Dès lors que la mesure de droit civil se conçoit comme un cadre de légitimation à l’intervention sociale, il est évident que ce cadre doit disparaître dès que l’intervention n’est plus adéquate, c’est-à-dire dès qu’elle n’est plus ni utile ni nécessaire. De par la loi, la mesure s’achève avec la majorité de l’enfant. Par ailleurs, les mesures sont décidées par les autorités du domicile de l’enfant ou des parents, si bien qu’elles doivent être transférées à une autre autorité lorsque l’enfant ou ses parents déménagent dans une autre commune. Etant focalisée sur l’action décisionnelle des autorités et des mandataires, l’étude s’intéresse cependant surtout aux mesures levées sur décision des autorités. Seules celles-ci peuvent signifier que la mesure a atteint son but, qui consiste à écarter le danger pour l’enfant et à développer les compétences éducatives des parents. L’attention sera donc portée sur la durée des mesures selon leur type (ci-dessous 1.3. a) et les conditions qui président à leur levée (ci-dessous 1.3. b).

a. Moment

31Dans la grande majorité des cas, les mesures protectrices restent en vigueur jusqu’à la majorité de l’enfant (graphique 28). Seules les curatelles instituées en application de l’art. 309 et visant à établir la filiation et à régler l’entretien de l’enfant sont habituellement levées sur décision de l’autorité. On constate que seules 60% d’entre elles sont terminées au bout des deux ans, soit à l’échéance de la durée maximale prévue pour ces mesures. Dans certains cas, une curatelle de ce type est maintenue bien plus longtemps. Les curatelles d’assistance éducative ordonnées dans le cadre de procédures de droit matrimonial semblent plus souvent levées par décision des autorités au bout de quatre ans, autrement dit au terme de deux périodes de rapport. Une fois instituées, les autres curatelles selon l’art. 308 CC continuent de courir, une infime partie d’entre elles seulement étant levées. Cela dit, il faut rappeler que les passages du retrait du droit de garde à la curatelle sont relativement fréquents, la curatelle étant, dans ces cas, maintenue jusqu’à la majorité de l’enfant. Dans le graphique ci-dessous, ces mesures n’apparaissent pas comme mesures terminées.

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Graphique 28 : durée de la mesure

32Les tracés en escalier du graphique 28 signalent pour chaque catégorie, la part des mesures encore en vigueur (ou plus exactement, les mesures qui n’ont pas été levées sur décision de l’autorité) après une durée déterminée indiquée en jours à compter de l’instauration de la première mesure. Exemple : au bout de 720 jours, toutes les curatelles (observables) selon l’art. 308 CC instituées par l’autorité de tutelle (AT) sont encore en cours, mais ce n’est le cas que pour 41% seulement des curatelles de constatation de paternité selon l’art. 309 CC. La présentation graphique tient compte de l’impossibilité d’analyser l’ensemble des mesures sur toute la durée indiquée, notamment parce certaines d’entre elles ne couraient que depuis deux ans au moment de l’enquête ou parce que la famille avait changé de domicile. Les mesures levées pour cause de majorité n’entrent pas en ligne de compte puisqu’il ne s’agit pas d’une conclusion active. « Ensemble de mesures » concerne toujours la mesure la plus sévère lorsque le cas a fait l’objet de plusieurs mesures successives. Dans les cas où une curatelle a été remplacée par un retrait de garde, le graphique retient par conséquent la seconde mesure selon l’art. 310. De la même manière, il n’est tenu compte pour les curatelles ordonnées dans la procédure de protection de l’union conjugale (art. 308 [AM]) que des mesures ordonnées par le juge aux affaires matrimoniales.

33L’étude ne fait ressortir aucun paramètre pouvant favoriser ou freiner une décision de levée prématurée ou le maintien de la mesure jusqu’à la majorité de l’enfant. Ni le type de problématique, ni la situation familiale ou la situation de logement au début de la décision ne permettent de faire un quelconque pronostic quant à la durée de la mesure. En outre, on ne décèle sur ce point aucune différence significative entre les quatre settings.

b. Circonstances

34Dans les quatre settings considérés, la durée de la mesure ne dépend manifestement ni du type de danger encouru par l’enfant, ni de sa situation familiale, ni de l’organisation de la protection des mineurs. Il semble donc que l’évolution du dossier soit plutôt dictée par les conditions qui président à l’exercice du mandat, et plus précisément par la relation entre l’autorité et le mandataire, par la charge de travail associée au mandat et par la manière dont cette charge est répartie à l’intérieur des services sociaux. Arrêtons-nous brièvement sur ces deux aspects.

35Dès la présentation de l’exercice du mandat à partir des dossiers, il est d’abord apparu que la majeure partie de la communication échangée entre le mandataire et l’autorité se résume aux rapports périodiques et à la correspondance afférente (présent chapitre, 1.1. b) et ensuite que la fréquence de ces rapports est généralement conforme au minimum légal (présent chapitre, 1.1. c). De tous les paramètres considérés8, seule la date de livraison du rapport périodique présente une corrélation significative avec la fin d’une mesure. Autrement dit, la probabilité qu’une mesure soit levée est plus importante quand l’autorité vient de recevoir un rapport, ce qui cadre parfaitement avec la nature du document, qui doit comprendre normalement une proposition de maintien ou de levée de la mesure. Il est parfaitement possible aussi que le rapport soit justement rédigé dans la perspective d’une levée de la mesure, peut-être même d’entente avec l’autorité à qui il servira de base de décision formelle.

36Si la coïncidence temporelle entre la levée d’une mesure et l’élaboration du rapport suggère une action concertée entre l’autorité et le mandataire, on peut aussi se demander quels sont les éléments qui, indépendamment de la nature du cas, font que les mandataires ne sollicitent pas une levée de la mesure. Les considérations d’ordre théorique exposées en introduction suggèrent que lorsque des critères clairs et mesurables font défaut pour évaluer un objectif, les considérations liées à la charge de travail ont de fortes chances de l’emporter. C’est pourquoi nous nous intéresserons de plus près à la charge de travail afférente à un cas. Celle-ci, pour peu qu’on puisse la mesurer à la production de documents écrits, diminue, comme nous l’avons vu, progressivement et continuellement avec la durée de la mesure. Or, on peut également démontrer qu’une levée de la mesure impose un supplément de travail aux services sociaux comme à l’autorité (graphique 29).

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Graphique 29 : charge de travail liée à l’instauration et à la levée d’une mesure

37Le graphique indique la charge de travail pendant des périodes successives de 360 jours, qui commencent au jour indiqué relatif à l’instauration (partie gauche : 0=instauration) ou à la levée (partie droite : 0=premier jour après la levée) de la mesure.

38En conséquence, le mandataire a doublement avantage à poursuivre la gestion de dossiers qui ne lui demandent que peu d’investissement : d’une part il peut reporter ainsi le supplément de travail qu’exige la levée d’une mesure, option sans doute intéressante en cas de surcharge chronique ou temporaire. D’autre part, et selon le modèle implicite ou explicite de répartition des dossiers au sein du service9, il diminue ainsi les risques de se voir confier un nouveau dossier qui représentera pour lui une charge plus lourde. En reportant la demande de levée, le mandataire peut aussi observer l’évolution de la situation à distance. La fin de la mesure approche quand aucun nouveau document n’est versé au dossier pendant six mois. Dans ces cas en effet, la probabilité d’une levée de la mesure est nettement plus grande au terme des six mois suivants. Tout bien considéré, la situation à la fin d’une mesure présente quelques ressemblances avec celle qui prévaut lors de son institution. En effet, si avant d’intervenir en droit civil il semble judicieux d’attendre quelque temps pour voir si la situation se désamorce d’elle-même, il apparaît aussi pertinent, avant de prononcer la levée d’une mesure, d’observer si la situation se stabilise en l’absence de toute nouvelle intervention. La démarche procède d’une même logique, à la nuance près que si c’est l’intervention de l’Etat qu’il faut légitimer au début, c’est sa levée qu’il s’agit de justifier à la fin. Ou, pour reprendre les termes d’une collaboratrice de l’autorité que nous avons interviewée : « [A la fin d’une mesure] il faut simplement assumer le fait de ne plus rien entreprendre. » Cette inversion de la responsabilité favorise le maintien des mesures jusqu’à la majorité de l’enfant.

1.4. Conclusion

39Dans le prolongement du chapitre précédent consacré à l’institution des mesures, nous avons exposé une série d’éléments propres au déroulement du mandat. Force est de constater que les paramètres liés au système ou aux settings pèsent en réalité peu dans la balance. Comparée à l’institution, la gestion du mandat semble dépendre davantage d’une dynamique interne, qui n’est cependant guère en relation avec le cas lui-même ou ses caractéristiques repérables au travers d’une analyse des dossiers. En tout état de cause, la répartition des documents selon leurs destinataires et la durée de la mesure sont sans rapport avec la situation ou les caractéristiques des mineurs (âge, sexe, nationalité, etc.). La gestion du mandat semble obéir à une dynamique créée dans le processus lui-même, depuis l’instauration de la mesure, dont la durée influe sur la probabilité d’une modification ultérieure, jusqu’à sa levée, principalement déclenchée par le rapport périodique. Ces résultats ne sont guère surprenants à la lumière des considérations énoncées en introduction concernant les rapports entre le travail social et le droit. Ils sont sans doute aussi le reflet de l’autonomie relative du travail social et des multiples zones de flou dans lesquelles celui-ci est appelé à opérer dans un vaste cadre juridique. A la différence du travail social, le cadre juridique est construit sur une alternative claire et nette : une mesure est en vigueur ou elle ne l’est plus. Et c’est précisément pour cette raison que le système juridique offre un moyen de mettre un terme à une (non-) intervention de travail social installée dans la routine pure, c’est-à-dire en mettant systématiquement en avant la variante « levée de la mesure » et en obligeant ainsi l’autorité à se prononcer sur la question. En termes plus concrets, cela revient à dire que l’attribution du mandat et le rapport périodique, en tant qu’ils forment une charnière entre le droit et le travail social, peuvent tenir lieu d’outil de travail ; d’abord pour l’autorité qui donne le mandat, et ensuite pour le travail social qui peut ainsi contrôler sa propre dynamique et piloter son action.

Notes de bas de page

1 Luhmann 1993 : 165 ss.

2 Rooney 1992.

3 Voir notamment le chapitre 5

4 Voir à ce sujet surtout Garfinkel 1967 et Cicourel 1967.

5 Les documents ne se répartissent pas de façon régulière sur la durée de la mesure. Nous verrons plus loin que leur volume est plus important au début et à la fin. Le volume moyen est de ce fait supérieur au volume produit dans les « années ordinaires », surtout pour ce qui concerne les mesures de courte durée.

6 Ceci rejoint la thèse et les résultats de Cottier 2006, qui veut qu’en droit civil et à la différence du droit pénal, l’adolescent est objet et non sujet dans la procédure de protection des mineurs. Voir aussi Hollingworth 2007 pour un plaidoyer en faveur d’une communication par écrit avec les mineurs (y compris de jeunes enfants) que l’auteur fonde sur des considérations psychologiques et biographiques.

7 Dans ce contexte la question se discute surtout sous un angle empirique, voir Holland et al. 2005 et Connell et al. 2007.

8 Ce paragraphe repose sur une analyse des événements avec des covariables dépendantes du temps (voir Blossfeld et al. 1986 ; Hamerle et Tutz 1989).

9 Voir le Département des affaires sociales de la ville de Zurich 2005 (Sozialdepartement der Stadt Zürich 2005) et le débat qui s’en est suivi (Kobel 2007 ; Brack 2007). La dimension de contrôle n’y est toutefois pas explicitement abordée.

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