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3. Regard de la pratique : la protection de l’enfant et la « théorie du gâteau à la crème »

p. 80-85


Texte intégral

1En introduction à notre propos, il nous semble nécessaire d’éclairer le lecteur sur la « théorie » à laquelle nous faisons allusion dans le titre de cet article.

2Il y a environ dix ans, lors d’une rencontre avec notre chef de département d’alors, celui-ci, en parlant de l’intervention sociale en général, lâcha : « Avec le social, c’est un peu comme avec le gâteau à la crème, plus on rajoute de couches et plus on pense que cela sera meilleur… ».

3Passé un premier temps de surprise, nous avons, avec un peu de recul, mieux compris le sens de sa remarque. En effet, ce que ce chef de département exprimait alors comme soucis était son sentiment que, parfois, les interventions dans le domaine social s’additionnaient sans réelle analyse, ni regards critiques concernant l’ajout d’une nouvelle prestation ou l’arrivée d’un nouvel intervenant dans une situation.

4Cette considération a, à notre avis, toute sa pertinence dans le domaine de la protection de l’enfant et semble se voir confirmée par le résultat de l’étude réalisée dans les quatre cantons retenus.

5Avec une moyenne qui varie entre 21 professionnels par situation pour « Ville » et de 9 professionnels par situation pour « Land » (qui présente la moyenne la plus basse de cette étude), nous ne pouvons qu’être interpellés par l’importance du nombre des professionnels appelés à intervenir dans le domaine de la protection de l’enfant.

6Nous aurons l’occasion de revenir sur ces chiffres plus tard. Mais, avant cela, il nous semble important de rappeler les préceptes qui régissent la protection de l’enfant dans notre pays, notamment dans quelles situations les autorités sont appelées à agir afin d’assurer la protection d’un enfant. L’éducation de l’enfant est en premier lieu la tâche des parents. Ce principe est consacré notamment par l’art. 301 du code civil suisse5 qui stipule que les père et mère déterminent les soins à donner à l’enfant, dirigent son éducation en vue de son bien et prennent les décisions nécessaires, sous réserve de sa propre capacité.

7C’est donc aux père et mère qu’il revient de diriger l’éducation de l’enfant en vue de son bien. Cette mission est consacrée par la doctrine et la jurisprudence à la fois comme un droit et devoir comparable à un office. Elle est axée sur l’intérêt de l’enfant, donc altruiste. Sa fonction varie à mesure que l’enfant grandit. Son but final est de se rendre superflue et de faire de l’enfant devenu majeur un être capable d’exercer lui-même l’autorité parentale.6

8Ce principe est repris par diverses législations cantonales, notamment la loi valaisanne en faveur de la jeunesse du 11 mai 2000.7

9Toutefois, il peut arriver que les parents n’assument pas cette tâche dans son intégralité, échouent ou manquent à leur devoir. L’Etat doit alors intervenir pour protéger l’enfant.

10La notion même de protection de l’enfant peut varier en fonction du pays dans lequel se trouve l’enfant. On distingue ainsi deux groupes de pays selon la conception qu’ils ont de l’enfance et de la famille8  :

  • les pays où l’autorité parentale n’est rarement, voire jamais remise en cause, comme l’Italie, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne ;
  • les pays dont la politique est plus centrée sur l’enfant lui-même, par exemple en France et dans les pays de l’Europe du Nord.

11La Suisse se rattache plutôt au deuxième groupe et la protection juridique de l’enfant relève prioritairement du code civil suisse aux articles 307 et suivants, leur application étant confiée aux organes de tutelle. Notre législation prévoit en effet la possibilité de retirer la garde (art. 310 CC), voire l’autorité parentale (art. 311 CC), à des parents n’étant pas à même d’assumer leurs responsabilités parentales.

12L’Etat doit ainsi assumer une mission normative, ainsi qu’une mission de protection envers les enfants vivant des situations qui mettent en danger leur santé et leur développement physique, psychique ou social. Cette obligation se retrouve également rappelée dans d’autres textes légaux, notamment la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant adoptée le 20 novembre 1989 par l’Assemblée générale de l’ONU et qui a été ratifiée en 19979 par notre pays. Elle consacre à l’art. 3 al. 2, l’obligation pour les Etats parties de s’engager afin d’assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui. Ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées.

13La Convention invite également les parties, à son art. 19, à prendre toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteintes ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, ou de ses représentants légaux, ou de toute autre personne à qui il est confié.

14Cette obligation de protection donnée à l’Etat figure également dans la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 199910, à son art. 11, alinéa premier :

15 Les enfants et les jeunes ont droit à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement.

16Par son adoption, les Chambres ont voulu accorder un statut constitutionnel aux enfants et aux jeunes (Bulletin officiel du Conseil national, pp. 191-192) et marquer ainsi un signe allant dans le sens d’une protection accrue des enfants, notamment contre la violence, la maltraitance, les abus sexuels, etc.11

17Par cet article qui figure au chapitre des droits fondamentaux, l’idée de protection spéciale des enfants est consacrée. Elle découle de l’idée de protection spéciale des enfants qui résulte de la Convention onusienne citée plus haut.

18L’art. 11 doit être compris comme la manifestation d’un signe politique en faveur de la jeunesse. Sa portée juridique n’est cependant pas claire. Certains auteurs se demandent ainsi s’il s’agit d’une simple précision de liberté personnelle ou d’une sorte de droit social12.

19Il apparaît donc clairement qu’en droit suisse il existe une obligation faite à l’Etat d’intervenir lorsqu’un enfant est menacé dans son développement, tant sur le plan physique que psychique et que cette obligation n’est ni contestée, ni remise en question aujourd’hui. Toutefois, la manière dont il s’agit d’intervenir, ainsi que l’intensité de l’intervention suscitent beaucoup de questions. En effet, les résultats de l’étude montrent clairement que l’enfant en souffrance ne bénéficie pas du même type de soutien en Suisse, en fonction du canton dans lequel il est domicilié. Peut-on parler d’une inégalité de traitement dans la protection de l’enfant en Suisse ? La question est à notre avis soulevée par cette étude.

20En parallèle, dans les cantons où il existe un ou des services de protection de l’enfant spécialisés, nous constatons une augmentation très importante du nombre des situations suivies, ainsi qu’une complexification des problématiques touchant l’enfant ainsi que sa famille. Ainsi, pour le canton du Valais, l’Office pour la protection de l’enfant (ci-après OPE) s’est vu, ces dernières années, confier un nombre de plus en plus important de situations, notamment par les chambres pupillaires.

21Cet état de fait s’explique par différents facteurs liés à l’évolution de notre société et plus particulièrement aux changements qui sont intervenus auprès de nos familles : d’une part, les difficultés croissantes qu’ont les parents à faire face à leurs responsabilités éducatives et, de manière générale, les difficultés qu’ils ont à faire face aux exigences de la vie. Il sied de relever également l’augmentation importante du nombre de naissances hors mariage, qui a pour conséquence qu’un nombre élevé de mères cheffes de famille doivent assumer seules l’éducation de leurs enfants. Ainsi, entre 1990 et 2004, le nombre des naissances en Suisse d’enfants nés de mère non mariée ou célibataire a passé de 9’599 en 1990 à 17’850 en 2004. De plus, ces dernières années, l’OPE a enregistré un nombre croissant de situations impliquant des parents souffrant de troubles psychiques ou de toxicodépendances. Un autre élément pouvant expliquer cette recrudescence de mandats est l’augmentation spectaculaire du nombre des divorces – en 1967, on a compté 5200 divorces en Suisse, ce qui représentait 12,9% des mariages célébrés la même année dans notre pays et, en 1997, le nombre de divorces a plus que triplé et est passé à 17’000. Globalement, la fréquence des divorces en Suisse est élevée comparativement aux autres pays européens avec, à ce jour, un nombre de presque 50 divorces pour 100 mariages. Pour le Valais, le tableau 2 ci-après résume la situation :

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Tableau 2 : Mariages et divorces dans le canton du Valais 1970-2005

22A ce jour, nous devons constater que, suite à une tendance de certaines juridictions à faire un assez large usage des ressources d’Offices spécialisés, dans le but de prévenir les conflits, de nombreux services publics ou privés se trouvent débordés. Une conséquence directe de cette situation est une augmentation massive des mesures prononcées par les chambres pupillaires en faveur des enfants, au sens des art. 307 et 308 CC. Ainsi, de 178 situations en 1998, nous sommes passés à près de 600 situations en 2006.

23Notre observation du terrain nous montre que, vu la complexification des situations prises en charge, un nombre de plus en plus important d’intervenants spécialisés se retrouvent impliqués, notamment les parents, les intervenants spécialisés, l’école, qui tous s’investissent conséquemment la plupart du temps, afin de stabiliser une situation.

24La question centrale à ce point est de savoir s’il existe un véritable partenariat entre le monde des adultes impliqués dans une prise en charge d’un enfant en souffrance ? En effet, nous devons souvent constater que, lors de telles prises en charge, l’isolement des divers intervenants conduit souvent à l’impuissance et à l’échec. Et avec comme conséquence qu’une situation va aller de spécialiste en spécialiste, sans qu’il y ait vraiment une réelle amélioration de la situation.

25A chaque passage à un nouveau spécialiste, la situation risque d’apparaître comme de plus en plus lourde jusqu’au moment où la seule solution envisageable sera le placement de l’enfant. Ce placement qui, lui aussi, se révèlera peu efficient s’il n’est pas construit avec tous les partenaires concernés. Nous émettons l’hypothèse que c’est en raison d’une certaine carence au niveau de la coordination de ces situations que nous devons aujourd’hui dénombrer autant d’intervenants impliqués dans la mise en place des mesures de protection de l’enfant prévues aux art. 307 et ss du code civil suisse.

26Il nous semble ainsi primordial que la question du partenariat soit abordée au début de toute prise en charge impliquant un enfant menacé dans son développement. Les différents acteurs doivent également être convaincus que chacun d’eux doit contribuer à la solution. Ainsi, tant dans les domaines de la prévention, de l’assistance et des mesures de protection, nous devons adapter nos réponses, disposer de règles précises concernant la coordination entre les différents prestataires et services spécialisés.

27Dans les cantons où il existe aujourd’hui des services spécialisés, il ne nous semble pas utile de devoir créer de nouvelles organisations d’intervention, mais bien d’agir dans le sens d’un renforcement des ressources existantes, par la définition d’objectifs clairs en début d’intervention et en appliquant un contrôle concernant l’efficacité des actions des différents prestataires. Sans mesures allant dans ce sens, nous ne devons guère nous attendre à des progrès significatifs à long terme, notamment dans une diminution du nombre d’intervenants impliqués dans la prise en charge d’un enfant en difficulté.

28Les responsabilités et les aides devraient s’articuler selon un système en cascade. L’éducation parentale doit demeurer la pièce maîtresse. Notre souci premier devrait être de renforcer cette première instance et de la responsabiliser davantage. Toutefois, si la famille n’est pas à même de réagir, alors les instances publiques se doivent d’intervenir lorsqu’elles jugent que le développement et le bien-être d’un enfant sont en danger.

29En conclusion de notre propos, nous tenons à relever la nécessité indiscutable aujourd’hui de professionnaliser les interventions lorsqu’il s’agit de venir en aide à des enfants dont le développement physique ou psychique est menacé.

30En effet, nous sommes d’avis que, vu la complexification des problématiques auxquelles est confrontée notre société aujourd’hui et l’augmentation du nombre des mesures de protection prononcées, ce n’est que par des interventions de qualité que nous pourrons agir dans l’intérêt des enfants nécessitant des mesures de protection.

31Toutefois, nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réelle remise en question sur la manière dont les différents professionnels impliqués interviendront dans le futur. En effet, la question cruciale de la coordination et de l’évaluation de l’efficience des mesures d’aide apportées devra nous préoccuper de manière prioritaire durant les années à venir.

Notes de bas de page

5 Recueil systématique 210

6 Hegnauer 1998

7 Recueil systématique des lois cantonales valaisannes 850.4, qui stipule à son art. 2, al. 1 : « La responsabilité de pourvoir aux soins, à l’entretien et l’éducation de l’enfant incombe en premier lieu à ses parents. »

8 Marinetti 2002

9 Recueil systématique 0.107

10 Recueil systématique 101

11 Bulletin officiel du Conseil national : 192 – également ATF 126.2.377

12 Aubert et Mahon 2003 : 113.

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