2. Regard de la pratique : les professionnels entre confusion et coordination
p. 75-79
Texte intégral
1Chaque cas de protection des mineurs mobilise en moyenne entre 5 et 33 professionnels, tel est le constat que dressent les auteurs de l’étude dans la partie consacrée aux professionnels, qui livre une série de résultats nuancés à propos des multiples intervenants.
2.1. Inflation de professionnels dans les cas longs et complexes
2Le nombre de professionnels impliqués dépend, comme on pouvait s’y attendre, de la nature de la mesure. Les auteurs de l’étude supposent que dans les cas de mesures restreignant l’exercice des droits parentaux, les autorités compétentes et leurs représentants cherchent à se couvrir en s’assurant le concours de spécialistes de diverses disciplines. Cette hypothèse n’est pas démentie par la pratique. De même, les corrélations présumées entre le type de mesures, leur durée et le nombre de professionnels impliqués sont conformes aux attentes des gens du terrain. Loin de susciter l’étonnement, les autres liens établis notamment entre le nombre de professionnels et le setting régional (configuration urbaine – rurale) ou entre le nombre de professionnels et les modes d’organisation de la protection de l’enfant, semblent également plausibles. Cela vaut aussi pour la corrélation établie avec le nombre de problèmes qui affectent l’environnement familial, bien que l’on ait du mal à s’expliquer pourquoi le nombre d’intervenants grimpe de 24 à 42 lorsque l’on passe de trois à quatre problématiques familiales.
3Le nombre relativement élevé de professionnels impliqués (en moyenne entre 5 et 33) aurait créé la surprise lors des diverses présentations de l’étude ; les auteurs ont même relevé un cas qui a mobilisé jusqu’à 68 professionnels. La question de savoir si cette profusion n’est pas source de confusion ne manque à vrai dire pas de pertinence. Soixante-huit intervenants pour un seul enfant - difficile de ne pas tomber dans la caricature… Tout bien considéré, le chiffre ne semble pas aussi extravagant lorsque l’on rappelle quelques cas concrets. Pendant les trente dernières années, j’étais au nombre des professionnels appelés à intervenir dans des cas de protection des mineurs ; les premières années en tant que collaborateur de l’autorité tutélaire, puis en qualité de curateur ou de tuteur d’enfants et d’adolescents, puis de tuteur général. Mes fonctions m’ont ensuite quelque peu éloigné des enfants concernés, puisque j’ai travaillé entre autres dans le domaine des autorisations de financement pour les placements en famille d’accueil ou dans les instances de décision en matière d’avance sur pensions alimentaires ou d’aide au recouvrement, ou encore dans le service d’évaluation des familles d’accueil. Depuis quelques années, je mène une activité de conseiller qui se situe plutôt en arrière-plan et n’a sans doute pas de réelle visibilité dans les dossiers de la protection des mineurs.
2.2. De l’utilité de la participation de plusieurs intervenants dans les différentes constellations
4Le rapport de recherche pose, sans y répondre vraiment, la question de l’utilité des multiples intervenants dans les cas de protection des mineurs. Les premières réponses fondées sur les expériences du terrain semblent indiquer que le nombre d’intervenants dont les dossiers font état ne constitue qu’un faible indicateur de l’intensité avec laquelle ceux-ci agissent sur les conditions de vie de l’enfant ou du système familial. L’équation « plus il y a de professionnels dans le dossier, mieux ça vaut » ne peut être posée aussi simplement. D’abord, les différents professionnels interviennent à des degrés très divers, surtout au plan quantitatif. Sans oublier qu’ils sont souvent appelés à se relayer, notamment lors des départs à la retraite et les passages de témoin multiplient le nombre de professionnels. Vouloir en tirer des conclusions en termes de gain ou de perte d’utilité serait bien hasardeux et c’est donc à raison que le rapport évite de s’aventurer sur ce terrain.
5Pourtant, en introduction du chapitre sur les professionnels, les auteurs ne se contentent pas d’évoquer la question de leur utilité, ils vont plus loin en parlant de démarche « en ordre dispersé » ou de « travail coordonné ». Il est dit que chacun avance de son côté, pour faire sans doute allusion à un manque d’efficience, alors que le travail coordonné et concerté serait le garant de la qualité et d’une exploitation judicieuse des synergies. La conclusion du chapitre est encore plus explicite à cet égard.
6Le concours de plusieurs acteurs professionnels dans les cas de protection des mineurs offre plusieurs avantages, à commencer par la combinaison de compétences multiples et spécialisées d’horizons divers (interdisciplinarité). Mais cette accumulation n’est pas sans danger. En tant que professionnel de terrain, je me propose donc d’explorer plus avant la question de l’utilité en livrant quelques considérations sur les avantages et les risques des divers modes de collaboration entre les professionnels.
Redoutable confusion ?
7La confusion évoquée dans le rapport de recherche pour qualifier la collaboration de plusieurs acteurs professionnels renferme probablement plus de risques qu’elle n’ouvre de perspectives. Il y a d’abord le risque que les interventions des différents acteurs s’affaiblissent ou s’annulent mutuellement, ou encore qu’elles aient des fins contraires. Les acteurs professionnels conscients de ce danger doivent aussi s’attendre à ce que les destinataires s’emploient, consciemment ou non, à distiller de fausses informations pour monter les acteurs professionnels les uns contre les autres, pour les induire à de fausses hypothèses ou les inciter à ne rien faire, ou du moins rien de valable, autrement dit qu’ils entreprennent de brouiller le « système intervenant » pour le rendre le moins efficace possible. Et quand ce n’est pas le cas, les destinataires ne sont pas pour autant à l’abri de la confusion. Le manque de soin, l’absence de rigueur ou la confiance irréfléchie dans d’autres professionnels, ainsi que les fausses suppositions quant au rôle des uns et des autres, peuvent être effectivement source de confusion. Pourrait-on y voir un avantage ? Bien sûr, il y a quelques chances que la confusion soit propre à mobiliser les ressources d’un client ou d’un système client (résilience), mais mieux vaut ne pas y compter. Les professionnels doivent tout faire pour éviter ou supprimer la confusion.
Inefficace dispersion ?
8Les actions menées en ordre dispersé (plutôt que conjointement) ne sont pas a priori fastidieuses et peu efficaces. Bien souvent, les professionnels impliqués connaissent l’existence des uns et des autres pour en avoir été informés par exemple par les destinataires. Et dans les cas où ils n’en savent rien ou presque rien, la confusion n’est pas forcément au rendez-vous. Dans certaines constellations, il est déjà avantageux que chaque professionnel remplisse son rôle en toute indépendance et contribue ainsi à renforcer le système client. Le premier avantage peut résider dans l’économie d’un travail de coordination, le temps ainsi gagné pouvant être investi dans le travail direct avec le système client. Toutefois, même en l’absence d’une collaboration coordonnée, il faut faire en sorte que chacun connaisse tout au moins l’existence des uns et des autres (action parallèle et informée). A défaut, la coexistence risque de tourner en confusion anarchique avec les conséquences que l’on sait. Quand deux ou plusieurs professionnels, ayant de surcroît un rôle ou une fonction identique, travaillent en parallèle sans se tenir mutuellement informés, il y a double ou multiples emplois. Or on sait que les doublons sont généralement peu profitables, à moins d’admettre que le système client puisse capitaliser à son profit les recommandations de plusieurs conseillers, à la manière dont on prend un second avis pour mieux fonder sa propre décision.
Dommageable succession ?
9Le nombre de professionnels impliqués augmente, nous l’avons vu, avec la durée de la mesure, principalement du fait de l’entrée en scène successive de professionnels exerçant la même fonction. Tout mouvement de personnel, toute sortie de la vie active ou changement d’emploi exige que le cas soit repris par un successeur. Il est relativement rare à mon sens qu’un changement intervienne sur demande du système client (demande de changement de curateur) ou des professionnels eux-mêmes (abandon d’un mandat). La pratique nous enseigne que ces changements offrent de nouvelles perspectives, de telle sorte, qu’ils peuvent créer chez les destinataires une nouvelle motivation à modifier leurs schémas de comportement, mais aussi à porter un nouveau regard, plus créatif, sur le cas. Ils comportent aussi une part de risque, d’abord parce qu’ils peuvent déstabiliser certains clients et conduire à des échecs ou parce qu’il y a, du côté des professionnels, une perte de savoir-faire, notamment une perte de la connaissance implicite du cas. De manière générale, on peut admettre qu’une certaine constance dans le suivi est profitable. L’expérience nous montre qu’une succession trop rapide et répétée implique un énorme investissement de tous les acteurs, qu’elle comporte des risques accrus et qu’elle n’est guère utile.
Entre-soi des professions ?
10L’entre-soi désigne pour moi cette forme de collaboration où les professionnels s’attachent principalement à s’expliquer le système client entre eux sans jamais vraiment l’intégrer à leur démarche. L’entre-soi peut se justifier une fois ou l’autre en cours de mesure et permet peut-être d’asseoir l’expertise sur des bases plus sûres. Il n’est cependant judicieux que s’il apporte à chacun un éclairage supplémentaire permettant de revenir ensuite à un travail collectif et coordonné ou à un travail en parallèle bien informé, ou encore pour assurer un bon passage de témoin dans le cas d’une succession d’intervenants. Les professionnels conscients des dangers qu’il y a à demeurer entre soi et qui souhaitent avoir un impact sur le système client, sauront contrecarrer ce type de danger.
Difficile confrontation ?
11Nous connaissons tous des cas où un ou plusieurs curateurs ou curatrices défendent des intérêts antagoniques de plusieurs membres d’un système client ou encore ces procédures de recours au sens de l’art. 420 CC où les professionnels peuvent être amenés à jouer les uns contre les autres. Il est aussi d’autres situations où des divergences de vues, impossibles à aplanir dans la discussion, opposent des professionnels. Parfois, les constellations et procédures antagonistes permettent de mieux trouver la « juste mesure » et c’est aussi sur ce principe que se fondent notamment les curatelles que prévoit le code civil pour préserver les intérêts de l’enfant dans la procédure de divorce, dans les cas où l’exercice du droit de visite pose des problèmes ou en cas de conflits d’intérêts. Ces constellations antagonistes risquent aussi d’entraîner des discussions laborieuses et très pénibles pour les proches du système client. Il n’est pas toujours facile de trouver la juste mesure, d’imposer une solution constructive et de vaincre les résistances aux compromis, aux solutions imparfaites mais susceptibles de rallier tout le monde et il faut pour cela savoir associer parfois d’autres professionnels à la démarche pour engager une discussion collégiale.
Fructueuse coopération ?
12La conclusion du chapitre suggère que les professionnels impliqués ne déploient pas de grands efforts (ou ne sont pas en mesure de le faire) pour coordonner leurs activités, si bien que l’on ne saurait parler d’une approche collective coordonnée au sens du case management. Dans cette formulation générale, ce constat ne peut être contredit, pas plus que l’on ne saurait remettre en question le plaidoyer en faveur du case management.
2.3. Pour une constellation à la mesure de chaque cas
13Quand les « case managers » auront instauré et standardisé une approche coordonnée, il y a fort à parier que les professionnels impliqués dans les cas de protection des mineurs continuent de collaborer selon des modalités fort diverses. Ce travail étant caractérisé par une grande diversité de situations et de constellations, il est naturel que la coopération prenne des formes distinctes. Je dirai même que c’est souhaitable pour pouvoir faire l’économie d’un travail de coordination quand celui-ci s’avère superflu. Le regard porté sur les multiples modes de coopération peut aider à trouver la forme appropriée, afin de tirer le meilleur parti de la somme de compétences professionnelles multidisciplinaires. Encore faut-il ne pas perdre de vue le risque qu’un système de professionnels trop bien rôdé et coordonné entame la motivation des clients ou systèmes clients à mobiliser leurs propres ressources dans une confrontation directe avec les travailleurs sociaux.
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La protection de l’enfance : gestion de l’incertitude et du risque
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