2. Regard de la pratique : les conflits parentaux autour de l’enfant, et autres dangers
p. 54-60
Texte intégral
1Le chapitre précédent met en lumière quelques aspects particulièrement intéressants : d’abord l’écrasante proportion, parmi les cas examinés, des conflits d’adultes, qui représentent de fait 71% des situations de mise en danger. Ce chiffre ne manque pas de nous interpeller et nous pousse à nous interroger sur la réalité qu’il recouvre et sur les enseignements à tirer pour notre travail auprès des familles en proie à de graves conflits de séparation. D’autre part, le fait que la plupart des retraits du droit de garde soient prononcés dans des cas de négligence a de quoi surprendre si l’on songe aux multiples difficultés qu’il y a à en établir la preuve. La présente étude soulève une fois de plus la question des causes et des conséquences des comportements déviants en lien avec la mise en danger du développement de l’enfant.
2Pour mieux appréhender la notion de mise en danger du développement de l’enfant et définir ensuite un plan d’action, il n’est pas inutile, dans un premier temps, de nous arrêter sur la complexité des systèmes familiaux. Le tissu relationnel qui se trame dans un noyau familial et dans son environnement évolue en continu. Il ne s’agit pas de constructions statiques qui, une fois établies, obéiraient toujours à la même dynamique. Chaque système familial possède assurément ses propres schémas de base, mais ceux-ci se recomposent sans cesse sous l’action de divers éléments. Les ressources et les facteurs de risque qui agissent sur la famille sont nombreux. Ainsi, certains paramètres socio-économiques, familiaux, structurels ou personnels peuvent-ils atténuer ou, au contraire, amplifier une situation de mise en danger de l’enfant. Certains systèmes familiaux sont parfois exposés sur une longue période à de sérieux problèmes sans que les enfants s’en trouvent mis en danger. Mais à la disparition de certains facteurs stabilisateurs – la santé, la sécurité financière ou la bonne entente du couple ou entre les parents et leurs enfants – le système se met à vaciller, souvent de manière imperceptible de l’extérieur. Il peut s’écouler bien du temps jusqu’à ce que le système sollicite de lui-même de l’aide ou que sa détresse soit perçue par les tiers. Or, c’est pendant ce laps de temps justement que la situation exerce des effets dommageables sur les enfants. Nous savons aujourd’hui que la maltraitance infantile n’est que rarement intentionnelle et qu’elle est plutôt le fait de parents surmenés, débordés et dépassés.
3J’ai à mon actif de nombreuses années d’expérience dans le domaine et j’ai été confrontée à des situations de mise en danger en tout genre.
4Aujourd’hui, je pars encore et toujours du principe que, dans le fond, les parents aiment leurs enfants et ne désirent que le meilleur pour eux. Entre la naissance pleine de promesses d’un enfant et le premier acte de maltraitance, il a dû donc se produire des événements extraordinairement douloureux. Notre société devrait avoir pour première priorité d’accompagner ces familles dans ces moments difficiles et d’agir avec elles sur le terrain de la prévention. Face à la recrudescence des mesures protectrices de l’enfant en droit civil dans les dernières années
5 31, deux conclusions s’imposent : soit nous avons complètement échoué en matière de détection précoce32, soit il nous arrive d’ordonner des mesures pour des « cas bagatelles ». Or, mon expérience professionnelle m’a appris que les situations signalées sont rarement de l’ordre de l’insignifiant. Reste donc l’hypothèse de l’inefficacité des mesures de détection précoce. On sait que les mesures de droit civil engagées assez tôt au sens d’une détection précoce peuvent être très profitables à l’enfant et à sa famille.
2.1. Conflits d’adultes autour de l’enfant
6Que 71% des cas examinés découlent d’un conflit d’adultes autour de l’enfant n’étonnera guère les divers spécialistes des multiples disciplines concernées. Ils sont bien placés pour savoir que les divorces conflictuels dans les familles avec enfants mobilisent toute une armada de spécialistes, souvent désemparés dans leur action. En Suisse, un mariage sur deux environ se termine par un divorce et cela concerne chaque année quelque 15 000 enfants. De nombreuses recherches y sont consacrées et Judith Wallerstein compte parmi les plus éminents spécialistes en la matière. Elle a étudié les familles du divorce sous un angle prospectif et dresse un tableau extrêmement sombre des perspectives des enfants de divorcés33. Ses conclusions, en particulier en ce qui concerne la capacité relationnelle de ces enfants, peuvent certes diviser, mais elles mettent le doigt sur un phénomène bien connu : dans les couples en cours de séparation ou déjà séparés, où tout ne se joue plus qu’en termes de victoire ou de défaite, il ne peut y avoir bien souvent que des perdants. Le climat belliqueux prive en effet les enfants de la possibilité de tirer de la crise familiale des éléments positifs à capitaliser pour leur vie future. Quand les relations se rompent ou s’interrompent, quand ces ruptures se répètent et échappent à la compréhension des enfants, elles ont des répercussions néfastes sur la manière dont ils conduiront plus tard leurs relations.
7Les parents qui se séparent souhaitent eux aussi le meilleur pour leurs enfants. Mais les choses tournent bien souvent autrement, pour des raisons multiples sans doute. Les recherches menées sur le divorce, les multiples expériences pratiques et les chiffres de la présente étude nous mettent au défi d’agir. Un rôle capital revient à la détection précoce, qui s’impose dans tout développement déficitaire et surtout dans la protection des mineurs.
8Mais où doit-elle commencer ? Dans notre société, on continue de penser que la famille relève de la sphère privée. L’extérieur ne lui prêtera donc une attention qu’à partir du moment où les enfants se font remarquer par leur comportement.
9La hausse continue du nombre de divorces en Suisse a ébranlé les esprits et est restée longtemps un sujet tabou, avant d’être progressivement mieux acceptée au cours des dix dernières années. J’estime que nous avons omis de poser un regard réaliste sur l’évolution en cours et de mettre en place les mesures nécessaires en termes de détection précoce. Face à la multiplication des divorces hautement conflictuels impliquant des enfants, nous avons apporté des réponses axées sur les déficits. L’approche était logique dans la mesure où Amato et Keith34 ont révélé dès 1991 dans une étude, l’existence de différences entre les enfants du divorce et les enfants vivant dans des familles complètes. Ces différences, au désavantage des premiers, touchent à la réussite scolaire, au comportement, au bien-être et à l’estime de soi. Selon moi, la détection précoce consiste à soutenir les familles et à les accompagner à la fois quand tout va bien et dans les périodes de crise.
10Elle consiste aussi à reconnaître que les couples concernés sont pleinement absorbés par leur séparation ou leur divorce qui vient voiler leur regard sur leurs enfants. De nouveaux modèles s’imposent désormais pour accompagner les familles et les enfants dans les épisodes de séparation. Il faut axer notre action sur les ressources, en nommant par exemple un parrain ou une marraine aux côtés de l’enfant, une personne qui sera là pour lui, qui connaîtra ses besoins et l’aidera à se faire entendre, quelqu’un qui protégera son univers et organisera le soutien qui lui est nécessaire.
11Là où les conflits sont exacerbés et où les parents sont impuissants à trouver des solutions à l’amiable, les mesures de droit civil ont, à mon avis, un impact insuffisant. En règle générale ces situations sont traitées par l’instauration d’une curatelle au sens de l’art. 308 al. 2 CC. Or, la pratique montre que les parents ont des attentes accrues à l’égard des mandataires tutélaires et tendent du coup à se décharger de leurs responsabilités.
12J’estime qu’une mesure de droit civil est judicieuse lorsque les parents ont le souci de gérer au mieux leur séparation et que la mesure protectrice a pour unique fonction de les aider à réaménager la relation parents-enfant.
2.2. Les cas de négligence
13Le sous-chapitre précédent (1.1) a déjà exposé les difficultés d’une définition de la « négligence ». La « Fondation suisse pour la protection de l’enfant » a édité une série de brochures sous le titre « Pas de violence envers les enfants »35. Dans la brochure 4 consacrée à la négligence, elle retient six formes de mauvais traitements : la négligence des besoins physiques, du besoin de protection et de sécurité, du besoin de compréhension et d’affection, du besoin de valorisation, du besoin de stimulation, de jeu et de développement et enfin du besoin de se réaliser. Reiner Frank36 décrit la négligence comme un décalage entre les besoins de l’enfant pour son développement normal et le comportement parental. Dans une étude longitudinale réalisée à Mannheim37, il a été demandé à des pédiatres praticiens indépendants d’estimer la fréquence de la maltraitance et de la négligence. L’étude mettait l’accent sur la description du comportement des parents et de leur relation avec leur enfant. La négligence envers les enfants, on le voit, est donc parfaitement observable. Ses retombées se manifestent rarement de manière immédiate et directe. Tout porte donc à penser que les cas de négligence qui aboutissent à des mesures de protection ont généralement déjà une longue histoire au moment de l’instauration d’une mesure et que les enfants en ont subi les effets négatifs.
14Derrière les cas de négligence examinés, il y a dans un cas sur deux un problème de toxicodépendance ou un problème psychiatrique des parents, associé à un contexte de pauvreté, si bien qu’il n’est pas étonnant que l’on y réponde par un retrait du droit de garde. Quant à savoir si ce retrait est essentiellement motivé par la crainte de dommages irrémédiables chez l’enfant ou, de manière plus générale, par le manque de confiance des autorités dans les aptitudes parentales de ce groupe spécifique, la question reste ouverte. Dans la protection des mineurs, nous partons du principe que les interventions doivent se faire dans toute la mesure du possible en collaboration avec les parents. Vu le nombre important de retraits de garde pour cause de négligence, on peut supposer que la coopération avec des parents toxicodépendants ou souffrant de troubles psychiques est particulièrement difficile, d’où les mesures plus radicales comme le retrait du droit de garde.
15Les parents toxicomanes ou psychiquement malades ne sont pas en soi dépassés par leur mission éducative, mais ils ont besoin, dans des phases précises, de mesures de soutien ou de mesures complémentaires. Il serait intéressant de savoir ici pendant combien de temps le retrait est maintenu et si la mesure est modifiée lorsque l’état des parents s’améliore. Ici, ce sont en définitive la cause de la négligence et sa forme qui devraient déterminer la mesure. Un dispositif de détection précoce bien pensé et un suivi systématique des parents permettraient d’atténuer une mesure. Lorsque les familles, pour une quelconque raison, sont exposées à de multiples problèmes, lorsque plusieurs facteurs de risques se conjuguent, il va de soi que la première tâche consiste à protéger l’enfant, à garantir son développement physique, psychique, intellectuel et social. Alors, comment aménager une détection précoce efficace afin que le nombre de retraits du droit de garde ne soit pas la réaction inéluctable aux situations de négligence ? De mon point de vue, les trajectoires individuelles et la forme de négligence en présence constituent le point de départ d’une détection précoce. Selon l’état actuel des connaissances, les situations de négligence découlent, d’une part, de graves situations de surmenage et de débordement chroniques des parents, associées à de multiples problèmes et à une insuffisance de ressources sociales, matérielles et psychologiques. Elles résultent d’autre part d’un déficit de compétences parentales au sens où les parents ne connaissent pas les besoins des enfants ou ne savent pas comment s’y prendre pour y répondre38. Ce savoir forme à proprement parler la base pour des mesures relevant de la détection précoce et signifie, en termes d’action, que l’on soulage les familles multiexposées. Plus concrètement cela implique :
- une aide dans la prise en charge des enfants
- un appui éducatif
- un travail systématique sur les carences primaires de la famille
- des mesures modulables et adaptées aux ressources
- la création de réseaux de soutien pour les situations de crise.
16Prenant appui sur le principe de subsidiarité, je plaide ici en premier lieu en faveur d’outils de soutien sans mesures légales.
17La présente étude nous enseigne que les enfants victimes de négligence n’attirent pas autrement l’attention par leur comportement et qu’ils risquent dès lors de sortir plus vite encore du champ de vision du réseau de soutien. Pour cette raison précisément, je préconise une différenciation délibérée dans le traitement des différentes formes de maltraitance, en particulier dans la conduite des mandats.
2.3. Causes et effets de la maltraitance
18La présente étude montre, comme d’autres travaux, l’impossibilité d’établir un lien de causalité entre les situations de mise en danger et les troubles du comportement des enfants et des adolescents. Cependant, les deux choses vont souvent de pair et cette association nous fournit de nombreuses indications, dans une perspective préventive et thérapeutique notamment. Les enfants malades ou handicapés qui manifestent des troubles du comportement sont particulièrement vulnérables et exposés à la maltraitance. Un système familial est particulièrement éprouvé par des grossesses ou naissances difficiles ou par la maladie d’un enfant, et quand viennent s’y ajouter d’autres facteurs à risque, il est difficile de distinguer si le trouble comportemental précède la mise en danger ou si c’est l’inverse. Or, la réponse n’est pas sans intérêt dans la pratique puisqu’il s’agit en définitive de trouver une intervention appropriée pour l’enfant et que les actions à engager doivent selon moi se déduire directement de la cause. Pour traiter efficacement le système familial dans son ensemble, il faut avant tout choisir le bon point d’attaque. Quand bien même l’intervention se fonde globalement sur l’approche systémique, qu’elle considère l’ensemble des facteurs essentiels et des sous-systèmes de la famille, il faut bien choisir le point de départ de l’intervention. Lorsque les causes primaires résident dans une maladie, un handicap ou un comportement déviant de l’enfant, une intervention auprès de l’enfant – une prise en charge médicale ou psychologique ciblée par exemple – est susceptible de soulager le système familial et d’atténuer la menace sur le développement de l’enfant. En revanche si la cause primaire de la mise en danger se situe au niveau parental, que les parents souffrent par exemple de dépendances, de troubles psychiques ou de pauvreté multiple, c’est sur ce terrain qu’il faut d’abord agir.
19Je sais d’expérience que l’on s’empresse souvent de mettre en route des traitements au niveau des enfants, tout particulièrement lors de conflits parentaux au sujet de l’enfant. Ces traitements postulent à tort un déficit de l’enfant ; cette orientation ne se justifie pas et n’est pas propre à favoriser le bon développement de l’enfant. Attaquer les problèmes à la racine, voilà une recette qui peut paraître bien élémentaire, pourtant on ne l’applique pas en raison de la complexité des problèmes, du manque de temps ou simplement par ignorance. Si l’on privilégie le traitement des enfants, c’est peut-être aussi parce que les aidants sont souvent appelés à collaborer avec les adultes et que selon la disposition des parents à coopérer, les processus sont vécus comme pénibles et fastidieux. L’enfant est à l’arrière-plan, souvent tenu à l’écart des discussions, et sort ainsi vite du champ d’observation.
20Un coup d’œil, pour terminer, sur les conflits d’autonomie chez les adolescents. D’après l’étude, ces conflits se produisent le plus souvent sur fond de comportements déviants : agressivité, dyssocialité et abus de substances. Dans ce domaine, on ne peut que s’étonner que les familles en question ne présentent pas de particularités au niveau de la structure familiale.
21L’hypothèse peut être émise ici que les familles à problèmes multiples ont fait antérieurement l’objet d’un signalement pour une autre situation de mise en danger. N’oublions pas que la violence intrafamiliale – quelle que soit sa forme – peut rendre plus difficile le processus de séparation des adolescents et en définitive l’aggraver. Pour qu’une intervention porte ses fruits, il faut en l’espèce avoir une idée de la cause des problèmes.
22Vouloir modifier le comportement problématique des adolescents en les plaçant et/ou en ordonnant des mesures pénales est une chose, une autre est de travailler avec doigté sur la motivation et sur la volonté de changement. Cette option nous ramène aux causes du comportement dyssocial et concerne une fois de plus le système familial dans son ensemble.
Notes de bas de page
31 Conférence des autorités cantonales de tutelle 2007.
32 Par détection précoce au sens de la prévention primaire, l’auteur entend les éléments suivants : identifier les risques et les traiter avant que l’enfant ne subisse un préjudice. La détection précoce comprend l’ensemble des mesures d’aide matérielle et immatérielle assurées aux familles autour de la grossesse, de la naissance et de l’éducation et pour l’organisation de la vie familiale.
33 Wallerstein et al. 2002.
34 Amato et Keith 1991.
35 Association Suisse pour la Protection de l’Enfant 2002.
36 Frank 2007
37 Laucht et Schmidt 2005.
38 Kindler 2007.
Auteur
Travailleuse sociale HES, responsable du centre de compétences travail social et droit à la Haute Ecole de Travail social, Lucerne
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