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1. La mise en danger du développement de l’enfant

p. 35-53


Texte intégral

1Les mesures engagées au titre de la protection des mineurs en droit civil visent à répondre à des situations de nature diverse qui mettent en danger l’enfant dans son développement. A la lecture des dossiers des autorités tutélaires et des services sociaux, il apparaît que ces mesures concernent pour l’essentiel, c’est-à-dire dans 71% des cas, des enfants pris en étau dans un conflit parental. Viennent ensuite les interventions motivées par la négligence, qui représentent 15% des cas. La part des autres types de menaces sur le développement de l’enfant est inférieure à 10%. L’analyse des données par groupe d’âge et par sexe, mais aussi selon le type de troubles du comportement ou selon les problèmes de la famille ou de l’environnement familial, révèle des profils typiques de situations de mise en danger. Dans les cas de négligence par exemple, on voit souvent se cumuler pauvreté, toxicodépendance et problèmes psychiques des parents. Aussi, la négligence relève-t-elle moins de la non-assistance intentionnelle qu’elle ne découle d’une situation où les parents sont dépassés par leur mission éducative. Il semble par ailleurs que l’on ne mesure pas au départ toute l’acuité des situations de négligence, car c’est justement dans cette catégorie que les passages de la curatelle à la mesure plus sévère du retrait du droit de garde sont les plus nombreux.

2En droit civil, la protection des mineurs couvre la période de la naissance à la majorité. Elle est destinée à mettre l’enfant ou l’adolescent à l’abri de dangers de tout ordre et à lui offrir un soutien face à des difficultés diverses. On distingue habituellement plusieurs catégories de risques, à savoir la maltraitance physique et psychique et les abus sexuels, ainsi que la négligence1. La classification se révèle parfois un peu sommaire car elle ne rend pas compte, notamment, des cas où les deux parents s’occupent très bien de leur enfant et entretiennent chacun une bonne relation avec lui, mais prennent l’enfant en étau dans leur conflit d’adultes. De même, ne considère-t-elle pas les conflits qui opposent les adolescents aux détenteurs de l’autorité parentale et dans lesquels la confrontation se passe sans violence physique ni humiliation unilatérale. Ces insuffisances, précisément, ont amené Münder et ses collaborateurs2 à affiner la classification dans une étude consacrée à la protection des mineurs en Allemagne et à introduire deux nouvelles catégories, à savoir les conflits d’adultes autour de l’enfant et les conflits d’autonomie. La présente étude emprunte la classification de Münder qui sera exposée plus en détail en première partie de chapitre. Nous nous arrêterons ensuite sur la fréquence de chacune des catégories retenues et sur les mesures protectrices engagées pour y répondre, en nous fondant sur l’analyse des dossiers de mesures protectrices collectés dans quatre régions de Suisse3.

3Les situations de mise en danger décrites dans les six catégories ne se confondent pas avec des caractéristiques spécifiques de l’enfant ; il s’agit bien plus de configurations qui trament de multiples façons son environnement et exercent sur lui une influence. Bronfenbrenner4 propose de découper l’environnement de l’enfant en plusieurs cercles d’influence. Il distingue d’abord l’entourage immédiat de l’enfant, composé de divers microsystèmes, dont notamment les relations que l’enfant tisse avec les membres de sa famille et avec ses amis. Ces microsystèmes composent un tout que Bronfenbrenner désigne sous le nom de mésosystème. L’enfant est par ailleurs sous l’influence des relations que ses personnes de référence directes entretiennent en dehors de lui et qui façonnent l’exosystème. On songera ici par exemple au lieu de travail du père ou encore au suivi de la mère par une psychothérapeute. Enfin, le macrosystème englobe l’ensemble des relations à l’intérieur de la société et donc ses valeurs, ses normes et ses lois. La suite du présent chapitre s’articule approximativement autour des cercles considérés. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’enfant, à ses caractéristiques et ses troubles du comportement, en mettant en évidence les corrélations avec la situation de mise en danger. Nous mettrons ensuite sous la loupe les problèmes intrafamiliaux (p. ex. la violence domestique, la problématique de dépendance des parents, le chômage) qui se rapportent au mésosystème « famille » et aux exosystèmes. Quant aux différences linguistiques et culturelles observées entre la Suisse alémanique et romande ou aux disparités ville-campagne, que nous considérerons dans une autre partie, elles se rapportent déjà aux macrosystèmes. En conclusion, nous tenterons de classer les résultats pour dresser le tableau le plus complet possible des situations de risque dans la protection de l’enfant en droit civil.

1.1. Les situations de mise en danger

4Avant d’examiner la fréquence des différentes menaces pesant sur le développement de l’enfant et les réponses qui y sont apportées, il est utile de définir au préalable les différentes catégories auxquelles il est fait référence. Les situations de mise en danger se subdivisent en six catégories empruntées à Münder et al.5 et tant leur définition que leur description sont largement reprises de l’œuvre de ces auteurs.

a. Définitions

5Les définitions de la maltraitance physique et sexuelle sont peu contestées, ce qui explique que ce type de sévices a été amplement étudié6. Par maltraitance physique on entend toutes les formes de violence corporelle infligée à des enfants par leurs parents ou d’autres adultes. Elle englobe ainsi l’ensemble des actes qui causent blessures et lésions à l’enfant, qu’il s’agisse d’une atteinte délibérée à son intégrité physique (châtiments corporels p. ex.) ou que les actes résultent d’une perte de contrôle émotionnel de l’adulte. Par maltraitance sexuelle à l’endroit des enfants, on désigne en référence à Bange7 tout acte sexuel commis sur ou devant un enfant contre son gré ou auquel celui-ci ne peut sciemment consentir du fait de son infériorité physique, psychique, cognitive ou linguistique. Les auteurs de tels actes tirent profit de leur position d’autorité et de pouvoir pour satisfaire leurs propres besoins au détriment de l’enfant.

6La définition des catégories de la négligence8 et de la maltraitance psychique9 présente des difficultés plus importantes, ce qui pourrait expliquer qu’elles soient elles-mêmes négligées dans le discours scientifique10. Ceci est d’autant plus étonnant que ces deux catégories figurent parmi les plus fréquentes11. Pour la négligence, Münder et al.12 recourent à une définition très complète, dont le principal élément constitutif est le manquement au devoir des parents de prendre correctement soin de leur enfant. La négligence peut être active ou passive (involontaire) parce que résultant de l’ignorance ou d’un manque de repères. La définition se place dans la perspective de l’enfant ; elle ne fait pas référence à une posture intentionnelle des parents, laquelle concerne au demeurant une minorité de cas. Le plus souvent, la négligence naît donc de l’incapacité des parents à répondre de manière adéquate aux besoins de leur enfant, tout simplement parce qu’ils ne savent pas comment faire ou qu’ils sont dépassés dans leur rôle éducatif. Cela concerne spécialement les parents souffrant de problèmes psychiques ou dont le réseau social est ténu, voire inexistant. Par maltraitance psychique on entend les propos ou comportements de parents qui terrorisent l’enfant, le rabaissent, l’humilient ou le surmènent et lui donnent le sentiment d’être rejeté et de n’avoir aucune valeur13. A l’autre extrême du tableau, on trouve la surprotection et l’emprise symbiotique imposée à l’enfant. La maltraitance psychique est souvent associée à d’autres situations de mise en danger.

7Introduite par Münder et al.14, la nouvelle catégorie dite du conflit d’autonomie se rapporte au processus d’autonomisation de l’adolescent vis-à-vis de ses parents. La confrontation sur fond de crise provient du décalage dans les représentations normatives des uns et des autres. La prise de distance, sur fond conflictuel, de l’adolescent par rapport à ses parents est inhérente à l’adolescence et à l’évolution de la famille et on ne parle donc de conflit d’autonomie qu’à partir du moment où la famille ne parvient plus à gérer et à maîtriser ce processus de manière adéquate.

8La seconde catégorie nouvelle, à savoir les conflits d’adulte autour de l’enfant, repose sur l’idée que de nombreux mineurs grandissent dans un tissu relationnel dans lequel les détenteurs de l’autorité parentale ne jouent pas (ou plus) de rôle décisif. Ces constellations peuvent donner lieu par exemple à des conflits entre parents et milieu nourricier, ou entre parents et autres proches (les grands-parents par ex.). Ces conflits surgissent toutefois essentiellement entre le père et la mère de l’enfant, lorsqu’un seul des deux détient l’autorité parentale ou lorsque l’aménagement d’une garde alternée pose de sérieuses difficultés. La capacité de dialogue entre les parents peut être à ce point perturbée qu’elle implique inexorablement l’enfant dans le conflit parental et le freine par conséquent dans son développement. En ce sens, on parle ici d’absence de responsabilité ou d’abus du droit de garde. La plupart des cas de conflits d’adultes autour de l’enfant ont en commun le mépris pour la relation que l’enfant entretient avec une autre personne de référence ou encore la manipulation de l’enfant par divers adultes dans leur intérêt respectif.

9Certes, dans les deux catégories nouvelles que sont le conflit d’autonomie et le conflit d’adultes autour de l’enfant, on pourra parfois déceler des éléments de négligence ou de maltraitance psychique, mais dans l’ensemble, les définitions proposées circonscrivent de manière assez rigoureuse des constellations aux contours relativement concrets, ce qui facilite leur classement dans ces catégories, au risque peut-être de renforcer les difficultés définitionnelles de la négligence et de la maltraitance psychique et, par là même, de continuer à négliger ces problématiques.

b. Fréquences

10Les auteurs de l’étude, n’ayant pas eu l’occasion d’évaluer personnellement la situation des enfants et des parents concernés, ont classé les cas à partir des éléments fournis par les dossiers. Dès lors qu’elle se fonde sur les appréciations des professionnels impliqués, l’étude ne peut prétendre à une indépendance totale dans l’évaluation des cas et de la situation de risque dominante. Les auteurs ont donc retenu parmi les multiples éléments du dossier, ceux qui pour les professionnels ont déclenché la mise en place du mandat. Plusieurs situations à risques peuvent bien sûr se conjuguer au départ ou par la suite, mais l’étude en fait abstraction pour se concentrer sur les circonstances qui ont motivé l’intervention au titre de la protection de l’enfant.

11Les conflits d’adultes autour de l’enfant qui représentent 71% des cas examinés dominent nettement15 (voir graphique 1). Leur forte proportion est d’abord imputable aux multiples procédures de divorce, mais elle tient aussi au fait que les curatelles instituées pour établir la paternité au sens de l’art. 309 CC résultent d’un conflit parental. Au deuxième rang, par ordre de fréquence, figurent les cas de négligence (15%). On trouve ensuite, au-dessous de la barre des 10%, les cas de maltraitance physique (6%), les conflits d’autonomie (5%) et les cas d’abus sexuels (3%). Le poids des abus sexuels dans l’échantillon n’est nullement à l’image de la place qu’ils détiennent dans les médias ni de l’écho dont ils ont bénéficié à ce jour dans la recherche16. Encore faut-il se garder d’en tirer une quelconque conclusion quant à la survenance réelle de cette situation de mise en danger dans la population. La proportion relativement faible des abus sexuels dans l’étude tient sans doute en partie à ce que ces cas sont suivis par d’autres institutions que celles de la protection de l’enfant en droit civil, notamment par les hôpitaux pédiatriques17, ou encore à ce que seuls les abus avérés sont réellement mis en avant en raison des effets particulièrement dévastateurs des fausses suspicions d’abus sexuel. Dans les dossiers, le grief d’abus sexuel s’utilise d’ailleurs avec une grande prudence. En effet, ce critère a motivé une mesure protectrice dans quatre cas seulement (3%), cependant qu’une suspicion est formulée dans douze autres cas (7%) où la mesure a toutefois été instituée sur la base d’une autre situation de mise en danger. Avec quatre cas seulement, la catégorie « abus sexuel (avérés) » doit être écartée du dépouillement statistique.

12La maltraitance psychique n’apparaît jamais dans les dossiers comme motif d’instauration d’une mesure protectrice des mineurs. Non pas que ce type de mauvais traitements soit peu répandu – tout porterait à croire le contraire18 – mais les professionnels disent avoir (eux aussi) des difficultés à identifier et à opérationnaliser la maltraitance psychique et se trouvent embarrassés pour en fournir des preuves juridiquement suffisantes. De fait, la maltraitance psychique se perçoit vraisemblablement comme une circonstance concomitante plutôt que comme un élément déclencheur.

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Graphique 1 : situations de mise en danger

c. Interventions

13Avec les articles 307-312 CC, le législateur propose un arsenal de mesures d’action par paliers permettant d’intervenir en cas de mise en danger du développement de l’enfant. L’art. 309, qui régit la constatation judiciaire de la paternité lorsque les parents ne sont pas mariés ensemble, se rapporte à une constellation spécifique. A une exception près19, nous avons classé l’ensemble de ces cas dans la catégorie des conflits d’adultes. En revanche, la curatelle au sens de l’art. 308 CC, ainsi que le retrait du droit de garde selon l’art. 310 CC ne se rattachent pas à une situation de mise en danger spécifique. Il semble dès lors utile d’étudier de plus près leur répartition sur les différentes situations de mise en danger.

14La plupart des retraits du droit de garde (43%) sont prononcés dans des cas de négligence (voir graphique 2). Un résultat de prime abord surprenant, tant il est vrai que les cas de négligence ne sont pas ressentis comme « si graves que ça ». A la proportion importante de placements assortis d’un retrait du droit de garde s’ajoutent encore 25% de cas de négligence où le mineur est placé sans qu’un tel retrait ne soit prononcé (voir graphique 3). La forte proportion de mineurs placés pour cause de négligence peut s’expliquer par la plus grande sévérité des mesures protectrices. Le passage de la curatelle au retrait du droit de garde est à vrai dire une mesure plutôt rare – on l’observe dans 7% des cas seulement, essentiellement dans les cas de négligence qui concentrent à eux seuls 69% de tous les renforcements des mesures. Il semble que la négligence ne soit pas toujours mesurée dans toute son acuité et que le mode d’intervention choisi ne soit pas toujours suffisant, d’où le risque que la situation s’aggrave et appelle une seconde mesure, plus incisive. Une autre hypothèse serait que les parents qui négligent leur enfant sont moins enclins à contester les décisions officielles parce que dépassés par la situation.

15Le retrait du droit de garde est prononcé dans 36% des cas de maltraitance physique et dans 28% des cas de conflits d’autonomie (voir graphique 3). Dans les conflits d’adultes, sa part reste très marginale avec 4%, puisque la garde peut être confiée dans ces circonstances à l’un des deux parents.

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Graphique 2 : part des mesures par situation de mise en danger

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Graphique 3 : part des placements par situation de mise en danger

1.2. L’enfant et son environnement dans les situations de mise en danger

16Chaque situation de mise en danger de mineurs est liée à différents types de problèmes et facteurs d’influence que nous tenterons de classer en nous référant aux cercles d’influence de Bronfenbrenner20. Au centre de ces cercles se trouve l’individu avec ses caractéristiques. L’âge, le sexe et la nationalité des enfants dont les cas ont été saisis dans l’analyse des dossiers sont décrits dans l’annexe 1.1. Reste à examiner maintenant s’il existe un lien systématique entre les caractéristiques de l’enfant et les situations de mise en danger. Au-delà de l’âge et du sexe, les troubles du comportement peuvent eux aussi exposer l’enfant à un risque accru de maltraitance ou de négligence, mais peuvent être à l’inverse, l’expression même d’une maltraitance physique ou d’autres situations de mise en danger. Distinguer l’élément déclencheur de ses effets n’est guère possible à partir des seuls dossiers, car ceux-ci ne se prêtent pas à une reconstitution chronologique des faits antérieurs à leur ouverture et à l’enquête sociale. Malgré tout, il est intéressant d’examiner si certains comportements se manifestent avec une fréquence plus élevée dans des situations de mise en danger déterminées.

17L’enfant et ses caractéristiques s’intègrent dans le mésosystème « famille », dont les problématiques (violence domestique par exemple) peuvent aussi présenter un lien spécifique avec les situations de mise en danger ou avec des problèmes touchant certains membres de la famille dans d’autres systèmes21. Enfin, on peut observer dans une perspective plus large, des corrélations entre les situations de mise en danger et certains éléments du macrosystème, tels que la configuration institutionnelle ou les disparités culturelles.

18Les problématiques familiales et surtout les constellations dans l’environnement plus large semblent peser d’un plus grand poids que les caractéristiques de l’enfant proprement dites. Il n’est pas exclu cependant que les situations de mise en danger et les problématiques familiales aient une origine commune, dans le cas par exemple où la négligence et l’abus de substances peuvent découler d’une dépression de la mère. Nous chercherons ici à mettre en lumière avant tout les corrélations entre les caractéristiques et les circonstances, sans véritablement les ordonner dans une chaîne de causalité, même si quelques hypothèses peuvent être émises dans ce sens.

a. Age, sexe et origine

19La répartition par sexe ne fait pas ressortir de différences significatives, ni dans une perspective globale, ni plus spécifiquement selon les différentes situations de mise en danger. En revanche on observe, selon le type de mise en danger, des différences dans la répartition par âge au moment de la mise en œuvre de la première mesure. (p<.001). C’est dans la catégorie des conflits d’autonomie, par définition propres à l’adolescence, que l’âge moyen – 15 ans – est le plus élevé. Il est de 9 ans pour la première intervention pour cause de maltraitance physique et de 5 ans dans le cas des mesures motivées par la négligence ou par un conflit d’adultes. Lors de l’institution de la mesure, les filles ont généralement 2,4 ans de plus que les garçons (p<.05). Si l’on met les paramètres de l’âge et du sexe en relation avec les catégories de risque, on note que l’écart d’âge entre filles et garçons est essentiellement à mettre au compte des grandes différences à l’intérieur de la catégorie de la maltraitance physique. Pour les filles victimes de sévices corporels, la première mesure est en effet instaurée à 11 ans en moyenne, alors que l’âge moyen est de 3 ans pour les garçons (voir graphique 4). A y regarder de plus près encore, on s’aperçoit que toutes les filles ont plus de 7 ans au moment de l’instauration d’une mesure. Des mesures sont bien sûr instituées dans la moyenne enfance, voire au début de l’adolescence pour les garçons, mais si leur âge moyen est nettement plus bas, c’est surtout en raison des mesures mises en place dans les deux premières années de vie. La psychiatrie infantile nous enseigne que les garçons se distinguent des filles par des comportements plus visibles et manifestes dans la prime enfance et que la plupart des troubles de l’enfance touchent des garçons22. On peut supposer que les parents sont dépassés par les problèmes de comportement de leur enfant et qu’ils y réagissent avec des moyens inappropriés (châtiment). Cottier23 constate pour sa part que s’agissant des garçons, les mesures instaurées à l’adolescence relèvent souvent du droit pénal, alors que les filles de la même tranche d’âge restent sous l’autorité du droit civil. Derrière les comportements délinquants des adolescents de sexe masculin, il peut très bien y avoir des situations de mise en danger. Ces cas n’apparaissent pas parmi les mesures relevant du droit civil. Enfin, les différences observées entre filles et garçons quant à l’âge au moment de l’instauration de la mesure tiennent peut-être à ce que les jeunes adolescents se défendent plus facilement que les filles ou qu’on leur prête une plus grande capacité de défense. Enfin, l’analyse met au jour une réalité qui laisse songeur, à savoir que dans l’échantillon sous analyse, toutes les filles victimes de mauvais traitements corporels sont issues d’un contexte de migration24. Aux précédents modèles explicatifs pourraient donc s’ajouter ici des motifs liés à la condition de migrants et à leur mode d’interaction avec les services.

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Graphique 4 : âge au moment de l’instauration de la mesure, selon le sexe et la situation de mise en danger

b. Troubles du comportement

20Les troubles du comportement des enfants peuvent avoir pour cause l’une ou l’autre des situations de mise en danger décrites précédemment. Inversement, on peut admettre que les enfants qui attirent l’attention par leur comportement sont plus vulnérables. Les liens de causalité ne sont pas évidents à établir, mais la coïncidence de troubles du comportement et de certaines situations de mise en danger livre quelques indices majeurs. Prenant appui sur les ouvrages de référence de pédopsychiatrie25, nous avons défini les troubles du comportement infantiles le plus largement possible en retenant les critères que voici : agressivité, dyssocialité26, comportement sexualisé, baisse des performances (scolaires), abus de substances, difficultés à réguler la distance à autrui, comportement autodestructeur, ainsi que les symptômes somatiques. Pour ce qui est de l’interprétation des troubles consignés dans les dossiers, il faut se rappeler que les troubles de régulation de la distance à autrui ne sont pas aussi manifestes que l’agressivité excessive ou la baisse des performances scolaires, ces deux éléments faisant d’ailleurs l’objet d’un contrôle institutionnel continu, spécialement par l’école pour ce qui est des résultats scolaires. En d’autres termes, les performances sont soumises à une observation et évaluation constantes, contrairement aux tendances autodestructrices par exemple.

21Les différentes situations de mise en danger ne sont pas toutes associées à un nombre égal de troubles. C’est dans la catégorie des conflits d’autonomie que se concentrent le plus grand nombre de difficultés, avec un profil quasi classique conjuguant agressivité, dyssocialité, baisse des performances et abus de substances (voir graphique 5), ce profil correspondant en tout point au tableau typique de l’adolescent en crise, c’est-à-dire du jeune qui se montre agressif à la maison et à l’école, sèche les cours, fugue, ne travaille plus en classe ni en apprentissage et consomme de l’alcool à l’excès.

22Avec une valeur moyenne de respectivement 1,7 et 1,5 trouble du comportement, les enfants victimes de maltraitance physique ou de négligence attirent moins l’attention par leur comportement que les jeunes en conflit d’adolescence. Chez les enfants physiquement maltraités, les troubles touchent surtout à la performance scolaire ou se manifestent par un ensemble de symptômes somatiques qu’il faut aussi mettre en rapport avec les sévices proprement dits. Les enfants victimes de négligence, dont les besoins fondamentaux ne sont pas comblés par les plus proches personnes de référence, semblent surtout se distinguer par des difficultés à réguler la distance interpersonnelle. Contrairement à l’agressivité et à la baisse de performances, symptômes certes moins typiques mais légèrement plus fréquents dans cette catégorie, ces difficultés ne sont pas immédiatement perceptibles de l’extérieur et il n’est donc pas exclu qu’on en sous-estime l’ampleur.

23Les enfants pris en étau dans un conflit parental n’affichent pratiquement pas de troubles du comportement. Cela vaut aussi si l’on écarte les enfants en très bas âge faisant l’objet d’une procédure de constatation de paternité et à qui les différentes catégories de comportement ne s’appliquent que dans certaines limites. Si les troubles du comportement sont peu fréquents dans les cas de conflits parentaux, c’est vraisemblablement parce que l’attention des professionnels se porte moins sur l’enfant que sur la médiation entre les adultes en conflit qui vise à préserver l’intérêt de l’enfant.

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Graphique 5 : troubles du comportement selon les situations de mise en danger

c. L’environnement familial

24Les problèmes que peut présenter l’environnement familial d’un enfant menacé dans son développement sont multiples. Dans l’analyse des dossiers, nous avons cherché à savoir s’il y a eu des violences domestiques dans la famille, si les parents ont souffert de toxicodépendance ou d’une maladie psychique, s’ils ont été en conflit avec le droit pénal ou encore s’ils se sont débattus dans la pauvreté. Il s’agit ici de cerner quelques problématiques importantes, mais la liste ne prétend pas à l’exhaustivité.

25A partir du moment où l’on place les difficultés familiales sous la loupe, il est judicieux de s’intéresser aussi à la composition de la famille et à son contexte d’habitation. Les deux parents vivent-ils sous le même toit avec l’enfant ? L’un des deux parents élève-t-il seul son enfant ? L’enfant vit-il en dehors de son noyau familial ? Les processus étudiés ici s’étendent sur plusieurs années et il faut partir du principe que la situation familiale de certains enfants évolue. Pour les besoins de l’étude, nous avons arrêté le curseur sur la situation qui prévalait à l’instauration des mesures protectrices de droit civil et sur la situation à la fin du mandat27.

26Un regroupement des problématiques familiales par situations de mise en danger montre que dans les cas de négligence ou de maltraitance physique, les familles vivent des difficultés multiples correspondant à un schéma typique (cf. graphique 6). La très grande majorité des familles dans lesquelles l’enfant est physiquement maltraité vivent dans la pauvreté (80%), une caractéristique qu’il faut sans doute corréler avec la proportion élevée de familles migrantes (57%). En outre, l’un des deux parents est le plus souvent en contact avec les autorités pénales (83%) à quoi s’ajoutent très fréquemment des problèmes de violence conjugale (39%). Dans ces familles encore intactes au début de l’intervention, la violence est une composante transversale qui s’étend à plusieurs niveaux.

27S’agissant de la catégorie des enfants négligés, on observe dans 45% des cas un problème de toxicomanie des parents, dans 51% des cas un trouble psychiatrique et dans 47% des cas un contexte de pauvreté (47%). A la lumière de ces résultats, la négligence ne semble pas relever d’un acte intentionnel, mais résulte visiblement d’une situation où les parents sont dépassés par leurs tâches éducatives. On ne constate pas de concentration particulière en ce qui concerne le contexte d’habitation de l’enfant ; les enfants négligés vivant avec leurs deux parents sont proportionnellement aussi nombreux (41%) que ceux qui vivent avec un seul parent (27%) ou aucun d’entre eux (32%).

28Contrairement aux familles d’enfants physiquement maltraités ou négligés, les familles en butte à un conflit d’autonomie connaissent moins de difficultés, comme en témoigne la valeur moyenne de 0,34 situations problématiques. Si problèmes familiaux il y a, ils sont manifestement de nature larvée. En outre, si les familles à problèmes multiples sont absentes dans cette catégorie, on ne saurait en déduire que les familles à difficultés multiples ne connaissent pas de conflits d’autonomie. On peut imaginer en effet qu’elles aient été déjà en contact avec les institutions de protection des mineurs pour d’autres situations de mise en danger. Ces cas seraient alors classés dans la catégorie se rapportant à leur problème initial. Dans cette optique, on ne parlerait de conflit d’autonomie que pour les familles jusque-là inconnues des institutions. Une grande partie (60%) des conflits d’autonomie se produisent dans des familles monoparentales. Le risque que les conflits habituels de l’adolescence qui marquent la prise de distance entre les jeunes et leurs parents dégénèrent en un conflit d’autonomie est apparemment plus important lorsqu’il n’y a qu’un seul parent pour y faire face.

29Pour la catégorie des conflits parentaux autour de l’enfant, on voit se cumuler davantage de problématiques familiales, sans que l’on puisse pour autant discerner un profil particulier. Schématiquement parlant, on dira que les conflits d’adultes peuvent toucher tout le monde. Néanmoins, au moment d’entrer dans le système de protection des mineurs, 71% des enfants concernés par un conflit d’adultes vivent déjà dans une famille monoparentale.

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Graphique 6 : schéma des problématiques familiales, par situation de mise en danger

d. L’environnement élargi

30Au-delà des caractéristiques de l’enfant, des troubles comportementaux et des problématiques familiales, il est d’autres facteurs qui agissent sur une situation de mise en danger. L’organisation régionale des institutions chargées de la protection des mineurs ou encore les différences linguistiques et culturelles entre la Suisse alémanique et la Suisse romande peuvent aussi déterminer la manière d’appréhender les situations de mise en danger et sont ainsi à l’origine de disparités régionales.

31En ce qui concerne la répartition des situations de mise en danger, aucune différence significative n’est relevée entre les settings urbains dotés d’autorités professionnelles et les settings ruraux dotés d’autorités de milice. La fréquence ne varie pas davantage d’une région linguistique à l’autre. En outre, on ne note aucune différence culturelle sensible d’une région linguistique à l’autre en ce qui concerne la fréquence des troubles du comportement et des problématiques familiales, si tant est que la taille du groupe autorise une comparaison statistique28. En revanche, les professionnels ne réagissent pas au même moment aux menaces de mise en danger. Ainsi, les enfants négligés ou physiquement maltraités faisant l’objet d’une mesure sont nettement plus jeunes en Suisse romande, l’âge moyen se situant respectivement à 3 et 5 ans, alors qu’il est respectivement de 7 et 15 ans en Suisse alémanique. Dans la catégorie des enfants maltraités, l’âge moyen à l’instauration de la mesure est en outre nettement plus bas en ville (7 ans) qu’à la campagne (15 ans). Ces écarts suggèrent que l’on apprécie différemment les situations de mise en danger d’un setting à l’autre et que les réponses apportées sont aussi différentes, mais les données disponibles ne permettent pas d’en dégager les causes.

1.3. Conclusion

32Les enfants pris en charge par les institutions de la protection des mineurs sont différemment touchés par les diverses situations de mise en danger, du moins si on classe leurs situations en fonction de la perception des professionnels au moment de l’instauration d’une mesure protectrice. Les diverses menaces pour le développement de l’enfant ont été classées, en référence à Bronfenbrenner29, selon les caractéristiques de l’enfant, la constellation familiale et l’environnement élargi. En voici une récapitulation destinée à livrer le tableau le plus complet possible.

33Les formes de maltraitance psychique ne suffisent manifestement pas à justifier une curatelle ou un retrait du droit de garde. Elles se perçoivent plus volontiers comme un symptôme concomitant plutôt que comme une situation qui appelle par elle-même une mesure protectrice. De même, la maltraitance sexuelle constitue-t-elle un motif de protection plus rare qu’on le pense communément. Vu les graves conséquences d’une fausse suspicion dans ce domaine, les professionnels font montre de prudence et ne s’expriment pas explicitement sur les abus sexuels ce qui ne signifie pas encore qu’ils n’entreprennent rien pour assurer à l’enfant la protection qui s’impose.

34Les mesures protectrices motivées par des conflits d’autonomie et des mauvais traitements corporels sont un peu plus fréquentes, ces deux catégories présentant une série de traits typiques. Les adolescents concernés par un conflit d’autonomie correspondent au profil classique que les médias dressent du jeune à problème : consommation de drogues, comportement agressif envers les pairs et la famille, fugues, larcins, difficultés scolaires. Ces jeunes vivent le plus souvent avec leur mère seulement. Pour le reste, ces familles ne semblent pas plus particulièrement en difficulté. Peut-être parce que les enfants des familles plus perturbées tombent plus tôt dans le filet de la protection des mineurs. Dans l’échantillon examiné, ce sont les familles qui maltraitent physiquement leurs enfants qui cumulent le plus grand nombre de problématiques. La pauvreté, les conflits avec la loi sont ici omniprésents. La plupart de ces familles sont issues de l’immigration et ce fait doit être mis en rapport avec les problèmes mentionnés plus haut. Dans des circonstances aussi difficiles, les coups et sévices tiennent lieu de soupape – et ce sont les maillons les plus faibles du système familial qui paient pour le désarroi des parents en butte à de lourds problèmes. Leur poids explique sans doute pourquoi le noyau familial, encore intact au début de la mesure, se désagrège souvent par la suite. Rares sont en effet les familles qui présentent la même composition au début et à la fin de la mesure. Les enfants victimes de maltraitance physique connaissent des difficultés scolaires et souffrent de symptômes somatiques. Le fait que de nombreuses filles victimes de sévices corporels soient issues de l’immigration ouvre quelques pistes pour le travail de prévention sur les stéréotypes sexués en même temps qu’il invite à réfléchir sur la manière dont les parents et les services perçoivent les conflits d’autonomie30.

35Dans la protection des mineurs en droit civil, les cas de négligence sont plus fréquents que les cas de maltraitance. Au moment du premier contact avec les institutions de protection, les enfants négligés se répartissent à peu près à parts égales entre familles complètes et familles monoparentales. Le profil typique des problèmes familiaux – pauvreté, abus de substances et maladie psychique des parents – met en lumière l’incapacité des parents à assumer leurs tâches éducatives. Comme nous l’avons évoqué au moment de définir les situations de mise en danger, le caractère intentionnel joue un rôle mineur dans les cas de négligence. Les passages de la curatelle au retrait de garde sont très nombreux en l’espèce, ce qui suggère qu’au départ, les situations de négligence ne sont pas appréciées dans toute leur acuité. La plupart des placements – avec ou sans retrait de la garde – ont lieu pour des cas de négligence. A la levée de la mesure, seul un tiers des enfants environ vit (à nouveau) avec un ou deux parents. Les enfants négligés n’attirent pas autrement l’attention par leur comportement. La prévalence légèrement plus marquée d’attitudes agressives ou de baisses de performances tient probablement à ce qu’il s’agit en fait des comportements les plus flagrants ou des comportements les plus étroitement surveillés.

36Les conflits d’adultes autour de l’enfant sont, quantitativement parlant, de loin les plus importants. On ne distingue dans cette catégorie aucun profil typique chez l’enfant ou dans la situation familiale, probablement en raison de l’hétérogénéité de ce groupe, dont le poids s’explique surtout par la mission dont est investie la protection des mineurs dans les procédures de séparation et de divorce.

37L’analyse des dossiers de quatre régions de Suisse livre un premier aperçu de la situation et des problèmes des enfants concernés et ouvre quelques pistes pour assurer une meilleure protection aux enfants mis en danger. Puissent les prochains projets de recherche explorer plus avant la perspective des enfants afin de dégager des moyens plus efficaces encore.

Notes de bas de page

1 US Department of Health & Human Services 2004.

2 Münder et al. 2000.

3 Voir l’annexe.

4 Bronfenbrenner 1979

5 Münder et al. 2000.

6 Kalichman et al. 1989 ; Finlayson et Koocher 1991 ; Kalichman et Craig 1991 ; Renninger et al. 2002.

7 Bange 1992.

8 Voir Coohey 2003.

9 Voir Glaser 2002. La littérature spécialisée parle souvent aussi de « maltraitance émotionnelle », de « cruauté mentale » ou de « maltraitance psychologique », ce qui donne peut-être la mesure des difficultés définitionnelles.

10 Voir Spertus et al. 2003.

11 P.ex. Münder et al. 2000 ; Glaser 2002 ; US Department of Health & Human Services 2004.

12 Münder et al. 2000.

13 Engfer 1986.

14 Münder et al. 2000.

15 Les données se rapportent aux résultats pondérés (voir annexe).

16 Finlayson et Koocher 1991 ; Fegert et al. 2001 ; Roberts et al. 2004.

17 Siegrist 2005.

18 Münder et al. 2000 ; Glaser 2002.

19 Il s’agit d’un cas de maltraitance sexuelle constituant la toile de fond d’une constatation judiciaire de paternité qui s’accompagne toujours d’une curatelle.

20 Bronfenbrenner 1979.

21 Comme nous l’avons vu en début de chapitre, un tel exosystème pourrait être constitué par le travail du père. Que les problèmes du père au travail, ou carrément l’absence de l’exosystème considéré puissent concourir à la menace sur le développement de l’enfant, semble tout à fait plausible.

22 Steinhausen 2000.

23 Cottier 2006.

24 Dans l’échantillon, toutes les mères des filles physiquement maltraitées sont d’origine étrangère, de même que les pères lorsqu’ils sont connus. Chez les garçons, la relation est équilibrée. Les effectifs (quinze enfants physiquement maltraités) imposent des limites d’inférence quant à la composition de ce groupe en tant que clientèle des services de tutelle. Comme dans l’ensemble de l’ouvrage, il s’agit ici de résultats d’un processus institutionnel, forcément sélectif, qui interdit des inférences directes quant à la population générale.

25 Steinhausen 2000.

26 Formes larvées de troubles du comportement social (atteintes à la propriété, transgressions).

27 Le paragraphe1.3 (conclusion) revient plus en détail sur cet aspect du développement qui ne figure pas au centre du présent chapitre.

28 Seules les fréquences de la négligence et des conflits d’adultes étaient suffisamment importantes dans les quatre régions pour autoriser une comparaison statistique.

29 Bronfenbrenner 1979.

30 Cf, à ce propos, Garland et Besinger 1997

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