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Introduction

p. 19-33


Texte intégral

1L’autorité tutélaire d’une commune cherche à rencontrer une femme qui vient d’accoucher d’un enfant. La femme n’étant pas mariée, l’autorité vise la nomination d’un curateur pour établir la filiation paternelle selon l’art. 309 CC. La mère de l’enfant se refuse cependant à toute collaboration et il faudra attendre plusieurs semaines pour qu’elle consente à se présenter à l’autorité avec son bébé, alors âgé de quatre mois. Deux jours avant le rendez-vous convenu, l’enfant décède. Affaibli par la privation de nourriture qui devait le punir de ses pleurs, il a été secoué à mort par le père présumé. Cinq ans plus tard, un tribunal condamnera les parents pour homicide par dol éventuel : L’interrogatoire des témoins a surtout mis une chose en évidence : ce n’est qu’après coup que les indices de faits troublants ont pu être reconnus comme tels. En automne 2003, il n’était guère possible de tirer les bonnes conclusions (NZZ du 23.2.2008). L’autorité tutélaire, au dire de son secrétaire, disposait de « signes d’une situation singulière (…). Mais ces indices ne suffisaient pas à légitimer une entrée en force au domicile du jeune couple pour lui retirer son bébé. Il n’était pas question d’agir de manière disproportionnée, sans compter que l’avocat [de la mère]faisait pression. » (NZZ, 8.2.2008)

2Un jeune élève du primaire présente de sérieux problèmes de discipline et dérange la classe. La direction de l’école consulte le psychologue scolaire, lequel met le comportement du jeune garçon sur le compte d’une « situation familiale traumatisante ». La discussion avec les parents s’avère difficile, les fronts ne tardent pas à se durcir. L’école signale la situation de mise en danger à l’autorité tutélaire, laquelle prononce le retrait de la garde pour manque de coopération des parents. La police se rend au domicile de l’enfant, l’emmène et le place dans une institution. Deux jours après, le tribunal de district, saisi par les parents, annule la décision de l’autorité tutélaire. L’enfant rentre à la maison. Le membre compétent de l’autorité tutélaire justifiera plus tard la décision officielle par l’incertitude qui grevait l’état de fait : « Nous étions placés devant un grave dilemme : fallait-il intervenir ou rester simplement spectateurs ? (…) Si nous n’avions rien entrepris et qu’il était arrivé quelque chose [au garçon], on nous l’aurait reproché à raison. » (NZZ am Sonntag, 20.4.2008)

3Dans leur dimension dramatique, ces deux cas récents, amplement relatés et commentés dans la presse, ne sont bien entendu pas représentatifs de la protection de l’enfant en droit civil. Parmi les quelque 32 000 mesures de protection de l’enfant instituées aujourd’hui en Suisse en vertu des articles 307 à 312 du code civil, rares sont celles qui concernent des situations aussi tragiques que celle du premier exemple relaté, même s’il faut rappeler que, bon an mal an, un enfant meurt presque chaque mois sous la violence parentale. S’agissant du second cas, on retiendra qu’il est plutôt exceptionnel que sur recours des parents, un tribunal en vienne à lever une décision des autorités au motif qu’elle est manifestement disproportionnée.

4Pourtant, c’est au travers de leur caractère extrême que ces deux cas illustrent de manière exemplaire une des difficultés fondamentales de l’intervention de l’Etat au nom du bien-être de l’enfant. Les mesures arrêtées, on le voit, peuvent échouer dans les deux sens : trop faibles, elles ne sont pas à même d’assurer à l’enfant la protection que la loi réclame, trop fermes, elles remettent inutilement en cause le statut juridique des parents. Le fait est que les autorités et leurs organes d’exécution n’ont pas les moyens de connaître une situation dans toute son étendue ni de prévoir en détail les effets des mesures prononcées. Néanmoins, il faut trancher et décider, en somme, sur la base d’une information incomplète avec toute l’incertitude qui s’y attache.

5Le problème tient à la mission même de la protection des mineurs en droit civil. Celle-ci consiste à garantir les chances de développement aux enfants, y compris à ceux dont l’entourage familial est impuissant à assumer cette responsabilité ou incapable de l’endosser sans le soutien de l’Etat. Elle trouve son assise légale dans le livre deuxième du droit de la famille du code civil suisse, plus précisément dans la partie traitant de l’autorité parentale. L’art. 307 al. 1 CC dispose : « L’autorité tutélaire prend les mesures nécessaires pour protéger l’enfant si son développement est menacé et que les père et mère n’y remédient pas d’eux-mêmes ou soient hors d’état de le faire ». En définissant le but de l’intervention et en spécifiant les conditions qui la légitiment, l’article définit le sens de l’action dans la protection des mineurs en droit civil1 :

  • Il s’agit d’une intervention, c’est-à-dire d’un acte d’ingérence dans la liberté et le statut des parents, soumis à des conditions particulières, et non pas d’une action générale de détection précoce ou de surveillance exercée par l’Etat.
  • L’intervention s’opère indépendamment de la volonté des parents, au besoin contre leur gré, ce qui signifie qu’elle peut être imposée par la contrainte2 – et qu’elle doit l’être lorsque les circonstances l’exigent.
  • L’intervention entend compléter l’action des parents ou s’y substituer – selon le principe de subsidiarité – dans la mesure où les parents sont hors d’état de ou non disposés à agir. Elle n’a d’autre but que d’assurer le bien-être de l’enfant et ne vise aucunement à punir les parents.
  • Conformément au principe général de la proportionnalité, l’Etat n’intervient que lorsque c’est nécessaire et avec des moyens appropriés. L’intervention restera la plus faible possible mais sera aussi intense que nécessaire.
  • L’intervention se rapporte doublement à l’avenir puisqu’elle vise d’une part à exercer une influence bénéfique sur l’enfant en tant qu’adulte en devenir3 et qu’elle cherche d’autre part à prévenir des événements qui risquent de se produire dans le futur. En somme, ce ne sont pas les atteintes que l’enfant a déjà subies qui justifient la mesure, mais plutôt la simple probabilité que surviennent à l’avenir des événements de nature à compromettre ses chances de développement.

6La difficulté de l’intervention de l’Etat tient pour l’essentiel à cette double dimension prospective. Premièrement, les dangers qui guettent l’enfant s’évaluent ou se présument principalement sur la base des dommages qu’il a déjà subis. Dès lors que l’on cherche à agir « avant qu’il ne soit trop tard », il faut disposer d’un système étendu et non spécialisé de détection précoce et de normalisation4. Ainsi que nous le montrent les deux exemples présentés en introduction, le signalement d’une mise en danger de l’enfant suppose un système d’observation des comportements déviants, qu’il soit formel et de nature étatique ou informel et d’ordre privé. La réponse apportée par la protection des mineurs aux signalements contribue à son tour à définir les normes de « l’enfance », puisqu’elle trace les limites des comportements socialement acceptables vis-à-vis de l’enfant5. Deuxièmement, quand bien même les chances de développement d’un enfant ont été un jour compromises, une mesure ne sera instituée que si l’on estime que la situation de mise en danger peut se reproduire ou se répéter à l’avenir. Tout dépendra ici de l’image que donnent les parents, de la manière dont ils se présentent6. L’instauration d’une mesure est donc liée à la caractérisation des parents. Dans bien des cas, ces derniers acceptent mal la manière dont on les qualifie ; ils voient dans la mesure une punition (non méritée) qui restreint leurs droits et leur impose de surcroît des obligations.

7Le présent ouvrage se propose d’éclairer la manière dont le mandat légal de protection est mis en œuvre dans ce contexte général. Les auteurs braquent leurs projecteurs sur l’action des autorités et des travailleurs sociaux, sur leur manière de gérer l’incertitude et l’indétermination inhérentes à la dimension prospective de la protection des mineurs, ainsi que sur les risques qui résultent de sa nature contraignante. L’ouvrage repose sur un vaste projet de recherche en trois volets7 :

  • une analyse quantitative des dossiers concernant 164 cas de protection des mineurs de plusieurs cantons ou villes (« settings ») ;
  • huit études de cas qualitatives réalisées à partir d’entretiens avec les parents, les représentants des autorités et les mandataires ;
  • une enquête écrite représentative menée auprès de 399 autorités tutélaires et services sociaux de toute la Suisse portant sur la structure et les effectifs de l’institution, sur la perception des problèmes et sur la démarche.

8A partir du matériel réuni, les différents chapitres décrivent les problèmes auxquels se confrontent les différents acteurs, comment ils les appréhendent et comment l’organisation conditionne leur action. Chaque chapitre est complété par la contribution de praticiens ou théoriciens du travail social. Invités à livrer les réflexions que leur inspire l’étude, les auteurs extérieurs8 en commentent certains résultats, en évaluent la portée et la pertinence et en tirent des enseignements pour l’activité de terrain.

9Nous nous attacherons à présent à poser un cadre de référence théorique commun à l’ensemble des parties empiriques et à situer les différents chapitres de l’ouvrage.

1. Mise en danger de l’enfant, organisation de la protection des mineurs et risque de l’intervention : une approche théorique centrée sur les acteurs

10La présente recherche traite de la décision sous incertitude. En plaçant la protection de l’enfant dans cette perspective, elle s’appuie sur une série de présupposés théoriques qu’il importe de clarifier9. L’étude admet d’abord qu’agir consiste pour l’essentiel à décider et est le fait d’acteurs – organes ou individus – définis. Il y a décision aussi lorsque ces acteurs agissent de façon inconsciente ou automatique comme dans les tâches routinières, puisqu’ils décident, justement, de ne pas décider. Il est supposé ensuite que les acteurs prennent habituellement leurs décisions de façon rationnelle, c’est-à-dire selon des principes définis et compréhensibles, la règle d’or consistant en substance à retenir de deux solutions celle qui promet le plus grand bénéfice. Le bénéfice escompté dépend bien sûr des circonstances, le choix du décideur étant, à deux égards au moins, fonction du contexte social :

  1. La situation de décision est socialement construite et elle est fonction de normes sociales. Dans la protection des mineurs, la définition du problème et les possibilités d’action sont largement dictées par le droit, mais sont aussi déterminées par d’autres normes et concepts souvent moins formels. Il en va de même s’agissant de l’évaluation des possibles résultats de l’action.
  2. Tant les possibilités d’action que les résultats – en d’autres termes les coûts et les bénéfices d’une action – sont déterminés par le rapport aux autres acteurs. Or, si le comportement de ces derniers présente une certaine régularité qui permet, par l’expérience répétée, de fonder des attentes précises, on peut parler de structure. L’organisation de la protection des mineurs établit plus spécifiquement à qui incombe telle décision dans telle situation et donc qui répond des conséquences d’une intervention ou d’une non-intervention.

11La règle d’or du choix rationnel, qui veut que l’on opte pour la variante la plus profitable, sous-entend que le décideur est parfaitement au clair et convaincu de l’utilité et de la faisabilité de chaque variante envisagée. Or, il est tout simplement absurde de penser qu’un décideur, dans quelque domaine que ce soit, puisse être en possession de la totalité des éléments d’appréciation nécessaires, si bien qu’il y a lieu de compléter la règle de rationalité et d’introduire une dimension prévisionnelle. Cette dimension, qui forme le troisième présupposé de la présente étude, revient à affirmer que le choix entre les différents moyens d’action est guidé par des attentes. L’utilité de chaque variante s’apprécie donc aussi en fonction de la probabilité subjective (probabilité estimée par le décideur) qu’une action donnée produise un résultat déterminé. Plus le résultat de l’action envisagée est incertain, plus le bénéfice attendu doit être important pour que la variante considérée demeure attractive et l’emporte sur une variante de moindre utilité, mais d’une utilité évidente. Un raisonnement que résume parfaitement l’adage « un tiens vaut mieux qu’un deux tu l’auras ». De manière générale, les acteurs n’engageront une action que si le gain escompté dépasse l’investissement prévu. A l’inverse, ils n’écarteront en principe10 une action risquée que si le préjudice attendu est supérieur à l’investissement supposé nécessaire pour le prévenir. Une dimension subjective entre également en jeu, dans la mesure où tout dépend de la probabilité avec laquelle on estime que le préjudice en question se produira (probabilité de survenance subjective) et du degré de certitude quant à l’efficacité des mesures engagées pour prévenir le préjudice (attentes de contrôle).

12Nous allons transposer maintenant ces quelques considérations très générales sur le terrain de la protection des mineurs, qu’il faut comprendre comme un système de prévention et d’élimination des mises en danger du développement de l’enfant. Il s’agit de montrer à quel point le constat d’une mise en danger, mais aussi la nécessité d’une mesure protectrice et l’impact qu’on en escompte, sont entachés d’incertitude, tant pour les autorités que pour les professionnels. Par ailleurs, nous développerons la thèse que l’organisation de la protection de l’enfant (spécifiquement la constellation autorités/service sociaux = setting) et l’organisation interne de services respectifs déterminent grandement la manière de gérer ces risques. C’est l’organisation qui rend les risques maîtrisables pour les individus, en les fractionnant et en les atomisant pour les répartir entre différents acteurs ou pour les rendre carrément invisibles.

1.1. Bases légales

13Le code civil reste ouvert dans sa formulation, tant pour ce qui est des conditions d’intervention que pour les mesures protectrices à envisager, laissant ainsi aux autorités une grande marge d’appréciation.

  • Les notions de bien-être de l’enfant et de mise en danger de son développement – toutes deux déterminantes pour l’engagement d’une mesure protectrice – appellent assurément une interprétation11. La mise en œuvre de ces dispositions générales et notions juridiques indéterminées est du ressort des autorités. Dans la pratique, celles-ci recourront à des concepts de sciences humaines solidement établis et communément fondés sur la vision du développement psychosocial équilibré qui prévaut dans les sciences thérapeutiques12. L’étude historique de la protection de l’enfant montre comment ces concepts dépendent des modèles familiaux dominants à l’époque considérée13 et comment ils déterminent, dans un raisonnement circulaire, les actions qu’ils légitiment.
  • Le code civil prévoit quatre groupes de mesures qui fixent le cadre juridique des interventions concrètes des travailleurs sociaux :
    1. Rappel des parents, ou de l’enfant, à leurs ou ses devoirs, mise en garde et instructions, et institution d’un droit de regard et d’information (art. 307, al. 3 CC) ;
    2. Curatelles : curatelle d’assistance éducative au sens de l’art. 308 CC, qui peut être assortie de restrictions spécifiques de l’autorité parentale (art. 308, al. 3)14 ; curatelle pour l’établissement de la filiation paternelle selon l’art. 309 CC ; curatelle pour l’administration des biens de l’enfant selon l’art. 325 CC15 ;
    3. Retrait du droit de garde selon l’art. 310 CC qui prive les parents du droit de choisir le lieu de vie de leur enfant (le plus souvent couplé à une curatelle selon l’art. 308 CC) ;
    4. Retrait de l’autorité parentale selon l’art. 311 CC (sans l’avis des parents) ou 312 CC (à la demande des parents ou lorsque ceux-ci ont donné leur consentement à l’adoption de l’enfant).

14Il existe, on le voit, différents paliers en fonction de la gravité des mesures ou plutôt de la restriction de l’autorité parentale. Le principe de proportionnalité, explicitement formulé aux articles 307 à 311 CC, implique que l’on opte dans tous les cas pour les mesures les moins restrictives parmi celles qui sont jugées adéquates16.

15Sur cette base indéfinie s’agissant du type et des conditions d’intervention, il est possible d’instituer une « mesure sur mesure » pour le cas particulier17 et la curatelle s’y prête particulièrement bien. Elle est en effet modulable, tant au niveau de ses objectifs que des restrictions qu’elle impose, ce qui explique qu’on y recourt très fréquemment. Entre 2001 et 2006, 60% des mesures protectrices de l’enfant instituées étaient des curatelles18.

1.2. Organisation

16La protection de l’enfant en droit civil fait partie du droit de tutelle et son organisation en porte grandement l’empreinte. Le fédéralisme helvétique laisse ici les cantons libres de s’organiser comme bon leur semble (art. 361, al. 2 CC), si bien que l’on trouve en Suisse de multiples modes d’organisation et types d’autorité19. Dans tous les cantons cependant, les mesures protectrices sont mises en œuvre par l’autorité tutélaire et leur exécution est confiée à un tuteur ou un curateur. Ce dernier est tenu de rendre régulièrement compte de son activité, mais est le plus souvent rattaché à un service social (au sens large du terme) non directement subordonné à l’autorité.

17Dans de nombreux cantons, à commencer par les cantons alémaniques, le conseil communal assume, en sa qualité d’exécutif communal, aussi le rôle d’autorité tutélaire. Les communes de plus grande taille instituent souvent à cet effet leur propre autorité si la législation cantonale les y autorise, parfois avec un domaine de compétence qui combine tutelle et aide sociale. Plusieurs cantons romands délèguent cette tâche aux juges de paix ou tribunaux de district et, pour certains, vont jusqu’à constituer une chambre judiciaire des tutelles. Les autorités professionnelles forment la grande exception, mais étant essentiellement implantées dans les grandes villes et les cantons-villes, elles n’en couvrent pas moins une population considérable.

18La grande diversité des types d’autorités tutélaires se trouve encore amplifiée du fait que l’aide sociale et son organisation sont du ressort quasi exclusif des cantons ou des communes. On distingue deux grands types d’organisation des services sociaux : d’une part les services sociaux chargés de l’exercice des mandats de tutelle mais n’intervenant jamais en amont, c’est-à-dire des services qui ne prennent pas part à l’enquête qui précède l’institution d’une mesure (« tutelles officielles ») et d’autre part, les services sociaux qui participent aussi bien à la prise de décision qu’à l’exécution d’une mesure (services sociaux polyvalents ou institutions spécialisées de protection de la jeunesse « services de la jeunesse », « secrétariat à la jeunesse » etc.). Bien souvent, ce sont eux qui sollicitent l’instauration d’une mesure de droit civil et qui se chargent ensuite aussi de l’exécuter20.

19A l’évidence, la marge et les moyens d’action dont disposent les membres des autorités et les collaborateurs des services sociaux varient selon le mode d’organisation. Ainsi peut-on imaginer que pour un conseil communal investi de responsabilités budgétaires, les considérations financières pèsent autrement dans la balance que ce n’est le cas pour un tribunal. De même, une travailleuse sociale qui devra (ou pourra) se défaire d’un dossier au moment de l’instauration d’une mesure de droit civil évaluera-t-elle l’utilité de la mesure selon d’autres critères qu’une collègue appelée à assurer elle-même le mandat par la suite. A elles seules, ce type de considérations ne sauraient déterminer l’instauration d’une mesure, mais compte tenu de la vaste marge d’appréciation dont disposent les acteurs dans la décision et l’exécution du mandat, il serait erroné de penser qu’elles ne jouent aucun rôle – même si déontologiquement parlant, elles ne devraient aucunement influer sur la décision.

1.3. Décisions sous incertitude et risque

20La manière dont les acteurs exploitent, pour ainsi dire à leur propre bénéfice, la marge d’appréciation que leur reconnaît le dispositif légal, nous intéresse cependant moins que la façon dont ils gèrent l’incertitude qui naît du flou de la situation et de l’imprévisibilité fondamentale des développements à venir. Nous avons déjà pointé en introduction la double dimension prospective qui caractérise la protection de l’enfant en droit civil : les interventions sont destinées à écarter les menaces futures dans l’intérêt du développement de l’enfant. Dans les situations moyennement complexes telles qu’elles se présentent au quotidien, l’évolution de l’enfant et par conséquent aussi les effets d’une action déterminée ne peuvent se prévoir qu’avec une probabilité limitée. Plus une situation est complexe, plus les conséquences d’une décision sont imprévisibles et incertaines. Toute décision d’intervention est doublement frappée d’incertitude, puisque l’on ne sait pas exactement comment pourrait évoluer l’enfant sans intervention ni quel pourrait être son développement sous l’influence d’une mesure protectrice.

21A l’incertitude quant aux conséquences correspond une incertitude quant à la nécessité et à la légitimité de l’intervention. Elle découle d’abord de l’impossibilité de prédire le cours des choses en l’absence de toute mesure, et en second lieu du flou qui entoure la notion de « bien-être de l’enfant ». Cette notion ne constitue pas en soi un concept opérationnel21. La lecture d’une situation (qui devient un « cas » à partir du moment où une intervention est jugée nécessaire22) et la définition de la mesure reposent donc sur des décisions que les différents acteurs prennent diversement ou qu’ils fondent sur des théories ou croyances courantes qu’ils ne perçoivent pas consciemment comme telles23. Or, les décisions, dans un sens comme dans l’autre, risquent toujours de faire fausse route, comme nous l’ont montré les deux cas présentés en début de chapitre.

22La mise en danger du développement de l’enfant et l’incertitude qui l’entoure ne constituent un risque qu’en tant que conséquence d’une décision, par le fait même que celle-ci peut être imputée à un ou plusieurs acteurs définis, c’est-à-dire aux décideurs24. Le risque est particulièrement important, d’abord parce que la décision se prend dans l’incertitude et qu’elle touche au bien-être de l’enfant, que l’on sait de grande valeur, et ensuite parce que l’enfant est par définition un individu mineur à qui on ne reconnaît pas de capacité d’agir au plein sens du terme25. Dans cette logique, les événements sont dans tous les cas imputés aux adultes qui entourent l’enfant, en tant que résultante de leurs propres actions. Compte tenu du potentiel de contrainte qui caractérise la protection des mineurs, ces imputations touchent en première ligne les professionnels agissant au nom de l’Etat.

23Il est impossible de réduire le risque lié au danger encouru par l’enfant sans accroître le risque opposé d’une intervention non légitimable. En revanche, on peut le minimiser en fondant ses décisions sur l’état des connaissances socialement reconnues ou sur des procédures avérées ou, plus concrètement, en prenant appui sur les sciences humaines ou sur des modèles formalisés d’évaluation des risques26. Relevons que ces modèles s’inspirent aussi des connaissances les plus récentes en sciences humaines, quand ils n’en sont pas l’expression la plus avancée.

24La minimisation du risque est aussi le fait de l’organisation décisionnaire. Elle constitue l’environnement de l’action individuelle courante et imprime, avec ses présomptions de réalité, les orientations normatives de ses membres27. Elle agit à la manière de la « machine de conversation » de Berger et Luckmann28 qui densifie les routines de la communication quotidienne pour les fixer en certitudes d’ordre normatif et cognitif. Le système hiérarchique et le partage des tâches parcellisent les décisions en même temps que les risques, en les réduisant à des portions que l’individu est à même de maîtriser. Le collaborateur élabore un rapport qui servira de base de décision à son supérieur : chacun respecte les procédures et voies de services et génère ainsi la légitimité de la décision globale. La gestion du risque via l’organisation et la procédure – indissociable de l’Etat de droit moderne – comporte à son tour au moins deux dangers :

  • Dès lors que l’organisation définit la structure d’opportunités de ses acteurs29, elle gouverne leur comportement d’une manière souvent peu compréhensible ou peu rationnelle à la lumière du « cas ». Leurs compétences sont limitées et les routines bureaucratiques, inhérentes au partage des tâches, se heurtent aux attentes des destinataires, lesquelles sont de nature globale et se rapportent à leur univers quotidien. Les attentes et interprétations des destinataires ne se laissent pas transposer sans autre dans les concepts fondamentaux de l’organisation qui sont dictés par la loi.
  • Le mécanisme d’absorption des risques par l’organisation a pour corollaire une dilution des responsabilités. Celles-ci sont d’autant plus diffuses que les techniques de contrôle propres à toute organisation, notamment l’établissement de procès-verbaux ou la tenue de dossiers, sont négligées ou abandonnées parce que jugées de toute façon inadéquates. Les interventions sont engagées sur mandat de l’Etat, mais le mandat précis demeure inconnu ; il n’est pas clairement défini et sa réalisation n’est nulle part consignée. Du coup, personne ne sait vraiment qui est responsable de quoi, si le mandat est rempli ou non et quels sont les résultats obtenus.

2. Brève présentation des chapitres de l’ouvrage

25Si l’approche théorique a pour point de départ les acteurs, il en va de même pour la présentation des résultats de l’étude. Avant d’éclairer leur comportement sous l’angle de la théorie du risque et d’étudier les processus qui en résultent, nous commencerons par exposer dans le premier chapitre, les situations qui caractérisent la protection des mineurs en droit civil. Nous introduirons ici les principaux intéressés, c’est-à-dire les enfants et leurs parents, que nous avons étudiés de manière indirecte au travers des dossiers des autorités tutélaires et des services sociaux et, plus directement, par les études de cas. Cet examen nous apprend que plus de deux tiers des mesures protectrices se rapportent à des conflits d’adultes au sujet de l’enfant. En revanche, les actes de maltraitance, qui modèlent l’image de la protection des mineurs dans le grand public, ne représentent en termes relatifs qu’une petite minorité des cas, moins nombreux encore que les situations de négligence, elles-mêmes négligées au sens où l’on ne prend pas toute la mesure de leur étendue ni de leur impact au niveau individuel. Le regard du praticien sur ces trois catégories de problèmes apporte un éclairage nouveau et complémentaire aux résultats de l’étude.

26Le deuxième chapitre, fondé lui aussi sur l’étude des dossiers, poursuit l’exploration en s’intéressant aux acteurs professionnels associés à la préparation et à l’exécution des mesures. Le lecteur sera d’emblée frappé par le grand nombre d’intervenants par dossier. Celui-ci s’explique par l’organisation (ou setting), par la complexité des problèmes et par la nature des mesures, plutôt que par leur durée. Nous verrons aussi que les changements de mandataires ne sont pas rares, d’où plusieurs interrogations quant à la continuité de la prise en charge et au suivi relationnel, qui figurent au premier plan des commentaires des acteurs de terrain.

27Le troisième chapitre retrace la mise en place de la mesure, pour autant qu’il ait été possible de reconstruire ce processus à partir des dossiers. Le fait que plusieurs dossiers aient été incomplets augmente les difficultés méthodologiques. Là où ils sont conduits par des autorités de milice, il manque parfois jusqu’au procès-verbal de l’audition des parents. On observe également des effets de setting dans d’autres domaines : disparités dans l’accès au système de protection des mineurs, lesquelles résultent tout simplement des différences dans l’organisation des services sociaux, ou encore les différences au niveau de la durée de la procédure et de la motivation des décisions. Les commentaires des auteurs extérieurs s’attachent à examiner l’accès aux institutions et la coopération nécessaire entre autorité et services sociaux et décrivent aussi, sous l’angle légal, le bon déroulement de la procédure.

28Le quatrième chapitre, fondé lui aussi sur les dossiers, s’intéresse à l’exercice des mandats et à la fin des mesures. Parmi les éléments majeurs mis en évidence, il y a la faible probabilité qu’une mesure soit levée avant que l’enfant n’atteigne sa majorité. Sous l’angle de la théorie du risque, on peut y voir la conséquence d’une inversion de l’axe de légitimation. Ainsi, si l’instauration d’une mesure doit être motivée et qu’elle est par conséquent entachée de risques, il en va de même à l’autre bout, c’est-à-dire pour la levée de la mesure. En outre on peut supposer que la gestion des dossiers telle qu’elle se pratique dans les services sociaux n’est pas sans exercer un impact certain. Sur ces deux plans, il est probable que les relations entre les autorités et les services sociaux soient déterminantes en la matière. Les auteurs invités à s’exprimer sur la question traitent de la définition du mandat par l’autorité et de l’utilisation pertinente du rapport périodique en tant qu’instrument de contrôle.

29Fondé sur des études de cas qualitatives, le cinquième chapitre livre des indications sur les schémas d’interprétation subjectifs et sur les interactions à l’œuvre dans le triangle parents, autorités et mandataires et il s’écarte en cela du niveau formel des dossiers. L’étude met au jour une « dynamique de la double résignation » : lorsque les attentes des parents ne sont pas satisfaites, ces derniers, bien que demandeurs, réagissent souvent par la démission et le repli, et leur attitude contamine les mandataires tutélaires. Formellement, la mesure continue de courir, il ne se passe rien et il n’y a plus moyen de contrôler la situation en cas d’incident. Les auteurs invités ouvrent quelques pistes pour prévenir le glissement dans la double résignation, ils insistent tout spécialement sur le mode de relation entre autorités et mandataires.

30A partir des données d’une enquête réalisée à l’échelle suisse auprès des services sociaux et des autorités, le sixième chapitre traite de la question de la structure et de son influence sur le processus de la protection de l’enfant. Cette partie dresse d’abord un tableau des multiples modes d’organisation des autorités et révèle notamment une étroite corrélation entre le nombre de cas dont une autorité à la charge et sa propension à intervenir. On s’aperçoit ainsi que plus une autorité à d’expérience, moins elle tend à restreindre les droits parentaux. Dans la perspective de la thèse du risque, cette observation revient à dire que les attentes de contrôle, c’est-à-dire la confiance en la contrôlabilité des événements, augmentent avec l’expérience. Les auteurs invités replacent ces éléments dans le débat actuel autour de la professionnalisation des autorités de tutelle.

31Les différents chapitres et leurs parties introductives sont conçus pour permettre une lecture séparée. Il s’ensuit une certaine redondance pour laquelle nous en appelons à l’indulgence du lecteur. La conclusion dresse un bref bilan général théorique et pratique.

Notes de bas de page

1 Voir à ce propos : Hegnauer 1998 ; Häfeli 2005 ; Meier et Stettler 2009 ; et plus spécifiquement pour l’art. 307 CC : Henkel 1977.

2 L’élément de contrainte n’est donc pas d’emblée intégré dans la définition de l’« intervention » (voir p. ex. Lüssi). L’importance de la dimension contraignante varie bien sûr de cas en cas (Rooney 1992) et importe peu en l’espèce, l’essentiel résidant dans la possibilité de principe de recourir aux instruments de pouvoir de l’Etat pour pouvoir aussi agir malgré la résistance des parents. A partir de là, les événements qui résultent de l’intervention, mais aussi de la non-intervention, sont imputés en principe à l’Etat et aux personnes qui agissent en son nom.

3 La version française de l’art. 307 al. 1 CC met bien en évidence la vision prospective du bien-être de l’enfant en ce sens qu’elle parle du « développement de l’enfant », alors que la version allemande parle uniquement du « bien de l’enfant ». En revanche c’est la notion de « bien de l’enfant » qui l’emporte dans le cas de l’attribution de l’autorité parentale après un divorce (art. 133 al. 2 CC) et dans le cas de l’adoption (art. 264 CC) (Stettler 2006).

4 Sur les traces de Foucault : Donzelot 1977 ; Parton 2008.

5 A propos de la construction de l’enfance par les institutions voir James et James 2004.

6 Dingwall et al. 1995.

7 Le relevé des données et les méthodes d’évaluation sont exposés plus en détail dans les annexes « Données et méthodes ».

8 Les contributions des auteurs extérieurs à la recherche reflètent leurs opinions personnelles et ne représentent pas nécessairement le point de vue des organisations qui les emploient.

9 La théorie des acteurs et de l’action qui est ici esquissée à gros traits s’inspire des versions de la théorie de l’action rationnelle, enrichie par des éléments de l’interactionnisme symbolique (voir notamment Esser 1999). Pour une approche plus centrée sur la justificabilité de la décision, voir Boudon 2002. Pour une critique du resserrement de l’agir à l’intention et à la décision, voir aussi Joas 1996.

10 Pour une vision plus large et plus précise, voir l’abondante littérature consacrée à ce qu’il est convenu d’appeler les anomalies, laquelle a considérablement contribué à affiner le concept (notamment Tversky et Kahneman 1974).

11 Simitis 1979 ; Coester 1983 ; Hegnauer 1998 ; Zitelmann 2001.

12 Inversini 2002 ; Goldstein et al. 1996 ; essai sur la notion du bien-être de l’enfant : Flammer 2003.

13 Delay et Frauenfelder 2005, Nave-Herz 2003 ; Ramsauer 2000 ; Leimgruber et al. 1998.

14 A propos de l’art. 308 CC voir en particulier Biderbost 1996.

15 Outre les curatelles relevant de la protection de l’enfant en droit civil, le code civil prévoit aussi la curatelle de représentation en cas de conflit d’intérêts selon les art. 306/392 chiffre 2 CC, ainsi que la représentation de l’enfant dans la procédure de divorce de ses parents selon les art. 146/147 CC.

16 Hegnauer 1998 ; Häfeli 2005.

17 Häfeli 2002 : 70.

18 Dans le même laps de temps, le nombre des mesures nouvellement instituées en vertu des art. 307-312 CC est passé de 6 750 à 7830 (2005), pour atteindre même 9’000 en 2006 (Conférence des autorités cantonales de tutelle 2007).

19 Voir à ce sujet le chapitre 6 ; cf. aussi Voll 2006.

20 Relevons au passage qu’à côté des services sociaux polyvalents, il existe des services spécialisés en fonction du groupe-cible (protection de l’enfant ou de l’adulte). En revanche, les autorités spécialisées dans la protection de l’enfant ou de l’adulte restent rares. Elles s’occupent généralement de mesures relativement légères, dont l’exécution est aussi assurée par leurs soins.

21 Le flou de la notion du bien-être de l’enfant pourrait bel et bien avoir une fonction ambivalente voire modératrice. Lorsqu’on ne sait pas avec certitude si l’on se trouve en deçà des normes minimales du développement de l’enfant, on peut renoncer implicitement à intervenir lorsqu’aucune mesure prometteuse n’est en vue, sans que le risque d’être tenu pour responsable de n’avoir rien fait ne soit insupportable.

22 Cf. à ce propos Fuchs 2000.

23 Scott 1998 ; Platt 2005.

24 A propos de la distinction entre risque et danger, voir Luhmann 1990. La notion de risque à laquelle renvoie la littérature spécialisée sur la protection des mineurs se rapporte en revanche à ce que l’on nomme les « probabilités objectives » (spécialement de maltraitance) et à leur juste évaluation (Little et al. 2004).

25 L’enfant ne se conçoit pas ici en tant qu’acteur (au sens des dernières recherches sur l’enfance : Honig 1999 ; Hengst et Zeiher 2005 ; Schweizer 2007), mais seulement dans sa construction institutionnelle en tant qu’objet de protection. A ce propos et pour la comparaison du droit pénal des mineurs voir Cottier 2006.

26 Kindler 2003. Pour une critique de ces techniques d’évaluation standardisée comme approches « comptables » voir p. ex. Webb 2009.

27 Zucker 1977.

28 Berger et Luckmann 1966/2008.

29 Scott 1992 ; Preisendörfer 2005.

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