Chapitre 5. Incidents d’extrémisme de droite à l’école et dans les espaces extrascolaires : un phénomène marginal aux dilemmes pédagogiques cruciaux
p. 221-250
Texte intégral
1Nous nous proposons dans ce chapitre d’examiner les incidents liés à des problématiques faisant référence aux phénomènes d’extrémisme de droite et qui ont heurté les enseignants et travailleurs sociaux dans leur pratique professionnelle. Nous analyserons ces cas amenés par les professionnels dans les séances d’intervision sous l’angle des acteurs impliqués et des actes commis, montrerons les motifs des jeunes selon les récits des professionnels et exposerons les dilemmes et les questions auxquelles sont confrontés ces derniers ainsi que les réponses pédagogiques qu’ils ont mises en œuvre.
2D’emblée, on peut rassurer le lecteur : l’extrémisme de droite n’est pas un problème quotidien ou majeur à Genève. Les professionnels ont généralement fait état de situations mineures qui surviennent exceptionnellement à l’école ou dans l’espace extrascolaire et de quelques cas préoccupants mais rares. Si le nombre de cas n’est pas élevé, ce sont néanmoins des situations qui posent clairement des problèmes pédagogiques cruciaux aux enseignants et aux travailleurs sociaux. En effet, face à ce genre d’incidents, les professionnels se sentent insécurisés, déstabilisés et estiment ne pas avoir assez d’outils pour évaluer les situations ainsi que pour trouver des modes d’intervention adéquats.
Extrémisme de droite ?
3De quoi est-il question précisément lorsqu’on parle d’extrémisme de droite ? Il s’agit en fait d’un terme générique qui recouvre un large spectre d’idéologies, de modèles de comportements et d’attitudes au contenu antidémocratique, nationaliste exacerbé, raciste et antisémite (Siller 1997, p. 13). Selon Heitmeyer (1987), l’extrémisme de droite repose avant tout sur deux dimensions communes d’une idéologie de politique radicale : l’acceptation du recours à la violence et le déni des mécanismes démocratiques. Il s’agit d’une idéologie politique qui se concrétise dans des attitudes polarisées et une pensée dichotomique et simplificatrice, une radicalité entre « nous » et « eux ». Le déni de la démocratie, le déni de l’égalité fondamentale entre êtres humains et donc des droits universels, ainsi qu’une glorification de l’autoritarisme légitiment l’acceptation de la violence comme moyen de régulation des conflits sociaux. De surcroît, la croyance en l’inégalité fondamentale légitime la violence envers des personnes stigmatisées comme « êtres inférieurs ».
Ampleur du phénomène en Suisse et à Genève
4Selon les estimations de la police fédérale (Rapports sur la sécurité intérieure de la Suisse, Rapports Fedpol, DFJP 2000 à 2006), le nombre des militants extrémistes de droite a constamment augmenté depuis le milieu des années 1990. Le noyau dur des extrémistes de droite est passé de quelque 200 personnes dans les années 1990 à 1993 à environ 1200 en 2004 et 2005 (Rapport Fedpol 2005 et 2006), auxquelles s’ajoutent quelque 700 à 800 sympathisants et suiveurs qui ne font pas partie du noyau dur. Ils sont organisés dans des mouvances et groupuscules d’extrémistes de droite comme les « skinheads », les « identitaires » et différents groupements de néonazis ainsi que des partis extrémistes de droite comme, par exemple, le Parti des Suisses nationalistes (PSN), actif surtout en Suisse alémanique et qui essaie de s’implanter également en Suisse romande.
5Durant la dernière décennie, on a pu observer en Suisse une tendance à la politisation (rapport DFJP 2003), une radicalisation et une augmentation de la propension à la violence (Marquis 1999). Par ailleurs, on constate que les jeunes commettent des actes de violence à un âge de plus en plus précoce. En Suisse romande, où la poussée de l’extrême droite est considérée comme moins importante, de nouvelles organisations ont vu le jour depuis 2002 (Stutz 2003), suivant également la tendance à une politisation accrue. En outre, il existe dans les zones frontalières des liens étroits avec des groupes radicalisés des pays voisins, comme par exemple à Genève, où on note des contacts entre groupes français et suisses. Les technologies modernes ont permis la démultiplication des moyens de communication ; ainsi, des jeunes en Suisse consultent régulièrement les sites internet français, ce qui contribue à la construction d’une « identité virtuelle » et à façonner des communautés imaginaires (Camus 2004). Par ailleurs, les altercations violentes entre groupes d’extrême droite et antifascistes se sont également accrues (rapport DFJP 2003).
6Qu’en est-il de ce phénomène à Genève ? En effet, pendant la période de recherche entre 2004 et 2007, des groupements de « skinhead » et d’» identitaires » (qui véhiculent un mélange d’idées nationalistes, racistes et xénophobes) agissaient à Genève ainsi qu’en Suisse romande. A Genève, quelques incidents graves sont survenus également dans les collèges et cycles d’orientation. Le débat à ce sujet a également été porté sur la scène locale avec des incidents violents survenus au printemps et à l’été 2007 par des acteurs extrémistes de droite. Toutefois, en comparaison avec d’autres cantons, Genève semble être moins touché par ce phénomène. Dans les écoles et espaces extrascolaires, la situation n’est effectivement pas alarmante et il ne reste qu’à espérer que ces quelques cas graves n’étaient que des événements conjoncturels. Pourtant, il convient de rester vigilants, car les groupuscules extrémistes de droite s’appuient sur des réseaux régionaux et intercantonaux larges et disposent également de relais auprès des jeunes dans les écoles et espaces extrascolaires.
Les milieux jeunes d’extrême droite
7Parmi les jeunes, la mouvance d’extrême droite est composée d’acteurs ayant des implications diverses et peut être envisagée sous la forme de cercles concentriques.
8Le noyau dur est dominé par des personnes aux opinions et aux idéologies affirmées, par des membres actifs dans différentes organisations néonazies ou « skinheads » comme, par exemple, les groupes Blood & Honour ou les Hammerskins. Autour du noyau dur, on trouve un certain nombre de jeunes membres organisés qui se sentent proches du centre, membres adhérents dont les opinions ne sont toutefois pas aussi idéologiquement affirmées que celles des premiers (Grünberg & Eckmann 1999). Ces deux cercles organisés sont entourés d’un cercle plus large et aux contours moins précis de sympathisants et de suiveurs, plus ou moins proches du noyau dur, de personnes plus ou moins actives qui entretiennent des contacts occasionnels et qui forment la cible des efforts de recrutement des milieux organisés.
9Enfin, la réflexion sur les interventions face à l’extrémisme de droite nous oblige à prendre en compte également « tous les autres », jeunes ou moins jeunes, qui n’entretiennent aucun contact avec les milieux d’extrême droite, mais qui forment l’environnement dans lequel ce dernier évolue : ceux qui, sans adhérer aux idéologies extrémistes, appuient les idées racistes ou xénophobes, les indifférents et aussi ceux qui défendent activement les valeurs des droits humains et de la démocratie. Les personnes se trouvant autour de ces trois cercles contribuent, elles aussi, par leurs attitudes à favoriser ou au contraire à empêcher un climat favorable aux mouvances extrémistes.
10Les jeunes qui s’inscrivent de près ou de loin dans une mouvance d’extrême droite ne sont que marginalement engagés dans des activités explicitement politiques telles que manifestations, distribution de tracts ou rassemblements électoraux (15 % des activités, selon les estimations du rapport Fedpol 2006). Selon ce même rapport, la majeure partie des activités d’extrême droite consiste en affrontements violents avec des étrangers et des jeunes de gauche, ainsi qu’en participations à des concerts ou rassemblements. Les intenses activités de violence doivent inciter à la vigilance de l’entourage car, comme le note le rapport : « les armes ont une importante valeur symbolique au sein des milieux d’extrême droite » (idem, p. 20).
11La plupart des activistes d’extrême droite se rendent régulièrement à des concerts, des fêtes et des rassemblements, et ce tant en Suisse qu’à l’étranger. L’organisation de concerts et la diffusion de musiques aux paroles agressives constituent le principal moyen de propagation de leur idéologie et leur principal outil de propagande et de recrutement. En Suisse, ces concerts sont organisés clandestinement dans des cadres privés, parfois sous forme de prétendues fêtes d’anniversaires, dans le but d’éviter une condamnation selon l’article 261 bis du Code pénal, qui punit uniquement des rassemblements publics de propagande. Toutefois, le Tribunal fédéral a rendu, en mai 2004, une décision faisant jurisprudence et qui rend désormais punissables certains concerts organisés dans un cadre semi-privé, ceux-ci ne pouvant être considérés comme étant privés du fait qu’ils rassemblent des personnes qui ne se connaissent pas entre elles (Tribunal Fédéral 6S. 318/2003, publ. BGE 130 IV 111 ff.).
12Tandis que les activités les plus visibles des membres, de caractère violent et bruyant, attirent l’attention des médias et des instances de contrôle social, parallèlement les membres les plus organisés des milieux d’extrême droite se font plus discrets qu’il y a quelques années, œuvrant à la construction d’organisations nationales et internationales.
Les incidents sur le terrain
13Parmi les incidents décrits en détail et les cas amenés dans les séances d’intervision, onze relèvent d’une problématique faisant référence à l’extrémisme de droite. Les observations qui suivent sont basées sur l’analyse de ces onze cas concrets.
Les acteurs
14Qui sont les jeunes qui se sont fait remarquer par des comportements extrémistes ? S’agit-il de jeunes agissant seuls ou en groupe ? Quel profil ont-ils ? Nos intervenants ont rapporté des incidents qui impliquaient des jeunes agissant seuls ou en groupe. A l’école, les enseignants ont souvent été confrontés à des élèves agissant individuellement en classe, et il était difficile pour eux de percevoir si ces jeunes opéraient indépendamment ou s’ils faisaient partie d’un groupuscule d’« identitaires ». Quant à leur apparence, les professionnels observent que certains jeunes se revendiquent ouvertement d’une idéologie extrémiste de droite en s’affichant avec des signes et vêtements distinctifs, comme les chaussures dockers avec lacets blancs, une coupe de cheveux « skin », des insignes nazis, parfois remplacées par l’écusson suisse. Cependant, la plupart des jeunes seraient assez habiles pour dissimuler leur appartenance en portant des vêtements neutres. Certains profs pensent que ceci constituerait même une stratégie, un « mot d’ordre de ces mouvances… pour enlever des signes distinctifs comme la croix suisse » afin de ne pas attirer l’attention sur ces jeunes.
15Dans d’autres cas, les pédagogues soupçonnaient une influence de groupements extrémistes en arrière-plan des jeunes qui s’affichaient comme « identitaires » à l’école ou pendant leurs loisirs. Cependant, du fait que les enseignants n’entretenaient pas de relations particulièrement étroites avec ces jeunes, ils n’arrivaient souvent pas à identifier le genre de groupe auquel ils adhéraient. Il s’agit probablement de groupuscules appartenant à des sous-cultures d’extrême droite, comme par exemple des « identitaires » et certains groupes de « skinheads ». Selon Jean-Yves Camus1, spécialiste de l’extrême droite en Europe, ces mouvances disposent également d’intenses relations avec d’autres régions de la Suisse ainsi qu’avec des réseaux en France voisine, voir d’autres pays européens. Il paraît donc fort probable qu’informations et matériaux (cassettes et disques, affichettes, T-shirts, etc.) circulent de part et d’autre de la frontière genevoise, majoritairement à l’aide de l’internet.
16Nous avons vu qu’on peut distinguer différents types d’acteurs, plus ou moins organisés, aux convictions idéologiques plus ou moins affirmées. La typologie établie par Helmut Willems, chercheur allemand spécialisé dans la violence des jeunes d’extrême droite, distingue quatre types d’auteurs-agresseurs, selon le degré de leur implication dans les organisations, leurs motivations politiques et idéologiques ainsi que leur propension à la violence (1993). Ces quatre types ou quatre figures se situent dans une distance grandissante du centre, par rapport aux trois cercles concentriques mentionnés ci-dessus, les deux premiers types correspondent plus au moins aux deux cercles intérieurs et les deux derniers font partie du cercle des sympathisants et suiveurs.
L’acteur idéologique, qui souscrit à l’idéologie extrémiste de droite et qui est politiquement motivé. Il a souvent des contacts avec des partis ou groupes d’extrême droite. La violence est idéologiquement légitimée. Il fait partie du noyau dur d’un groupe.
L’acteur xénophobe et ethnocentrique, qui n’est pas très idéologique et qui s’engage dans des groupements comme les « skinheads ». La violence est légitimée face à l’étranger, avec des sentiments diffus de menace et d’injustice.
Le jeune bagarreur ou criminel, qui a des problèmes scolaires ainsi que de formation professionnelle et qui a souvent un casier judiciaire. La violence fait partie de sa vie quotidienne.
Le suiveur, qui ne s’identifie pas avec l’idéologie d’extrême droite, qui fréquente les diverses sous-cultures jeunes dans lesquelles l’identité du groupe et la solidarité jouent un rôle important. Il est sans disposition prononcée à la violence mais facilement influencé par l’effet de groupe.
17Cette typologie peut s’avérer utile pour faire la distinction entre les différents types d’adhésion à des mouvances et façonne en conséquence l’intervention des éducateurs à l’égard des jeunes militants. Notons que pour les professionnels il est plus facile d’agir à l’égard de jeunes du type suiveurs et sympathisants. L’acteur idéologique, le pur et dur du noyau des organisations, requiert une intervention de la part d’experts ou de la justice, le travail pédagogique n’étant souvent pas très fructueux dans ces cas (Pingel & Rieker 2002). Aussi, les jeunes aux convictions idéologiques les plus affirmées se méfient souvent des professionnels du social ou des enseignants, qu’ils considèrent comme « gauchistes ».
18Cependant, dans cette recherche, il s’est avéré généralement assez difficile pour les enseignants et les travailleurs sociaux de faire des distinctions aussi fines du fait qu’ils ne connaissent souvent les jeunes que partiellement. Malgré cela, il est possible de voir deux groupes d’acteurs auxquels sont confrontés les pédagogues dans leur quotidien professionnel.
19Tout d’abord, il semble que les enseignants n’ont pas vraiment à faire à des jeunes appartenant au type idéologue. Il apparaît qu’ils sont généralement face à des jeunes qui flottent un peu entre les trois derniers types. Ainsi, ils sont souvent confrontés à des suiveurs, comme par exemple ces deux jeunes hommes, rencontrés par un TSHM, qui tiennent des discours anti-étrangers, sympathisant avec des idées extrémistes et qui sont peut-être insérés dans un groupuscule type « identitaires ». C’est également le cas de Sonja (Vignette 6), cette jeune fille prise en charge par l’assistante sociale d’un établissement post-obligatoire, visiblement mal dans sa peau, qui n’est pas un « acteur extrémiste », mais qui a adopté cette identité et certaines paroles sous l’influence de son ami « skinhead ». Elle pourrait probablement facilement changer d’opinion et d’adhésion idéologique ou d’affirmation identitaire en quittant cette sphère d’influence.
20Il y a également tout un pan de jeunes qui sympathisent avec certaines idées antisémites et racistes, qui tiennent des discours idéologiques plus ou moins construits, mais qui ne peuvent pour autant pas être qualifiés d’idéologues. C’est le cas, par exemple, d’un jeune décrit par un enseignant de classe spécialisé comme un « endoctriné ». Il s’agit d’un jeune très revendicateur portant des vêtements qui démontrent clairement son appartenance et qui se fait remarquer avec le salut nazi et des paroles nazies en classe. Il fait partie d’un groupuscule qui organisait des attroupements et regroupements dans un cycle d’orientation. Il n’était pas le seul de cette mouvance dans l’établissement scolaire, mais les autres jeunes, que l’enseignant estime à une vingtaine, étaient simplement plus discrets.
21Un autre cas signale la présence d’un groupe de jeunes « identitaires » au sein d’un établissement scolaire post-obligatoire et qui, selon les profs, « servent de relais du mouvement » à l’extérieur. L’établissement avait identifié une influence sur les jeunes venant d’acteurs plus âgés et politiquement motivés, dont les idées d’extrême droite et antisémites sont notoires, et qui correspondent au premier type de l’acteur idéologique. Dans d’autre cas, les éducateurs identifiaient des jeunes revendicateurs d’une idée extrémiste et qui, d’après eux, étaient probablement influencés par leur famille.
22Les acteurs impliqués dans les incidents rapportés appartiennent à toutes les classes sociales, ce qui est également confirmé par différentes études (Heitmeyer 1992 ; Altermatt & Kriesi 1995 ; Kassis & Mäder 2008). Contrairement à certains a priori, l’extrémisme de droite ne touche pas que des jeunes de classes populaires mal insérés ou marginalisés, mais tout autant ceux issus des classes favorisés et intégrés scolairement ou professionnellement. Les professionnels sont certainement confrontés à des jeunes isolés sur le plan personnel, qui accumulent des problèmes personnels, scolaires et familiaux, mais ils remarquent également des jeunes biens intégrés, ayant un certain charisme et qui sont écoutés par leurs camarades de classe. En ce qui concerne leur nationalité, ce sont majoritairement des Suisses, mais nos interlocuteurs nous ont également rapporté des cas de jeunes, probablement pas affiliés à des organisations, qui provenaient de l’Espagne ou de l’Amérique latine.
23En ce qui concerne la dimension du genre, on constate que tous les cas amenés impliquent des garçons, sauf un. Cela signifie-t-il que les idées extrémistes de droite sont d’une manière générale un phénomène masculin ? En effet, les recherches en Suisse, en Allemagne et en France confirment que les militants extrémistes sont majoritairement masculins. Quant aux femmes, elles constituent encore une minorité, même si les études récentes montrent une affluence de plus en plus nombreuse vers les groupements d’extrême droite (Siller 1997 ; Möller 1995 ; Rommelspacher 1995 ; Sebeledi 2002). En Allemagne, par exemple, la proportion estimée de femmes est de 10 à 30 % dans les mouvements de « skinheads » et néonazis (Bitzan 2000) et en Suisse d’environ de 25 % (Kassis & Mäder 2008). Au sein de ces mouvements, elles occupent des fonctions impliquant des prises de décisions, mais jouent aussi le rôle de « suiveuses » actives à l’arrière-plan, protagonistes de la petite main qui fournissent un soutien important aux militants au premier plan (Möller 1995 ; Kassis & Mäder 2008). La prédominance des hommes est donc – pour l’instant en tout cas – assez marquée en ce qui concerne le militantisme. Lorsqu’on se penche par contre sur la question de l’extrémisme latent, au niveau des attitudes et des opinions d’extrême droite, les études montrent qu’il existe un grand potentiel d’attitudes extrémistes de droite chez les femmes, lesquelles ont, par conséquent, plus ou moins les mêmes prédispositions à l’extrémisme de droite que les hommes (Schubarth & Stöss 2000 ; Siller 1997 ; Heitmeyer 1992).
Actes, comportements et symboles d’extrême droite
24Quels sont les comportements qui ont attiré l’attention des professionnels ? Les professionnels relatent surtout des propos racistes, anti-juifs, anti-étrangers, anti-handicapés et homophobes tenus en classe, dans les cours de récréation ou dans le cadre extrascolaire. Ce sont des propos qui choquent et déstabilisent par leur contenu violent et symbolique. Voici quelques exemples relatés par des enseignants et conseillers sociaux, dont certains ont déjà été mentionnés au chapitre 3 :
Un élève qui affirme : « heureusement que les nazis ont tué beaucoup de juifs, parce qu’ils prennent les places importantes et achètent tout avec leur argent ».
Un élève qui dit en classe : « je suis fan de Hitler, il avait raison d’exterminer les juifs ».
Le salut nazi en entrant en classe accompagné de « Heil Hitler ».
25Ces paroles sont souvent proférées par des jeunes qui se manifestent également par le port de codes distinctifs d’extrême droite, comme l’observe un enseignant dans un cycle d’orientation : les blousons, les croix suisses, la boule à zéro et les chaussures montantes. Un autre témoigne d’un élève qui porte un T-shirt avec le portrait de Mussolini (Vignette 5). Plusieurs professionnels constatent, par contre, que beaucoup d’élèves soupçonnés d’appartenir à des groupes ou mouvances ne se manifestent pas trop à l’école afin de ne pas attirer l’attention sur eux. En effet, la prise de distance avec des comportements trop manifestes est également confirmée par différents auteurs qui y voient une tactique de protection contre la stigmatisation ainsi qu’une stratégie plus politique pour gagner de la respectabilité pour les idées extrémistes (Rommelspacher 2001 ; Lesselier & Venner 1997 ; Kassis & Mäder 2008).
26Une enseignante décrit l’incident suivant, survenu dans un établissement du post-obligatoire et ressenti comme menaçant :
J’étais témoin d’un incident (le même scénario s’est produit à trois reprises environ) qui m’a inquiétée. La fenêtre de mon bureau donne sur l’entrée principale du bâtiment. Un regroupement de jeunes s’est produit un après-midi devant cette entrée : le vendredi après-midi, à la sortie des cours à 16 h 20, un groupe d’élèves dont la tenue vestimentaire ne laissait aucun doute sur leur appartenance au groupe identitaire, formait un cercle devant l’entrée du collège. D’autres individus habillés de la même façon (crâne rasé, bottes militaires, blouson noir, etc.) se sont joints à eux. Ainsi, un groupe d’une dizaine de personnes était simplement en place à la sortie des cours. Leur position à l’entrée, à l’heure où tous les élèves sortaient par cette porte, avait quelque chose de très intimidant et beaucoup d’élèves ont certainement dû faire un détour pour ne pas se heurter à leur cercle, qui occupait l’espace stratégique entre la porte et le chemin qui mène vers la rue.
Ma réaction s’explique certainement par l’effet d’intimidation que cette présence a cherché à provoquer. Je l’ai ressentie comme dirigée non seulement envers les élèves qui quittaient le bâtiment, mais aussi envers moi et indirectement vers la direction, puisque nous nous étions engagés très activement dans l’organisation de la campagne autour du respect de la personne.
27Cet événement s’est passé sur un territoire se situant à cheval entre le bâtiment scolaire et la rue, donc dans un espace intermédiaire entre espace public et espace scolaire. Ces jeunes aux attributs vestimentaires produisent par leur présence démonstrative un effet qu’on peut considérer comme forme de violence démonstrative (Gentile et al. 1995), manifestation de force symbolisant le pouvoir sur les autres, élèves, enseignants et direction, et ayant clairement un but intimidant. Dans ce même établissement, une enseignante raconte que ces mêmes jeunes avaient également distribué des tracts anti-étrangers sur la voie publique devant l’école. Ces deux exemples soulèvent la question de savoir qui peut intervenir dans ces différents espaces autour d’une école et selon quelles modalités. Est-ce qu’il est pertinent de faire appel à la police pour un événement qui survient sur le territoire de l’école ou sur la voie publique bordant un établissement scolaire ? La vignette 10 propose une réflexion plus détaillée sur cette question.
28Par ailleurs, les professionnels notent un certain nombre d’activités sur internet avec des sites et blogs « identitaires » et des réseaux au niveau régional, national et avec la France voisine. En effet, l’internet constitue le moyen principal de diffusion de la propagande extrémiste et de « réseautage » international. Ces contacts transfrontaliers sont significatifs et montrent que des tentatives d’établir des réseaux transnationaux existent également en Suisse romande, et notamment à Genève.
Les motifs d’adhésion des jeunes aux idées d’extrême droite
29Pour quelle raison les jeunes profèrent-ils des paroles nazies, commettent-ils des actes ou adhèrent-ils à un groupuscule d’« identitaires » ? Voici un témoignage d’une conseillère sociale confrontée à un élève assez représentatif des jeunes auxquels ont affaire les professionnels :
J’ai l’impression que c’est un gamin qui n’a pas de pot à l’école, qui va au judo, que c’est peut-être là-bas qu’il a trouvé des gros bras, qu’il s’est créé une famille à lui et que parce que son groupe véhicule des idées, lui est obligé d’y adhérer, mais qu’il ne pense pas du tout ce à quoi il adhère et qu’il revomit ce qu’on lui a dit de dire, ou ce qu’il a entendu.
30Trois grands thèmes ressortent de ces observations, et se trouvent confirmés aussi par la recherche sur les motifs d’adhésion (Heitmeyer 1992, Altermatt & Kriesi 1995).
31Tout d’abord, il est connu que les jeunes cherchent et trouvent dans ces groupements un soutien, une identité dans leur quête personnelle, une reconnaissance, une solidarité et la camaraderie, qu’ils constituent ainsi une sorte de deuxième famille remplaçant parfois le soutien familial inexistant. A l’instar de ces deux jeunes qu’un TSHM croise dans une zone suburbaine et qu’il entend affirmer :
Là [dans ce groupe] on m’écoute, on me prend en charge, on m’offre du vin, on fait attention à moi.
32Selon lui, il y a clairement une demande affective de la part de ces jeunes. Le cas de Sonja (voir Vignette 6) montre également que les jeunes entrent dans ces mouvances par des amis ou petits amis militants.
33Ensuite, l’influence du milieu familial ou d’autres adultes joue également un rôle, comme dans ces deux cas de jeunes « identitaires » chez qui les enseignants et les travailleurs sociaux soupçonnent une influence d’un père qui fréquente des cercles extrémistes de droite. L’influence de la famille et de l’environnement social est confirmée par les résultats récents de la recherche de Thomas Gabriel (2008). Dans un autre cas, une animatrice sociale rapporte un incident où un jeune dessine des croix gammées. Notre interlocutrice devine l’influence des parents, migrants qui véhiculent un fort racisme anti-noirs.
34La motivation peut également venir d’un engagement pour des questions politiques diffuses, avec un amalgame d’opinions patriotiques et xénophobes mêlées à des idées extrémistes de droite. Comme ces deux jeunes « identitaires » qui semblent affirmer :
On se fait vraiment envahir ; nous les vrais Suisses, on n’a pas assez d’argent, on devient pauvres.
35C’est également le cas des jeunes qui adoptent des positions extrêmes parce qu’ils se disent victimes de brimades et d’humiliations de la part des étrangers ou qui se sentent minorisés dans une classe où ils se trouvent être les seuls Suisses. Ils reprennent ainsi à leur compte des arguments de l’extrême droite selon lesquels une élite se bat pour une grande majorité silencieuse et récupère en son nom le pays pour les nationaux, rétablissant ainsi la priorité et le droit des établis (Elias 2001). Ces jeunes sont également réconfortés par la normalisation et la banalisation du discours xénophobe et raciste dans l’espace public (Altermatt & Kriesi 1995) et se joignent à ces mouvements parce qu’ils estiment que certains partis politiques ne se positionnent pas suffisamment à droite.
36Comme le constatent les différentes études, les jeunes sont également attirés par les actions collectives et les « bastons » contre d’autres groupes « ennemis ». Ils cherchent par leur appartenance et leur affirmation à briser certains tabous ainsi qu’à signifier leur démarcation de la « normalité » et des valeurs traditionnelles (Altermatt & Kriesi 1995 ; Jaschke 1994). Les premiers contacts avec des idées extrémistes sont souvent établis par des sites internet, à travers la musique et les concerts « skin » (Kassis & Mäder 2008), des magazines « skin » (les fanzines) ou par leur implication dans des milieux de supporteurs de foot et de hockey (Lehmann 2005).
37Ayant abordé une série de facteurs internes, il faut aussi noter une série de facteurs externes, liés au contexte, qui motivent l’adhésion des jeunes à ces mouvances. Heitmeyer et al. (1992) notent la disparition des repères sociaux stables, une érosion des normes et des valeurs culturelles, un changement dans les structures sociales et l’amorce d’un processus de désolidarisation. Les incertitudes du marché du travail, l’insécurité et la fragilité des emplois, ainsi que l’anticipation du risque d’exclusion sociale et de chômage sont aisément instrumentalisées par les organisations d’extrême droite qui offrent des visions du monde simplificatrices et structurées.
38Analysant les « violences urbaines », Beaud et Pialoux (2003) montrent qu’elles reposent sur une toile de fond de déstructuration, voire de décomposition d’une série de structures sociales (formation, emploi, famille) comme effet du chômage de masse. Les auteurs expliquent par une spirale de dévalorisation et d’autodévalorisation qu’une large part des couches populaires se soit abstenue ou ait voté FN lors des élections françaises. En Suisse, des effets similaires se produisent, même si ni le chômage structurel ni la formation de « cités » ne sont d’ampleur comparable.
39Qu’est-ce qui fait que certains jeunes sont attirés par ces groupements alors que d’autres, qui sont dans des situations similaires, ne le sont pas ? Les professionnels constatent que fort heureusement de loin pas tous les jeunes qui sont mal dans leur peau suivent cette tendance. On ne peut pas déterminer une cause précise qui mènerait à l’adhésion, tout au plus peut-on identifier des zones à risques. La question à poser n’est donc pas tant pourquoi un jeune devient un « identitaire », mais plutôt comment. Quelles opportunités a-t-il rencontrées dans son parcours ou quels facilitateurs ? Dans quelles circonstances, à quel moment de sa trajectoire s’est-il rapproché de ces mouvements ? Des adultes l’ont-ils rendu attentif aux dangers ? A-t-il disposé d’offres alternatives à ces mouvements au moment où il s’est senti isolé ? Ce souci est partagé par les professionnels de notre groupe d’intervision. Ils sont conscients du fait qu’en tant qu’éducateurs, ils sont responsables de donner aux jeunes « le plus possible pour qu’ils ne se retrouvent pas péjorés par des accidents de parcours ». Ils postulent qu’il faut essayer d’être en lien et dialoguer avec les jeunes pour qu’ils ne se sentent pas attirés par ce genre de mouvements ou, s’ils sympathisent déjà avec, pour qu’ils ne restent pas accrochés à des extrêmes.
Provocation juvénile ou conviction idéologique ?
40Les professionnels sont souvent troublés par des incidents d’extrême droite parce qu’ils ne savent pas quelle importance leur accorder. D’une manière générale, ils se posent la question de savoir s’il s’agit seulement d’une provocation sans arrière-pensée idéologique et sans que la personne soit lucide sur la portée de son comportement, ou si les paroles et actes sont vraiment consciemment proférés et motivés idéologiquement. Autrement dit, est-ce qu’il est pertinent de parler à l’égard des jeunes d’un problème politique ou est-ce qu’au contraire il s’agit plutôt d’un problème de jeunesse, de crises d’identité et donc « d’un accident de parcours », comme l’exprime un de nos interlocuteurs !
41Dans plusieurs cas rapportés, il s’agit effectivement d’une provocation : tester les limites d’un adulte en dessinant des croix gammées (vignette 7) ou attirer l’attention sur son mal-être en adoptant des discours racistes (vignette 6). Il est donc difficile de répondre à cette question d’une manière générale et il faudrait analyser soigneusement chaque cas avant d’agir. Mais quelle que soit l’intention réelle de l’acteur, il ne faut pas laisser passer l’acte sans intervenir. Comme dans le cas déjà évoqué du garçon qui dessine des croix gammées, il faut relever que le symbole utilisé se réfère à une idéologie extrémiste, même s’il est bien clair que l’auteur n’y adhère pas et que son acte n’est pas idéologiquement motivé. Il est donc important d’intervenir auprès du jeune et des parents sur la signification du symbole et les problèmes de racisme qui se cachent derrière, sans pour autant condamner la personne ou amplifier la portée de son acte.
42Se pose également la question de savoir si des groupes comme les « skinheads » ou les « identitaires » doivent être pris au sérieux dans le sens d’un problème politique ou s’il convient de les interpréter en termes de problématiques de jeunesse. Pour répondre à cette question, il est nécessaire de prendre en compte le contexte spécifique à chaque situation. Certains auteurs pensent que le phénomène des « skinheads » devrait être considéré comme « un phénomène de bandes de jeunes », parce que leurs adeptes « perdent pied au moment où leurs groupes de référence éclatent… » (Gentile et al. 1995, p. 240). Les auteurs estiment en plus que la conscience politique de ces jeunes est faible et qu’elle passe dès qu’ils ont quitté le groupe. Toutefois, ces jeunes constituent un vivier pour les partis de la droite radicale. Pour Wagner (2000, p. 25), les « skins » sont un « prototype de la liaison entre la culture des jeunes et l’extrémisme de droite » et peuvent être instrumentalisés par des partis et d’autres organismes à des fins politiques extrémistes. A Genève, le mouvement qui agissait autour d’un collège était exemplaire par le fait qu’il y avait une tentative de récupération politique des jeunes « identitaires » par des adultes et des groupements organisés à l’extérieur.
Les interventions des professionnels
43La difficulté de trancher entre culture de jeunesse ou mouvement politique peut également entraîner des hésitations quant aux réponses à donner par les professionnels. Faut-il intervenir avec des outils pédagogiques ou tout simplement utiliser la sanction ? Quelles interventions sont pertinentes quand on est confronté à un jeune partisan de certaines idées extrémistes ? Voici quelques pistes d’intervention qui ont été récoltées lors des réflexions dans les séances d’intervision ainsi que les problèmes, questions et dilemmes auxquels les professionnels ont dû faire face.
Dialoguer, maintenir le lien sans condamner ni stigmatiser la personne
44Les professionnels considèrent qu’il est important de discuter avec les jeunes, de les confronter à d’autres idées et opinions ainsi qu’à leurs propres contradictions pour les éveiller, les rendre conscients de leurs actes et responsabilités. C’est le cas de Sonja (vignette 6) avec qui la conseillère sociale engage un grand travail individuel sur ses problèmes personnels. Cette confrontation n’est pas toujours facile et fructueuse, comme en témoigne un autre enseignant confronté à un jeune « endoctriné » :
On a essayé de le faire plier, de le casser avec des confrontations, mais on n’a pas réussi à le changer. (…) Il avait des réponses à peu près à tout, comme s’il avait été vraiment endoctriné.
45Cet exemple montre aussi que l’intervention peut être plus fructueuse avec un individu appartenant à la catégorie des suiveurs ou sympathisants qu’avec des personnes du noyau dur (Pingel & Rieker 2002).
46Un autre souci des professionnels est de garder le lien avec un jeune ou, comme l’affirme l’une d’entre eux, « de ne pas exclure, de ne pas stigmatiser, de ne pas rejeter, garder le lien pour après, pour pouvoir discuter ».
47Ils pensent qu’il ne faut pas rejeter le jeune mais qu’il faut être dur avec lui quant à ses idées, qu’il faut qu’on « lui montre qu’on le tolère sans cautionner [son opinion] et qu’on le respecte comme jeune, mais pas ses idées ».
48Certains professionnels estiment également qu’il ne faut pas porter des jugements de valeurs sur les jeunes « identitaires ». « Je n’ai pas d’a priori vis-à-vis d’un extrémiste de droite », dit un enseignant. A cet égard, il est important de noter que la position prise par l’éducateur est une réponse pédagogique et non pas un positionnement politique, position qui n’est pas forcément partagée par tous les professionnels, puisque certains pensent qu’il faut se montrer dur face à ces idéologies et le faire savoir aux jeunes.
49Pourtant cette réponse pédagogique forme également la base du « travail social acceptant auprès des jeunes », concept qui a connu un certain essor en Allemagne (akzeptierende Jugendarbeit, Krafeld 1996). Le travail social « acceptant », au lieu de juger et de prendre le risque de marginaliser les jeunes, cherche à les accepter et à engager un dialogue au sujet des problèmes qu’ils ont, plutôt que de les rejeter en raison des problèmes qu’ils font (Krafeld idem). Cependant, ce modèle ne fonctionne que lorsqu’il s’adresse à un groupe isolé ou minoritaire dans son environnement social ; lorsqu’un groupe est dominant dans le contexte d’intervention, le résultat de cette démarche est négatif. Ainsi, dans un environnement où les extrémistes de droite se sentent acceptés et soutenus par leur entourage, l’approche « acceptante » a la réputation d’avoir l’effet de renforcer les tendances extrémistes, notamment lorsque les travailleurs sociaux sont peu sensibilisés aux aspects politiques de ces problèmes (Krafeld 2000). Par conséquent, cette approche n’est praticable que si les groupements extrémistes sont marginalisés dans leur contexte local (Scherr 2003). Le sens et les chances de succès des interventions sociopédagogiques sont donc fonction du contexte au niveau régional et local.
50Toutefois, garder le lien avec un jeune partisan d’idées extrémistes n’est pas toujours évident pour les pédagogues. Il peut être assez difficile d’entrer en contact avec un jeune dont on ne partage pas les idées politiques. « On a des réactions épidermiques ; avec ce genre de gars on ne veut pas discuter », dit une conseillère sociale à ce propos. En effet, les débats et confrontations peuvent être plus faciles avec les personnes avec lesquelles on entretient déjà une relation (vignettes 6 et 7) et s’avérer moins évidentes avec un inconnu (vignette 5, enseignante qui hésite d’aborder le jeune arborant un T-shirt avec l’image de Mussolini).
51L’impératif de garder le lien avec des jeunes extrémistes peut être ambivalent dans certains cas et peut entraîner des dilemmes pédagogiques. Que faire, par exemple, si un groupe de jeunes « skins » demande la permission d’utiliser un local public pour un concert « skin » ? Faut-il accepter cette demande sous certaines conditions afin de pouvoir ensuite engager un travail pédagogique avec ces jeunes ? Si la réponse est oui, il faudrait également se poser la question de savoir si un concert est vraiment une bonne occasion d’entrer en contact avec ces jeunes, sachant que les concerts sont souvent un moyen de recrutement de nouveaux adeptes et une tribune gratuite pour les idées extrémistes. Le dilemme peut être résolu en se donnant des objectifs pédagogiques et en équilibrant également les enjeux de l’intérêt public. Plusieurs pistes d’action intéressantes ont été évoquées durant notre recherche, par exemple la proposition d’avoir des discussions approfondies avec ces jeunes sur leurs motifs pour organiser ce concert, d’écouter leurs arguments et positions. Il est apparu également important d’avertir ces jeunes du fait qu’eux-mêmes ainsi que les pédagogues pourront avoir des ennuis avec la justice. Ensuite, la proposition de négociations sur un concert sans paroles et symboles.
52Ce cas hypothétique est exemplaire des pièges qui se cachent dans le concept du « travail social acceptant » et qui rejoignent les critiques souvent adressées aux travailleurs sociaux, vus comme les « avocats des jeunes » qui n’arrivent pas toujours à peser l’intérêt public contre l’intérêt des jeunes. Ce genre de situation peut également démontrer l’importance d’éviter à tout prix des contacts purement opportunistes entre pédagogues et jeunes « identitaires ». Un tel contact uniquement pour des ressources, par exemple pour des locaux ou l’infrastructure, devrait alors être remplacé par un lien de coopération et de discussion (Pingel & Rieker 2002).
Se distancier clairement des idées d’extrême droite ; les bystanders aussi ont besoin de l’entendre
53Que faire quand un jeune tient des propos extrémistes en classe ? Faut-il arrêter la discussion ou plutôt laisser libre cours au débat ? Voici un témoignage d’un enseignant qui s’est trouvé en classe face à un jeune qui tenait des propos pro-hitlériens :
Choqué, je suis intervenu tout de suite en lui demandant s’il se rendait compte de la portée de ses propos. (…) J’ai essayé de faire intervenir les autres [élèves]. S’ils ne partageaient pas du tout son avis, ils étaient plus ou moins indifférents. Je n’ai pas réussi à les faire entrer dans le débat. Je pense que cette atmosphère le réconfortait dans son opinion. Les questions posées semblaient le gêner un peu, mais il n’en démordait pas.
54L’enseignant a ensuite fait intervenir la doyenne pour appuyer ses condamnations des idées extrémistes. Notre interlocuteur pense que le jeune n’a probablement pas changé d’avis, mais qu’au moins il connaissait les limites. Ainsi, l’élève est devenu plus prudent, hésite à propager ses idées en classe « prétextant qu’il n’avait pas le droit de dire tout ce qu’il pense ».
55Comme le montre cet exemple, une distanciation explicite et résolue de la part de l’enseignant ainsi que de la direction s’avère cruciale. En effet, une telle intervention vise l’ensemble des acteurs en présence : d’une part le jeune lui-même, afin qu’il comprenne que ce genre de discours n’est pas toléré et, d’autre part, les autres élèves de la classe, qui assistent à la scène en tant que témoins ou bystanders (Eckmann 2002, p. 73-86), pour qu’ils entendent sans aucune ambiguïté que l’enseignant et l’institution scolaire ne cautionnent en aucun cas ces idées. Il est vrai qu’en règle générale les pédagogues se focalisent sur les auteurs et sous-estiment l’importance des victimes et le soutien dont elles ont besoin dans la situation. Ils ignorent en outre les bystanders, qui contribuent pourtant de façon décisive à la construction de la situation, par la sympathie qu’ils témoignent d’un côté ou de l’autre. L’intervention est donc tout aussi importante à leur intention qu’à celle des agresseurs.
56Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille en rester aux condamnations, ni que des sanctions s’imposent nécessairement. Par contre, il est crucial que le mode d’intervention prenne en compte le contexte, en l’occurrence celui de la classe et de l’établissement.
Interdire, exclure – quelle portée de la loi « antiraciste » ?
57Une difficulté pour les professionnels est d’évaluer la pertinence de l’interdiction des signes et des symboles extrémistes de droite. Faut-il interdire à l’école le port des habits faisant référence à la mouvance « skinheads » ou « identitaires », les insignes nazis, l’écusson suisse, les lacets blancs, les habits de certaines marques, etc. ? Le dilemme apparaît du fait que l’interdiction pourrait s’avérer contre-productive, car l’appartenance extrémiste des jeunes pourrait échapper ainsi à l’attention des éducateurs. En effet, des interdictions ont été prononcées dans quelques cas et ont suscité une grande discussion entre professionnels. Une conseillère sociale raconte les positions prises par les professionnels dans son cycle d’orientation :
Cela va de [c’est] inadmissible à il est mieux de savoir où en est ce jeune par ce qu’il exprime au travers de ses vêtements, ça a le mérite d’être clair… Lui demander de changer son look vestimentaire peut le pousser encore plus vers les « identitaires » et, d’autre part, s’il accepte de changer, cela peut signifier qu’il adhère simplement à la loi du plus fort.
58Un enseignant d’un autre groupe d’intervision fait également état de son avis plutôt opposé à l’interdiction des codes vestimentaires : « Ce qui m’inquiète plus, c’est ce qu’il a dans sa tête ».
59Notons que, selon l’article 261 bis, le port de symboles et d’insignes nazis – même en public – n’est pas punissable, tout au plus pourrait être punissable, dans un contexte public, un symbole comme le salut hitlérien lorsqu’il représente un élément servant de propagande.2 Deux propositions de révision de la loi visent à compléter l’article 261 : un article 261 ter, sanction du port de « symboles à caractères racistes », et un article 261 quater, interdiction des groupements racistes, mais ce projet est pour l’instant en veille.
60Plus largement, l’application de l’article 261 bis suscite beaucoup d’interrogations parmi les professionnels. Peut-on évoquer l’article 261 bis pour des incidents qui surviennent en classe et est-il possible de porter plainte contre des jeunes faisant appel à cet article ? Un enseignant raconte comment il a fait valoir cet article auprès d’un jeune qui a tenu des propos anti-juifs en classe :
J’ai lu à haute et intelligible voix l’art. 261 bis (…). A la lumière de cette information juridique, je lui ai alors demandé de retirer ses propos. Il a refusé, arguant qu’il a tout à fait le droit d’exprimer librement son opinion.
61Mais justement, « où s’arrête la liberté d’expression ? », (se) demande l’enseignant en réaction à la réponse de l’élève. Effectivement, il doit faire comprendre au jeune qui défend des propos extrémistes qu’un discours raciste n’est pas une opinion personnelle, mais une atteinte à la dignité humaine, punissable par la loi dans certaines circonstances. L’article 261 bis sanctionne des discours racistes et antisémites proférés publiquement, mais comme Naguib et Zannol le précisent : « pour qu’il y ait violation de la norme pénale, il faut qu’il y ait une atteinte grave à la dignité humaine, ce qui n’est pas le cas, par exemple, lorsque quelqu’un affirme un sentiment d’antipathie, mais uniquement lorsqu’est contestée à l’autre la possibilité de vivre à égalité de droits » (2005, p. 397).
62En ce qui concerne des propos racistes tenus dans le cadre scolaire, il est donc peu probable qu’un élève remplisse les conditions d’une violation de cette loi, et la jurisprudence des premiers dix ans d’application de la loi ne mentionne pas de tels cas ; par ailleurs ce serait peu recommandable sur le plan pédagogique. Par contre, un enseignant peut plus facilement être accusé d’une violation de la loi, par exemple s’il tenait des propos racistes devant ses élèves, enfreignant en même temps aussi gravement son mandat de formateur et sa fonction.
63Ce n’est qu’en cas d’actes graves commis par des jeunes (comme des formes de violence physique associées à des propos racistes) que des sanctions ont été prononcées. Dans ces cas-là, il s’agit probablement de jeunes aux idées affirmées, membres ou sympathisants actifs de groupements extrémistes. Une plainte pénale peut alors être utile comme un avertissement et une stratégie de prévention pour « réveiller » le jeune et le rendre attentif à ses responsabilités et ses dérives.
64Une problématique similaire – l’utilité d’une sanction – est soulevée par la question de l’exclusion d’un jeune de la classe ou de l’école suite à des incidents extrémistes de droite. L’exclusion a été pratiquée dans quelques cas graves, mais l’efficacité de cette mesure est contestée par des professionnels qui s’inquiètent du fait que le problème est simplement transféré dans l’espace extrascolaire. En outre, le jeune n’est plus en lien avec des agents de prévention et peut être encore plus rapidement poussé dans les bras des mouvances et groupements extrémistes. Dans certains cas, un renvoi de classe ou de l’école de quelques jours peut être utile comme un avertissement, mais à condition d’être assorti de mesures de suivi pédagogique.
Entendre les problèmes des jeunes et éviter qu’ils rejoignent l’extrême droite
65Les professionnels pensent qu’il est important de travailler sur les influences que les jeunes subissent dans leur entourage, et d’être attentif à leurs problèmes relationnels et sociaux. Cela correspond bien à la philosophie du « travail social acceptant » décrit plus haut, qui s’intéresse autant aux problèmes que les jeunes « ont », qu’à ceux qu’ils « font ». Néanmoins, il s’impose le constat que les jeunes qui vont mal ne deviennent pas nécessairement tous des extrémistes de droite et qu’inversement, les jeunes d’extrême droite n’ont pas tous des problèmes de ce type. La question qu’il faut poser est donc : quelles opportunités ont-ils eu d’entrer en contact avec ces idées et qu’est-ce qui a dysfonctionné dans leur parcours pour qu’ils soient restés accrochés à ces mouvances ? Quels soutiens ont-ils eu et lequel leur a manqué dans des moments décisifs ? Ceci appelle donc à réfléchir aux alternatives que l’on peut offrir aux jeunes pour leur permettre de résister à l’attrait des mouvances et groupements « identitaires ». Ceci nécessite la mise sur pied d’activités et d’offres qui inspirent les jeunes (Pingel & Rieker 2002), dans les domaines du sport, de la culture, de la musique, etc. Ces offres s’adressent avant tout aux sympathisants, ambivalents quant à leur adhésion à ces groupements ; par contre, il est plus difficile d’atteindre les militants convaincus. L’objectif premier sera donc d’éviter de grossir les rangs des membres.
Exercer une pression et créer un réseau d’aide et de soutien
66La création d’un réseau de professionnels de différents métiers peut s’avérer essentielle afin de mener des actions coordonnées. Celui mis sur pied à l’initiative d’un collège d’un quartier suburbain à la suite de plusieurs incidents graves provoqués par des « identitaires » au sein et autour de l’établissement en est un exemple (voir chapitre 3, « Enseignants et des travailleurs sociaux constitués en réseau dans une zone suburbaine »). La direction avait fait appel à des spécialistes pour une réflexion commune, suite à quoi deux des chercheurs de cette recherche ont réuni en un grand réseau, travailleurs sociaux, enseignants, îlotiers, experts et acteurs institutionnels, pour une réflexion collective à des solutions aux différents problèmes posés. Ces collaborations ont porté leurs fruits en améliorant les connaissances des professionnels sur le phénomène et conduisant à une meilleure coordination des efforts pédagogiques et politiques. En effet, comme le montrent les évaluations d’interventions collectives, lorsque l’école se trouve face à un groupement de jeunes organisé qui influence le climat de l’établissement, elle ne peut pas résoudre le problème à elle toute seule et la coopération avec d’autres acteurs de la commune, des experts, la police, les travailleurs sociaux, est cruciale (Eser Davolio & Drilling 2008). Par ailleurs, s’opposer publiquement à l’extrémisme de droite exige soutien et solidarité entre les acteurs et ce réseau permet d’assurer un engagement durable contre l’extrémisme de droite (idem).
67Dans plusieurs des situations analysées par les professionnels, ceux-ci ont fait état de demandes de soutien faites aux parents ou aux frères et sœurs en les invitant à appuyer les démarches entreprises par l’école ou le service social. Ce soutien par l’entourage est également jugé indispensable par les spécialistes offrant aux jeunes une aide à la sortie des réseaux extrémistes. Ainsi, ces auteurs montrent l’importance de réactiver le réseau social antérieur du jeune, avec lequel il a en règle générale coupé les ponts au moment d’entrer dans la mouvance extrémiste (Kassis & Mäder 2008). Eser Davolio & Drilling (2008) insistent, quant à eux, sur l’importance de la pression sociale exercée sur un jeune extrémiste par son entourage immédiat. Les limites clairement signifiées par l’école, le maître d’apprentissage ou les parents peuvent, par exemple, jouer ce rôle. Cette pression sociale peut avoir un certain effet par l’indication claire des limites de ce qui est toléré, par l’interdiction du port d’insignes ou de possession de matériel extrémiste de droite, voire par la menace de sanctions qui peut aller jusqu’à avertir des services spécialisés ou la police. Ces auteurs mentionnent des communes qui ont même convoqué les jeunes avec leurs parents afin de leur exprimer leur désaccord avec des idées extrémistes. Toutefois, Eser Davolio & Drilling estiment crucial de ne pas en rester à la pression sociale, mais d’offrir parallèlement une discussion sur les valeurs, comme le montre l’exemple d’une société de musique, qui n’a pas exclu des membres extrémistes de droite mais a fait signer à tout le monde une charte de valeurs communes.
68Au fond, il s’agit d’une forme de pression au conformisme qui déploie ses effets surtout auprès des suiveurs. Les membres du noyau dur peuvent être indifférents, ou encore amenées à quitter un environnement devenu de plus en plus inconfortable.
69Dans les situations relatées durant notre recherche, la collaboration entre divers travailleurs sociaux et enseignants a ainsi été jugée capitale, surtout dans le cas de jeunes qui se montrent plutôt discrets à l’école, mais qui au dehors interagissent probablement avec des groupements d’extrême droite. Les enseignants ont également exprimé leur souci de ne pas pouvoir suivre un jeune une fois qu’il a quitté l’école et a commencé son insertion professionnelle. Dans ces cas, le relais entre enseignants et travailleurs sociaux s’avère déterminant.
70La mise en commun d’expériences et d’expertises au niveau intra-institutionnel est également décisive pour faire face à différents phénomènes. Celle-ci est encore jugée insuffisante par les enseignants dans la plupart des écoles. Le souhait est exprimé d’institutionnaliser des séances d’intervision et d’échanges régulières entre collègues ainsi qu’avec la direction, ce qui permettrait de trouver des réponses collectives et d’harmoniser des directives et les mesures prises au niveau institutionnel.
Que faire face à un jeune « endoctriné » ?
71Dans ce qui précède, il est apparu qu’une intervention se différencie en fonction du type d’acteur auquel est confronté le professionnel. Ainsi, il est plus facile de travailler avec des jeunes qui appartiennent aux cercles des suiveurs et sympathisants qu’avec des acteurs convaincus et idéologiquement motivés. Il peut être également déterminant de différencier l’intervention à l’égard d’un groupe, où les résultats sont plus difficiles à obtenir et souvent décevants, et le travail individuel, où les effets pédagogiques sont souvent meilleurs (Pingel & Rieker 2002).
72A ce sujet, un enseignant commente son expérience et les interventions entreprises par lui et ses collègues auprès d’un jeune « identitaire » dans un cycle d’orientation :
Malgré les médiations qu’on a faites, avec lui, avec ses parents, ou sans lui, avec les autres, avec tout le monde… Tout le monde a été mis ensemble pour pouvoir essayer de trouver une solution… On s’est battus pendant six mois, six mois pour contrôler cette situation et on n’a pas réussi. (…) mais en tous les cas, ce n’est pas reparti dans le sens qu’on aurait aimé du tout.
Il faut faire attention, il faut les écouter, il faut pouvoir l’écouter, mais avec quel projet ensuite ?
73Une autre enseignante confirme la résignation face à des jeunes avec des idées radicales :
Je me suis rendu compte aussi, que quand on est face à un mur, ça ne sert à rien de donner la tête dans le mur… Parce qu’il me semble que c’est aussi une des caractéristiques de ce mouvement d’extrême droite, comme pour tous les extrémistes, c’est que les gens sont complètement imperméables à la raison, au raisonnement. Donc, j’ai remarqué qu’on perdait énormément d’énergie à essayer de discuter, essayer d’amener des faits nouveaux, des exemples historiques, etc.
74La frustration des enseignants de ne pas avoir pu changer les jeunes en question est manifeste. En face d’un « endoctriné », il est donc nécessaire de se donner d’autres priorités que de vouloir « changer » le jeune et qui seront probablement plus productives pour tout le monde. Ceci signifie de ne pas se concentrer sur l’acteur, mais d’agir sur son entourage à l’école et dans l’espace extrascolaire, c’est-à-dire sur les autres jeunes, les bystanders. L’effort principal devrait être mis sur la prévention, afin d’éviter que d’autres jeunes ne soient attirés par des idées extrémistes. Cependant, l’effet perturbateur doit aussi être traité. Les expériences des experts confirment effectivement qu’il est très difficile de travailler avec ces jeunes et quasi impossible avec des moyens pédagogiques classiques (Pingel & Rieker 2002). Ce genre d’acteur demande des interventions spécialisées.
L’apport de l’enseignement de l’histoire et de l’éducation citoyenne
Comment aborder de façon adéquate la problématique du racisme des jeunes qui n’ont pas de bases solides en histoire ?
75C’est un enseignant confronté à des discours anti-juifs dans un cours d’histoire sur la Shoah qui pose cette question. La question sous-entend qu’un raisonnement historique et scientifique pourrait éviter que les jeunes soient leurrés par des mensonges extrémistes de droite. La thèse soutenue est que la connaissance de l’histoire, des faits sur la Shoah et une éducation civique pourraient prévenir les idéologies racistes. Cependant, ces idéologies ne sont pas liées au manque de connaissances historiques, car souvent ces jeunes connaissent fort bien l’histoire. Les expériences pédagogiques menées en Allemagne montrent que l’information sur le génocide perpétré par les nazis n’est pas efficace auprès de personnes aux attitudes d’extrême droite confirmées (Deckert-Peaceman & Koessler 2002) et que la simple connaissance du passé n’a pas d’effet préventif ou dissuasif.3 Aussi est-il décisif de prendre en compte le climat de la classe et les variables du contexte pour rompre une dynamique où les jeunes utilisent l’enseignement comme plateforme pour affirmer et diffuser leurs idées, ce qui risque de produire un effet pervers, celui de consolider la cohésion et la conviction d’un groupe aux positions extrémistes (Eser Davolio 1999).
76Plutôt donc que de miser sur l’enseignement de l’histoire de la période national-socialiste, il convient de créer un espace de débat démocratique. Le débat d’idées est en effet un aspect crucial de l’éducation citoyenne : débattre des idées de façon démocratique, sans porter atteinte à la dignité de l’autre, mais aussi sans moralisation ou stigmatisation des jeunes avec lesquels le pédagogue est en désaccord, est le meilleur antidote aux extrémismes (voir Eckmann & Eser Davolio 2002). Cela requiert l’établissement de règles claires de débat, telles que respect, écoute, argumentation factuelle, parler de soi-même et de ses expériences. Il vaut toujours mieux placer le jeune en situation de découvrir lui-même ses contradictions, de susciter une dissonance à l’intérieur de lui, plutôt que de lui faire la morale ou de lui prescrire une façon de penser (idem, p. 91-97). Un exemple de cette approche par la dissonance est proposé par le pédagogue allemand Eckart Osborg dans sa « Pédagogie subversive de la dé-sécurisation »4 : à travers la projection d’extraits de documentaires avec des images et des propos de dignitaires nazis, les jeunes sympathisants d’extrême droite sont confrontés avec les contradictions, les incohérences, voire les mensonges du discours national-socialiste.
La prévention
77Comment faire de la prévention et éviter que d’autres jeunes ne deviennent une proie facile pour des idées et groupuscules extrémistes de droite ? Car, comme le constate cet enseignant, se référant à l’importance de la prévention : « Ces jeunes sont souvent écoutés par d’autres jeunes. Il y a un effet d’aspirateur. »
78Aussi, pourrait-on dire avec Krafeld que les interventions se distinguent selon le contexte de violence et selon les objectifs posés par rapport à ces contextes. Il distingue trois climats de violence d’extrême droite et préconise trois niveaux d’intervention : La prévention, qui se caractérise par l’établissement d’un climat de non-acceptation des extrémismes et de la violence ; la délimitation, adaptée dans des situations de violence émergentes ; et la désescalade, qui intervient lors de conflits violents (Krafeld 1992). A cela s’ajoutent des interventions globales préventives qui permettent de contribuer au renforcement des structures de la société civile en combattant la normalisation des tendances racistes et extrémistes de droite (Rommelspacher 2001).
79De nombreuses manifestations et actions de prévention sont organisées dans les divers établissements scolaires du canton de Genève, et les acteurs y sont souvent fortement impliqués. Ces manifestations contribuent assurément à la prévention et à l’instauration d’un climat de non-acceptation du racisme et de l’extrémisme. Elles fonctionnent à condition qu’elles soient adaptées au climat de (non) violence des établissements et aux contextes dans lesquels elles se placent. Si l’on se réfère aux trois types d’actions distingués par Krafeld, les manifestations de prévention conviennent aux établissements qui ne rencontrent pas ou peu de problèmes de violence raciste. Par contre dans le contexte de violences émergentes ou lors de situations de conflits violents, des manifestations de type préventif risquent fort de produire des effets contraires à ceux escomptés par les initiateurs.
80La situation suivante qui s’est déroulée dans un établissement en milieu suburbain (voir chapitre 3, « Enseignants et des travailleurs sociaux constitués en réseau dans une zone suburbaine ») est exemplaire à ce titre ; on peut considérer qu’elle se déroule dans un contexte de violence émergente. Voilà ce qu’en dit le directeur :
L’apparition parmi les élèves du collège de jeunes « identitaires » a suscité des réactions de la part d’autres élèves et d’enseignants. Le conseil consultatif du collège (…) a décidé de monter une vaste campagne de sensibilisation sur le thème du respect des différences. (…) Peu après le lancement de cette campagne, (…) je reçois une lettre ouverte qui m’est adressée et qui est également diffusée au sein du collège. Elle est signée d’un nom inconnu pour moi.
La lettre fait allusion aux articles de presse et à la campagne « cent différences… sans différence ». Elle m’accuse d’avoir tendu « un infâme guet-apens antipatriotique contre la jeunesse identitaire genevoise et suisse », d’agir d’une manière « digne des méthodes criminelles des commissaires bolcheviques » avec « l’intention méprisable de rééduquer le mental de cette jeunesse ». L’auteur m’accuse de refuser le dialogue avec le courant identitaire, etc.
A travers ma personne, c’est l’institution tout entière qui était visée : les collégiens, enseignants et collaborateurs de l’établissement qui avaient mis sur pied la campagne de sensibilisation et, au-delà, l’école genevoise tout entière. (…) L’affichage de la lettre avec mon message a été bien perçu par la communauté scolaire. J’ai reçu plusieurs témoignages d’élèves et d’enseignants qui avaient été soulagés de voir que l’autorité scolaire ne se laissait pas insulter sans réagir. (…) Cette expérience m’a convaincu qu’il était indispensable de réagir clairement et publiquement lorsqu’un fait d’une certaine gravité se produisait.
[Toutefois] la mise sur pied de la campagne sur la tolérance que nous avons menée au collège, si elle a permis de réaffirmer des valeurs essentielles, a aussi contribué à faire monter la tension entre les « identitaires » et leurs opposants, ces derniers étant tentés d’utiliser les mêmes armes que ceux qu’ils voulaient combattre.
81Comme ce cas le montre, cette manifestation d’appel à la tolérance – une action préventive – ne s’est pas avérée suffisante. Les jeunes « identitaires », loin d’être dupes, savaient fort bien que cette manifestation était organisée pour contrer leur tentative de s’implanter dans la région et dans l’établissement, et ils ont tenté d’instrumentaliser les ateliers et les moments de débat, pour en faire une tribune où propager leur discours, ce qui a augmenté leur visibilité. On se trouvait là non pas dans le cas de racisme interpersonnel mais dans celui de propagation idéologique (voir typologie au chapitre 3). Par contre, l’action de délimitation, la prise de position publique du directeur, a produit un effet important sur la communauté scolaire et a peut-être réussi davantage à contrer le discours extrémiste que la campagne pour la tolérance. On constate ici qu’engager un conflit ouvert – oser la confrontation – a été une démarche efficace.
Interrogations et dilemmes
82Dans ce qui précède, nous avons vu plusieurs sujets et questions qui ont produit des sortes de blocages à l’intervention pour les professionnels. Quelques thèmes ont particulièrement été discutés et méritent d’être repris encore une fois.
Réactions à chaud… réactions à froid…
83Que faire dans une situation dans laquelle on est complètement dépassé et insécurisé par un incident extrémiste de droite ? Est-ce qu’il est important de réagir immédiatement à un événement survenu ou est-ce qu’une intervention après réflexion peut être plus judicieuse ? Ces questions ont traversé l’esprit de plus d’un éducateur qui se voyait confronté à un phénomène d’extrémisme de droite, à l’instar de l’enseignante qui témoigne d’un attroupement d’un groupement d’« identitaires » devant la porte du collège. Elle se dit mal à l’aise d’intervenir et se demande ce qu’il faudrait faire dans une telle situation. En effet, cette situation est intimidante pour les professionnels, mais aussi pour les élèves contre lesquels cette action spectaculaire est également dirigée. Qui peut intervenir et avec quelle action ? Comment rassurer les élèves et les enseignants ? Est-ce également une affaire de la police ?
84Dans un autre cas, une enseignante, voyant un élève avec un T-shirt Mussolini (vignette 5), a préféré ne rien faire à chaud, car elle ne connaissait pas le jeune et ne savait pas si elle pouvait interdire ce symbole.
85Les professionnels sont sous une grande pression d’intervention face à de telles situations délicates. Il manque parfois le temps de réflexion et malgré cela leur rôle d’éducateurs demande de leur part de discerner vite des réponses pédagogiques adéquates. A cela s’ajoute, surtout pour les enseignants, le problème qu’ils sont souvent seuls et qu’ils doivent trouver des solutions individuellement. La distinction entre réaction à chaud et réaction/réflexion à froid telle qu’elle a été mise en évidence dans les incidents, s’avère donc fort utile. Un temps de réflexion et des interventions à froid peuvent être bénéfiques pour tout le monde. S’arrêter un moment pour réfléchir avec du recul permet au professionnel d’interpeller ses collègues, sa hiérarchie et d’autres jeunes afin de trouver une réponse collective.
86Il convient donc de faire la distinction entre, d’une part une réponse individuelle (répondre toute de suite à chaud) et, d’autre part, une réponse différée à froid qui a l’avantage pour les professionnels de désindividualiser la problématique et pour permettre de chercher des solutions institutionnelles.
Face au jeune en recherche identitaire
87Il y a d’abord la question de l’importance à accorder aux jeunes partisans d’idées extrémistes de droite par rapport à d’autres sous-cultures des jeunes. Surtout chez les travailleurs sociaux, les discussions tournent beaucoup autour de la question de la recherche d’identité chez les jeunes. Pour beaucoup d’entre eux, un jeune s’affichant comme « identitaire » est un jeune en train de tester une identité ; il peut traverser différentes phases dans sa quête d’un soi-même et sa confrontation au monde des adultes avec ses conventions. A ce sujet, une conseillère sociale donne la réponse suivante à propos d’un jeune « identitaire » dans un cycle d’orientation :
Comme tout ado, il est à la recherche d’une identité. (…) Pour construire son identité, il est obligé d’aller confronter son identité, alors elle nous dérange particulièrement parce qu’elle est fasciste. Mais je suis tout aussi dérangée par les Yo5 qui tiennent un discours hyperhomophobe, mais ça se voit moins et on le comprend différemment… Peut-être on est moins heurté par le Yo… mais un Yo musulman qui tient un discours hyperhomophobe, ça me choque tout autant. Mais là [avec le jeune identitaire], on se dit « tiens, fasciste », c’est tellement à l’opposé de tout ce que, nous, on peut défendre personnellement…
88D’autres ne sont pas d’accord avec la banalisation de l’identité « identitaire » :
Il teste une identité fasciste, il ne teste pas une identité tout court.
89Cette discussion montre que l’identité extrémiste de droite est pour certains une identité comme une autre, mais que cet avis n’est par contre pas partagé par tous. Elle montre également que l’extrémisme de droite est un phénomène plus facilement condamné, en tout cas dans les milieux éducatifs, que les propos racistes d’une personne immigrée.
90Il nous semble important pourtant de tenir un discours ferme envers tous les jeunes qui tiennent des propos racistes, xénophobes, homophobes ou sexistes, pour ne pas créer un double langage et stigmatiser les jeunes « identitaires », même si leur idéologie est potentiellement plus dangereuse et plus violente.
91Ceci demande de la part du professionnel un langage clair et ferme. Cela fait surgir chez certains la question de savoir comment exprimer une opinion sans qu’elle soit perçue comme partisane. Ils sont souvent soucieux de ne pas exprimer des opinions politiques, opinions personnelles partisanes, afin de garder une posture neutre face aux jeunes, comme le montre le témoignage d’un travailleur social hors murs :
Comment faire pour qu’ils ne se limitent pas à leurs propres expériences mais pour que l’on puisse recontextualiser leur vécu plus globalement (politiquement) sans enfreindre notre mandat d’être apolitique ?
92S’il est vrai que le mandat d’un pédagogue interdit d’exposer des positions politiques, un discours mettant en avant des valeurs faisant partie de la Constitution suisse et des valeurs universelles des Droits de l’homme ne relève pas du domaine d’une opinion personnelle et devrait être défendu par tous les pédagogues.
Conclusion
93Malgré le fait que l’extrémisme de droite ne forme pas un problème majeur à Genève, les professionnels sont confrontés de temps à autre à des cas impliquant des propos, gestes et symboles qui relèvent de l’extrémisme de droite. Ce sont des situations qui posent clairement des problèmes pédagogiques cruciaux aux enseignants et travailleurs sociaux. S’agit-il d’une provocation ? Faut-il considérer cette identité comme une parmi d’autres que les jeunes testent et qu’ils vont abandonner une fois qu’ils auront terminé leur période de recherche de soi ? Faut-il donc relativiser, voire banaliser la problématique ou, au contraire, mettre en œuvre des moyens pédagogiques pour une prévention spécifique et insister sur l’importance de proposer des alternatives aux jeunes ? Ces questions ont émergé tout au long de la recherche. Conscients du fait qu’il n’existe pas de réponse qui rencontre l’approbation de tous, nous insisterons néanmoins sur deux dimensions cruciales de l’intervention, soit la prévention et la prise en compte du contexte avant d’engager une action.
94Comme nous l’avons vu dans cette recherche, une action efficace demande une intervention auprès des individus mais aussi au niveau du contexte. A côté de toute une série de facteurs internes, on note également une série de facteurs externes, liés au contexte, qui motivent l’adhésion des jeunes à ces mouvances et qui les confortent dans leur choix d’y rester. En plus des causes, il importe donc d’analyser les circonstances dans lesquelles l’adhésion à une idéologie extrémiste devient attrayante, ou autrement dit, comment un jeune devient attiré. L’analyse des circonstances et des modes d’entrée et de sortie donne en effet de précieuses indications pour l’intervention, non seulement face au jeune, mais aussi au niveau du contexte et des circonstances. Aussi faut-il distinguer clairement le public cible auquel une intervention s’adressera. En référence aux cercles mentionnés plus haut, on peut aussi distinguer des objectifs d’intervention fort différents, résumés ci-dessous dans une sorte check-list.
1. Agir auprès des jeunes de manière différenciée
Auprès des jeunes de la mouvance d’extrême droite
(Cf. schéma p. 223)
> Noyau dur → faire appel à la loi, parfois nécessité de répression, éviter le recrutement et le grossissement de ce cercle, recours à des experts.
> Membres organisés → des-escalader la violence ; s’occuper des problèmes que les jeunes ont et non pas seulement de ceux qu’ils font ; faire jouer la pression sociale.
> Sympathisants, suiveurs → offrir des alternatives, actions de sensibilisation, éviter qu’ils ne restent accrochés aux groupes extrémistes et rejoignent les organisations, pression sociale et offrir discussions sur les valeurs et les chartes.
Auprès des victimes
> Défense, solidarité, soutien, réhabilitation des victimes,
Auprès de tous les autres jeunes
> Travailler sur le climat général, prévention et éducation démocratique et citoyenne.
2. Agir sur le contexte plus large
> Créer un réseau des divers acteurs : travailleurs sociaux, enseignants, communes, associations de parents, quartier, écoles, lieux d’apprentissage, police ;
> Prendre des positions communes contre l’idéologie et mettre collectivement une pression ;
> Augmenter la vigilance et la mobilisation contre les idéologies extrémistes et soutenir les personnes exposées à des mesures de représailles ;
> Etablir une politique non discriminatoire, un climat de vivre ensemble et de tolérance.
Notes de bas de page
1 Conférence donnée dans le cadre du réseau INSERT à Genève, le 9 mai 2005.
2 Pour plus de précisions, voir Naguib & Zannol 2005 ou Grünberg & Eckmann 1999.
3 Pour détails, voir Eckmann 2004, chapitre 4.
4 Eckart Osborg Subversive Verunsicherungspädagogik für die sozialpädagogische Präventionsarbeit mit rechtsorientierten Jugendlichen. DVD et documents ronéotypés non datés, Hochschule für angewandte Wissenschaften Hamburg.
5 Yo : amateurs de rap et de hip-hop portant casquettes et trainings
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