Préface
p. 7-12
Texte intégral
1Cet ouvrage présente une approche novatrice et compréhensive des diverses formes de racisme et, plus largement, de l’hostilité envers certains groupes se manifestant au quotidien dans la tâche des travailleurs sociaux et des enseignants. Suite à cette lecture, ma réaction immédiate et spontanée a été de dire : chapeau aux professionnels de ces domaines qui s’engagent contre de telles manifestations ! Un engagement qui pourtant n’est pas compris dans leur formation de base et qui ne représente pas la part la plus importante de leur mission.
2La complexité de la structure de cette recherche a exigé un effort collectif de la part des enseignants et des travailleurs sociaux, dont l’investissement est particulièrement admirable. On ressent que leur objectif en participant à cette étude était de gagner en confiance et d’obtenir de nouvelles pistes pour leur travail. J’ai été touchée par les sentiments qu’ils ont exprimés : d’une part, ils peuvent parfois se sentir coupables d’actes involontaires de racisme et, d’autre part, il leur arrive d’être les témoins, voire même les victimes de tels actes de la part de jeunes migrants s’estimant désavantagés dans notre société. Le témoignage des jeunes était aussi particulièrement marquant. On pouvait y percevoir l’impuissance qui est la leur s’exprimant sous forme de colère, de racisme, d’attitudes machistes, de chauvinisme ou encore par des tentatives de rabaisser les autres.
3Les résultats de cette recherche m’ont confortée dans la perception et l’analyse de la situation que j’ai effectuée dans le cadre de mon travail pour la Commission fédérale contre le racisme. Les conflits rapportés à la CFR ressemblent aux exemples cités dans cet ouvrage ; ils sont donc largement représentatifs de ce qui se passe dans d’autres régions de Suisse dans des milieux comparables. Ce constat est encourageant pour la CFR, car l’étude prouve de cette manière que la sensibilisation au racisme dont différents groupes de la société suisse sont la cible est importante et nécessaire à long terme. Une telle recherche est un outil primordial pour mieux connaître et cerner le problème.
En Suisse, l’attention reste centrée sur le racisme interpersonnel
4En Suisse, tout comme ailleurs en Europe, les conséquences négatives profondes qui résultent du racisme et les discriminations ne sont pas encore pleinement reconnues, malgré le fait que les premiers instruments de lutte contre ce fléau aient été créés durant ces dernières décennies.
5Une petite majorité de 54,7 % des votants avait accepté, lors de la votation du 26 septembre 1994, l’article 261bis du CPS (Code pénal suisse) portant sur l’interdiction de la discrimination raciale. Cependant, certains partis, se positionnant à droite de l’échiquier politique, s’efforcent depuis lors d’abolir cet article. Ce faisant, ils remettent également en cause l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale pour l’élimination de toutes formes de discrimination raciale. En effet, disposer d’instruments légaux qui interdisent et sanctionnent le racisme à l’échelon national est une condition indispensable pour l’adhésion d’un Etat à cette convention.
6La norme pénale contre la discrimination raciale du Code pénal suisse fait du racisme un acte criminel qui, lorsqu’il est commis en public, doit être poursuivi d’office. De 1995 à 2006, 183 jugements (en comptant seulement les cas à propos desquels il y a eu entrée en matière) ont été prononcés par les tribunaux cantonaux et le Tribunal fédéral ; 83 % d’entre eux ont abouti à une condamnation de l’auteur de l’acte raciste. Les juges cantonaux ont considéré les manifestations néonazies, la diffamation publique en raison de l’ethnie, l’origine, la couleur de peau ou la religion, les propos antisémites ainsi que la négation de l’Holocauste et du génocide des Arméniens comme étant des actes racistes punissables.1
7Bien que reconnaissant la valeur de l’article 261bis du CPS et la pratique juridique s’y référant développée par les tribunaux, il s’avère que celui-ci n’est pas un instrument approprié pour lutter contre le racisme politique, institutionnel et contre les abus de pouvoir. Plutôt, il met l’accent sur le racisme idéologique et sur le racisme interpersonnel. Les tribunaux, semble-t-il, hésitent à intervenir pour punir des slogans et des affiches choquantes publiées par une certaine frange de la droite à l’occasion de votations ou d’élections.2 Une interprétation plus sévère de l’interdiction de la propagande raciste permettrait d’interpréter ce matériel comme des tentatives d’incitation à la haine envers les étrangers, les Musulmans et les Noirs. Les victimes de telles accusations ainsi que la presse étrangère l’ont en tout cas ressenti ainsi. Cela a été le cas lors de la publication, en 2004, d’affiches cherchant à montrer que les Musulmans seront un jour majoritaires en Suisse à cause de leur croissance démographique élevée3 ; un autre exemple en 2007 :des affiches représentant un mouton noir chassé de la Suisse à coup de pieds dans le derrière par des moutons blancs.4
8Pour continuer avec les défauts que comporte la norme pénale contre la discrimination raciale, on a constaté que l’application du paragraphe 5 de cet article, concernant le refus d’une prestation offerte au public, s’est avérée difficile. Dans la pratique, on constate que les tribunaux cantonaux ont souvent prononcé un « non-lieu » ou ont acquitté l’accusé, dans des cas où l’accès à une discothèque ou encore le service dans un restaurant a été refusé à des jeunes Noirs ou originaires des Balkans. Les raisons invoquées par les tribunaux pour de telles décisions étaient un manque de preuve et, dans certains cas, la validation du refus de la prestation car « le propriétaire avait fait des expériences négatives avec d’autres personnes à la peau noire/des Balkans ». Cette formulation, me semble-t-il, représente une généralisation impliquant la responsabilisation collective d’un groupe pour le comportement déviant de certains individus et ainsi tombe dans le piège du racisme.
9Au niveau constitutionnel, l’article 8 § 2 de la nouvelle Constitution suisse interdit toute discrimination. Il en résulte une obligation directe pour les institutions de l’Etat d’éviter toute discrimination, qu’elle soit raciale ou de tout autre ordre. A partir de l’année 2000, le Tribunal fédéral a prononcé ses premiers jugements sur la base de l’art. 8 Cst. Entre autres, il a été amené à réviser des refus de naturalisation entérinés par certaines communes, refus qui se fondaient sur le fait que le candidat à la naturalisation était de confession musulmane. Cependant, de nouvelles motions parlementaires ont été déposées, qui, si elles étaient acceptées, permettraient de maintenir certaines discriminations lors des processus de naturalisation.
Un manque de protection contre la discrimination raciale dans le domaine civil
10En 2000, l’Union européenne a émis deux directives interdisant toute discrimination, qu’elle soit fondée sur des critères raciaux ou sur d’autres motifs, devant être mises en application par ses vingt-cinq pays membres.5 On peut aujourd’hui évaluer les premiers résultats positifs découlant de la mise en pratique de ces directives dans le domaine civil. La Suisse, par contre, n’a pas encore introduit de loi civile contre la discrimination. Ce n’est qu’avec une telle loi que les individus pourront être protégés contre la discrimination structurelle et institutionnelle. Ces formes de discrimination se manifestent par exemple à l’embauche, dans le cadre du travail ou lors de la recherche d’un logement, c’est-à-dire dans des domaines essentiels de la vie quotidienne. Les recherches scientifiques touchant à ces thématiques ont notamment démontré l’existence effective de discriminations raciales envers des jeunes originaires de Turquie, des Balkans ou ayant la peau noire lorsqu’il s’agit de décrocher un travail ou une place d’apprentissage.6 En 2005, le Tribunal des Prud’hommes de Lausanne a prononcé un premier jugement sur un cas de discrimination à l’embauche en raison de la couleur de peau.7 Malgré cette situation alarmante, les milieux économiques sont opposés à la création d’une législation antidiscriminatoire cohérente. Au mieux, les représentants de l’économie sont prêts à accepter des mesures préventives ou certaines clauses spécifiques insérées dans les contrats généraux des partenaires sociaux.
11Les victimes individuelles et les groupes cibles potentiels de telles discriminations ressentent péniblement le manque d’une loi civile contre la discrimination. Celle-ci devrait aussi stipuler le renversement de la charge de la preuve afin de faciliter la position de la victime devant le tribunal. Au sein de l’Union européenne, ce renversement de la charge de la preuve est considéré comme un instrument primordial afin de mieux protéger les droits des victimes.
12Maintes recommandations ont été formulées par les organes de surveillance de l’application des Conventions internationales des Droits de l’Homme, par la Commission fédérale contre le racisme ainsi que par des organisations non gouvernementales, afin de renforcer la protection contre le racisme dans le domaine civil. L’administration fédérale a dernièrement fait un pas important en organisant un colloque sur les effets potentiels d’une loi civile contre la discrimination.8
13On peut donc constater actuellement une dichotomie dangereuse dans la manière dont est perçu le racisme en Suisse : avec l’introduction de l’article 261bis dans le Code pénal, la Suisse condamne l’acteur raciste individuel, mais il ne reconnaît guère l’existence du racisme et des discriminations qui sévissent dans les institutions et dans un contexte hiérarchique. Il faut par conséquent souligner que l’attention du public, tout comme celle des tribunaux, se concentre sur la violence interpersonnelle, idéologique et doctrinaire (Eckmann et al. 2001). Ce faisant, elle néglige, voire même nie carrément les discriminations plus profondément enracinées dans le système politique et social de ce pays. On observe ainsi actuellement la construction de deux sortes de racisme et deux types d’acteurs racistes y correspondant : ceux qui sont punis et ceux qui échappent à la justice parce que le caractère raciste de leurs actes est nié. Les conflits que vivent les professionnels et les jeunes présentés dans la présente recherche doivent être interprétés à la lumière de ce contexte.
La non-reconnaissance du racisme crée du racisme
14Les jeunes que côtoient les professionnels dans cette recherche, perçoivent bel et bien l’attitude ambiguë de la société suisse à leur égard. Le concept d’égalité des chances est admis, mais ces jeunes en jouissent encore très peu. Ils sont en effet fréquemment identifiés sur la base de leur appartenance à un groupe ethnique, national ou religieux et sont souvent présentés de manière négative dans le discours, public comme privé. De ce fait, ces jeunes peinent à trouver un logement, un travail et ont de grandes difficultés à être naturalisés. Ceux qui n’ont pas vécu cette expérience par eux-mêmes peuvent observer la situation dans laquelle se trouvent plusieurs des membres de leur groupe d’appartenance. Des préjugés largement diffusés comme celui de la « criminalité des étrangers » exercent un effet néfaste tant sur la population majoritaire que sur les étrangers eux-mêmes. Leur diffusion crée un climat de suspicion du côté de la majorité et pousse les membres des groupes stigmatisés à se rallier entre eux sur la base d’une réaction d’orgueil ethnique exacerbée. Les jeunes dont on parle dans cet ouvrage se considèrent comme des victimes, alors que la société dans laquelle ils vivent les accuse d’être des agresseurs. Peut-être ne faut-il pas trop s’étonner, dans un tel contexte, du développement d’un racisme « inversé » (voir vignette11) visant les enseignants et les travailleurs sociaux qui font partie, aux yeux de ces jeunes, du système éducatif de l’Etat. Même si les enseignants et les travailleurs sociaux se montrent être de bonne volonté et agissent en toute intégrité, par un effet pervers, l’agression des jeunes se dirige aussi inévitablement contre eux, car ce n’est pas leur personne qui est visée, mais le système.
Le racisme multilatéral reflète la société multiculturelle
15Je félicite les auteurs des conclusions formulées aux chapitres 7 et 8 et je partage entièrement leur point de vue. Le racisme est « multilatéral » et omniprésent : il se manifeste aujourd’hui dans tous les milieux et reflète ainsi le problème d’une société multiculturelle dans laquelle différents groupes sont en concurrence. Or, la situation risque encore de se détériorer, car si, dans la réalité, la société est devenue multiculturelle, le système institutionnel et politique n’est pas encore adapté à cette nouvelle donne. Tant que la pleine participation des divers groupes n’est pas assurée, les inégalités se multiplieront, de même que la frustration de ceux qui se voient exclus. En parallèle, le besoin de justification des personnes privilégiées ira grandissant.9 Le racisme peut être un instrument pour ceux qui, au pouvoir, désirent en écarter les nouveaux-arrivés. Contrairement à la théorie traditionnelle du racisme, il sert aussi d’arme aux personnes « sous-privilégiées » qui font partie de la majorité ainsi qu’à celles des groupes minoritaires. Dans une telle situation, il semble presque logique, même si cela est tout à fait déplorable, que certains jeunes migrants expriment tout leur mépris à l’égard de ceux par lesquels ils se sentent oppressés et parfois aussi envers ceux qui sont encore plus faibles qu’eux-mêmes.
16De cette façon, le racisme empoisonne les relations tant au niveau sociétal que personnel. Je crois que les professionnels dont on peut lire les témoignages dans cette recherche en souffrent profondément et ont tendance à culpabiliser. Si le racisme est omniprésent et multilatéral, pourquoi ne pas aborder le problème avec une attitude plus naturelle ? Peut-être pourrait-on alors le contrer avec plus de verve, de courage, et même avec une certaine nonchalance. Il serait moins gênant d’évaluer les rôles d’acteur et de victime qui sont, parfois, même interchangeables. Un tel état d’esprit permettrait de mettre en pratique plus facilement la pédagogie de la reconnaissance que les auteurs proposent. Il s’agirait de reconnaître les rôles de chacun, de reconnaître l’impuissance et les traumatismes de certains acteurs de la société pour, finalement, créer un contexte de respect mutuel, objectif ultime de toute lutte contre le racisme et la discrimination. Cette recherche représente un pas important dans cette direction.
Notes de bas de page
1 Voir http://www.ekr.admin.ch/dienstleistungen/00169/index.html?lang=fr
2 Voir décisions 2000/49, 2003/22, 2005/20, 2005/21 dans le recueil de jugements, http://www.ekr.admin.ch/dienstleistungen/00169/index.html?lang=fr
3 Annonce publiée sous le titre « Muslime bald in der Mehrheit ? » en septembre 2004. Voir Commission fédérale contre le racisme. Les relations avec la minorité musulmane en Suisse. Berne 2006, p. 28. Décision 2005/20, recueil de jugements.
4 Voir l’étude commandée par la CFR : fög, Universität Zürich. Ausländer und ethnische Minderheiten in der Wahlkampfkommunikation – Analyse der massenmedialen Berichterstattung zu den Eidgenössischen Wahlen 2007. Zürich 2008.
5 Directive relative à l’égalité raciale (2000/43/CE) ; directive relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (2000/78/CE) http://ec.europa.eu/employment_social/fundamental_rights/legis/lgdirect_fr.htm (visité 5.11.2008)
6 Voir Janine Dahinden, Rosita Fibbi, Joëlle Moret, Sandro Cattacin. Integration am Arbeitsplatz. Probleme und Massnahmen. Ergebnisse einer Aktionsforschung. Neuchâtel : Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population. 2003.
7 http://www.humanrights.ch/home/fr/Suisse/Politique/Racisme/Jugement/idart_3188-content.html?zur=850 (site visité 5.11.2008)
8 Service de la lutte contre le racisme, Bureau fédéral pour l’égalité pour les personnes handicapées, Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes : Protection contre la discrimination – apprendre de l’Europe ? Colloque 2 décembre 2008
9 Voir la campagne publicitaire de la CFR « Exclure l’exclusion », http://www.ekr.admin.ch/shop/00004/index.html?lang=fr
Auteur
Directrice de la Commission fédérale contre le racisme
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