Chapitre 4. Méthodologie du colloque : théorie versus pratique
p. 81-131
Texte intégral
1Les résultats qui suivent dans ce chapitre se rapportent au colloque le plus régulier des travailleurs sociaux genevois, à savoir leur colloque hebdomadaire.
2Partant du fait que les exigences organisationnelles sont considérées par les auteurs étudiés comme essentiels pour le bon fonctionnement du colloque, j’interpréterai tous les résultats inférieurs à 80 % comme révélateurs d’une insuffisance. Certes, cette prise de position a l’inconvénient d’un certain arbitraire. La limite des 80 % pourra paraître forte aux uns, faible aux autres. Libre au lecteur, quoi qu’il en soit, de se faire sa propre idée des résultats.
L’organisation du colloque
Les quatre étapes du colloque selon la littérature
3Un des premiers points auxquels nous rend attentifs la littérature sur le sujet est qu’un colloque s’organise et se vit en plusieurs étapes. A chacune de ces étapes correspondent des démarches prioritaires et essentielles au bon fonctionnement du colloque.
Avant le colloque, il est primordial de se préparer
4Le but d’un colloque n’est pas de réfléchir à haute voix, mais de confronter des réflexions qui ont été menées préalablement. Ce n’est pas un point à négliger si l’on veut prétendre à quelque efficacité, car penser à un problème avant de l’aborder en colloque permet d’effectuer un tri non négligeable entre ce qu’il serait pertinent de transmettre à ses collègues et ce qui ne le serait pas. De plus, pour être en mesure d’adopter un discours qui exclut le plus possible les lieux communs et les jugements de valeur, il est nécessaire d’y avoir réfléchi avant. Il en va de même si l’on souhaite participer au débat, car argumenter autour d’un sujet que l’on n’a pas préparé ou que l’on ne connaît pas reste une entreprise bien périlleuse. Pour Noyé, très concrètement, se préparer à une réunion équivaut à « relire le compte rendu de la réunion précédente, faire le point sur ce qui a été fait, se documenter, réfléchir à l’ordre du jour. Mettre par écrit les questions à poser, les informations à donner » (2002A : 29). Donc, se préparer avant une réunion est non seulement un moyen efficace de ne pas perdre trop de temps en réunion, mais aussi et surtout de garantir une certaine qualité d’échange.
Au début du colloque, il est nécessaire de présenter ou de rappeler le rôle et la place de chacun dans la réunion
5Par exemple, à quel niveau se situe tel professionnel dans la réunion : intervient-il en fonction de son appartenance professionnelle, de son statut hiérarchique, en tant que membre de l’équipe, en tant que référent de tel usager, en tant que porteur d’un projet, etc. ? De plus, il est important de verbaliser clairement les objectifs de la réunion. Dans La dynamique des groupes restreints, Anzieu et Martin notent que « ce dernier point [fixer ou rappeler l’objectif de la réunion], quoique capital, est trop souvent négligé dans la pratique et confondu avec le sujet traité. Les objectifs sont généralement : échanger des informations ; recueillir des opinions ; étudier un problème et préparer une décision ; prendre une décision ; former ou perfectionner ; poursuivre des fins psychologiques » (2000 : 363).
Pendant le colloque, pour que les échanges soient compréhensibles par tous, ils doivent être un minimum structurés
6Ainsi, il est aidant d’aborder les sujets les uns après les autres et de faire régulièrement des synthèses pour rassembler ce qui se dit. Solar insiste sur l’utilité des synthèses, car « un groupe évolue dans la construction de son travail de façon non linéaire et souvent avec des approches non systématiques. Ce sont les échanges qui permettent, avec le temps, de saisir la complexité du sujet de discussion et de la prise de décision. La structuration du contenu par synthèses successives permet alors de bâtir une synthèse qui s’ajuste au fur et à mesure du développement des idées et de la définition du problème » (2001 : 89). Enfin, il est aussi important de garder la notion du temps qui passe et, à la fin du colloque, de se répartir clairement les tâches.
Après le colloque, il reste deux étapes essentielles : retranscrire les informations et les décisions et évaluer le fonctionnement du colloque
7L’évaluation du colloque doit se faire régulièrement non seulement pour mesurer le travail qui a été fait, mais aussi pour identifier ce qu’il serait souhaitable de réajuster. L’évaluation répond à trois questions principales. Qu’est-ce qui s’est passé ? Dans quelle mesure les objectifs ont-ils été atteints ? Quel est le degré de satisfaction des participants ? L’évaluation peut se décliner sous plusieurs formes : évaluation sur le champ, réunion d’évaluation, questionnaire d’évaluation, auto-évaluation du groupe, etc. Pour le lecteur intéressé, Didier Noyé présente une grille d’évaluation qui concerne spécifiquement le déroulement de la réunion, dans son ouvrage Réunionite : guide de survie (2002A : 123).
8Toutes ces démarches répondent à un certain bon sens, et elles sont en soit relativement simples à mettre en pratique. Il est possible que certaines d’entre elles paraissent un peu fastidieuses ou soient perçues comme une perte de temps. Cependant, les négliger n’est pas un gain de temps, mais au contraire la garantie d’en perdre.
Les quatre étapes selon les travailleurs sociaux
9Pour ce qui est de l’étape « Avant le colloque » qui, je le rappelle, est déterminante, les professionnels interrogés ne répondent que très faiblement aux exigences de celle-ci. D’abord, seulement 58.4 % affirment qu’il y a un ordre du jour, ce qui équivaut à dire que 41.6 % des travailleurs sociaux ne connaissent pas, avant la réunion, les points qui vont y être traités, ou sinon de manière seulement informelle. Mais ce n’est pas tout, car dans les cas où un ordre du jour existe, celui-ci n’est majoritairement pas transmis à l’avance, aussi étonnant que cela puisse paraître. Précisons ici que le sens d’un ordre du jour est de connaître à l’avance les sujets abordés, afin de préparer la réunion, et relevons l’enjeu du pouvoir sous-jacent (le responsable a-t-il toujours intérêt à ce que les collègues se préparent ?) ainsi que l’enjeu symétrique de la responsabilité des professionnels (qui exige d’être informé à l’avance du contenu de la réunion ?).
10Ensuite, quant à la préparation proprement dite, seulement 54.6 % des professionnels disent se préparer avant le colloque. Ce taux est faible. De plus, les professionnels interrogés assurent qu’aucune information précise ne leur est communiquée avant le colloque sur le sujet qui va être traité (en plus de l’ordre du jour).
11Ces résultats sont inquiétants pour deux raisons principales. La première est que, si les travailleurs sociaux ne préparent pas leurs réunions, on peut avoir de sérieux doutes sur les résultats. La deuxième raison est que cette non-préparation du colloque semble être la norme, compte tenu de la forte proportion de professionnels qui ne se préparent pas. Il conviendrait de réfléchir aux différentes causes expliquant ce phénomène. Je n’en citerais qu’une, sous forme de question : quand le travailleur social doit-il et peut-il préparer le colloque ? Est-ce pendant le temps de travail ? Les institutions dégagent-elles du temps pour cela ? Si ce n’est pas le cas, cela veut-il dire que, du point de vue de l’institution, il n’est pas nécessaire de se préparer avant une réunion ? Ou bien cette préparation n’est-elle pas reconnue comme un travail à part entière ? Attend-on du travailleur social qu’il se prépare à la maison ? Si tel est le cas, cette demande est-elle formulée explicitement ? On le voit, il y a dans ce domaine bien des incertitudes, qui contribuent sans doute à faire de la préparation l’une des étapes les plus négligées. Bien entendu, sur cette question comme sur d’autres, l’argument économique pourra toujours être relevé pour s’opposer à toute remise en question. C’est regrettable, car ce n’est pas voir l’importance du colloque dans le bon fonctionnement des institutions sociales.
12Pour l’étape « Début du colloque », nous pouvons constater que les professionnels confirment à une majorité acceptable qu’elle est bien respectée. Les professionnels commencent leurs réunions à l’heure, connaissent bien le rôle de chacun et rappellent les objectifs du colloque.
13Concernant l’étape « Pendant le colloque », les résultats sont à peine satisfaisants. Bien que les professionnels disent parler d’une chose à la fois et se répartir les suites du travail à entreprendre, le pourcentage concernant les synthèses faites entre chaque point est négatif, alors que, nous l’avons vu, les synthèses sont nécessaires à la progression de la réflexion. De plus, les professionnels respectent à une faible majorité (66.7 %) les horaires de fin de réunion.
14Enfin, pour ce qui est de l’étape « Après le colloque », nous pouvons observer que, dans la pratique, si la rédaction d’un compte rendu est une réalité effective, l’évaluation du colloque est une activité quasiment inexistante. Ce dernier point ne peut être interprété comme le fait que les travailleurs sociaux sont satisfaits de leurs colloques et qu’ils n’ont donc pas besoin de les évaluer. En effet, se considérer comme satisfaits présuppose, justement, qu’on ait fait une évaluation. Lors des interviews que j’ai faites avec trois travailleurs sociaux, ceux-ci ont expliqué cette absence par le fait qu’ils n’y avaient tout simplement jamais pensé. Et c’est précisément là où je veux en venir, aussi surprenant ou dérisoire que cela puisse paraître : un colloque non seulement peut, mais doit se penser pour fonctionner.
Professionnalisation du colloque : difficultés et résistances
15Moussu insiste sur le fait que « le travail social doit absolument prendre conscience que sa légitimité sortira renforcée d’un recours systématisé à des procédures simplifiées et rigoureuses de présentation des situations professionnelles » (2000 : 5). Comme bien d’autres auteurs, il souligne par ces mots la nécessité d’un minimum de méthode dans le colloque. Nous avons vu que, dans la pratique des travailleurs sociaux genevois, les colloques répondaient à certaines procédures, mais que l’organisation restait très sommaire et n’était pas, de surcroît, une réalité chez tous les professionnels interrogés. D’ailleurs, les professionnels reconnaissent qu’ils manquent d’organisation. Pour sa part, l’animatrice que j’ai interviewée m’a dit tout à fait naturellement : « Il n’y a pas de méthodologie particulière dans nos colloques, on commence et on finit en retard, les discussions partent dans tous les sens et n’en finissent jamais ! »
16Mais, passé le constat de la nécessité de s’organiser dans les colloques et celui que cela ne se pratique qu’à dose homéopathique chez les travailleurs sociaux genevois, que penser ? Il faut, avant de porter quelque jugement que ce soit sur ces résultats, les relativiser en insistant sur ma démarche, qui est celle de comparer théorie et pratique. La psychodynamique du travail nous rend attentifs au fait qu’il existe toujours un écart entre le travail prescrit (la théorie, ce que l’on doit faire) et le travail réel (ce que l’on fait). Davezies dit que « travailler impose toujours de sortir de l’exécution pure et simple. Il n’y a pas de travail d’exécution. Il ne suffit jamais de faire comme on a dit. Il ne suffit pas d’appliquer des consignes. Il ne suffit pas de mobiliser l’intelligence théorique. Il faut interpréter, improviser, ruser, tricher… Il faut faire appel à l’intelligence pratique, à l’intelligence de l’action. Intelligence fort différente, intelligence ancrée dans le corps et dans les couches obscures de la personnalité. Intelligence rusée, intelligence courbe » (1993 : 37). Anzieu précise, quant à lui, que même si un groupe se fixe une méthode ou un programme de travail, celle-ci devient relative en pratique : « Qui a jamais vu un groupe tenir le programme qu’il s’était fixé ? (…) Le programme d’une machine est un enchaînement automatique d’opérations fixées à l’avance, minutées, quantifiées. Le programme d’un groupe est un guide pour l’action, une orientation générale, une articulation entre des buts immédiats et limités et des objectifs lointains » (1984 : 46).
17Ce qu’il faut donc garder à l’esprit, c’est que bien que tous les ouvrages de conduite et d’animation de réunion, sans doute à raison, prescrivent une organisation type du colloque, il serait illusoire de penser que ces méthodes puissent être mises en pratique à la lettre. Ce serait faire fi de l’être humain qui les utilise. Ces méthodes ne tiennent pas compte du contexte et des utilisateurs. Elles sont de caractère général, et de ce fait, les professionnels doivent les modifier en les adaptant à leur réalité, c’est-à-dire se les approprier.
18Bref, il faut se garder de porter des jugements hâtifs à cause de la différence inévitable entre la théorie et la pratique (travail prescrit et travail réel). Cependant, évitons les malentendus, je ne dis pas qu’il est impossible d’organiser un colloque comme le propose la théorie. Je dis seulement que l’application peut prendre des formes variées et qu’il serait présomptueux de déduire de l’absence de méthode prescrite que les colloques des travailleurs sociaux sont chaotiques.
19Cependant, cette relativisation étant faite, et dans la mesure où les travailleurs sociaux ne sont pas satisfaits de l’organisation de leurs colloques, on peut penser qu’il y a là matière à investiguer. La formation de base des travailleurs sociaux devrait délivrer un enseignement plus prégnant en la matière, et les équipes auraient tout à gagner à évaluer sérieusement le fonctionnement des colloques.
20Mais ces résultats posent surtout la question de savoir pourquoi, puisque la théorie nous démontre que les méthodes sont utiles, cela ne se pratique que très modérément sur le terrain. J’ai déjà souligné dans la première partie de cette recherche que les méthodologies semblaient avoir mauvaise presse chez les travailleurs sociaux, ceux-ci étant portés « naturellement » vers l’informel plutôt que vers le formel. Mais est-ce la seule explication ? Pourquoi le travailleur social, qui est maintenant considéré comme un professionnel et non plus comme un bénévole ou un humaniste au grand cœur, se refuse-t-il encore à professionnaliser son colloque ?
21J’ai à ce sujet une hypothèse qui ne s’appuie pas sur une théorie, mais qui repose sur mes dix ans d’expérience professionnelle dans le domaine social. Ce que j’ai pu observer et ressentir dans ma pratique, c’est que le colloque était souvent considéré comme relevant de la « sphère privée » de l’équipe, d’où un certain refus d’y introduire des procédures.
22Je m’explique. Pour moi et mes collègues, le colloque était un sas de décompression où, en l’absence des usagers et de leurs tourments, nous pouvions nous « poser » et peut être aussi nous « reposer ». Très concrètement, le colloque était un des rares temps de travail où nous étions assis, ce qui ne nous paraissait pas anodin. De plus, c’était un temps où nous n’avions pas le souci d’anticiper, d’agir ou d’interagir avec les usagers, mais où nous pouvions être un peu plus à l’écoute de notre propre rythme. Attention, cela ne veut pas du tout dire que nous ne faisions rien pendant les réunions, ou qu’il était pénible d’être avec les usagers, mais seulement qu’en leur absence, nous pouvions adopter un degré de vigilance moins élevé.
23Si, dans ce temps de colloque, nous avions dû faire preuve d’une organisation rigoureuse, nous aurions alors perdu l’espace de détente qu’il signifiait aussi pour nous. C’est pourquoi j’estime qu’il n’est pas évident, particulièrement dans le temps du colloque, de respecter des méthodes de travail. Peut-être, me dira-t-on, y a-t-il là une mauvaise compréhension de la fonction du colloque. En effet, celui-ci n’est pas un temps de pause, puisque, bien au contraire, il est un temps de travail et d’élaboration qui nécessite concentration, réflexion et méthode, justement. Oui, mais si les travailleurs sociaux font peut-être cette confusion parfois, c’est aussi et surtout parce que le temps de réunion est un des rares moments qui permettent à une équipe de « souffler » et de se retrouver entre collègues (dans la pratique, les membres d’une équipe travaillent rarement tous ensemble).
24Alors, comment faire cohabiter la nécessité de la réflexion qui est la raison d’être du colloque et le besoin de se « poser » impliqué par le travail quotidien avec des usagers ? Il y a là, à mon avis, une question cruciale dont on ne semble pas faire grand cas. Il serait d’ailleurs fort intéressant de comptabiliser les temps de pause accordés au personnel social. En effet, cela mettrait peut-être en lumière qu’en l’absence de pauses (j’ai l’expérience, dans deux institutions, de prise en charge continue des usagers, repas compris, huit heures par jour), les professionnels ne peuvent pas considérer autrement les réunions que comme un espace de repos, en plus d’être un espace de travail.
25Une autre raison qui peut expliquer le manque de méthode dans la pratique du colloque est que celle-ci ne revêt peut-être pas d’intérêt ou de sens pour les professionnels censés l’utiliser… Je m’appuie ici particulièrement sur les dires de l’animatrice que j’ai interviewée. Elle reconnaissait, certes, qu’organiser le colloque avec méthode n’était pas fondamentalement inutile, mais estimait que cela fonctionnait aussi sans. Elle m’a expliqué également qu’un collègue avait proposé de noter sur un carnet le compte rendu des réunions. Quand ce collègue était présent, chacun le faisait dans l’équipe à tour de rôle, mais dès qu’il s’absentait, personne n’assumait cette tâche. Leclerc rend attentif au fait que « l’expérience des groupes réels enseigne en effet : que les interventions planifiées donnent souvent des effets contraires à ceux recherchés ; que les membres d’un groupe ne retiennent bien que ce qui a un sens par rapport à leur expérience, à leurs propres univers symboliques et à leurs aspirations » (1999 : 58). Donc, pour que des méthodes puissent être appliquées dans un colloque, il est nécessaire que l’équipe en comprenne le sens et qu’elles correspondent à ses besoins.
26Ce constat induit une question, celle du choix de la méthode de travail. Pour appliquer une méthode, l’équipe doit avoir la possibilité de choisir le type d’organisation qui lui convient le mieux. Est-ce toujours le cas ? Qui décide, dans une équipe, comment le colloque doit fonctionner et avec quelle méthode ? Lorsque je demandai à un collègue étudiant, maintenant professionnel, s’il était satisfait de l’organisation de son colloque, il me répondit : « Non, mais je m’adapte aux habitudes de l’équipe ».
27En d’autres mots, il est parfois demandé implicitement aux travailleurs sociaux « de faire le colloque comme il a toujours été fait ». Dans ces conditions, si toutefois une méthode est déjà appliquée dans le colloque, il y a des risques que le professionnel subisse plus qu’il ne pratique réellement celle en vigueur. Je ne sais d’où vient cette croyance dans le fait qu’un colloque ne peut pas changer ou évoluer dans sa forme, mais un colloque n’est pas une chasse gardée ni la propriété des anciens. Il peut s’avérer utile, peut-être salutaire parfois, de modifier les habitudes.
28Il existe plusieurs méthodes pour structurer les échanges dans un colloque. En conséquence, il me paraîtrait souhaitable, d’une part, que dans le cadre de la formation de base des travailleurs sociaux, on ne présente pas qu’une seule méthode, mais les différents types de méthodes contribuant à structurer les échanges dans le colloque. A ce propos, l’ouvrage de Marcel Botton La créativité appliquée en 50 fiches (1995) donne un large aperçu des différentes méthodes pour organiser les discussions en fonction d’objectifs. D’autre part, il serait bon que, sur le terrain, les institutions aient la souplesse d’envisager plusieurs formes d’organisation du colloque et de laisser une marge de manœuvre plus grande aux collaborateurs dans le choix de la méthode.
Les conditions matérielles du colloque
De l’importance du matériel selon la littérature
29Tous les auteurs insistent sur ce point : l’espace, l’aménagement, l’éclairage et le confort de la salle où les professionnels se réunissent ont leur importance dans le bon déroulement du colloque.
30Schorderet prévient : « il serait trop simple d’imaginer, sous prétexte que les responsables des constructions modernes ont dû y songer, que les salles de travail ont été aménagées de manière à favoriser la communication des gens. Nous sommes très éloignés d’un tel espoir » (1981 : 3). Bien, mais dans l’idéal, que faudrait-il ? Selon Schorderet, en tout cas deux choses. La première est que dans une salle de travail « il est indispensable que les gens se voient, c’est-à-dire que chacun voie chacun » (3). Loomis a mis en lumière, dans une expérience réalisée en 1967, que « lorsque les partenaires (au jeu du dilemme du prisonnier) ne peuvent ni se voir ni s’entendre (ni donc se parler), ils sont induits par cette situation au maximum de rivalité et donc au minimum de coopération » (cité in Mucchielli 1996 : 40). C’est donc dans le but de favoriser la coopération et la communication qu’il est recommandé que chacun des participants soit installé de manière qu’il puisse voir tous les autres membres. Pour atteindre cet objectif, la dimension de la salle ainsi que la forme de la table sont primordiales. L’espace doit être à taille humaine, c’est-à-dire ni trop grand (les participants se sentiraient isolés), ni trop petit (les participants seraient confinés), et la table idéale est celle qui ne présente pas d’angle mort, soit une table ovale ou ronde.
31La deuxième, selon Schorderet, est qu’« il est indispensable que la salle soit équipée au moins d’un tableau, c’est-à-dire d’une surface sur laquelle quelqu’un puisse écrire au vu et au su de chacun des membres du groupe » (1981 : 3). Là non plus, cette exigence n’est pas motivée par une excentricité quelconque de l’auteur, mais par le fait que le tableau, en réunion, est un instrument précieux. En effet, dit Noyé, « vous y conservez les traces de ce qui se fait et il vous sert à plusieurs choses : recenser les attentes, construire le plan de travail, recueillir les remarques des participants, classer les idées produites, visualiser les points d’accord, focaliser l’attention du groupe sur l’objectif… Le tableau est donc une mémoire collective et un outil privilégié de structuration » (2002A : 71). Noyé ajoute, non sans humour : « quant aux sièges, vous n’avez pas le choix, généralement ils sont là. Si vous avez le choix, je préconise le confort intermédiaire. Des chaises trop dures et le fondement retentit sur le mental. Mais si, au contraire, le participant est fœtalement lové dans un fauteuil baquet, tendance Dunlopillo, alors il n’y a plus d’espoir de l’en sortir et la réunion risque de durer dans une douce torpeur » (2002A : 71). De plus, comme le dit Solar, il faut avoir conscience qu’« un lieu agréable est plus propice à un travail d’équipe qu’une salle inconfortable » (2001 : 86).
Les conditions matérielles selon les travailleurs sociaux
32Les conditions matérielles dans lesquelles se réunissent les travailleurs sociaux sont jugées par eux comme étant des plus satisfaisantes. Cependant, on peut déplorer la présence majoritaire de tables rectangulaires et, surtout, la quasi-absence de tableaux.
« Décoration d’intérieur »
33Lors de notre entretien, Jean-Paul Gaillard m’a confié qu’il avait été fort surpris par le luxe des institutions sociales genevoises. Selon lui, en France, les travailleurs sociaux ne travaillent pas dans des bâtiments si spacieux et si beaux. Au-delà de l’idée reçue qu’en Suisse tout n’est que luxe et volupté, il semble qu’à Genève, les travailleurs sociaux soient bien lotis. Réjouissons-nous…
34Cependant, il faut tout de même s’interroger sur le sens des conditions matérielles dans une institution. Elles ont pour but d’offrir aux usagers et aux professionnels un cadre le plus agréable possible, certes, mais surtout de favoriser un travail efficace (fonctionnalité). Or, les résultats sur ce point font penser que ce n’est pas vraiment le cas à Genève (table et tableau), malgré la satisfaction exprimée par les professionnels.
La participation au colloque
Les conditions de la participation active selon la littérature
35Il y a un détail apparemment insignifiant, mais peut-être révélateur. La littérature est généralement assez peu loquace concernant le rôle des participants et se focalise sur celui de l’animateur (contrairement à celui du participant, ce rôle ne serait pas inné…). Quand les participants sont mentionnés, une excentricité surgit parfois : ils sont transformés en animaux qui forment une étrange ménagerie. On y côtoie un faon timide, un singe qui sait tout, un hippopotame dormeur, un aigle penseur et dédaigneux, un lapin pensif introverti, un bulldog bagarreur (représenté aussi sous la forme d’un tigre inquiétant), une pieuvre boute-en-train, un rat brouillon, une grenouille bavarde, j’en passe et des meilleures !
36Notons que l’animateur n’est pas représenté en animal. On en déduira que son statut le protège de la métamorphose. Mais alors, si l’animateur est le seul humain, s’agit-il donc pour lui de dompter les participants, ou de les dresser ? Mucchielli dit que la notion de groupe fait souvent peur. Elle « est associée à l’idée (imaginaire) que le groupe est comme un gros animal dont la puissance effraie à l’avance » (2000A : 16). Cela est peut-être un début d’explication. Bref, gardons seulement en tête une question : les participants sont-ils une espèce en voie de disparition ?
37Selon Charles Maccio, la participation peut être parfois difficile à appréhender, parce qu’elle revêt deux sens en apparence opposés, mais en fait complémentaires. Il écrit que « [le terme participation] a été longtemps empoisonné par les propres ambiguïtés sémantiques du verbe ‘participer’ : recevoir une part ou prendre part. Comme tous les mots, celui-ci est ambivalent, il a plusieurs significations parfois opposées comme ici. Les deux acceptions sont nécessaires. Prendre part a un sens dynamique. Il correspond au désir profond d’une partie importante de la population qui aspire à pouvoir utiliser ses capacités pour s’épanouir et apporter sa contribution, au travers des responsabilités, à la construction de la société. Recevoir peut sembler un aspect plus passif. C’est une interprétation restrictive car, si j’ai une responsabilité et que j’admets que tous les autres en ont une, il sera nécessaire d’accepter de recevoir des autres le résultat de leur travail de responsable. Ainsi donner et recevoir deviennent la base même de toute participation » (1997 : 268). Ainsi, la participation à une réunion ne se réduit pas à une attitude qui consisterait à s’engager activement dans les discussions, réflexions, élaborations, prises de décision, etc., mais comprend aussi l’attitude d’écoute et d’accueil vis-à-vis des propos et du travail des autres membres de la réunion.
38Plus concrètement, en théorie, participer à une réunion implique plusieurs actions :
Se préparer avant la réunion
39Je ne saurais trop le répéter, cette étape largement sous-estimée par les professionnels est plus que nécessaire, elle est d’ailleurs même indispensable.
Ecouter et questionner
40« Participer n’est pas ce que l’on croit », écrit Didier Noyé. « Vous croyez peut-être que ce que vous avez de plus précieux à apporter à une réunion, ce sont vos idées ; vous êtes impatient d’exprimer un point de vue solide, des faits incontestables, un avis de poids… Eh bien non, vous avez beaucoup mieux à faire. Vous pouvez faire deux cadeaux de valeur au groupe : d’une part lui donner votre écoute, et d’autre part vos meilleures questions » (2002A : 27). Selon cet auteur, lorsqu’on écoute une personne, on lui donne non seulement la possibilité de structurer sa pensée, mais surtout on la reconnaît, on lui donne une existence. Il va sans dire que l’écoute se situe autant dans ce qui se dit corporellement que verbalement, mais aussi dans ce qui ne se dit pas. De plus, toujours selon Noyé, l’écoute est contagieuse : écouter les autres, c’est les inviter à adopter les mêmes égards à notre endroit. Concernant les questions, Noyé souligne qu’apporter le témoignage sincère de ses recherches, de son cheminement, est bien plus stimulant pour le travail de réflexion du groupe que d’apporter des certitudes.
S’exprimer et respecter le sujet
41Si les participants à une réunion sont là, entre autres, pour transmettre des informations et/ou des sentiments, il leur est aussi demandé de modérer les commentaires de type anecdotique ou digressif qui, à forte dose, « parasitent » le travail d’équipe.
Respecter ses collègues
42Agresser verbalement un collègue, remettre systématiquement sa parole en doute, couper la parole, faire preuve d’ironie ou d’indifférence, faire des apartés, ne pas respecter son devoir de discrétion vis-à-vis de ce qui s’est passé dans une réunion mettant à mal un collègue, ne fait pas partie des fonctions du participant. Ce constat peut paraître évident ; cependant, même chez les travailleurs sociaux, qui sont par définition porteurs de valeurs éthiques telles que le respect et la tolérance ( !), la réalité vécue dans ce domaine contraste souvent avec les beaux principes…
Adopter une attitude constructive
43Participer à la construction de la réunion, c’est mettre en lien ses interventions avec celles des autres, c’est adopter un esprit positif et ouvert, c’est dégager les idées communes, les divergences, c’est laisser la possibilité à l’autre de s’expliquer.
Aider l’animateur
44Ce point est particulièrement important, car une idée reçue semble persister chez les professionnels : « en réunion, tout dépend de l’animateur », et j’ajouterais : « puisque celui-ci s’est lancé dans cette périlleuse aventure, qu’il se débrouille ! » (selon mon enquête, 82.3 % des professionnels interrogés pensent que l’efficacité d’un colloque dépend de l’animateur). Eh bien non, une des tâches des participants est aussi d’aider l’animateur, c’est-à-dire : respecter les règles du jeu décidées par le groupe, le soutenir lorsqu’il exprime une difficulté, prendre ses responsabilités et effectuer les tâches qu’il délègue…
Assumer ses responsabilités
45Il est demandé aux participants avant, pendant et après le colloque d’être responsables de leurs paroles, de les assumer. Par exemple, ils se doivent de mettre en œuvre sur le terrain les décisions qui ont été prises en réunion. Concernant les rumeurs et les critiques d’après-réunion, elles sont à bannir… Un professionnel a le droit d’être insatisfait du déroulement d’une réunion ou d’une prise de décision. Son devoir, dans ce cas, est de l’exprimer directement au groupe, et non dans les couloirs de l’institution : « il ne suffit pas de dire des choses justes, encore faut-il les dire au bon endroit et aux bonnes personnes » (Noyé 2002A : 31).
46Si les points que nous avons vus relèvent des « devoirs » des participants (à ce propos je rappelle que la participation aux colloques fait explicitement partie du cahier des charges des travailleurs sociaux), le participant, dit Noyé, a aussi des droits (2002A : 22). Les voici succinctement présentés. En réunion, un participant a le droit de :
ne pas subir des réunions qui ne le concernent pas,
être consulté sur la programmation des réunions,
être clairement informé des caractéristiques d’une réunion : objectifs, ordre du jour, participants, lieu, durée, etc.,
être correctement installé, sans être enfumé ou dérangé par la sonnerie de téléphones mobiles,
obtenir le respect des horaires,
être écouté lorsqu’il prend la parole,
comprendre ce qui est dit,
voir l’ordre du jour respecté sans perte de temps dans des digressions,
intervenir sur la procédure de la réunion, sur la méthode utilisée, s’il le souhaite,
être informé des suites données à la réunion.
47Mais si les participants ont des devoirs et des droits, ils ont aussi et surtout des besoins, fondamentaux pour participer. Selon Edouard Limbos, le besoin de sécurité et celui de la réalisation de soi, lequel comprend entre autres le besoin de valorisation et de reconnaissance, sont essentiels à toute participation. De plus, participer, nous dit la théorie, n’est jamais une démarche simple, car bien des éléments peuvent l’entraver. Mucchielli, à ce propos, identifie sept facteurs qui peuvent freiner la participation :
le groupe qui est souvent associé à l’idée de jugement et qui fait donc peur. Sa taille, son ambiance, ses mythes et ses croyances dominantes peuvent être « bloquants » ;
l’individu lui-même : la confiance qu’une personne a en elle, ses représentations et sa perception des autres et de la tâche, son caractère ou le sentiment d’infériorité ;
les collègues : les personnalités dominantes qui monopolisent la parole, un conflit direct ou feutré, des divergences d’opinion au sein de l’équipe ;
l’animation de la réunion : le style d’animation directif, autoritaire ou informel qui ne favorise pas spécialement la parole, l’insatisfaction vis-à-vis de l’animation, de l’organisation des échanges ;
l’institution : des oppositions idéologiques, des divergences de point de vue, la peur du jugement devant un représentant hiérarchique ;
la situation : une réunion considérée comme inutile ou mal organisée, la nouveauté d’une situation, une thématique qui sidère la pensée, un surinvestissement affectif ou une indifférence face à la situation traitée ;
les conditions matérielles : trop de bruit qui empêche de s’entendre, une mauvaise place dans un coin où l’on ne voit pas ceux qui parlent.
48Ce qui me paraît intéressant dans cette liste est qu’elle dément la croyance selon laquelle « si une personne ne participe pas, elle en est la seule responsable », en montrant que les facteurs de la non-participation peuvent être multiples. D’où l’intérêt, peut-être, de privilégier un traitement de cette problématique selon une approche globale plutôt qu’individuelle. Une analyse systémique révélerait, par exemple, que le silencieux dans un colloque n’est pas tant celui qui dysfonctionne que celui qui est le porteur du symptôme du groupe, c’est-à-dire le révélateur d’un trouble de fonctionnement et de communication dans le système « équipe » ou « institution ».
Préparation et participation selon les travailleurs sociaux
49Avant d’aborder directement la question de la participation, j’ai d’abord cherché à savoir si les professionnels estimaient passer trop de temps en réunion. Ce fait aurait pu expliquer un éventuel taux faible de participation. Mais les chiffres montrent qu’il n’en est rien. En effet, 83.2 % des professionnels interrogés estiment ne pas passer trop de temps en réunion et reconnaissent à 75.9 % que leur présence est nécessaire au colloque. De plus, tous s’accordent à dire que le rôle du participant en colloque est aussi important que celui de l’animateur. Au vu de ces prises de position, on pouvait légitimement s’attendre à un taux de participation élevé. Et que constate-t-on ? Il n’en est rien ! Un professionnel sur deux reconnaît que, dans son équipe, certaines personnes ne participent pas activement au colloque !
50Tentons de comprendre le sens de ces résultats en associant ces données à d’autres. Nous avions vu qu’un professionnel sur deux ne se préparait pas avant le colloque (ce qui déjà laissait présager un certain manque de participation), et nous verrons plus loin que cela n’empêche pas 95.7 % des professionnels interrogés d’affirmer qu’ils disent au colloque ce qu’ils avaient l’intention de dire. On peut interpréter ces résultats comme une manière de dire implicitement :
qu’ils n’ont pas forcément besoin de se préparer avant un colloque pour y participer,
qu’ils savent que la participation de tous est importante, mais que celle-ci n’est pas optimale dans leur équipe et qu’indirectement ils l’acceptent,
que le problème de la participation ne les concerne pas directement, puisqu’ils disent ce qu’ils avaient l’intention de dire. Le problème se situerait donc du côté de leurs collègues.
51Si ces hypothèses sont pertinentes, alors il faut insister sur le caractère non pertinent de leur contenu. En effet, non seulement il est nécessaire de se préparer avant un colloque pour être en mesure d’y participer activement, mais encore, le problème de la participation n’est pas une fatalité, il est de la responsabilité de tous les membres du groupe.
52C’est pourquoi j’interprète ce taux si faible de participation comme étant la résultante, notamment, d’un manque de préparation et d’une certaine forme de déresponsabilisation de l’équipe.
Importance de la participation au colloque
53La littérature met largement en garde l’animateur contre l’éventualité de la léthargie de l’équipe ou, au contraire, celle de son insoumission. C’est dire si on doute de la possibilité d’une participation unanime de l’équipe, du moins constructive. Cependant, la littérature explique relativement peu ce qu’est censé « faire » un participant digne de ce nom (la place réservée au sujet des participants dans les livres de conduite de réunion représente moins d’un tiers de ceux-ci). Le manque de participation lors des colloques est une réalité chez les travailleurs sociaux genevois, certes non générale, mais largement répandue cependant. Suffisamment banale, même, pour que la question suivante se pose : finalement, pourquoi s’en formaliser ? Plusieurs raisons motivent le fait qu’il est fort dommageable de se priver d’une partie des forces de réflexion d’une équipe.
54D’abord, les situations des usagers à traiter sont complexes. Pour y faire face, une équipe a donc besoin que chacun de ses membres mobilise ses facultés d’analyse et de créativité. En d’autres termes, c’est grâce à la contribution de chacun qu’il est possible de trouver les solutions qui correspondent le mieux aux besoins des usagers, et non pas grâce à la seule intervention d’un ou de deux membres.
55Ensuite, nous avons tous besoin de reconnaissance dans notre travail : prendre la parole, c’est aussi exister, c’est appartenir à… La motivation est intimement liée à la reconnaissance : si je participe, je suis reconnu, je deviens concerné et donc acteur. Accepter un taux faible de participation, c’est accepter que tous ne sont pas impliqués et concernés, ce qui, il faut bien le reconnaître, n’est pas défendable professionnellement parlant.
56Enfin, une participation unanime équivaut à se donner les moyens d’être efficace. La participation de chacun favorise la collaboration, l’action collective, la pertinence des actions, la cohésion de l’équipe.
57Mais selon Davezies, la question de la participation n’est pas tant celle de savoir comment motiver les professionnels à participer, que celle de savoir comment ne pas faire baisser leur motivation. Davezies écrit que « la principale leçon de la psychodynamique du travail est que la mobilisation, la quête, l’espoir de réalisation sont premiers. L’investissement, la mobilisation de la personnalité ont un caractère vital. Au sens strict. Le sujet y joue son identité, sa santé et sa vie. La question pour l’organisation du travail n’est donc pas ‘comment motiver ?’, mais bien ‘comment ne pas casser la mobilisation ?’. La réponse réside dans la reconnaissance, non plus seulement quand ça marche bien, mais aussi quand ça ne va pas. Reconnaissance du travail, reconnaissance du savoir-faire, reconnaissance aussi des difficultés, de la souffrance. Cette reconnaissance se marque dans tous les cas par la possibilité ouverte au personnel de contribuer, sur la base de son expérience, à l’évolution de l’organisation du travail » (1993 : 46).
58Dejours écrit, quant à lui, qu’« à défaut de cette reconnaissance, la souffrance, qui est irréductiblement liée à toute expérience de travail, va prendre le devant de la scène. Le plaisir du travail disparaît. On va alors voir s’installer une économie de la souffrance et une économie des défenses contre la souffrance » (1993 : 45). Et c’est bien là tout l’enjeu. C’est bien de souffrance qu’il s’agit, en l’absence de reconnaissance. Donc, n’évacuons pas trop vite la question de la participation dans les colloques et surtout ne la banalisons pas.
59Pour clore ce chapitre, je laisserai le mot de la fin à Philippe Gaberan, formateur et chercheur en travail social : « Prendre la parole dans un groupe constitutif d’une équipe de travail, et, par le fait même, être en mesure d’exprimer un avis par rapport à une situation et de contribuer à un débat critique est une des tâches fondamentales de ce métier. Si la prudence est une vertu, le silence est un handicap. Cela se traduit par les disputes autour de ceux qui ne disent jamais rien en réunion et par une mise en accusation fréquente des ‘grandes gueules’ qui monopolisent la parole. Le métier d’éducateur fera un grand pas en avant lorsque seront naturellement mises en œuvre les techniques de conduite de réunion et de formation à la prise de parole qui permettent de lever les dysfonctionnements signalés ci-dessus » (1998 : 100). Cette prise de position se passe de commentaires !
La communication
Types de discours et conditions de la communication efficace
60Il y a un fait qui se dégage avec constance des ouvrages traitant de la communication : communiquer est difficile ! C’est difficile, écrit le psychologue Jacques Salomé, parce que « entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que vous voulez entendre, ce que vous entendez, ce que vous croyez comprendre, ce que vous voulez comprendre et ce que vous comprenez, il y a au moins neuf possibilités de ne pas s’entendre » (Jacques Salome, cité par John Amos, dans son cours « Processus de groupe » donné à l’Institut d’études sociales, octobre 2001.) De plus, pour Georges Rousseau, « la difficulté majeure que rencontre tout travailleur social dans son activité, comme tout cadre ou tout ‘subordonné’ dans une structure de travail, quelle qu’en soit la nature, comme tout enseignant dans sa démarche, est celle de parvenir à une communication authentique, harmonieuse avec les personnes que chacun côtoie, rencontre quotidiennement » (1973 : 14). Nous voilà donc prévenus : communiquer est non seulement sujet à de multiples incompréhensions, mais c’est aussi l’un des défis majeurs de l’activité des travailleurs sociaux.
61Comme je l’ai déjà souligné, les travailleurs sociaux ont, en matière de communication, une réputation certaine ! C’est pourquoi Pezet, Villate et Logeay (1993 : 159-165) ont posé la question de savoir sur quoi repose la communication des travailleurs sociaux. Autrement dit, quand les travailleurs sociaux communiquent, « c’est pour dire quoi » ? Les auteurs ont répertorié cinq grands types de discours chez les travailleurs sociaux. Les voici succinctement présentés :
Le premier type de discours a pour but d’actualiser les représentations opératoires
62Les travailleurs sociaux parlent d’abord et avant tout de leur pratique. Du fait de la variabilité des situations auxquelles ils sont confrontés, ils sont dans la nécessité de se transmettre régulièrement des informations et des perceptions de situation afin de réajuster leurs interventions. Ce premier type de discours qui comprend les échanges d’informations, les analyses de situation et les tentatives de résolution de problèmes, les auteurs le qualifient de « discours structurant ».
Le deuxième type de discours consiste à parler pour ne rien dire
63« Parler pour ne rien dire. Parler pour ne rien décider. Il s’agit d’une parole qui, pour l’observateur extérieur, tourne à vide. Elle n’apporte rien. Elle occupe l’espace et le temps. Elle est ennuyeuse pour celui qui n’est pas éducateur4 et qui, à ce moment-là, ne peut rien dire. » Mais attention, que l’on ne s’y méprenne pas, ce type de discours (références à des événements anodins, considérations, souvenirs…) a une valeur fonctionnelle importante, celle de rassurer, de se réassurer, autrement dit de cultiver l’identité institutionnelle ou d’équipe. De l’extérieur, il est question de tout et de rien, mais de l’intérieur, ce type de discours renforce et confirme l’appartenance des membres.
Le troisième type de discours est la plainte
64Les travailleurs sociaux parlent aussi pour se plaindre : « on fait un métier qui est dur » ! Ce type de discours est souvent utilisé comme une tentative de reconnaissance professionnelle. Selon Viudes (2004A) d’autres raisons motivent la plainte des travailleurs sociaux. D’abord, ils sont confrontés quotidiennement à la souffrance des personnes dont ils ont la charge et inévitablement, dans une certaine mesure, ils en sont affectés. Ensuite, les travailleurs sociaux sont confrontés à la différence : différence des points de vue, différence dans le « faire », différence des valeurs engendrées tant par les relations avec les usagers que par celles avec l’équipe ou l’institution en général. Enfin, toujours selon Viudes, le travailleur social « aspire, en partie, à traiter sa propre souffrance en s’occupant de la souffrance de l’autre ». La plainte résulterait alors du constat fait par le travailleur social qu’il ne peut pas pallier tous les manques des usagers, ce dont il déduit qu’il ne peut pas non plus guérir de toutes ses souffrances propres. Pezet, Villate et Logeay notent par ailleurs que les travailleurs sociaux se plaignent également de cette image de plainte, justement, qui leur colle à la peau (« il s’exprime un ras-le-bol face à la plainte comme seul identifiant commun à la profession »).
Le quatrième type de discours est la toute-puissance magique
65Il s’agit des récits des prouesses du travailleur social ! Du point de vue du caractère fluctuant et indéfini du travail social, force est de constater qu’on en demande beaucoup aux professionnels : être fort physiquement et mentalement, capable de spontanéité, de se priver de sommeil, d’être à la hauteur (pour ne pas dire infaillible), endosser de multiples rôles tant vis-à-vis des usagers que de l’institution… Dans ces conditions, et au vu des efforts fournis, le travailleur social revendique au moins le bénéfice secondaire de pouvoir relater ses exploits quotidiens. Cependant, précisent Pezet, Villate et Logeay, la toute-puissance « n’est pas énoncée en tant que telle dans ce type de discours, l’absurdité même de cette toute-puissance magique leur échappe d’autant moins qu’ils vivent des sentiments de fragilité. Cette toute-puissance magique est donc implicite dans leurs discours et ne se relève qu’en faisant la somme des exigences requises dans telle ou telle situation. »
Le cinquième type est le discours du silence
66Ce type de discours, peut-être un peu plus subtil que les précédents, correspond à l’ensemble des tentatives que peut faire un travailleur social pour éviter de se confronter à ses sentiments vis-à-vis de l’usager ou de l’équipe, ou encore pour échapper à une implication personnelle trop forte. Pour ce faire, il peut se taire, se lancer dans un discours vide ou encore faire des digressions. « Il s’agit là d’un discours défensif : pour un éducateur, il est dangereux de parler de soi, de sa fragilité. Cela menace trop les autres éducateurs, c’est difficilement compatible avec les exigences du ‘métier’. On retrouve là un point caractérisant les idéologies défensives de métiers, à savoir la non-verbalisation de la peur face aux collègues. »
67Les auteurs qui ont identifié ces cinq types de discours précisent que seuls les deux premiers (discours pour actualiser les représentations opératoires/parler pour ne rien dire) ont une valeur fonctionnelle et opérationnelle. Ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’un des risques est que la communication dans le colloque se déploie à des fins non pas constructives mais défensives. Or, nous l’avons vu, la parole dans un colloque a pour objectif d’élaborer et de préparer les futures actions, d’où la nécessité d’organiser et de canaliser cette communication.
68Communiquer « efficacement » dans un colloque inclut quatre grands types d’actions.
La première est celle d’adopter un discours qui parle de faits, de sentiments et d’intentions d’action. Tous les discours reposant sur des opinions, des jugements de valeur, des souhaits… sont à proscrire. De plus, chaque participant se doit de s’exprimer à la première personne. Le « on » est une notion vague et présuppose que l’interlocuteur parle au nom de l’équipe (est-ce vraiment le cas ?), les « tu » ou les « vous » peuvent être accusateurs.
La deuxième action consiste à écouter ce qui se dit (sur les plans verbal et non verbal). Cela implique, entre autres, de se rendre disponible, de faire attention à l’autre, de percevoir l’intention de la parole donnée, de regarder la personne qui parle, de ne pas lui couper la parole, de se mettre sur la même longueur d’onde en tentant de se placer de son point de vue, etc.
La troisième action est de faire l’effort de comprendre ce qui se dit. Cela veut dire déchiffrer les propos de l’interlocuteur, lui poser des questions lorsqu’on ne comprend pas, lui demander des précisions.
La quatrième action vise à s’assurer que l’on a bien compris les propos qui ont été dits en reformulant ceux-ci.
69Que le lecteur ne sous-estime pas l’importance de ces actions, car comme le disent Geneviève et Georges Rousseau, même si celles-ci peuvent paraître évidentes, force est de constater qu’au quotidien on les néglige très couramment : « … percevoir la signification exacte de chacun demande patience et suppose un effort qui cherche plus loin et plus profond que ne peut faire un dictionnaire d’usage courant. Or, nous sommes si pressés et de nous exprimer et de répondre à l’expression de l’autre, à ce que nous entendons ou croyons entendre, que nous ne prenons pas la peine : ni dans un premier temps, d’écouter pour comprendre le signifié que celui qui nous parle attache à ce qu’il dit ; ni ensuite de clarifier et développer notre pensée pour la rendre plus accessible à l’autre. Plus encore, il est banal de le redire, que de fois sommes-nous incapables d’écouter jusqu’au bout un message, nous coupant l’un à l’autre la parole et réagissant chacun, non sur ce qu’a dit l’autre, mais sur la pensée et les sentiments que nous élaborons inconsciemment pour les lui attribuer » (1973 : 66).
70Enfin, notons que si de multiples ouvrages sur la communication existent, les livres traitant d’animation et de conduite de réunion sont peu loquaces sur la question. C’est paradoxal, puisque la communication est la raison d’être de toute réunion et en est le centre.
Les travailleurs sociaux, de bons communicateurs ?
71Ces résultats sont ceux qui m’ont le plus surprise. Avertie que la communication est une des choses les plus complexes qui soit, je m’attendais pour ces questions à des résultats nuancés. Pourtant, nous frisons à chaque fois l’unanimité ! En effet, les professionnels affirment à une très large majorité s’exprimer, s’entendre et se comprendre, le tout dans un climat coopératif.
72Que le lecteur ne se méprenne pas sur les propos qui vont suivre, je n’ai aucun intérêt à interpréter « négativement » les résultats de mon enquête. Mais ceux-ci m’interrogent. En effet, théoriquement ils sont irréalistes. Se faire comprendre et être compris, nous l’avons vu, n’est non seulement pas automatique, mais extrêmement difficile à réaliser. C’est ce que dit entre autres Limbos (1984) qui consacre la totalité d’un ouvrage aux barrages personnels dans les rapports humains. Alors comment expliquer que la pratique semble ici en porte-à-faux avec la théorie ?
73L’animatrice et l’éducateur que j’ai interrogés n’ont pas été étonnés par ces résultats. Pour eux, leur profession les amène à exercer et à affiner quotidiennement leurs compétences en matière de communication. Par conséquent, il est normal que celles-ci soient particulièrement développées. De plus, l’éducateur insiste sur le fait que dans une équipe, généralement, tous les membres se connaissent bien : « quand on travaille quotidiennement avec ses collègues, il y a un feeling qui se crée, chacun connaît le style affectif de l’autre, parfois on n’a même pas besoin de se parler pour se comprendre, un coup d’œil suffit ». Du point de vue de ces professionnels, mes interrogations ne sont donc pas fondées. Je pense qu’ils ont raison, en partie, dans la mesure où tout travailleur social, par la pratique de son métier, développe de réelles compétences en communication.
74Cependant, je voudrais relever aussi que chaque groupe a « sa mythologie et ses croyances », comme Jean-Paul Gaillard l’écrit et me l’a confirmé lors de notre entretien. Pour Gaillard, un mythe est un « récit à visée identitaire (il me raconte ce que je suis en me racontant ce que sont les miens), à visée opératoire (il me fait savoir comment je dois me comporter dans le même temps qu’il me fait savoir comment doivent se comporter les miens), et à visée explicative (il me raconte mon origine, ainsi que celle des miens), qui émerge dans tout groupe humain suffisamment stable. Le mythe joue un rôle déterminant dans les comportements mutuels et dans l’appréciation des comportements des autres » (1999 : 42). Autrement dit, une équipe construit son identité, se définit et modèle ses comportements sur un récit ou une histoire qui est propre au groupe qu’elle forme. Le mythe, nous dit encore Gaillard, est vécu « par ceux qu’il implique, comme une vérité à laquelle ils adhèrent : on est volontiers prosélyte pour ‘son’ mythe, mais il n’est qu’élucubration, voire un délire, pour ceux qui s’en excluent. Ainsi, par exemple, le mythe d’une équipe éducative ‘Nous sommes une équipe indéfectiblement unie’ ou ‘Nous sommes le fer de lance de l’éducation spécialisée’ ou ‘Nous sommes la poubelle de l’établissement’, ou encore ‘Eduquer, c’est normaliser’, est la vérité de cette équipe, en même temps qu’il est un doux délire pour les autres équipes » (Gaillard 1999 : 43).
75Mettant en rapport les résultats de mon enquête sur la communication et les réflexions de Gaillard, j’émettrais l’hypothèse qu’un des mythes de la profession des travailleurs sociaux est : « nous sommes d’excellents communicateurs ».
76Pourquoi classer ce qui pourrait être un fait (les travailleurs sociaux sont des experts en communication) dans la catégorie du mythe, c’est-à-dire d’un récit qui, dans ce cas, est vrai seulement pour le groupe « travailleurs sociaux » ? La raison essentielle est le fait, souligné par bien des auteurs, qu’un des problèmes récurrents des travailleurs sociaux est précisément la communication. Par exemple, ils sont bien souvent dans l’impossibilité de communiquer sur ce qu’est leur profession, sur ce qu’ils font concrètement, ce qui fait d’ailleurs dire à un travailleur social : « ce sont les autres qui parlent de notre travail. Il faut qu’on arrive à se considérer comme des professionnels, qu’on puisse s’expliquer simplement aux autres » (Pezet, Villate, Logeay 1993 : 32). Selon Pezet, Villate et Logeay, la parole du travailleur social a un caractère ambivalent : « ils se plaignent qu’elle n’est pas entendue, ni reconnue. Mais, quand ils ont la possibilité de s’exprimer, alors qu’ils pourraient marquer leur spécificité et leur authenticité, leur parole est vide, dérisoire » (1993 : 30).
77Il y a bien évidemment une différence entre communiquer à l’interne et communiquer à l’externe. Cependant, si les travailleurs sociaux étaient des experts en communication, ils ne rencontreraient pas ces difficultés à l’externe. De plus, aucun expert en communication n’affirmera jamais qu’il communique parfaitement. Comme je le mentionnais plus haut, en effet, il sait que c’est impossible, et ce qui le qualifie comme expert, justement, c’est le fait de savoir qu’il n’y a pas, en un sens, d’expertise possible en ce domaine.
78Nous voyons donc que même si l’on doit reconnaître aux travailleurs sociaux des compétences certaines en matière de communication, il n’en demeure pas moins que celles-ci ont des limites. Paradoxalement, en affirmant à une majorité écrasante qu’ils communiquent bien, ils indiquent que ce n’est pas vraiment le cas. Dans cette mesure, l’hypothèse du mythe ne me semble pas totalement infondée.
79Si cette hypothèse du mythe n’est effectivement pas tout à fait infondée, il convient de s’intéresser à ceux qui échappent à la possible « mystification », soit aux 4.6 % de professionnels qui avouent ne pas communiquer parfaitement (ceux « qui ne disent pas ce qu’ils avaient l’intention de dire »). Voici ce qui les caractérise :
Tableau 12 : Les professionnels qui ne s’expriment pas dans un colloque
Ceux qui ne s’expriment pas : |
sont (à 62.5 %) des personnes âgées jusqu’à 35 ans, |
affirment (à 62.5 %) que leur colloque n’est pas efficient, |
estiment (à 50 %) que leur présence à certains colloques n’est pas toujours nécessaire, |
disent (à 55 %) ne pas avoir de plaisir dans leur colloque, |
ne se sentent pas (à 59.1 %) assez formés pour participer activement à un colloque, |
estiment (à 59.1 %) que leur colloque n’est pas efficace, |
disent (à 69.6 %) que beaucoup d’informations dans leurs réunions pourraient être transmises par écrit, |
sont (à 54.2 %) mécontents de leurs colloques, |
ne sont pas satisfaits (à 68.4 %) de l’animation de la réunion, |
ne pensent pas (à 75 %) que les autres participants les entendent et les comprennent, |
pensent (à 86.4 %) que c’est les personnes les plus influentes ou qui on du pouvoir qui prennent les décisions, |
ne pensent pas (à 61.5 %) que les objectifs de leurs réunions sont atteints, |
estiment (à 54.5 %) que les décisions ne sont pas respectées et mises en œuvre sur le terrain, |
n’attestent pas (à 63.2 %) que l’animateur pose des questions stimulantes, |
disent (à 60 %) que l’animateur ne met pas à l’aise les participants, n’encourage pas la prise de parole, etc. |
80Il semble assez normal, dans les conditions reflétées par ces réponses, qu’un professionnel rencontre quelques difficultés à communiquer. J’ai tendance à croire que ces données-ci sont plus ancrées dans la réalité, simplement parce qu’elles tiennent compte de ce que la majorité des professionnels, par ailleurs, nous ont dit jusqu’ici, à savoir : leur colloque est peu organisé, un professionnel sur deux ne se prépare pas avant et un professionnel sur deux reconnaît que, dans son équipe, tous ne participent pas activement au colloque.
81Notons, pour finir, que ces 4.6 % de ‘silencieux’ sont composés d’une majorité de ‘jeunes’ (62.5 % ont jusqu’à 35 ans). J’ai conscience que ceux-ci manquent peut-être un peu d’expérience pour s’exprimer, ou que les ‘anciens’ peuvent parfois impressionner, mais tout de même, qu’est-ce qui justifie ce chiffre ? Fort de trois ans de formation incluant notamment des stages en institution, le jeune professionnel devrait avoir tous les éléments en main pour être en mesure de s’exprimer. Alors pourquoi ne le fait-il pas ? Parmi les hypothèses à retenir, il y a celle d’une formation insuffisante à la pratique du colloque et à la communication. Comme le disent les Rousseau, « si la communication tient cette place importante dans le travail social, si la vie relationnelle est comme la trame sur laquelle se tissent toutes les interventions des travailleurs sociaux, l’étude de la communication ne devrait-elle pas occuper aussi une place importante dans la formation de ces travailleurs sociaux ? » (1973 : 139).
Ah bon ?
82Nous avons vu dans ce chapitre que si, dans la littérature, on émet beaucoup de doutes sur le fait qu’il soit aisé de communiquer, les professionnels interrogés disent communiquer de manière satisfaisante dans leurs colloques (ils se sentent entendus et compris).
83Nous avons vu aussi que la réussite du colloque dépendait également de ce que les participants communiquent avant tout sur des faits, des sentiments et des intentions d’action. La question n’est donc pas tellement de savoir si « on communique », mais plutôt si on communique à des fins constructives en vue de préparer l’action.
84En pratique, est-ce toujours le cas ? Mon enquête ne le dit pas, mais Pezet, Villate et Logeay notent que certains types de discours adoptés par les travailleurs sociaux sont parfois défensifs. Cependant, les travailleurs sociaux genevois ne cautionnent pas cette affirmation, puisqu’ils affirment communiquer dans un cadre coopératif.
85Une question essentielle a émergé de l’analyse. Les compétences communicationnelles des travailleurs sociaux sont-elles vraiment une de leurs forces majeures, comme cela semble ressortir des résultats de mon enquête ? Ou bien, est-on là dans le domaine de la croyance ou du « mythe », comme je l’ai évoqué ? J’ai tendance à le penser, bien que mon enquête ne prouve quoi que ce soit en la matière.
Les sentiments des professionnels à l’égard de leurs colloques
Satisfactions et insatisfactions
86Selon Lemay, les travailleurs sociaux expriment, le plus souvent à juste titre, de plus en plus d’insatisfaction vis-à-vis des conditions dans lesquelles ils travaillent : « les uns se sentent brimés par leurs organismes de direction, les autres se plaignent d’un manque de définition de leurs tâches, de la lourdeur des cas, du trop grand nombre de sujets qu’il faut accompagner simultanément, des tensions insupportables au sein de leurs équipes. Face à ces malaises sous-tendus également par le poids des restrictions budgétaires, des traditions et des rivalités entre disciplines, des mécanismes défensifs s’élaborent et créent par eux-mêmes d’autres sujets de mécontentement » (in Gabel, Jesu & Manciaux 2000 : 427). Lorsqu’on se focalise sur la réunion, cette insatisfaction se fait d’autant plus criante. En effet, selon Pezet, Villate et Logeay, « qu’il s’agisse du diagnostic de tel ‘cas’, de ce qu’il faut faire avec telle famille, de l’angoisse des situations violentes vécues ou probables…, au sortir de réunions beaucoup nous ont déclaré être ‘insatisfaits’, ‘manquer de billes concrètes’, ‘n’avoir pas pu aborder ce qui leur tenait à cœur’… » (1993 : 199). Pour citer encore un des nombreux auteurs qui relèvent cette insatisfaction engendrée par le colloque, Marc-Henry Soulet écrit que la réunion chez les travailleurs sociaux « est le plus souvent vécue comme une perte de temps. Et le sentiment de devoir être présent à consumer une matinée entière à attendre les retardataires, à régler des questions essentiellement pratiques, à reprendre pour la énième fois des discussions interminables pour enfin aboutir à une décision que chacun appliquait déjà officieusement antérieurement tant elle coulait de source, entame considérablement l’énergie de la journée » (1997 : 34).
87Bien que mon objectif ne soit pas de noircir le tableau, je note ici que du point de vue de nombreux auteurs, les colloques des travailleurs sociaux sont l’objet de bien des insatisfactions.
88Cependant, Jean Lefébure nuance un peu cette opinion. Pour lui, les travailleurs sociaux ont des sentiments ambivalents vis-à-vis de leur colloque : ils l’apprécient comme ils le redoutent. Selon lui, une des raisons principales de ces sentiments contradictoires résulte d’un manque flagrant d’organisation et de méthode. Dans le cadre de la formation continue qu’il donne sur la conduite et l’animation de réunion, les travailleurs sociaux lui disent5 qu’ils n’apprécient pas les réunions, parce qu’elles :
89♦ ne sont pas structurées ♦ ne sont pas efficaces ♦ sont trop longues ♦ sont mal animées (trop de dirigisme ou de laxisme) ♦ font perdre du temps ♦ sont difficiles à organiser (réunir toute l’équipe n’est pas toujours évident) ♦ sont souvent inutiles ♦ sont soûlantes : trop de sujets et de paroles s’y mêlent ♦ engendrent des prises et des abus de pouvoir (par exemple : les personnalités dominantes accaparent la parole) ♦ impliquent des peurs : règlement de compte, conflits, confrontations, devoir se remettre en question, être dévalorisé, se voir attaqué, dénigré, ne pas obtenir de résultats, être jugé ou incompris, etc.
90Ils disent aussi qu’ils apprécient les réunions, parce qu’elles permettent :
91♦ de casser la routine ♦ de sortir de son bureau, d’être moins seul ♦ de se retrouver, d’être ensemble ♦ de confronter ses idées à celles des autres et de se situer ♦ d’obtenir des résultats ♦ de fortifier son appartenance à l’équipe ♦ d’être reconnu ♦ de donner son avis, de s’exprimer, d’être écouté ♦ d’être stimulé, motivé, émulé ♦ de solutionner des problèmes ♦ de mieux comprendre un problème ♦ de profiter et de s’enrichir des avis des autres ♦ de se rassurer ♦ d’obtenir des informations ♦ de fonctionner ♦ de clarifier différentes situations ou éléments ♦ d’assurer une forme de cohérence dans les actions entreprises ♦ d’obtenir l’agrément, l’adhésion ou le soutien de l’équipe (l’union fait la force) ♦ de passer un moment plus agréable que le boulot ♦ d’exister, d’avoir une identité, etc.
92Ce qui ressort de ces données est que le colloque peut être vécu par les travailleurs sociaux à la fois comme un espace de travail constructif et ressourçant, mais aussi comme un lieu potentiellement dangereux ou susceptible de dérives ou de déceptions.
93Pour Lemay, l’insatisfaction et les craintes des travailleurs sociaux s’expliquent en partie par le manque de clarté de leurs conditions de travail : « une intervention professionnelle ne peut susciter du plaisir que si celui qui l’assume en connaît bien le sens. Faute d’une telle condition, les actes deviennent très vite routiniers et dénués d’importance » (in Gabel, Jesu & Manciaux 2000 : 431). Lemay ajoute : « Pour que les professionnels puissent être à l’aise et satisfaits dans leur travail, je suis persuadé que des balises, c’est-à-dire des points de repère par rapport aux tâches, doivent être clairement posées. Ces points de repère concernent autant les objectifs qu’une institution se donne que les conditions d’encadrement et les modalités d’action à l’égard de la clientèle reçue » (436).
94Si l’on transpose les réflexions d’ordre général de Lemay au point particulier du colloque, on peut dire, en substance, que, pour qu’un professionnel apprécie son colloque, il faut qu’il en comprenne le sens. Pour en comprendre le sens, il a notamment besoin de points de repère clairs, par exemple celui de connaître les objectifs précis du colloque auquel il participe (pourquoi va-t-on parler de tel usager : pour mieux comprendre sa situation, pour exprimer nos difficultés, pour trouver une solution à son problème ?) et de connaître les moyens institutionnels dont il dispose pour répondre aux objectifs.
95Les ouvrages de conduite et d’animation de réunion indiquent, quant à eux, que plus un colloque est organisé et animé de manière cohérente et professionnelle (utilisation d’une méthode, objectifs pensés et donc réalistes…), plus il a des chances d’être efficace et, par conséquent, plus le degré de satisfaction des participants tend à être élevé. En d’autres termes, l’organisation formelle, que les travailleurs sociaux semblent apprécier modérément, serait une des conditions essentielles pour que ceux-ci soient davantage satisfaits de leurs colloques.
Niveau de satisfaction chez les travailleurs sociaux
96On constate que, à une très grande majorité, les travailleurs sociaux genevois sont satisfaits des réunions. J’interprète ce fait comme signifiant que les travailleurs sociaux sont favorables aux réunions, en général. Cependant, cette adhésion au colloque diminue considérablement lorsqu’on pose la question de leur sentiment après la réunion. En effet, pour plus de 35 % des professionnels interrogés, le colloque, pourtant perçu en général comme intéressant, est ressenti dans les faits comme une source d’ennui ou de mécontentement.
97Afin de mieux comprendre ces chiffres, brossons trois portraits : celui du professionnel satisfait, celui de l’indifférent et celui du mécontent.
98De manière à représenter le mieux possible les positions des professionnels qui ont accepté de répondre à mes questions, bien que je ne commenterai pas ces résultats en détail, sont présentes, dans les trois portraits qui suivent, à la fois des données statistiquement signifiantes et des données relevant de tendances « seulement » majoritaires.
Tableau 14 : Portrait du satisfait
De maniere statistiquement généralisable | Il est responsable d’équipe. Les infos transmises dans son colloque ne pourraient pas l’être par écrit. |
De manière majoritaire, mais non statistiquement généralisable | C’est un homme, âgé de plus de 56 ans. et à l’animation de réunion. |
99Pour être synthétique, ce qui ressort de ce portrait du satisfait est avant tout que son colloque répond à l’ensemble de ce qui est préconisé dans la littérature au sujet de l’organisation et de l’animation de réunion. Le colloque est organisé avec méthode, animé correctement, les décisions y sont prises démocratiquement, etc.
100Il n’y a pas une catégorie professionnelle en particulier qui soit la plus satisfaite de ses colloques de manière statistiquement significative, mais la grande majorité des satisfaits sont des éducateurs spécialisés. L’éducateur que j’ai interviewé se reconnaissait très bien dans ce portrait et m’a confirmé qu’il était satisfait de son colloque.
Tableau 15 : Portrait de l’indifférent
De maniere statistiquement généralisable | Il travaille dans une équipe de deux personnes. |
De manière majoritaire, mais non statistiquement généralisable | C’est, à proportion égale, un homme ou une femme. Le problème de ses colloques est le manque de résultat. |
101Chez l’indifférent, des lacunes en matière d’organisation et d’animation du colloque se font jour. Le portrait qu’il brosse de son colloque est nettement moins optimiste que celui du satisfait et des doutes quant à l’utilité du colloque s’expriment.
102Dans ce cas non plus, il n’y a pas une catégorie professionnelle en particulier qui soit, de manière statistiquement significative, la plus indifférente vis-à-vis des colloques, mais en majorité il s’agit d’animateurs. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’animatrice interviewée m’a aussi exprimé qu’elle se reconnaissait tout à fait dans la catégorie des indifférents !
Tableau 16 : Portrait du mécontent
De maniere statistiquement généralisable | Il dit que ses colloques ne sont ni efficients ni efficaces. |
De manière majoritaire, mais non statistiquement généralisable | C’est une femme, âgée soit de plus de 56 ans soit de moins de 35 ans. |
103Dans ce dernier cas de figure, tout ce qui relève de l’organisation et de l’animation du colloque est inexistant. Il est à noter que les mécontents sont en majorité des assistants sociaux travaillant avec des usagers requérants d’asile.
104J’ai interrogé l’un d’entre eux. Celui-ci, bien que surpris que cela ressorte de l’enquête, m’a indiqué que, pour sa part, il n’était effectivement pas satisfait de ses colloques. Selon lui, cette insatisfaction est principalement la résultante de deux faits. Le premier est le nombre important de niveaux hiérarchiques existant dans son institution. Cela a pour conséquence que les colloques sont pour une grande part « directionnels », soit ils ont pour objectif principal de transmettre des informations émanant de la direction, soit ils sont avant tout le domaine du responsable d’équipe (qu’il qualifie de « petit chef » prenant le pouvoir là où il peut) : « Le responsable fixe seul les points à traiter et les règles du jeu, les décisions ne sont pas discutées, seulement transmises, l’équipe n’est quasiment jamais interpellée ! »
105Le deuxième fait qui explique son mécontentement est que, selon lui, on lui demande implicitement « de ne pas penser [dans le cadre du colloque]. Quand on pense, on gêne. Un temps pour penser, ce n’est pas pensable. Nous ne sommes ni entendus, ni reconnus. Il n’existe pas de marge de manœuvre dans nos colloques, nous sommes juste des exécutants. »
106En substance, cet assistant social qui, lors de cet entretien, était manifestement en colère et déçu par ses colloques n’adhère pas du tout à leur fonctionnement. Non seulement il ne comprend pas le sens de ses colloques, qu’il qualifie pour certains d’‘absurdes’ (transmission d’informations déjà connues, par exemple), mais il souffre aussi de ne pas y avoir le droit de parole.
107En synthèse, voici les deux réflexions que m’inspirent ces chiffres concernant les sentiments des travailleurs sociaux vis-à-vis de leurs colloques. Premièrement, l’organisation et l’animation du colloque ont une incidence sur le degré de satisfaction des participants. En effet, plus les colloques sont organisés et animés d’une manière « théoriquement souhaitable », plus les professionnels se disent satisfaits. Si ce constat n’est en soit pas novateur, puisque largement établi dans la littérature traitant d’animation et de conduite de réunion, il confirme tout de même que dans le secteur social, organiser et animer un colloque en s’inspirant des théories et des techniques issues du monde de l’entreprise n’est pas totalement dénué d’intérêt. En d’autres termes, que l’on soit dans le contexte d’une entreprise à but lucratif ou dans celui d’une institution sociale, lorsqu’on organise et anime son colloque avec méthode, on est plus efficace dans les discussions, et donc plus satisfait.
108Ma deuxième réflexion est équivalente à ce qui ressort d’une enquête quantitative effectuée par le magazine Repère social en 1997 au sujet des synthèses usager : l’insatisfaction des travailleurs sociaux ne remet pas en question l’utilité et l’intérêt des réunions, mais leur fonctionnement et leur organisation. Selon Jonis, commentant cette enquête, « pour plus de 80 % des personnes interrogées, la synthèse est un outil et un apport intéressant pour les professionnels. (…) Attention, cependant, adhérer au principe de la synthèse ne signifie pas pour autant que l’on soit d’accord avec la manière dont elle est menée en général. Les chiffres montrent que les professionnels adhèrent au principe de la synthèse et la considèrent comme un outil indispensable (68 %) mais les observations très nombreuses des répondants modèrent largement cette adhésion par des critiques et des propositions qui demandent à ce que cet outil soit revu » (1997 : 5). Pour ma part, je tirerais les mêmes conclusions sur les colloques en général. Les travailleurs sociaux genevois adhèrent à une très large majorité au principe des réunions. Mais la part importante de mécontentement et d’ennui exprimée dans les questionnaires (35 %) indique que leur fonctionnement devrait être revu.
Insatisfaction et liberté d’expression
109Selon certains auteurs, les colloques des travailleurs sociaux sont une source majeure d’insatisfaction des professionnels. Ce fait s’expliquerait par le manque d’organisation des colloques et par le caractère parfois pénible et obscur des conditions de travail. J’ai indiqué à l’instant que les travailleurs sociaux genevois attestent, à une très large majorité, qu’ils adhèrent au principe du colloque, mais que pour 35 % d’entre eux, celui-ci se révèle dans les faits une source d’ennui ou de mécontentement. Il faut reconnaître que ces résultats sont loin d’être aussi alarmants que certains auteurs semblent le penser. Alors comment expliquer ce décalage ? Tout d’abord, il est fort probable que les conditions de travail à Genève soient plus satisfaisantes qu’en France. Or, la plupart des auteurs auxquels je me réfère étudient la situation française.
110Ensuite, et j’insisterai sur ce point, peut-être n’est-il tout simplement pas possible, pour les travailleurs sociaux, de s’exprimer « librement » sur ce sujet. En effet, nous avons vu que le colloque est un des espaces privilégiés de l’équipe. Il lui permet de donner du sens à son travail, de trouver des solutions à des problèmes, de se retrouver et de « souffler ». On peut penser que ces bénéfices rendent difficile l’exercice de l’esprit critique.
111De plus, critiquer de vive voix le fonctionnement de son colloque ou son utilité (j’ai de nombreuses fois entendu ce type de discours) hors du cadre professionnel est une tout autre démarche que de le faire par écrit. Se plaindre de ses colloques dans le cadre formel d’une recherche n’a pas les mêmes conséquences, aussi minimes soient-elles, ni ne suppose la même implication que de le faire lors d’une discussion informelle au café.
112Par ailleurs, les travailleurs sociaux peuvent-ils s’exprimer franchement sur leurs colloques quand, à l’heure des restrictions budgétaires et des normes de qualité, ces espaces de parole, apparemment non productifs, sont peut-être en danger ? Ont-ils intérêt à dire leur mécontentement s’ils doivent dans le même temps prouver l’efficacité et donc la légitimité de leurs réunions ? Le fait que les professionnels aient besoin de leurs colloques est donc, peut-être, une des raisons majeures qui empêchent la remise en question. Mais ne pas remettre en question ouvertement et lucidement son colloque, c’est ne pas se donner les chances de l’améliorer. Le travailleur social se trouve alors face à un dilemme.
113Je noterais pour finir – ce fait mériterait d’être approfondi – que le principe de la réunion n’est pas considéré positivement par les professionnels du monde de l’entreprise comme il l’est par les travailleurs sociaux. Un sondage datant de 2001 (http://emploi.journaldunet.com, site consulté le 16/09/03) effectué auprès des lecteurs du Journal du Net, révèle que plus de 68 % des professionnels interrogés jugent les réunions négativement, 40 % pensent que c’est « une perte de temps inouïe » et seulement 28 % estiment que c’est « un mal nécessaire ». De plus, quand le terme « réunion » est cité dans des revues concernant le monde de l’entreprise, c’est souvent pour dénoncer le phénomène de « réunionite ». Qu’est-ce qui explique que la réunion soit si mal considérée dans le monde de l’entreprise alors qu’elle est plébiscitée dans le monde du social ? Selon Jean Lefébure, les maîtres socioprofessionnels (professionnels à mi-chemin du social et de l’entreprise) auraient en la matière des choses à nous apprendre ; ce sont peut-être eux qui ont la perception la plus équilibrée des réunions, évitant à la fois rejet et enthousiasme béat.
L’animation
L’animateur ou la pierre angulaire du colloque : fonctions et styles
114Le thème de l’animation de réunions a été minutieusement étudié par la psychologie sociale et la psychanalyse, qui ont produit beaucoup d’études. Je serai ici des plus synthétique, renvoyant le lecteur intéressé à la bibliographie. Pour être synthétique, donc, je m’attacherai ici à définir succinctement ce qu’est l’animation, à présenter les différentes fonctions de l’animateur ainsi que les différents styles d’animation possibles.
115Mais avant d’aborder ces points, il me faut démentir une croyance qui concerne le statut hiérarchique de l’animateur. Il est de coutume, et peut-être pense-t-on qu’il y a là une obligation, que l’animateur d’une réunion soit le responsable d’équipe. C’est le cas pour 60 % des professionnels qui ont répondu à mon questionnaire. En fait, il n’y a aucune obligation, et il est même relativement déconseillé dans les ouvrages étudiés de mélanger les genres, car le rôle d’animateur n’est pas du même ordre que celui de responsable hiérarchique. Quand un responsable anime une réunion, il y a un risque que son statut hiérarchique prenne le pas sur son rôle d’animateur, et si cette double casquette n’est pas particulièrement bien gérée, c’est-à-dire dissociée dans le cadre de la réunion, des problèmes de pouvoir ont de grandes chances d’apparaître. De plus, ce double rôle est déstabilisant pour les participants, car ils ne savent pas quand est-ce qu’ils ont affaire à l’animateur ou au responsable. Il est donc préférable que l’animateur de la réunion ne soit pas le responsable d’équipe ou le directeur de l’institution, mais la personne dans l’équipe qui est la plus à même, de par ses qualités, ses compétences et ses connaissances, d’assumer le rôle d’animateur.
116Selon Claudie Solar, l’animation est « l’art et la science de la conduite des groupes. C’est une science car elle s’appuie sur un ensemble de connaissances qui ont été systématiquement développées, au fil des observations et des recherches. C’est un art car elle exige souplesse, analyse, créativité et finesse dans l’utilisation de ces connaissances et des règles qu’elles ont permis de circonscrire » (2001 : 70). Cette définition nous indique qu’animer une équipe de travail ne s’improvise pas, que cet exercice exige, au contraire, non seulement de se conformer à un certain nombre de règles mais aussi de posséder des connaissances et des compétences en matière de conduite de groupes.
117Si l’animation, de manière générale, est une science et un art, elle se traduit, dans les faits, par un rôle assumé par une personne dans une réunion. Le but de l’animateur, tel un chef d’orchestre, est d’accompagner et d’encadrer une équipe de travail dans la réalisation de sa tâche. Pour ce faire, il doit assumer plusieurs fonctions. Les voici succinctement présentées :
La fonction d’organisation
118La fonction organisationnelle de l’animateur doit être comprise au sens large. En effet, celle-ci comprend la préparation matérielle de la salle de réunion, la structuration des débats lors de la réunion (accorder la parole, susciter la participation, refréner la participation, interroger, gérer le temps) et la définition ou la redéfinition des objectifs et des sujets de la réunion.
La fonction de régulation
119Cette fonction de l’animateur vise à garantir au groupe une certaine sécurité dans les échanges. Pour ce faire, il doit être attentif au climat de l’équipe et aux différents éléments qui pourraient venir bloquer l’avancement du groupe, par exemple un conflit, une mauvaise façon d’aborder un problème… Il se doit donc de verbaliser et d’analyser les tensions, d’objectiver les propos, de valoriser les membres qui en ont besoin, de concilier les points de vue, d’être à l’écoute, etc. Solar insiste beaucoup sur l’importance de cette fonction, car selon elle, trop d’animateurs la sous-estiment encore : « s’il est courant dans les groupes sociopsychologiques (dynamique de groupe, groupe de relations humaines et de communication) de procéder à ce qu’on appelle des ‘régulations’, c’est-à-dire des pauses dans l’action du groupe au cours desquelles les participants expriment ce qu’ils ont ressenti, les blocages divers qu’ils ont éprouvés vis-à-vis des autres participants, du sujet traité ou de l’animateur, ce genre d’analyse est quasiment exclu des réunions de travail. Sous prétexte, précisément, qu’elles sont de ‘travail’. Comme si le fait de se réunir pour travailler excluait tous les phénomènes psychologiques et affectifs, lesquels, sous-entendu, ne se développeraient que dans les groupes qui ont pour objectif de les mettre en évidence. (…) Les phénomènes affectifs et émotionnels existent dans n’importe quel groupe, fût-il le plus technique, le plus centré sur la tâche qu’on puisse imaginer. Ignorer ou sous-estimer ces phénomènes, c’est prendre le risque de les voir surgir au moment où on ne s’y attendait pas. En refusant de les prendre en considération et d’en débattre avec le groupe, l’animateur s’expose à les voir s’envenimer, s’amplifier et empoisonner la réunion. Alors qu’une simple mise au point suffit souvent à débloquer une situation qui paraissait irrémédiablement compromise » (2001 : 95).
La fonction de production
120L’animateur a pour mission non seulement d’aider l’équipe à atteindre ses objectifs, mais aussi d’amener celle-ci à être efficace dans son travail. Il doit donc être en mesure d’apporter des informations à l’équipe, de lui proposer une méthode de travail, de faciliter et de récolter l’expression et les apports de chacun, de définir les termes qui sont susceptibles d’être mal compris, de reformuler, de résumer, de relier les différentes interventions, de faire des synthèses, d’expliciter, de faire aboutir la discussion, etc.
121Ce sont là les trois grandes fonctions de l’animateur. Mais Leclerc nous met en garde : celui-ci doit savoir aussi les déléguer aux membres de l’équipe, car « aucun être humain, si doué soit-il, ne peut être centré à la fois sur la tâche, sur les relations interpersonnelles, sur les messages implicites qui s’échangent, sur les enjeux politiques en cause, sur les droits de parole à attribuer, sur la critique des idées, sur la gestion du temps et sur les procédures. Et si quelqu’un réussissait tout cela en même temps, il y a fort à parier qu’il ne saurait trouver le bouton pour faire fonctionner le rétroprojecteur ! L’animateur ou l’animatrice qui persiste à vouloir tout contrôler s’engage sur une voie aussi inhumaine que malsaine » (1999 : 274). L’animation doit donc être une responsabilité partagée.
122Voyons maintenant les différents styles d’animation, que les recherches de Dewey (de la directivité à la non-directivité), et de White et Lippit (de l’autoritarisme au laisser-faire) avaient déjà mis en lumière dans les années 1960 (cités in Mucchielli 2004). Je présenterai ici les trois styles d’animation principaux, ne tenant pas compte de toutes les distinctions proposées dans la littérature.
Le style autocratique, appelé aussi directif, dictatorial ou autoritaire
123Dans ce cas de figure, l’animateur est directif avec le groupe tant sur le contenu que sur la procédure. L’inconvénient majeur de ce style est qu’il n’est pas stimulant pour l’équipe. Bien que ce style d’animation produise des résultats, il rend généralement l’équipe apathique ou révoltée.
Le style laisser-faire, appelé aussi non directif, débonnaire ou informel
124Ici l’animateur est non directif tant sur le contenu que sur la procédure. Du point de vue théorique, ce style ne présente aucun intérêt. En effet, il ne facilite pas la production de résultats, car il ne donne aucune direction. L’informel devient alors informe et l’aspect sympathique des discussions tourne assez rapidement au chaos. L’équipe, au vu du manque de résultats, se décourage rapidement et est gagnée par l’exaspération.
Le style démocratique, appelé aussi coopératif, semi-directif ou participatif
125L’animateur est directif dans les procédures, mais pas dans le contenu. Solar précise que ce style « est le plus souvent recommandé dans les écrits sur l’animation des groupes et des équipes de travail. Des trois styles, c’est celui qui nécessite le plus l’engagement de tous les membres » (2001 : 100). En effet, ce style implique la coopération des membres dans la réalisation de la tâche et ne développe pas, dans l’équipe, de soumission ou de dépendance par rapport à l’animateur. Cependant, si ce style mobilise le plus les ressources de l’équipe, c’est aussi celui qui nécessite le plus de temps de discussion et de négociation. Il ne convient donc pas aux situations d’urgence.
126Pour finir, notons, comme le fait René Moulinier, qu’il est important qu’une équipe soit bien au clair dans ses rapports avec l’animateur et vice versa, car « il existe une tendance inconsciente d’un groupe à identifier l’animateur au père (qui régente) ou à la mère (qui protège) ou encore à se placer dans le rôle de l’élève en présence d’un maître. Il peut exister dans certains cas un plaisir sadique à faire souffrir l’animateur. (…) L’animateur, spécialement dans le cadre de la réunion participative, est un Adulte en présence d’Adultes. A lui de bien définir son rôle, et de revenir à ce point d’ancrage si le groupe dérape » (1999 : 95).
L’animateur selon les travailleurs sociaux
127Du point de vue du style d’animation, les travailleurs sociaux genevois sont très loin de l’idéal défini par la théorie. En effet, le style démocratique recommandé par la littérature est une réalité effective seulement pour 40 % des professionnels interrogés. Les résultats concernant les deux autres styles sont tout aussi troublants, dans la mesure où ils indiquent qu’il se pratique encore aujourd’hui des styles d’animation dont la littérature a montré depuis longtemps qu’ils n’avaient pas de pertinence.
128Pour ce qui est des fonctions de l’animateur, même si certaines semblent remplies en pratique, il est à noter que le niveau des 80 % de professionnels affirmatifs (limite que j’ai fixée pour pouvoir qualifier un résultat de satisfaisant) concerne uniquement la tâche de gestion du temps. Le résultat le plus frappant concerne la fonction de régulation de l’animateur, si essentielle comme nous l’avons vu. Elle ne semble pas être pratiquée, puisque 64.1 % des professionnels interrogés disent que leur animateur ne traite pas les tensions de l’équipe pendant le colloque.
129Nous avons vu que l’animation est fondamentale dans une réunion et que cette dernière, pour être adéquate, requiert de la part de la personne concernée un ensemble de compétences et de connaissances. Ces résultats posent donc la question de la formation délivrée en ce domaine. On peut noter que les professionnels interrogés s’estiment certes assez formés pour animer une réunion, mais à une courte majorité. Selon l’éducateur et l’animatrice que j’ai interviewés, le manque de formation n’est pas la seule raison qui expliquerait ces chiffres. Selon eux, le fait que l’animation du colloque ne soit pas optimale tient de la culture professionnelle. Pour l’éducateur, qui a également travaillé comme assistant social, les colloques des assistants sociaux sont mieux animés parce que plus formels : « la plupart des discussions reposent sur des mandats, des lois, des procédures », alors que dans l’éducation « on parle et on travaille avec nos résonances, nos sentiments, nos affects ». Selon lui, le fait que les éducateurs travaillent davantage de manière informelle, en général, expliquerait le caractère également informel de leurs colloques. L’animatrice, quant à elle, explique le « manque d’animation » dans ses colloques par le fait qu’« il n’est pas dans la culture des animateurs d’avoir des chefs ».
130Pour ma part, ces deux témoignages ne font que confirmer la thèse du manque de formation. L’éducateur semble considérer que le degré de formalité d’une réunion est relatif au type de sujet traité : dans le cas de l’éducation spécialisée, les formes sont moins nécessaires, puisque le discours se situe beaucoup au niveau des sentiments. Quant à l’animatrice, elle identifie l’animateur de réunion avec le chef. Or, ces deux représentations montrent que le but de l’animation et le rôle de l’animateur n’ont pas été bien compris.
Pour une professionnalisation de l’animation des colloques
131L’animation de la réunion est centrale et essentielle pour qu’une équipe atteigne ses objectifs. C’est pourquoi la personne qui assume le rôle d’animateur doit non seulement avoir des connaissances sur le sujet, mais aussi des compétences particulières. D’après mon enquête, les travailleurs sociaux genevois semblent être encore loin de pratiquer de manière professionnelle l’animation de réunion, même si l’on ne peut pas généraliser.
132Au vu de ces résultats et des précédents, on ne peut s’empêcher de demander : quand prendra-t-on au sérieux l’organisation et l’animation de réunion dans le secteur social ? Entre l’importance d’organiser et d’animer un colloque de manière cohérente selon la théorie et l’apparente indifférence ou légèreté des professionnels sur le terrain, n’y a-t-il pas au moins un juste milieu à trouver ?
L’efficacité
Conditions de l’efficacité du colloque
133Pour Dominique Fablet, « ce n’est pas tant l’utilité des réunions qui est à interroger que leur opportunité et leur efficacité au regard des objectifs poursuivis » (2000 : 5). Nous voici donc au cœur du problème : est-ce que les réunions des travailleurs sociaux sont efficaces ? Michèle Grossen se le demande aussi : « force est (…) de constater que, d’un point de vue empirique, on ne sait que peu de chose sur le déroulement de ces réunions et, partant, sur leur capacité à répondre aux objectifs qui président à leur instauration » (in Rossini 2000 : 97).
134L’efficacité se définit, selon le Petit Robert, comme la « capacité de produire un maximum de résultats avec le minimum d’effort, de dépense ». Deux notions sont donc ici à retenir : résultat et effort minimum. Il faut bien reconnaître que celles-ci peuvent ne pas convenir à la réalité du travail social. D’ailleurs, la question se pose de savoir jusqu’où le travail social lui-même peut prétendre à l’efficacité ? Cependant, je me concentrerai ici sur celle des colloques uniquement, même si ce point interroge indirectement l’efficacité du travail social en général.
135Selon Pezet, Villate et Logeay, si les réunions des travailleurs sociaux manquent d’efficacité, et plusieurs auteurs s’accordent à le dire, c’est avant tout parce que les professionnels du secteur social sous-estiment le temps nécessaire à un fonctionnement collectif : « il faut constater une attente généralement très forte vis-à-vis du travail en équipe et de son efficacité qu’elle ne saurait atteindre, notamment faute de temps. Cela n’est pas spécifique au travail social, mais il est cependant monnaie courante dans ce secteur de sous-estimer le temps nécessaire à l’organisation matérielle du fonctionnement collectif : échanger des informations et les interprétations justifiant le diagnostic posé sur un cas, organiser les présences de nuit en internat durant la période des congés, organiser un transfert… cela prend toujours plus de temps que l’on pensait ! » (1993 : 200).
136Mais, pour Jacobson et Monello, c’est tout le contraire. « Les réunions sont bien souvent trop longues pour être efficaces. (…) Une réunion bien préparée et animée réalisera au mieux son objectif dans le temps approximatif d’une à deux heures. Au-delà, l’expérience montre que l’efficacité diminue. Les réunions fleuve de trois-quatre heures ou même d’une journée sont soit des réunions d’un type particulier (négociation, par exemple), soit des réunions de fuite où il n’y a plus aucune authenticité. Il s’agit de mettre en place un décorum, un rituel, alors que l’objectif de travail de la réunion passe au second plan » (1970 : 110).
137Quoi qu’il en soit, à ma connaissance, il n’existe aucune étude affirmant quoi que ce soit au sujet de l’efficacité des réunions des travailleurs sociaux. Mais revenons à nos ouvrages de conduite et d’animation de réunion et voyons ce qu’est une réunion efficace. Selon Solar, pour qu’une équipe de travail puisse être efficace, il faut qu’elle remplisse un certain nombre de conditions. Celles-ci sont de deux sortes : celles qui concernent les membres de la réunion et celles qui concernent la tâche et les moyens d’action.
138En ce qui concerne les membres, une équipe de travail a plus de chances d’être efficace en réunion si sa taille n’est pas trop importante (quatre à dix personnes) et si les personnes qui la composent répondent aux caractéristiques suivantes : compétences par rapport aux tâches, capacité de reconnaître la contribution des autres, motivation à travailler ensemble, capacité de se compléter, ouverture aux différences, capacité de faire valoir ses idées et de se confronter aux autres.
139En ce qui concerne la tâche et les moyens d’action, une équipe efficace en réunion est celle qui a su :
bénéficier de renseignements précis sur la tâche à effectuer et les objectifs à atteindre (nous retrouvons là toute la pertinence de l’ordre du jour et de la préparation des réunions) ;
s’assurer qu’il existe une bonne compréhension des tâches à effectuer ou des objectifs à atteindre (fonction de clarification attribuée à l’animateur) ;
déterminer si le groupe a la compétence pour atteindre les objectifs et réaliser cette tâche (au vu des différents professionnels qui peuvent intervenir dans la situation d’un usager, ce point n’est pas à négliger dans les colloques des travailleurs sociaux) ;
vérifier dans quelle mesure tous les membres adhèrent aux objectifs et sont motivés à les atteindre ;
déterminer quelle est l’énergie que chacun peut fournir pour la réalisation de la tâche ; il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées, il faut encore que celles-ci soient réalisables par les personnes concernées ;
préciser les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs et les facteurs qui vont aider ou nuire à la réalisation des objectifs ;
choisir des méthodes de travail appropriées à la nature de la tâche et aux caractéristiques des membres qui participent à la réalisation de cette tâche ;
se doter d’outils ou de techniques (par exemple, la métacommunication : communiquer sur comment on communique) pour surmonter les obstacles ou les tensions ;
se partager les responsabilités de façon équitable en maximisant les ressources du groupe ;
se doter de mécanismes d’évaluation.
Efficacité des colloques selon les travailleurs sociaux
140Une large majorité des professionnels interrogés estiment que leurs colloques sont efficaces et efficients.
141En ce qui concerne les caractéristiques qui pourraient vérifier l’efficacité – comme la résolution de tous les points inscrits à l’ordre du jour, la pertinence des informations transmises en réunion et la gestion des horaires –, il est à noter que si les professionnels interrogés nous confirment que ces caractéristiques sont bien présentes, les pourcentages restent tout de même bien faibles dans leur majorité.
142J’insisterais ici sur le point particulier des informations transmises dans le colloque. En dix ans de pratique de synthèses usager, j’ai constaté le plus souvent que chaque professionnel, l’un après l’autre, lisait ses observations et que, les heures passant, la décision de l’orientation à prendre devait se faire en dix minutes… Je me demande pourquoi – peut-être existe-t-il une bonne raison – les professionnels ne se transmettent pas leurs observations écrites avant la synthèse, afin que chacun en prenne connaissance, puisse y réfléchir et poser ses questions à la réunion. Il me semble qu’ainsi la réunion gagnerait en intérêt et en efficacité.
143Face à ces résultats, certaines interrogations émergent. Les travailleurs sociaux sont-ils les mieux placés pour juger de l’efficacité de leurs colloques ? Sur quels critères se reposent-ils pour dire que celui-ci est efficient et efficace ? Quels sont les critères qui permettraient de juger de l’efficacité des colloques des travailleurs sociaux ? Et finalement, les travailleurs sociaux veulent-ils, peuvent-ils et doivent-ils être efficaces dans leurs colloques ?
Mesurabilité de l’efficacité du travail social et des colloques
144Aborder la question de l’efficacité, c’est aborder la grande question des résultats. Cette question est nécessairement problématique dans le secteur social, car les travailleurs sociaux ont l’obligation des moyens, mais pas l’obligation des fins. En effet, il n’y a rien de plus incertain que la trajectoire et l’évolution d’une personne. Comment pourrait-on, en ce domaine, exiger des résultats ? Cependant, la difficulté d’obtenir des résultats ne me paraît pas justifier le fait que l’efficacité soit un terme banni du vocabulaire du travailleur social, voire tabou.
145Mon enquête ne dit rien de l’efficacité proprement dite des colloques des travailleurs sociaux genevois. Elle ne fait que refléter l’opinion de ceux-ci, selon laquelle leurs colloques sont efficaces.
146S’il est probablement illusoire de prétendre à l’efficacité dans le travail d’accompagnement d’usagers, je considère cependant qu’il est tout à fait possible d’être efficace dans l’organisation et dans l’animation d’un colloque, et que cette efficacité est mesurable. Certes, cela ne garantit pas l’efficacité du colloque au sens de trouver une solution définitive au problème de terrain rencontré, mais cela répond à l’obligation des moyens à laquelle sont tenus les travailleurs sociaux (mettre en place un cadre favorisant la réflexion et la prise de décision).
La prise de décision
Les étapes et les acteurs de la prise de décision
147Jean Lefébure définit la décision comme étant « un acte de choix entre différentes hypothèses d’action et la mise en pratique de l’hypothèse choisie » (2003 : 40). La décision consiste donc, après un examen, à trancher entre plusieurs options, à prendre son parti pour une action et la mettre en application.
148Selon Dominique Desjeux (1993 : 43), la décision « peut être vue sous l’angle du déterminisme social ou de l’autonomie individuelle, des pulsions inconscientes ou du raisonnement lucide ». Il ajoute : « paradoxalement, plus je multiplie les travaux de recherche sur la décision, plus je me demande si elle existe bien. Ne serait-elle pas un mirage, une illusion, tant les marges de manœuvre des individus ou des organisations paraissent étroites, tant la force des habitus sociaux paraît bien restreindre le champ des possibilités et des arbitrages des décisions individuelles. Et d’un autre côté, il existe bien des passages à l’action, des réalisations, des actions collectives menées par des acteurs sociaux. »
149C’est à peine esquissé dans cette citation, mais on voit bien que la décision est un acte on ne peut plus complexe… On touche ici à la question du libre arbitre (l’homme est-il libre intérieurement de prendre telle ou telle décision ?) et de celle du pouvoir d’action (tous les hommes sont-ils égaux socialement pour agir ?). Je ne me lancerai pas dans ce vaste débat pluridisciplinaire (philosophique, sociologique, psychologique…). Cependant, afin de bien relativiser ce concept de « décision » et pour rejoindre notre sujet qui est la prise de décision dans le cadre d’une réunion, je référerais encore à Mucchielli qui, tout comme Desjeux, tempère la croyance qui voudrait qu’il existe une « décision absolue ». Selon lui, une décision s’appuie, principalement, sur une opinion et il n’y a rien de plus influençable que l’opinion des participants dans une réunion. En effet, elle est la résultante de huit facteurs :
le système personnel des attitudes et des valeurs du sujet en dehors du groupe ici et maintenant,
le niveau d’information personnel,
le niveau d’information du groupe,
la pression de conformité au groupe,
la perception du rapport entre la question à trancher et la réalité (ou la survie du groupe),
la pression de la structure formelle ou du président officiel,
la pression de la structure informelle,
le stade de maturité du groupe.
150Anzieu et Martin, se référant aux travaux de Bales, distinguent dans le processus de décision collective les quatre phases suivantes : la collecte d’informations, l’évaluation, l’influence et la décision à proprement parler. Selon Maccio, le processus de décision collective comporte plusieurs étapes à suivre. Je les résumerais en huit points :
Identifier et comprendre un problème. Qu’est-ce qui pose problème dans cette situation et quelles hypothèses de compréhension peut-on formuler ?
Préciser l’objectif de la décision à prendre. Dans quel but doit-on prendre cette décision ?
Déterminer une procédure pour aboutir à la décision. Comment s’organise-t-on pour discuter de ce problème, pour aboutir à une décision ? Quelles techniques de travail utilise-t-on parmi celles qui facilitent la prise de décision ? Décidera-t-on de façon minoritaire, majoritaire ou unanime ?
Récolter des informations sur le sujet. Que sait-on au sujet de cette situation ?
Déterminer les critères. Sur quels critères prendra-t-on cette décision ? En fonction de quels paramètres va-t-on orienter notre décision ?
Recherche de solution, argumentation, affrontement. Quelles sont les solutions proposées ? Quelles sont les thèses, les antithèses, les données, les convictions qui motivent le fait d’adopter telle ou telle solution ?
Analyse des solutions possibles et évaluation des conséquences des actions à entreprendre. Qu’est-ce qui dans nos propositions s’oppose et s’accorde ? Quelle synthèse se dégage de la discussion ? Quelles sont les conséquences si nous faisons tel choix, si nous prenons telle décision ?
Décisions. Au vu de ce qui a été dit, que décide-t-on ?
151Le troisième point de cette liste nécessite quelques précisions relatives aux trois types de décision possibles : minoritaire, majoritaire ou unanime (appelé aussi consensus).
Décision minoritaire
152Une personne (généralement ayant un statut de cadre : responsable d’équipe, directeur…) ou un petit nombre de personnes (collège de direction, équipe de responsables) tranche la question pour décider d’une solution, d’une règle, d’une façon de faire, qui engage tout le groupe. Le risque majeur de ce type de décision est que l’équipe ne soit pas satisfaite, qu’elle n’adhère pas à la solution et qu’elle résiste au moment de la mise en œuvre sur le terrain.
Décision majoritaire
153Toute l’équipe a la possibilité de se prononcer, mais la décision retenue est celle qui convient à la plus grande partie du groupe. Bien qu’une minorité ne partage pas le point de vue exprimé par la majorité, celle-ci sera engagée par la décision de la plus grande partie. Ce type de décision semble être le plus pratiqué et est reconnu comme la décision démocratique par excellence. Cependant, elle engendre une dualité dans l’équipe qui implique la notion de perdant et de gagnant, et l’on peut se demander jusqu’où la partie adverse est prête à appliquer et à assumer la décision prise.
Décision par consensus ou unanimité
154L’équipe dans son ensemble peut se prononcer sur la décision, mais cette fois-ci, en cas de divergences, les participants décident de se rallier à une décision commune pour des raisons pratiques ou des objectifs supérieurs. Si, dans la décision démocratique, la minorité subit la décision de la majorité, dans ce cas de figure, les participants qui ne partagent pas le point de vue majoritaire n’abandonnent pas leurs idées mais décident, pour le bon fonctionnement de l’équipe ou la réalisation de la tâche, d’adhérer à une décision commune. Si ce type de décision est le plus porteur, car il garantit l’efficacité de l’exécution, il nécessite beaucoup plus de temps que les autres types de décision. Il implique en effet plus de discussion et d’argumentation dans l’équipe, car pour que tous les membres acceptent la décision, ils doivent pouvoir s’exprimer et comprendre les intérêts qui motivent l’utilité d’un ralliement.
155Cependant, Maccio considère que le travail d’équipe n’implique pas que toutes les décisions soient prises de manière collective : « la réunionnite est devenue une maladie à la mode. Car, sous prétexte de démocratie, on réunit tout le monde pour décider de tout. C’est une double erreur, d’une part à l’égard du groupe, qui perd ainsi beaucoup de temps, d’autre part à l’égard des personnes qui ont une responsabilité et à qui on ne fait pas confiance » (1997 : 252). Une anecdote vient illustrer ce propos. Alors que je prenais rendez-vous pour interviewer une travailleuse sociale, celle-ci me répondit qu’elle ne pouvait pas prendre de décision seule et qu’elle « en parlerait au colloque ». Une semaine plus tard, sans nouvelles, je la contactai à nouveau. Elle me répondit qu’elle n’avait pas eu le temps d’en parler à l’équipe, mais qu’elle ferait une autre tentative au prochain colloque. Trois semaines plus tard, j’obtenais enfin mon rendez-vous !
156Si j’ai souri de cet événement qui était fort à propos pour ma recherche, il n’en demeure pas moins que l’on peut s’interroger sur l’existence de la décision individuelle dans le travail social. Pour pallier cette absence, pour autant que cela soit le cas, Maccio estime que « la démarche la plus simple, dans la mesure où chaque membre du groupe a une responsabilité précise, consiste à rédiger une définition de fonction pour chaque personne dans laquelle seront précisés : son champ de pouvoir, son territoire de responsabilité et les décisions individuelles qu’elle peut prendre dans ce cadre. Ainsi, faisant confiance aux personnes, on n’encombre pas les réunions de décisions de détails qui peuvent être prises par la personne responsable. Il suffit de prévoir des temps de contrôle collectif pour vérifier qu’il n’y a pas d’élargissement du territoire et empiètement sur les responsabilités des autres personnes » (1997 : 252). Est-il envisageable, dans une équipe de travailleurs sociaux, que tel professionnel soit responsable des contacts avec l’extérieur, par exemple, que tel autre soit responsable des véhicules ou des comptes, etc. ? Espérons que c’est non seulement envisageable, mais que c’est tout simplement le cas dans la majorité des institutions…
La prise de décision selon les travailleurs sociaux
157Ce que je retiendrai des résultats est d’abord qu’environ un professionnel sur deux doute du fait qu’il prenne des décisions dans son colloque, celles-ci étant prises par les personnes les plus influentes ou étant d’un rang hiérarchique supérieur. Mon objectif était de savoir jusqu’où les professionnels avaient la conviction qu’ils participaient activement aux décisions dans leurs colloques. A en croire les résultats, cette conviction n’est pas très forte, d’autant que, par ailleurs, deux tiers seulement des professionnels interrogés ont le sentiment que leurs avis est toujours pris en compte dans les décisions.
158Ensuite, nous pouvons constater que le type de décision majoritaire, qui n’est pas le plus favorable selon ce que nous venons de voir, est le plus pratiqué chez les travailleurs sociaux genevois. Une des questions soulevées par ce résultat est de savoir quel est le type de décision pratiqué par les 30 % de professionnels qui n’appliquent pas le type de décision majoritaire. Hélas, mon enquête ne le dit pas.
159Enfin, il faut noter qu’à une très large majorité, les professionnels interrogés disent respecter et mettre en œuvre sur le terrain les décisions prises.
160En synthèse, il semble que les décisions soient prises de manière démocratique et qu’elles soient appliquées sur le terrain. Si ces résultats sont réjouissants, on ne doit pas perdre de vue que la prise de décision démocratique engendre une part d’insatisfaction dans la partie minoritaire. Certains professionnels en témoignent dans mon enquête : tous ne se sentent pas vraiment reconnus et entendus lors de la prise de décision.
Pour ou contre ? Ne tranchons pas trop vite !
161La littérature nous apprend qu’une prise de décision est un processus comprenant un ensemble d’étapes qu’il est souhaitable de connaître et de suivre afin de gagner du temps et d’aboutir à la meilleure décision possible. De plus, elle nous indique que si une décision collective peut se prendre de manière minoritaire ou démocratique, le consensus ou la décision par unanimité est le type de décision le plus performant.
162Les professionnels interrogés disent à une large majorité pratiquer le type de décision démocratique. Ce type de décision semble bien fonctionner, dans la mesure où la majorité des professionnels s’accordent à dire que les décisions prises sont appliquées sur le terrain. Cependant, on note aussi une certaine insatisfaction des professionnels : quasi un professionnel sur deux doute du fait qu’il prenne vraiment des décisions et un sur trois estime que son avis n’est pas toujours pris en compte.
163Faut-il se satisfaire de ces résultats ? Disons qu’il y a au moins matière à clarification. Il ne me semblerait pas inutile, au vu des doutes émis par les professionnels, que les travailleurs sociaux s’interrogent en équipe sur le type de décision qu’ils appliquent dans leurs réunions et sur leur niveau de satisfaction vis-à-vis de celui-ci. De plus, ce serait sans doute une bonne chose que les membres de l’équipe identifient clairement les domaines où leur pouvoir de décision doit s’exercer. Cela éviterait quelques malentendus. Une équipe n’a bien évidemment pas la possibilité de décider de tout ; a contrario, son pouvoir de décision ne devrait pas être confisqué lorsque l’objet concerné relève de son autorité.
164Pour finir, je souhaiterais insister sur le réel intérêt que présente le type de décision unanime ou consensuel. Selon les auteurs étudiés, les meilleures décisions sont celles qui font la synthèse de tous les points de vue. Il est donc important, dans le travail social en particulier, d’apprendre à envisager les différences de chacun comme un facteur de créativité. La décision peut certes être définie comme un acte qui consiste à trancher, mais elle est aussi l’expression décisive de la participation, sans jeu de mots. Pas de participation sans décision et pas de décision sans participation. Par conséquent, la prise en compte de l’avis de chacun est on ne peut plus importante.
Notes de bas de page
4 Dans cette citation et dans celles qui suivent, Pezet, Villate et Logeay emploient le terme d’éducateur, mais précisent qu’ils entendent en fait l’ensemble des travailleurs sociaux.
5 Ces données sont extraites d’exercices réalisés pendant les cours de Jean Lefébure. Celui-ci me les a transmises à ma demande lors de notre deuxième et dernier entretien, le 29 décembre 2003.
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