Chapitre 6. Donner chair aux directives
p. 103-120
Texte intégral
1Le principe d’égalité ou d’équité de traitement stipule, en fonction du droit administratif, que les bénéficiaires doivent être traités de façon comparable dans des situations comparables41. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, les AS sont particulièrement attentifs à cette équité, autant pour se garder de toute injustice à l’interne que par égard pour les non-bénéficiaires de l’aide sociale, notamment ceux dont les ressources dépassent de peu les barèmes de l’assistance publique. Si nous nous intéressons aux marges de manœuvre prises par les AS (et les bénéficiaires dans une moindre mesure) – ceux qui ne respectent pas à la lettre les directives – ce n’est ni par misérabilisme, ni par populisme, ni bien sûr pour emboîter le pas à tous ceux qui dénoncent les abus dans le domaine de l’aide sociale. Ainsi que le rappelle Wacquant, après Grignon et Passeron (1989) : « il faut contourner le double piège de la lecture misérabiliste, qui s’émeut de la misère, et son contraire, la lecture populiste qui célèbre les vertus et l’inventivité du dominé et présente comme une stratégie héroïque de ‘résistance’ ce qui n’est bien souvent qu’une tactique économe d’autopréservation face à un ordre de domination si total et brutal qu’il n’est à la limite plus perçu comme tel et plus remis en cause » (Wacquant 1999 : 290). Quoique nous partagions l’analyse de Ferreira et Frauenfelder (2007) sur le changement de paradigme, qui fait de la dénonciation des abus et du contrôle des assistés le signe d’une érosion des solidarités collectives dans un monde plus que jamais hanté par le non-travail d’une petite minorité de personnes, nous cherchons surtout à montrer que ces marges de manœuvre offrent certaines possibilités de négociations nécessaires au travail d’intégration. D’ailleurs, la plupart des AS ne nomment pas directement ces marges de manœuvre, car ils courraient le risque de suggérer un écart ou un manquement grave par rapport aux règles en vigueur et signaleraient une transgression. Les AS n’assimilent donc pas les marges de manœuvre à de la tricherie, mais bien à des ressources nécessaires à la réalisation de leur métier.
2Pour reprendre les analyses de Dubois évoquées en introduction de cet ouvrage, on peut dire que les AS sont chargés d’appliquer les directives reçues de façon plus ou moins standardisée et de personnifier l’institution qui les emploie : « Institution-faite-homme vs institution humanisée, personnification de l’institution vs personnalisation de l’accueil : le guichetier navigue entre des pôles opposés. (…) Le complet détachement et le confort de l’anonymat ne sont guère possibles dès lors que l’agent est directement confronté aux problèmes des allocataires qui s’expriment individuellement à lui. Le complet engagement personnel dans leur résolution n’est pas plus envisageable » (Dubois 1999 : 82). Les AS, plus directement impliqués que les guichetiers décrits par l’auteur, sont des « institutions faites hommes », mais représentent aussi une « institution humanisée », composée d’individus concrets, riches d’une expérience personnelle, soucieux de conserver un ton et une sensibilité spécifiques. Les AS doivent donc donner chair aux directives, tantôt les incarner strictement, tantôt s’en arranger pour maintenir ouvertes les négociations avec les bénéficiaires. De Certeau nommerait ces marges de manœuvre des tactiques parce qu’elles correspondent en somme à un « art du faible » (1990). Bourdieu parlerait de stratégies inconscientes (entre autres, 1979), c’est-à-dire de stratégies ou de manières d’agir plus ou moins pré-adaptées à l’habitus, aux différentes formes de capitaux, à la situation, ainsi qu’à l’évolution probable de celles-ci dans les différents champs d’action considérés. Nous avons finalement opté pour le terme de « marges de manœuvre », car c’est un vocabulaire emprunté à certains AS et parce qu’il ne pose pas directement la question de l’intentionnalité. Ces marges de manœuvre ne sont en effet pas toujours calculées, ni anticipées : elles s’assimilent parfois – tant du côté des AS que de celui des bénéficiaires – à une série d’actions (ou d’inactions) et à un ensemble de coups bien moins pensés qu’ils ne le paraissent, rarement saisis dans tous leurs tenants et aboutissants.
3Ces marges de manœuvre se distinguent aussi du reste des pratiques plus routinières parce qu’elles permettent aux AS, très contrôlés sur la gestion de leurs dossiers, de prendre quelques distances par rapport au cadre imposé. Par ailleurs, ces marges de manœuvre interrogent un certain rapport au travail, une sorte d’éthos professionnel, les AS notant fréquemment qu’ils n’ont plus le temps de se consacrer pleinement à la relation d’aide, d’écoute et d’information qui devrait constituer la base de leur métier.
4Malgré les contrôles serrés de part et d’autre, la notion de « confiance » fait aussi partie du vocabulaire des AS et de leurs consultants. « C’est la base de la relation d’aide » disent les uns et les autres. Les AS – tantôt à la recherche d’une plus grande marge de manœuvre, tantôt soucieux de pouvoir sanctionner certains bénéficiaires qu’ils imaginent abuser de leur confiance et de celle de l’institution – hésitent sur leurs interprétations à donner au sujet de certaines actions et réactions des bénéficiaires. Dans les cas où de l’argent est directement en jeu, ils parlent de « petites entourloupes » (s’il y a, par exemple, omission d’un gain très occasionnel) et de « grosses magouilles » (par exemple en cas de travail au noir avéré et régulier).
5Les marges de manœuvre, si elles décrivent les arrangements ou les accommodements que les AS prennent avec les règles institutionnelles en faveur de leurs consultants, peuvent aussi servir à sanctionner – « au bluff », puis officiellement – ceux qui sont considérés comme des « magouilleurs » avérés ou des « entourloupeurs » potentiels.
L’autorité des assistants sociaux
6Le pouvoir des AS se caractérise d’abord par leur maîtrise du cadre financier et légal et leurs liens avec l’ensemble de l’institution alors que leurs consultants n’ont, eux, aucun contact avec la direction, sauf en cas de demande expresse au chef ou à la cheffe d’unité, responsable du CASS. La parole de l’AS n’est pas seulement la sienne propre, c’est celle de toute l’institution, garantie par différents échelons hiérarchiques. L’AS doit d’ailleurs y faire appel lorsqu’il envisage un arrêt d’aide.
7Contre les tentations d’abuser de l’assistance publique, les AS rappellent d’abord – de façon plus ou moins précise selon qu’ils les ont lus ou pas – les divers textes législatifs qui font référence aux droits et obligations des assistés. Comme les règlements changent et que la loi n’est pas épluchée d’un bout à l’autre par les AS, qui ont bien d’autres choses à faire, nous avons dû faire appel au service juridique pour compléter leurs propos et rédiger le passage qui suit. La loi sur l’assistance publique de 1980 informe sur « l’obligation de renseigner » (art. 7) du bénéficiaire, puis statue sur les « prestations perçues indûment », soit « toute prestation qui a été touchée sans droit » (art. 23). Enfin, l’art. 26 concerne les « fausses déclarations » et fait référence à l’intentionnalité du fraudeur (« tromper sciemment », « dissimulation aux autorités », etc.). Des sanctions administratives – principalement le remboursement des prestations perçues indûment – voire pénales peuvent être appliquées. Dans le cas de la voie pénale, c’est l’institution qui dépose la plainte. La notion d’« abus de droit » est mentionnée explicitement dans les directives cantonales en matière de prestations d’assistance (version 2007) et elle est considérée comme un « cas extrêmement grave ». Une série de sanctions sont applicables (diminution ou suppression des prestations, voire dépôt de plainte pénale). Ces sanctions s’appliquent dans les situations suivantes : non-respect du principe de subsidiarité, non-respect de renseigner et/ou comportement agressif, refus de se soumettre à l’enquête et dans les cas extrêmement graves (abus de droit, récidive d’un comportement susceptible de sanction grave, infraction pénale à l’encontre de l’aide sociale – point 8 des directives).
8Au moment de notre enquête, les bénéficiaires pouvaient pêcher par omission ; le bénéfice du doute leur était en quelque sorte accordé lorsque ni l’AS ni ses supérieurs ne pouvaient prouver qu’ils avaient sciemment trompé leurs interlocuteurs. Depuis 2006, le contrôle et la traque aux abus se sont singulièrement resserrés. Dans la LASI, entrée en vigueur le 19 juin 200742 et remplaçant la loi sur l’assistance publique de 1980, les mesures prises à l’encontre des personnes contrevenant à la loi sont beaucoup plus explicites. Si dans la loi de 1980, le bénéficiaire est tenu « d’informer », il est aujourd’hui surtout tenu de « collaborer » (l’art. 20 fait référence aux sanctions qu’entraîne le refus de la signature d’un CASI ; les art. 32 et 33 renforcent l’obligation de renseigner ; l’art. 35 énonce les cas pouvant aboutir à une sanction ; l’art. 36 concerne les prestations indûment perçues et, enfin, l’art. 55 fait explicitement mention des dispositions pénales). Les textes de loi se font ainsi de plus en plus explicites sur le processus de contrôle et de lutte contre les abus : le « Ce que vous devez savoir en demandant une aide financière à l’Hospice général » décrit au chapitre 2 et les nouveaux questionnaires ou documents servant à l’évaluation de la situation administrative et financière des demandeurs d’aide sont libellés de telle sorte que « l’omission de bonne foi » devient rare. Ils permettent en outre de déceler plus rapidement la « mauvaise intention ». Il devient donc plus difficile d’omettre ou de ne pas renseigner. En cas d’abus prouvé, les sanctions s’appliquent au responsable de la faute et à son (ses) éventuel(s) complice(s), mais en aucun cas à l’ensemble des membres du ménage. Si certaines situations amènent à la suppression totale des prestations, d’autres ne conduisent qu’à une réduction de 15 % du forfait d’entretien, coupant toutefois encore dans les allocations circonstancielles (par exemple l’allocation régime commandée par une affection médicale, l’aide ménagère et familiale, les frais liés à une activité de travail ou à un stage de réinsertion, les frais de garde des enfants et la prise en charge de primes d’assurances non obligatoires telles que la responsabilité civile ou l’assurance ménage ; seuls les frais médicaux ne sont pas touchés). En cas de litige ou lorsqu’il a déjà été sanctionné, le bénéficiaire peut, en tout temps, demander réparation par voie d’opposition à la direction de l’institution ou au tribunal administratif, dans les trente jours suivant une décision négative de l’Hospice général.
9Si les contrôles se resserrent du côté du bénéficiaire, ils ne s’allègent pas non plus du côté des AS, bien au contraire. Déjà très surveillés sur le plan financier et administratif par les assistants administratifs qui sont à leur service, les AS voient encore aujourd’hui toutes les nouvelles demandes passées au crible du Service des enquêtes : ce contrôle tous azimuts renforce la suspicion à l’égard des « assistés » et même des « assistants » eux-mêmes, toujours susceptibles d’être perçus comme trop laxistes.
10Mais de manière générale, tout l’ordre institutionnel soutient les AS, même s’ils sont très contrôlés par leur hiérarchie. Au bénéfice d’une formation reconnue par un diplôme, ils maîtrisent le jargon nécessaire à l’exercice de leur métier et font surtout preuve – en maintes occasions – de leur expertise. Au moment de notre enquête, lorsque le pouvoir de contrôle et de sanction des AS n’était pas aussi marqué, certains avouaient ainsi utiliser leur maîtrise des règles institutionnelles pour fonctionner « au bluff », c’est-à-dire qu’ils trompaient parfois quelques-uns de leurs consultants sur la réalité des sanctions fortes qu’ils pourraient décider de prendre en cas de non-collaboration (par exemple, conditionner la poursuite de l’aide financière à la consultation d’un médecin et à l’obligation de suivre un stage d’évaluation) ou choisissaient de ne pas révéler certaines informations – pourtant officielles – dont les bénéficiaires n’avaient peut-être pas pris connaissance (par exemple l’abolition de la dette d’assistance, dont certains AS ne faisaient pas publicité, jugeant que l’idée d’une dette à rembourser encourageait certains bénéficiaires à tenter de sortir au plus vite de l’assistance publique).
11Les AS ont surtout le pouvoir d’alterner entre compréhension et rappel à l’ordre. Il arrive pourtant que des bénéficiaires nient cette légitimité et contestent l’expertise de leur AS. Ils sapent leur autorité, soit de façon non voulue en accumulant les imprévus, soit de façon explicite en remettant en cause certaines actions ou décisions (les « saboteurs sympathiques » en sont spécialistes ; ceux qui demandant à changer d’interlocuteur en sont un autre exemple).
Le pouvoir des bénéficiaires
12La plupart des AS tentent de faire en sorte que leur autorité ne soit pas entamée par des consultants qu’ils soupçonnent parfois de « jouer » sur les dysfonctionnements ou sur les tensions des réseaux.
13Les « procéduriers » et les « saboteurs » constituent une catégorie à la fois crainte et tolérée. Crainte, parce qu’elle empêche d’avoir un dossier en ordre et qu’elle peut s’associer à un caractère agressif. Tolérée, parce que les procéduriers sont perçus comme des interlocuteurs bien informés, discutant, au centime près, le montant d’assistance reçu et contestant maintes démarches, de leur propre chef ou avec l’aide d’un avocat. A propos d’un « procédurier » (en attente d’une rente AI) qui à la fois l’agace et l’interpelle, un AS note : « Le jeu, c’est faire et défaire le dossier. Alors moi, quand c’est comme cela, je cadre… J’ai un consultant, c’est un spécialiste. Malgré mon cadrage, il arrive à faire des trucs que l’extérieur vient alimenter. Les allocations familiales qui changent de caisse, les demandes qu’il fait dans mon dos sans m’avertir… J’en ai deux ou trois comme ça. Ce sont des saboteurs sympathiques, j’ai envie de dire, dans le sens où ils sont toujours à la limite, ils cherchent la limite. » Un autre bénéficiaire, au fait de chaque texte de loi concernant l’assistance publique (il allait les consulter à la bibliothèque publique) et harcelant avec constance un des membres du conseil de direction (« tout le monde le connaît là-haut, il a déjà menacé X de mort », rapporte la responsable) se voyait néanmoins souvent défendu par son AS, qu’il n’avait pourtant pas épargnée non plus. Cette AS estimait que ce procédurier était, malgré son agressivité, un « bon père » et qu’il avait un certain mérite à se battre pour obtenir un revenu ponctuel d’assistance lorsque ses enfants (qu’elle considérait comme fort bien éduqués par leur mère aussi) résidaient chez lui durant leurs vacances. En fait, les « procéduriers » ou les « saboteurs » peuvent être considérés avec une certaine sympathie, car leur pugnacité et leur résistance apparaissent parfois comme le signe de compétences, de capacités et de savoirs potentiellement utiles au processus de réinsertion.
14En raison de leur volonté d’aboutir à un changement ou à un « retournement » de la situation et parce qu’ils sont tenus de faire « avancer » leurs dossiers d’assistance, les AS craignent aussi ceux qui sont en statu quo ou en stand-by. Ils se lamentent sur les « cas » pour lesquels aucune démarche n’arrive à être entreprise. Ils se plaignent des bénéficiaires qui – volontairement ou pas – n’apportent pas à temps leurs « papiers ». Ils parlent de consultants ne sachant pas ou feignant de ne pas savoir qu’ils doivent entamer certaines démarches ou régulariser certaines situations. Ils évoquent des bénéficiaires qui ne comprennent pas (malgré l’engagement possible d’un traducteur) ou s’efforcent de ne pas comprendre ce qui leur est expliqué.
15D’autres AS sentent la bonne gestion de leurs dossiers menacée par l’imprévu (parfois qualifié de « patates chaudes » ou par la périphrase « je me demande ce qu’il va encore m’amener… ») qui viendrait stopper – du moins provisoirement – toutes les démarches mises en œuvre (expulsion du logement, accident, grossesse, etc.). Un AS « tournant » (remplaçant) explique : « C’est vrai que quand ils sont là depuis longtemps, ils peuvent nous apprendre des bouts de notre métier… mais quand même, j’ai une consultante, c’est une grande joueuse qui est là depuis très longtemps : cela fait dix ans bientôt qu’elle nous balade, qu’elle a toujours des problèmes. Moi, j’essaie de tout reprendre à zéro, depuis ‘là où on en est’. Maintenant que la situation est à peu près en ordre, je me demande quelle ‘patate chaude’ elle va bien pouvoir amener pour tout bloquer à nouveau. »
Marges de manœuvre
16Selon les règlements, les bénéficiaires n’ont pas le droit de prendre des vacances, que ce soit en Suisse ou à l’étranger, à moins qu’ils y soient autorisés dans le cadre du chômage. Si des vacances prises en Suisse peuvent passer inaperçues (le vacancier s’organise pour rentrer à Genève le temps d’un rendez-vous au CASS ou d’un pointage au chômage), c’est plus difficile pour les voyages à l’étranger. Et les vacances prises sans autorisation sont sanctionnées par une « réduction d’entretien » (le loyer et les assurances maladie continuent à être pris en charge par l’Hospice général, mais les bénéficiaires ne reçoivent pas d’argent pour assurer leurs dépenses alimentaires ou domestiques). Ce non-droit aux vacances part du principe que l’assistance publique ne doit couvrir que le minimum vital. Beaucoup d’AS pensent, en revanche, que tous les bénéficiaires ne sont pas responsables de leur dénuement et qu’ils pourraient avoir droit à des vacances, surtout lorsqu’elles permettent de rendre visite à la famille restée dans le pays d’émigration. Paradoxalement, le modèle d’intégration véhiculé par l’institution, quoique notamment fondé sur la « restauration » de la personne et la reconstruction de ses « liens sociaux », n’encourage pas une démarche qui contribuerait pourtant au bien-être et à la consolidation du réseau de proches. C’est pourquoi, certains transgressent la règle : « En ce qui concerne les directives pour les vacances, je fais celle qui ne sait pas ; il est injuste de priver les gens de vacances. Ils ont parfois besoin de renouer avec leurs familles. Quand on voit l’état des gens qui veulent partir, on ne devrait pas avoir à négocier. Ils ne sont pas sous tutelle. » Beaucoup d’AS choisissent donc de « fermer les yeux » entre deux rendez-vous – en juillet et en août –, voire s’arrangent pour élargir au maximum l’écart entre les deux rencontres. Certains, plus stricts ou soucieux de se couvrir par rapport aux directives, suggèrent aux bénéficiaires de « médicaliser » la demande et d’obtenir un mot de leur médecin conseillant des vacances en raison d’arguments physiques (repos, changement d’air…) ou psychiques (nécessité de renouer avec la famille absente, surtout s’il y a des enfants ; soins à un parent âgé ou malade, etc.)43. L’arrangement autour des vacances – bien qu’interdit et donc tu – est en fait un secret de polichinelle. Il pourrait bien cependant ne plus faire l’objet d’aucune tolérance, puisque les AS comme les bénéficiaires sont de plus en plus contrôlés dans leurs moindres faits et gestes.
17Le concubinage – considéré comme un ménage commun, au même titre qu’un mariage, dans les règles d’assistance – constitue un autre espace de flottement dans lequel il est difficile de contrôler les bénéficiaires44. Le concubinage est quasiment impossible à prouver si les partenaires n’ont pas d’enfants ensemble, ne possèdent pas de compte joint ou d’assurance commune et se disent cohabitants, chacun payant sa part de loyer. Un peu comme les enquêteurs de Green Cards tentant de contrôler les mariages dits de complaisance (Ossipow et Waldis 2002 et 2003), les inspecteurs du Service des enquêtes doivent, par exemple, s’intéresser au mélange des habits dans les armoires. A moins d’un soupçon de fraude et faute de réels moyens pour le faire, les AS ne vérifient donc pas systématiquement la question du concubinage.
18La question des vacances, comme celle du concubinage, montre que les AS, quoiqu’attentifs à gérer des dossiers selon les règles de l’art (ce sont les institutions faites hommes dont parlait Dubois), sont aussi désireux d’humaniser les règles, de laisser parler leur empathie et, au bout du compte, de maintenir le travail de réinsertion en sauvegardant une bonne relation avec leurs consultants. C’est pourquoi, ils entrent en matière sur certaines demandes et oscillent parfois entre un respect à la lettre des directives et des arrangements pour ne pas pénaliser leurs consultants.
Quelques modes d’action pour inverser la relation
19Certains bénéficiaires, conscients des capacités d’empathie que nous venons d’évoquer au sujet des AS, cherchent à transposer la relation d’assistance sur un registre émotionnel. Afin d’obtenir un surplus ponctuel dans le montant d’assistance, de faire accélérer ou freiner une procédure, voire de solliciter de la reconnaissance, les bénéficiaires tablent sur la docilité (la « compliance » disent les AS), l’autovictimisation et l’échange ainsi que sur la menace, l’agressivité et le mépris : ils tentent ainsi d’attirer la bienveillance des AS ou d’inverser les relations de pouvoir. Cet appel à l’empathie est également observé par Fassin (2004b : 240-241) dans son analyse des argumentaires déposés par des demandeurs de fonds d’urgence sociale ou par des requérants sollicitant une carte de séjour pour soins médicaux en France. L’auteur montre notamment que les formes rhétoriques utilisées par les requérants s’appuient sur quatre topiques du malheur : la nécessité (la situation vécue est invivable) ; la compassion (qu’il faut susciter chez l’agent qui décide du sort de sa requête) ; le mérite (le requérant a montré sa bonne volonté et a respecté chaque demande des agents, mais sa situation est restée inchangée) et la justice (la requête peut aussi se lire comme la manifestation d’une revendication de droits).
20Dans le cadre de notre propre recherche, un AS disait que les bénéficiaires cherchent à « titiller » sa fibre sociale et à accroître la compassion par l’autovictimisation. Lors d’un entretien d’accueil, un bénéficiaire au « bout du rouleau », s’est fait accompagner d’un ami et de sa mère, venue d’un autre canton. D’emblée, le bénéficiaire se situe dans le registre du mérite et de la docilité en mentionnant la nécessité d’avoir quelqu’un qui puisse exercer un contrôle serré sur sa situation, mais il évoque son bon droit et la justice : « Bon, je suis dépendant au jeu. Depuis cinq ans, ma situation s’est aggravée. J’ai besoin d’une aide psychologique et j’ai décidé maintenant de suivre une thérapie. J’ai déjà consulté un spécialiste. Ma situation financière est catastrophique. Je dois demander une mise sous curatelle pour assurer le minimum. J’ai besoin d’un garde-fou. Alors je viens pour demander un curateur qui puisse gérer mon salaire quand j’en aurai un et qui puisse s’occuper du paiement de mes factures et de mes dettes. Quelqu’un qui s’occupe de tout ça… J’ai aussi de gros problèmes d’anxiété. J’ai une pile de factures, mais je n’arrive plus à gérer ça. Il y en a tellement, et j’ai laissé tomber ça depuis un bon moment. J’ai vraiment besoin de quelqu’un qui mette de l’ordre pour moi. C’est une urgence. » L’ami, renchérissant, cherche aussi à susciter la compassion de l’AS : « Vous savez, s’il doit retourner dans son canton d’origine, je crains qu’il se suicide. Il ferait n’importe quoi… des trucs inimaginables. Il a besoin d’une assistance d’urgence ! » La mère rajoute qu’elle n’a plus les moyens aujourd’hui de soutenir son fils, à qui elle a déjà donné beaucoup d’argent : « Mon mari ne peut plus l’aider et moi, je suis usée ». Le bénéficiaire en appelle aussi à la justice, rappelant l’entraide familiale reçue et le fait qu’il n’a pas sollicité les services sociaux, alors qu’il aurait été en droit de la faire : « On m’a donné des coups de main, mais je ne suis pas du genre à abuser ». Le bénéficiaire conclut : « Je suis dans un état psychologique assez grave. Je n’ai jamais eu d’envies suicidaires, mais j’ai des idées noires qui se reportent sur les autres. Et je suis prêt à péter les plombs. »
21Un autre bénéficiaire, lors d’un entretien au ton véhément, tente, pour sa part, de convaincre son AS que l’indemnisation qu’il perçoit de l’AI est insuffisante pour vivre ; comme dans les exemples analysés par Fassin, c’est son corps qui constitue l’ultime preuve de sa détresse : « Je vais vous montrer mon corps, donnez-moi votre main, je vais faire passer votre main sur mes cicatrices ». L’AS refuse énergiquement, mais le bénéficiaire, soulevant son pull, lui montre l’état de sa nuque et de son dos.
22Le mépris ou l’arrogance, le chantage et la menace constituent d’autres façons encore d’ébranler les relations hiérarchiques. Le mépris s’apparente souvent à un jugement porté sur l’inefficacité et l’injustice du système ou « de la société » peu enclins à réinsérer les laissés-pour-compte. Ainsi, ce bénéficiaire qui fustige son AS tentant coûte que coûte, depuis plusieurs mois, de le faire s’inscrire à l’Office cantonal de l’emploi, sous peine de devoir lui couper les vivres. Les échanges sont assez virulents et fusent comme s’il s’agissait de joutes oratoires : le bénéficiaire évoque le fait que le système est profondément injuste (« c’est mondialement connu que, passé la cinquantaine, on ne trouve pas de travail ! ») tandis que l’AS lui rétorque qu’il n’en est pas responsable tout en rappelant les directives d’assistance.
23L’agressivité, toujours réprouvée puisqu’elle menace l’intégrité physique et psychique des AS, peut toutefois être comprise. Ce fut notamment le cas d’une AS qui, durant la recherche, nous écrivit une longue lettre pour nous expliquer pourquoi, dans certains cas, elle peut admettre un comportement menaçant, voire des paroles ou des gestes d’agressivité. Elle raconte comment, d’abord révoltée par l’attitude d’un de ses consultants qui la harcelait, elle décida, appuyée par ses collègues et sa hiérarchie, de reconsidérer son premier mouvement de rejet.
Les dispositifs architecturaux et leur singularisation
24Comme pour inscrire concrètement dans des espaces et des objets leurs façons de prendre quelques libertés par rapport aux règles, les AS s’approprient très différemment leur travail. Leurs façons d’habiter les dispositifs architecturaux mis à leur disposition éclairent comment ils vivent et pensent l’institution au-delà des contraintes spatiales et administratives. Les espaces collectifs (la salle d’attente, par exemple) et semi-privés (les bureaux des AS) disent donc quelque chose du travail de réinsertion mené par les AS, ils mettent en scène des références, des valeurs, des souvenirs et narrent des bribes de vie et d’événements.
Espace bureaucratique et discipline institutionnelle
25Les CASS se caractérisent d’abord par leur quasi-invisibilité (bien que leur signalisation ait fait l’objet de modifications récentes) liée simultanément – on peut le penser – à la crainte de faire des émules et à un souci de protéger les bénéficiaires de toute indiscrétion ou stigmatisation : ces bénéficiaires se rendent en effet dans le CASS de leur quartier d’habitation et pourraient donc croiser des voisins lorsqu’ils poussent la porte du centre. L’intérieur du dispositif, comme dans d’autres structures de services, dessine spatialement des frontières implicites ou explicites. L’espace de réception, par exemple, marque une limite claire entre le « monde extérieur » et celui de l’« assistance publique ». La réception fait barrage aux bénéficiaires, qui n’accèdent jamais librement aux bureaux des AS, mais toujours accompagnés de ces derniers. Les AS utilisent d’ailleurs ces limites comme des outils pédagogiques : dans leur volonté d’enseigner le respect des dates et des heures fixées pour un rendez-vous, ils mettent un point d’honneur à recevoir les « urgences », les entrevues non programmées ou les personnes en retard dans un autre espace que leur propre bureau, le plus souvent dans cet espace de transition que constituent la réception et la salle d’attente.
26La disposition des meubles dans l’espace d’attente ne diffère guère d’autres lieux gérant des rendez-vous (à l’exception d’un CASS qui semblait vouloir favoriser la sociabilité des bénéficiaires en installant les chaises en cercle rapproché et en offrant un espace de jeu pour enfants particulièrement accueillant). Toutefois, les informations affichées sur les murs de la salle d’attente ou disposées sur les rayonnages d’un ou deux présentoirs marquent une seconde coupure à l’égard du « monde extérieur », celui qui n’est pas concerné par l’aide sociale. On y trouve en effet des offres de soins palliatifs, l’indication des différents Points d’eau de Genève (dans lesquels les « sans domicile » ou les « sans sanitaires » peuvent se laver gratuitement), une publicité pour le Square Hugo (un espace municipal où se restaurer sans rien débourser), plusieurs dépliants sur la violence, dont l’un est spécialement consacré à la maltraitance des « aînés », ou encore des affichettes traitant de l’alcoolisme, de la toxicomanie, des familles monoparentales, des jeunes, etc. Si quelques autres annonces peuvent inviter à participer à des activités ludiques ou culturelles, elles sont très minoritaires. De manière générale, l’affichage se cantonne donc aux lieux rattachés à l’aide sociale, limite les bénéficiaires à une « gestion » de leur dénuement ou de leurs lacunes et n’offre pas (ou peu) de pistes d’ouverture plus larges sur le quartier ou la cité dans son ensemble.
Le « face-à-face » ou le « côte-à-côte »
27A la différence des salles de réception et d’attente, toujours organisées sur les mêmes principes, les bureaux des AS présentent une certaine diversité. Au-delà d’un mobilier standardisé (le bureau et la petite table ronde pour les entretiens, la chaise à roulettes de l’AS et les chaises non mobiles des consultants, l’ordinateur, le téléphone, la calculatrice, les dossiers cartonnés) et de certaines contraintes spatiales, l’aménagement des bureaux reflète le rapport de l’AS à son travail. Les bureaux disent quelque chose de chaque AS et de la place qu’il accorde à ses consultants. Les différents dispositifs d’aménagement se situent sur un continuum, allant de ce que nous appelons le bureau en « face-à-face » à celui que nous décrivons comme un bureau en « côte-à-côte ».
28L’aménagement en face-à-face s’apparente à une relation de guichet, c’est celui qui délimite le plus strictement les espaces entre les bénéficiaires et les AS. Les premiers y occupent des places clairement séparées de celles des seconds, sauf lorsqu’ils entrent et sortent du bureau. Une fois installés, les bénéficiaires ne peuvent, par exemple, jamais lire ce qui se trouve sur l’écran de l’ordinateur utilisé par l’AS. De la même manière, ce dernier ne se rend jamais dans l’espace occupé par les consultants. Il peut y prendre quelque archive rangée dans un erga (un meuble de stockage) disposé à côté du bénéficiaire, mais ne se livre généralement à ce genre de démarche que hors entretien. Des panneaux d’affichage renforcent cette division des espaces : situés du côté de l’AS, ils donneront essentiellement des informations de type pratique (par exemple, des numéros de téléphone), placés à la hauteur du consultant, ils seront réservés aux informations qui le concernent plus spécifiquement, par exemple la directive stipulant que les vacances sont interdites aux bénéficiaires de l’assistance publique. Dans ce type de bureau, on trouve peu d’objets personnels et notamment pas de cadeaux offerts par des bénéficiaires (les dons, comme nous le verrons plus loin, ont beaucoup d’importance dans le processus de reconnaissance réciproque entre AS et bénéficiaires).
29L’aménagement en « côte-à-côte » se caractérise, au contraire, par une volonté d’abolition des séparations entre les espaces dévolus à chacun. La relation n’est plus construite sur le mode du guichet, du face-à-face, et les consultants s’assoient ici presque à côté de leur AS, pouvant ainsi lire (et c’est bien l’intention des AS) ce qui est écrit sur l’écran de l’ordinateur ou lire à l’endroit (sans devoir constamment replacer les documents dans le bon axe de vision) les divers documents papier qui sont échangés. Le travail effectué par l’AS n’est pas caché au bénéficiaire, il lui est, bien au contraire, montré. Cet effort de transparence contribue à faire passer plus directement les attentes de l’AS, mais aussi les contraintes institutionnelles. Ces bureaux se signalent par l’accumulation de nombreux objets personnels, de dons, de plantes vertes… toutes sortes de traces de relations de travail agréables, de symboles de remerciements. Ces bureaux contiennent aussi des marques d’attention des AS à leurs consultants. Ce sont de « petites intentions », signes de la place laissée aux émotions (la boîte de kleenex est presque toujours présente) et à l’hospitalité (l’offre de bonbons, de biscuits, surtout en période d’Avent, d’un verre d’eau ou d’un café n’est pas rare). Du papier et des feutres de couleurs sont parfois destinés à l’accueil des enfants accompagnant leurs parents. Certains AS exposent encore de « lumineuses » citations, proches de l’incantation ou de l’injonction, adressées à soi-même comme aux visiteurs, rappelant une commune humanité et un art de garder « le bon état d’esprit », devant le dénuement ou le chômage pour les uns et l’usure professionnelle pour les autres : ainsi, cette AS qui propose un poème sur le sourire, ou cette autre dont l’écran de veille de son ordinateur déroule en continu, sur fond bleu, la phrase « chacun porte une portion de lumière en soi ».
30Le face-à-face et le côte-à-côte décrivent deux manières de travailler, deux manières de se situer comme AS et de situer les bénéficiaires au sein de l’institution. Au-delà de ce choix, la nature inégalitaire de la relation ne s’efface pas. Dans leur recherche intitulée The management of poverty, Nadaï et Maeder (2002) décrivent une série d’interdictions et d’injonctions explicites qu’ils ont trouvées affichées sur les murs ou matérialisées par des agents de l’ordre à la porte de différentes institutions ; ils mentionnent même des boutons clignotants aux portes pour indiquer si le travailleur social est occupé ou non. Si les consultants ne sont pas autant régentés dans les cinq CASS que nous avons observés, ils savent pourtant implicitement ce qu’ils peuvent attendre (ou non) de leur relation avec leur AS et quel est, au bout du compte, leur rôle de bénéficiaires.
En deçà et au-delà des règles : une façon d’exercer le métier
31Le travail d’assistance s’opère simultanément grâce aux directives, règlements et processus de contrôle, et malgré eux. Un AS parle ainsi de « la difficulté à faire du social malgré les règlements », alors qu’une autre insiste sur l’importance des règles, notamment administratives : « Une difficulté administrative met très souvent à jour d’autres difficultés. C’est donc parfois l’administratif qui permet d’accéder au social ». Sur un autre plan, on rappellera que les AS se sentent à la fois soutenus et dévalorisés par le Service des enquêtes chargé de contrôler le droit des personnes à être aidées : l’augmentation des effectifs de ce service de contrôle s’est accompagnée de meilleures perspectives de sanctions, mais elle a aussi pour conséquence de multiplier les expertises, donc d’affaiblir celle des AS.
32Les interactions, les espaces et les lieux étudiés donnent aussi à voir la tension toujours présente entre une volonté d’uniformiser les pratiques en fonction des règlements, le sacro-saint respect d’une forme d’égalité de traitement entre tous les bénéficiaires, et le souci – rarement avoué mais néanmoins bien présent – de laisser place à la diversité des façons de faire, aux intuitions des AS, à leurs émotions, au type de rapport qu’ils souhaitent établir avec leurs consultants et à l’adaptation à chaque bénéficiaire. La manière d’utiliser les marges de manœuvre que laisse le règlement, la disposition des bureaux observés donnent chair aux directives, tantôt elles les adoucissent, tantôt elles les renforcent. Dans leur bureau, les AS mettent en scène la distance ou la proximité qu’ils estiment nécessaires au maintien d’une relation de travail fructueuse avec chaque consultant. Les bureaux sont donc miroirs d’une pratique personnalisée et intention de discours tant à l’égard des bénéficiaires qu’à destination des collègues et des supérieurs hiérarchiques, en somme, à l’intention de l’institution elle-même. La transgression – mineure – des règles illustre donc différentes façons d’endosser le rôle d’AS, de s’exprimer sur sa conception personnelle du métier, de signifier certaines valeurs morales. Pour les bénéficiaires, les libertés prises avec les règles permettent certes parfois un surplus financier, mais, comme pour les AS, c’est aussi un mode d’affirmation, une façon de tenir tête, l’expression d’un savoir et d’habiletés diverses, en bref la nécessité d’un processus de reconnaissance de part et d’autre.
33Microrésistances individuelles (des AS autant que des bénéficiaires) face aux règlements et à l’institution et signe d’adaptation entre le travail prescrit et le travail concrètement effectué, les marges de manœuvre ne permettent pas pour autant de véritables formes de rébellion, ni de modifier globalement le système d’aide sociale. Certains auteurs argumentent d’ailleurs dans le sens d’une dépolitisation des propos et des analyses tenus par les travailleurs sociaux, à quelque échelon politique qu’ils se situent (Tabin, Frauenfelder, Togni et Keller 2006). Bon nombre d’AS manifestent néanmoins une volonté de changement à travers leur participation à des groupes de travail internes à l’institution ou à différentes grèves (qui visent autant à conserver certaines prérogatives qu’à lutter contre la diminution des prestations d’aide sociale) ; quelques-uns s’engagent au sein de partis politiques ou de syndicats, siégeant parfois comme députés ou conseillers municipaux ; d’autres se contentent de signer de temps à autre une pétition ou un referendum. L’action collective des bénéficiaires est, quant à elle, très peu visible et récente ; on rappellera toutefois l’existence de l’association Marges, créée en 2001 à Genève par des chômeurs en fin de droits bénéficiant du RMCAS. Son action publique et sa fonction de médiation sont cependant quasi inexistantes, sauf depuis que certains membres de l’association se sont mobilisés pour aider les bénéficiaires à faire part de leurs doléances dans un livre blanc créé avec le soutien des syndicats, au printemps 2006, afin de lutter contre la diminution des montants de l’aide sociale. L’Assemblée des bénéficiaires de l’aide sociale a ainsi réussi à se faire connaître, en 2006, par une manifestation en guenilles devant les bâtiments du gouvernement et la remise d’un livre. En juin 2007, les bénéficiaires qui avaient participé aux premières assemblées générales ont reçu une invitation à signer la pétition contre le CASI ou le referendum contre la LASI et été incités à rédiger un second livre blanc.
34L’absence de rébellion ou le désengagement politique n’enlèvent vraisemblablement rien au désir d’être mieux reconnus : les bénéficiaires dans une identité globale plus valorisante ; les AS dans une identité professionnelle plus stimulante, c’est-à-dire moins fondée sur un travail de contrôle et des tâches administratives. Par ailleurs, le soupçon d’abus touche probablement d’abord ceux que l’on pourrait accuser de ne pas avoir assez donné pour prendre ou de prendre sans rendre. D’où l’importance de la question des échanges entre AS et bénéficiaires.
Miroir, miroir… dis avec moi où est le sens !
Jocelyne Haller, assistante sociale, présidente de la commission du personnel de l’Hospice général, novembre 2007
Un regard enfin ! Une curiosité bienvenue sur le parcours et le vécu des usagers. Un questionnement indispensable sur la relation d’accompagnement qui lie l’usager au travailleur social. Une mise en lumière de cette relation, ô combien complexe, entre l’aidant et l’aidé. Cette recherche, ce miroir à multiples facettes, réfléchit notre travail pour mieux nous inciter à le réfléchir.
Enfin, une invitation à réfléchir et à penser notre travail. Nous l’attendions, nous en avions éperdument besoin ! Qui nous ? diront les lecteurs de cette contribution. Eh bien, les travailleurs sociaux de l’action sociale, des professionnels de l’Hospice général qui, jour après jour, font l’amer constat de la subreptice transformation de leur travail d’accompagnement de personnes et de populations en difficultés en de simples tâches d’exécution.
Il est rassurant de constater en des circonstances où les valeurs de références du travail social sont galvaudées, où la gestion par procédure règne en maîtresse qu’il demeure encore des îlots gardiens du sens, de la mémoire et des principes déontologiques qui doivent guider la réflexion et l’action. Ils sont précieux aux yeux des professionnels à divers titres. D’une part, car ils restent ces indispensables outils que les institutions se faisaient auparavant un honneur de mettre à disposition de leurs collaborateurs. « Je vous parle… ici… d’un temps que les moins de… 30 ans ne peuvent plus connaître », un temps où la réflexion était reconnue indissociable de l’action. D’autre part, on le devine au profond désenchantement qui guide ces lignes, ces espaces préservés sont d’autant plus précieux qu’ils deviennent rares et qu’eux-mêmes ne sont pas épargnés par la menace qui pèse sur l’ensemble de l’action sociale en particulier et du Service public en général.
Aidés, aidants… êtres animés… avez-vous donc encore une âme ?
Au moment où la théorie des abus et son corollaire, les cohortes d’abuseurs à l’affût de la moindre de faille du système de sécurité sociale, conduit à l’édiction de normes de plus en plus contraignantes et exclusives, à l’heure où les professionnels se voient disqualifiés, déqualifiés et flanqués de normes et de procédures destinées à pallier leurs prétendus manques de rigueur, voire leur incompétence, il est bon de se trouver face à un texte qui restitue leurs rôles aux protagonistes de ces histoires, qui raconte l’histoire de ces relations interpersonnelles que nous livre cette recherche. Enfin, ceux-ci, usagers et professionnels redeviennent des personnes et non plus simplement des chiffres sur des tableaux de bord.
Car, il peut sembler paradoxal de le faire, mais il faut pourtant bien rappeler que le travail social est avant tout une question de relation, de mise en relation, un « travail de passeur ». « Aidant-aidé », « individu-groupe », « individu-société », « groupe-société », autant de passages à favoriser, autant de passerelles à construire ou à reconstruire.
Dans ce livre, ce sont ces histoires de vie qui sont décrites et mises en perspectives. Et soudain, dans un environnement pour le moins morose, on se surprend à redécouvrir, mise en lumière, la richesse de la relation avec des usagers. Et surtout, apparaît comme une évidence ce qui ne semblait plus exister que dans notre for intérieur, le plaisir, osons le mot, de faire un métier qui a du sens et une utilité sociale dans son sens le plus noble. Plus encore, on retrouve cette notion que les spécialistes de l’organisation du travail nomment le génie humain. C’est-à-dire ce savoir-faire, cette ingéniosité qui fait que le travail avec l’usager, le développement de la mission deviennent possibles. C’est l’accommodement apporté par l’humain à la procédure, au protocole, pour le bénéfice d’un autre humain et au bout du compte d’une institution, qui sans cela se retrouverait très vraisemblablement prisonnière des propres règles qu’elle édicte.
On ne fait pas du travail social comme… M. Jourdain faisait de la prose !
On le fait par choix, par conviction. La complexité des interactions entre les usagers et les travailleurs sociaux – que cette recherche identifie et questionne - rappelle, et c’est devenu une nécessité qui s’impose, que le service social est un métier. Il s’apprend, il se réfléchit, il évolue. Il ne s’improvise pas, il ne se contente pas d’à peu près. C’est pourquoi, quel que soit l’horizon professionnel d’où proviennent ceux qui exercent la fonction d’assistant social, il est indispensable que tous soient mis au bénéfice des outils d’intervention propres à ce métier, que ce soit en termes de compléments à des formations de base ou de formation permanente. La qualité de ses prestations, la préservation de son sens et de ses valeurs de références sont à ce prix. Mais plus encore c’est son identité et sa finalité qui sont en jeu. Car sans conviction, sans adhésion profonde à ce métier et aux valeurs qui le sous-tendent qui s’opposera encore à son instrumentalisation à sa déshumanisation.
Si Sisyphe était une femme… il serait très certainement une assistante sociale… et une assistante sociale en colère !
« Les assistants sociaux sont résistants au changement » assènent avec une belle assurance ceux qui généralement ne cherchent qu’à nous disqualifier pour mieux asseoir leur position. De bonne composition, nous répondons généralement que nous ne sommes pas opposés au changement, mais que nous demandons juste de vérifier sa pertinence avant de l’adopter. Rien de bien révolutionnaire, le lecteur en conviendra, plutôt même une posture frappée au coin du bon sens. Alors, d’où nous vient ce systématique procès d’intention ? D’une certaine opiniâtreté dont nous faisons montre face à l’adversité, face à l’autorité ? Sans doute. Certainement car nous, dont le métier consiste précisément à accompagner des personnes accablées, fragilisées dans leur lutte contre l’adversité, devons intrinsèquement développer des compétences de résistance à la résignation. Sans cela, face au désespoir des personnes en détresse que nous rencontrons tous les jours, face à l’amoncellement de difficultés, de drames qu’elles vivent, nous ne pourrions que nous asseoir à leur côté, sortir nos mouchoirs et pleurer avec elles. Non, au-delà de l’empathie que nous manifestons, nous ne sommes pas là pour cela. Nous devons les accompagner vers un autrement, vers un possible, vers un mieux quel qu’il soit, mais invariablement avec elles, à leur mesure, à leur bénéfice ! Toutefois, l’action des travailleurs sociaux ne se cantonne pas à l’individu, elle agit sur le contexte, sur le système dans lequel celui-ci s’inscrit. Alors, pourquoi les assistants sociaux, demanderaient-ils plus aux usagers qu’ils ne sont prêts à le faire eux-mêmes ? Eux non plus, ne doivent pas céder au découragement, eux aussi doivent établir des alliances et se renforcer. Nous, les travailleurs sociaux, nous devons aussi nous mettre en mouvement pour défendre ce qui nous tient à cœur : notre intégrité professionnelle.
Des espaces publics d’échanges et de réflexions, des recherches qui parlent de notre travail, qui l’analysent et nous interpellent, autant d’occasions d’élaboration d’une chose que l’on nous dénie aujourd’hui systématiquement : notre qualité de professionnels, d’experts.
La recherche sur le thème « de l’aide à la reconnaissance » nous restitue, à nous aussi, une part de reconnaissance. Il nous appartiendra désormais de la reconquérir à part entière. De faire front contre la nouvelle gestion publique et ses avatars et, surtout, de construire ensemble des alternatives au laminage des droits des usagers, de préserver des concepts et des outils d’intervention sociale axés sur le respect des personnes, le maintien de leurs droits, et plus particulièrement de leur droit d’avoir des droits.
Notes de bas de page
41 Ce chapitre est une version révisée et considérablement remaniée d’un article publié sous le titre « Règles, marges de manœuvre et abus à l’assistance publique » (Ossipow et Lambelet 2007) et d’un entretien pour Carnets de bord sur le thème des abus (Ossipow et Csupor 2007). La partie qui décrit les lieux de travail a fait l’objet d’une première analyse dans ethnographiques.org (Ossipow, Csupor et Lambelet 2006).
42 Un referendum contre l’entrée en vigueur de cette loi avait récolté quelque 8700 signatures, mais en raison du nombre exceptionnellement élevé de paraphes non valables, celui-ci n’a pas abouti. Il manquait 195 signatures.
43 Il n’est pas certain que cette transgression des directives en matière de vacances soit encore possible avec le renforcement des contrôles qui ont vu le jour depuis 2006. Il semble d’ailleurs que même la médicalisation des vacances ou des séjours à l’étranger n’est plus reconnue (il y a eu des refus décidés en commission des réclamations).
44 Les liaisons conjugales constituent une des grandes figures du soupçon. La rhétorique de l’abus, déjà extrêmement développée dans le domaine des migrations et des étrangers à l’assistance publique (qui peuvent être punis de non-renouvellement de permis puis d’expulsion en cas d’abus avéré ; Bolzman, Poncionni-Derigo, Rodari et Tabin 2002) trouve son apogée dans les mariages binationaux, très souvent d’emblée qualifiés de mariages blancs ou de complaisance (Ossipow et Waldis 2002 et 2003).
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