Chapitre 4. Registres de catégorisation et contextes d’interactions
p. 65-84
Texte intégral
1Les processus de tri, d’identification, de contrôle et d’aiguillage des bénéficiaires dans le champ de l’action sociale se traduisent dans des catégorisations administratives et dans des formes d’étiquetage, constitutifs de toute interaction. Les processus de catégorisation participent de la construction de la réalité (Tajfel 1972 ; Jodelet 1984 ; Herzlich 1996), ils permettent d’appréhender le monde et de l’interpréter, ils situent des individus ou des groupes dans l’espace social et orientent des pratiques d’identification et de distinction. Ainsi que le soulignent Berger et Luckmann (1989 [1966]), les catégorisations (ou les typifications) relèvent aussi d’un « stock de connaissances » à disposition des acteurs. Elles s’effectuent à partir de certaines routines et habitudes sédimentées dans l’histoire d’une institution. Elles sont donc, en partie, préformatées, notamment par les procédures qui permettent de recueillir des informations sur la requête des bénéficiaires potentiels. Les catégorisations peuvent également s’apparenter aux indexations existant dans divers documents papier ou informatisés répertoriant les prestations du réseau d’aide sociale ; elles collent aussi partiellement aux découpages produits dans la statistique annuelle du service d’action sociale.
2La sédimentation et la rigidité des catégorisations ont l’avantage d’offrir des règles claires à tous les bénéficiaires potentiels ; c’est en tout cas ce que suggère, entre autres, Le Strat (2001) dans son analyse d’un service social d’accueil polyvalent qui présente quelques analogies avec le nôtre. Les procédures de tri n’en demeurent pas moins douloureuses et dévalorisantes. Les bénéficiaires de l’aide sociale, même s’ils ont accepté de se nommer comme tels durant la courte période qui les vit descendre dans la rue au début de l’année 2006, n’aiment pas se faire qualifier de « pépins de vie », de « jeunes en galère », « de dossiers AI », de « cas psy », etc., en somme être réduits à une identification limitée… Les processus d’exo-attribution déterminent d’ailleurs d’autant plus fortement l’identité des catégorisés qu’ils s’inscrivent dans des rapports de force, comme à l’Hospice général où l’aide consentie est à la fois sociale, financière et soumise à conditions. Il n’en demeure pas moins que la plupart des bénéficiaires ont une vie en dehors de l’Hospice général et des rendez-vous avec leur AS, et donc des possibilités d’être reconnus dans d’autres identités que celle d’assistés.
3L’étiquetage des bénéficiaires s’opère selon un double processus d’identification et de catégorisations (Jenkins 2000 : 8). Le premier relève de l’auto-attribution (choix d’appartenances, de références, de caractéristiques pour se désigner) ; le second de l’exo-attribution (appartenances, références, caractéristiques imposées). L’étiquetage varie au cours des interactions, en fonction des modalités d’argumentation utilisées par les protagonistes. C’est ce qu’ont montré les courants situationnistes et interactionnistes présentés par Poutignat et Sreiff-Fenart (1995) qui insistent sur la notion de mise en relief ou de saillance (saliency). C’est pourquoi les catégorisations, même dans le contexte contraignant et rigide de l’aide sociale, ne peuvent être considérées statiquement. Sauf exception, lorsque les relations sont très tendues, l’interconnaissance graduelle qui s’installe entre prestataires et bénéficiaires contribue à transformer les représentations et à moduler les orientations.
4Labiles en raison de la saillance des interactions, les catégorisations se transforment encore en fonction du contexte sociohistorique : les processus de catégorisation permettent en effet d’intégrer de nouvelles notions35. La veuve, le vieillard indigent et l’orphelin d’hier ne correspondent plus exactement à celles et ceux d’aujourd’hui. De la même manière, les catégorisations ont partie liée avec les soubresauts d’un marché de l’emploi précarisant aujourd’hui plus qu’hier les travailleuses et les travailleurs ; elles sont façonnées par des modifications intervenant dans les prestations de chômage. Avec un certain effet d’hystérésis, elles font écho aux restrictions budgétaires et aux pratiques des bénéficiaires potentiels. Surtout, elles résonnent avec de nouveaux savoirs, émanant principalement du champ médical, probablement parce que celui-ci offre des ressources financières encore peu restreintes, du moins à l’époque de notre enquête. A la suite de cours suivis dans le cadre d’une formation continue, une AS expliquait par exemple avoir révisé sa position à l’égard des bénéficiaires souffrant d’alcoolisme : elle se demandait entre autres si l’on pouvait exiger l’abstinence complète des alcooliques alors que les toxicomanes sont autorisés à des addictions de substitution. Un même genre de réflexion s’élabore dans les groupes de travail s’occupant de personnes exerçant la prostitution, d’abord perçues dans leur statut d’indépendantes alors qu’il s’agirait de penser leur situation en référence à un « milieu » et à une « dépendance » : « On est en train de réfléchir au parallèle entre la pratique de la prostitution et celle de l’addiction. Il y a des analogies en termes de dépendance, c’est-à-dire qu’on est pris dans un système de relations avec le milieu. On y réfléchit dans le sens où l’on estime que nos exigences en matière d’assistance sont complètement inadaptées par rapport à ce type de profession » dit, à ce propos, une AS.
5Pour des raisons à la fois managériales (restructurations) et éthiques (amélioration de la prise en charge), les catégorisations ordonnent les actions et les reformatent, jouant pour ce faire sur plusieurs registres.
Du registre administratif au registre émotionnel
6Nous avons recensé les catégories utilisées par les AS pour qualifier les bénéficiaires. Cette recension a été complétée par des entretiens informels se déroulant avant ou après les rendez-vous, lorsque les AS décrivent sommairement leur consultant et la situation à laquelle il doit faire face. Le point de vue des bénéficiaires nous a en revanche échappé, sauf lorsqu’ils se permettaient de faire des remarques sur leur AS (souvent quand l’AS sortait du bureau pour faire des photocopies ou chercher un chèque).
Variantes administratives et principes de dénomination
7A partir de la fiche d’accueil que les AS remplissent pour chaque consultant venant chercher quelque information au CASS de leur quartier, s’opère déjà un premier classement. Cette fiche d’accueil permet en effet de relever des données administratives usuelles (nom, prénom, date de naissance, sexe, état civil, nationalité, type de permis de résidence et date d’arrivée à Genève, adresse et coordonnées téléphoniques). Elle permet ensuite de recenser « la demande exprimée par et/ou pour le client ». Elle indique l’unité à laquelle la demande va être transmise par la suite pour des informations complémentaires et, s’il s’agit d’une aide financière, pour un contrôle au service des enquêtes.
8A l’Hospice général, on divise les dossiers en plusieurs types, tout d’abord en « dossiers d’assistance » et en « dossiers non financiers ». Les premiers comportent une aide financière relevant de la loi sur l’assistance publique (aujourd’hui l’aide sociale individuelle) attribuée en fonction de sous-catégories, selon que les bénéficiaires sont ou non en attente d’une décision AI ou OCPA (personnes temporairement aidées par l’Hospice général car susceptibles de recevoir une rente AI ou des prestations de la part d’un organisme cantonal). Les seconds se subdivisent en « dossiers Bis », dossiers d’information sociale sans intervention financière, en « dossiers fonds passants » qui comportent un dépannage financier ponctuel sans intervention de l’assistance, en « dossiers Lamal » pour lesquels une demande de prise en charge intégrale des primes d’assurance maladie et une participation aux frais médicaux36 est exigée et, enfin, en « dossiers de gestion » qui comportent une aide à la gestion de ressources financières ne provenant pas de l’Hospice général : salaire, assurances sociales, etc.
9Sans qu’il y ait nécessairement correspondance avec la catégorisation des dossiers, les demandeurs d’aide sont dénommés de diverses façons. Les AS les qualifient d’usagers, de consultants, de clients, voire de « cas », de « situations », parfois même de « dossiers ». Le terme d’usager n’est pas en soi stigmatisant (on est aussi un usager des transports publics, par exemple), mais il peut prendre un autre sens dans le contexte de la pauvreté en raison de l’homophonie du terme avec l’adjectif usagé. Nous avons opté pour le terme de « bénéficiaire » (supra, chapitre 1) puisqu’il a été adopté, non sans autodérision, par les assistés eux-mêmes. D’aucuns objecteront que le terme tend autant à l’euphémisme que celui d’usager et qu’il est surtout mensonger puisque les bénéficiaires ne bénéficient pas d’une aide substantielle : c’est en tout cas la remarque que Terrolle (2006) fait à propos de cette dénomination appliquée aux SDF français. Le terme de « consultant » est intéressant en ce qu’il laisse un certain flou sur le sens de la consultation ; issu comme le terme de « client » du vocabulaire managérial, il réfère idéalement à des bénéficiaires récipiendaires de prestations perçues sans les contraintes et le contrôle attachés à la condition d’assistés. Le terme de « cas », s’il fait parfois référence à la médicalisation de l’aide, peut aussi être entendu de façon relativement neutre comme une situation décrite dans un dossier. Le terme de « dossier », quant à lui, ramène la personne à son incarnation administrative et peut parfois contribuer à neutraliser la charge affective liée à certaines prises en charge plus difficiles. Les bénéficiaires sont encore parfois désignés comme des « rendez-vous » par les réceptionnistes qui annoncent aux AS l’arrivée de leur consultant (« ton rendez-vous est là… »).
10Les bénéficiaires sont aussi parfois nommés d’après leur capacité ou incapacité de travail, distinction majeure s’il en est dans le cadre de l’action sociale, dupliquant d’ailleurs l’ancienne distinction entre valides et invalides que Castel a mis au jour dans Les métamorphoses de la question sociale (1995).
11On fera ainsi référence à la profession (qu’elle soit exercée ou non), au statut de l’activité (indépendante ou non) ou à l’incapacité de travail (« c’est une attente AI » ou « c’est un certificat médical »). Les AS désignent aussi leurs consultants par leurs hobbies ou leurs projets. Parfois enfin, c’est la situation familiale qui est mentionnée : « un père qui ne voit plus ses enfants » ou « une jeune mère de famille ». La dénomination par la profession ou le projet personnalisé d’assistance permet d’évoquer, rapidement et de façon imagée, des situations et des exemples tout en protégeant l’anonymat des personnes.
12En adresse (en face-à-face), les AS nomment leurs consultants par leurs nom et prénom. Ils font toujours suivre leurs salutations par un nom de famille (« Bonjour M. Dupont », « suivez-moi S.V.P., Mme Rochat ») lorsqu’ils viennent chercher un consultant dans la salle d’attente. Ces termes d’adresse, s’ils correspondent à un germanisme ou à un excès de politesse, ont probablement pour objectif d’accentuer l’effet de reconnaissance : il s’agit en effet de ne pas donner l’impression aux bénéficiaires qu’ils ne sont que des « dossiers » identifiés par des numéros.
Variantes émotionnelles : des « pépins de vie » aux « procéduriers »
13« Ce monsieur, c’est juste ‘un pépin de vie’, un accident de parcours dans une vie qui ne pose pas de problème. Pour un monsieur comme cela [un indépendant qui avait racheté un café-restaurant avec sa femme puis a fait faillite] je n’hésite pas à faire des heures supplémentaires… [se reprend] pour les autres aussi, mais là c’est motivant ! »
14Ainsi que le montre cet énoncé d’une jeune AS, les processus de catégorisation ne s’arrêtent pas aux classements institutionnels. Ils prennent bien sûr aussi en compte les émotions que chaque cas suscite et le « feeling » (Valli, Martin et Hertz 2002) ressenti durant chaque interaction, même si les AS se défendent d’utiliser ce vocabulaire émotionnel, parce qu’il risque de signaler un manque d’objectivité et d’équité inconcevable dans l’idéal du travail social.
15Les expressions et les termes utilisés peuvent être regroupés dans certaines catégories que nous avons formalisées à partir des énoncés des AS. Ces catégories s’inscrivent dans un continuum qui va, comme on pouvait s’y attendre, des bénéficiaires les plus dociles (les « motivés », les « compliants », ceux qui essaient de « s’en sortir ») aux plus insoumis (les « procéduriers », les « agressifs », les « violents »). C’est toute la qualité de la relation et/ou de la personne qui s’exprime dans certains adjectifs tels que « sympathique », « jovial », « mou », « motivé », « tordu » ou « arnaqueur ». Les qualificatifs « difficile » ou « facile » réfèrent soit à la docilité des bénéficiaires, soit à la somme de leurs difficultés, figurant d’ailleurs dans la statistique annuelle (« situation légère », « moyenne » et « lourde ») d’après une recension effectuée par le Service d’études et statistiques de l’Hospice général. Le temps passé à l’assistance publique entre aussi en ligne de compte ; il est souvent évaluable à la lourdeur et l’épaisseur du dossier cartonné qui contient toutes les informations sur le demandeur d’une aide. Apparaissent alors aussi des expressions qui renvoient au changement ou à l’immobilisme de certaines situations et qui vont généralement de pair avec les indications sur la durée de prise en charge de la personne : « Cela fait des années qu’elle est là et elle remplit les conditions… C’est l’inertie. »
16A l’inverse des « pépins de vie » cités en introduction à ce sous-chapitre et qui suscitent empathie ou compassion, les « procéduriers » agacent, voire bloquent tout effort de la part des AS. « C’est un monsieur qui est toujours en dispute avec l’Hospice général, toujours en recours. Tout le monde le connaît. C’est le plus procédurier de tout l’Hospice », note une AS. Les « procéduriers » sont des usagers qui remettent en cause le travail des AS, soit parce qu’ils prétendent en savoir plus que l’institution ou ses employés, soit parce qu’ils n’adoptent pas une attitude docile. Ce sont ceux que les AS nomment aussi les « récalcitrants » ou les « revendicateurs » : « Les procéduriers, ce sont ceux qui disent, par exemple, ‘j’ai le droit à 150 francs par année pour les frais administratifs’ ; ou ceux qui connaissent le terme et le montant des frais divers37 ; ou ceux qui disent : ‘j’ai entendu parler d’un forfait global, pour Noël’ ou ‘on m’a dit qu’il y a un forfait annuel’ ou… Je sais de quoi ils parlent… mais je leur dis : ‘le forfait global, cela n’existe pas’. Cela me gêne si c’est pensé comme une exigence, comme un dû, car nous sommes là pour les besoins vitaux. » Un autre AS lui faisant écho dit : « Les ‘clients pas faciles’, ce sont les clients violents qui gueulent ou qui mettent la pression ou ceux qui disent ‘j’ai le droit de’… Ce sont aussi ceux qui savent titiller à fond l’idée de service à l’autre alors qu’il y a des limites ; ils réveillent l’habitus [sic] de l’AS à compatir, à se culpabiliser ; ils savent comment faire, ils ont des ressources acquises tout au long de leurs parcours d’assistés et ils connaissent mieux que moi, parfois, certains règlements. » Même si les AS se font souvent un point d’honneur à essayer de faire respecter les droits des bénéficiaires, la « docilité » et, parfois, la « modestie » semblent, en effet, exigées dans maints rapports institutionnels, surtout lorsque ceux-ci ne s’assimilent pas directement à des droits : Valli, Martin et Hertz (2002) l’ont bien montré dans le cadre du chômage pour les offices cantonaux de placement ; Maillard et Ossipow (1989) l’avaient également constaté dans les procédures de naturalisation. Les « procéduriers » – peu dociles et revendicateurs – peuvent néanmoins aussi être perçus comme possédant des ressources cognitives et des capacités de résistance utiles dans les projets de réinsertion.
Quelques catégories récurrentes
17Dans les sous-chapitres qui suivent, nous avons choisi de retenir les catégorisations qui nous ont semblé les plus récurrentes ou qui suscitaient des questionnements intéressants en matière d’intégration ou d’exclusion.
Les « jeunes »
18La catégorie des jeunes tient une place à part dans les discours des AS, qui soulignent avec effarement, depuis plusieurs années, l’augmentation des jeunes bénéficiaires. Cette augmentation, déjà perceptible au moment de notre enquête, n’avait pas encore fait l’objet d’une réflexion institutionnelle formelle débouchant sur des procédures particulières. Entre 2000 et 2005, le nombre des jeunes assistés âgés de 18 à 25 ans a doublé, faisant passer les dossiers d’assistance de 851 à 1738, et le taux des « jeunes assistés » de 14 % à 18.6 % de l’ensemble des dossiers (Clerc 2006). Les jeunes ne sont toutefois l’objet d’une attention soutenue de la part des autorités que depuis une période récente. L’attention oscille entre reconnaissance du problème social, principalement centré sur un manque de formation des catégories les plus défavorisées, et report de la responsabilité sur les parents. Si elle n’a été, dans un premier temps, que partiellement construite sur l’âge, la catégorie des jeunes se sédimente, à partir de 2005, dans des principes d’action spécifiques mis en place pour les « jeunes adultes dans l’aide sociale » chez les 18 à 25 ans (Hospice général 2005a). Ces derniers constituent dès lors une catégorie presque à part entière, même si elle peut aussi être spécifiée en fonction du genre (jeune fille ou jeune homme), du statut familial (jeune mère de famille), ou d’une dépendance (toxicomanie ou, plus rarement, alcoolisme).
19Pour l’année 2005 (Clerc 2006), les jeunes de 18 à 25 ans présentent des caractéristiques particulières par rapport à l’ensemble des bénéficiaires. La part des jeunes femmes (53 %) est par exemple plus élevée que chez les autres assistés (44 %) et les Suisses sont plus nombreux (60 % contre 51 %). Comme on peut l’imaginer, les jeunes sont bien plus souvent célibataires (86 % contre 32 % chez les autres assistés) et moins souvent mariés (8 % contre 24 %). 19 % des jeunes ont toutefois au moins un enfant à charge (contre 38 % des autres assistés). Proportionnellement, la part des familles monoparentales est importante, puisque 11 % des jeunes (exclusivement des femmes) vivent en situation de famille monoparentale (contre 21 % des autres assistés). Près d’un quart d’entre eux est en formation (23 % contre 7 %) et plus des deux tiers sont en recherche d’emploi (69 % contre 54 %). Leur état de santé est meilleur, rares sont ceux qui sont en « dossier AI » (7 %).
20Trois catégories de jeunes dominent dans les classements des AS. On recense d’abord les jeunes que les AS pressent de se confronter à une expérience de travail, même très ponctuelle. Il s’agit entre autres de les empêcher de « s’installer durablement à l’assistance » (une crainte récurrente). Comme le relève une AS : « Dans un premier temps, avec les jeunes, j’ai envie d’exploiter au maximum les possibilités qu’ils ont encore avant qu’ils n’arrivent à l’assistance. Lorsqu’ils n’ont plus de ressources, je les envoie s’inscrire dans un fast-food pour un job et dans les agences temporaires. Il y en a du coup une bonne moitié qui ne reviennent pas au CASS. Pour ceux qui reviennent, on essaie de concevoir des projets intéressants. » Une autre AS, cependant, mentionne les limites qu’engendre ce type de propositions qui équivalent à un quasi-refus d’entrer en matière sur l’aide sociale. La recherche effrénée d’un emploi masque un manque de formation qui pèsera plus tard sur toute réinsertion durable. S’agissant, par exemple, d’une jeune fille sans formation, menacée d’expulsion car elle n’a pas payé son loyer du fait que son père ne verse plus de pension alimentaire depuis le jour de ses 18 ans, l’AS explique : « Sa démarche à elle : courir dans tous les supermarchés et demander à faire des stages ou un travail. On la garde un jour et ça ne va pas. A chaque fois, elle est confrontée à l’échec et elle revient en catastrophe. » Viennent ensuite ceux pour lesquels les AS cherchent à trouver des stages ou un apprentissage, une primo formation qui peut être financée dans le cadre de l’assistance publique. Enfin, sont mentionnés ceux dont la prise en charge risque d’être fort longue parce qu’ils souffrent de toxicodépendances ou qu’ils cumulent d’autres difficultés (problèmes de santé, famille monoparentale, endettement, absence de logement ou menaces d’expulsion, etc.).
La gestion des jeunes à l’aide sociale
Si en 2003 et 2004, au moment de notre enquête, les AS conservaient une certaine marge de manœuvre par rapport aux directives, les principes d’action de l’ASOC (édités en 2005 et réactualisés en mai 2007) concernant les jeunes à l’assistance, incitent, voire obligent à mettre en œuvre deux types de démarches, l’une rappelle l’obligation d’entretien faite aux parents de mineurs et de majeurs en formation tandis que l’autre se concentre sur une réduction financière du montant d’assistance. Le principe d’obligation ou de dette alimentaire s’appuie sur le Code civil suisse et plus précisément sur, d’une part, l’art. 277 « 1. L’obligation d’entretien des père et mère dure jusqu’à la majorité de l’enfant. 2. Si, à sa majorité, l’enfant n’a pas encore de formation appropriée, les père et mère doivent, dans la mesure où les circonstances permettent de l’exiger d’eux, subvenir à son entretien jusqu’à ce qu’il ait acquis une telle formation, pour autant qu’elle soit achevée dans des délais normaux » ; et d’autre part, l’art. 328 « 1. Chacun, pour autant qu’il vive dans l’aisance, est tenu de fournir des aliments à ses parents en ligne directe ascendante et descendante, lorsque, à défaut de cette assistance, ils tomberaient dans le besoin. » Les AS sont donc tenus de procéder à l’examen de la situation des parents, avec l’accord du jeune, puisque ce dernier est majeur. Le refus d’examen de la situation de la part du jeune lui-même ou de ses parents conduit à un refus de prestations. Le principe de réduction du montant apparaît, quant à lui, dans l’art. 11.3. a) de la LASI. Cet article stipule que « le Conseil d’Etat fixe par règlement les conditions d’une aide financière exceptionnelle, qui peut être inférieure à l’aide financière ordinaire et/ou limitée dans le temps, en faveur des catégories de personnes suivantes qui n’ont pas droit aux prestations ordinaires (…) » et s’adresse, entre autres, aux personnes suivantes : « a) les étudiants et les personnes en formation ; b) les jeunes adultes sans formation, âgés entre 18 et 25 ans révolus, lorsqu’ils ne suivent aucune formation. » Les principes d’action stipulent en outre que « le travail avec l’usager se doit d’être prioritairement axé sur le travail de conseil, de motivation et d’encadrement en vue de l’obtention ou la reprise d’une formation professionnelle adaptée ou de l’engagement dans le monde du travail. Aussi, les jeunes adultes, désormais dénommés Jeunes adultes en difficulté (JAD) doivent, de manière prioritaire, signer un contrat d’action sociale individuelle (CASI) qui insistera particulièrement sur cet objectif. »
21Toutes catégories confondues, les « jeunes » semblent poser des défis particuliers : ils sont l’objet d’une surveillance et de messages pédagogiques spécifiques, touchant plus particulièrement leur rapport à l’argent, « notamment pour ceux qui n’ont jamais connu de primo insertion professionnelle, qui n’ont jamais reçu, compté, géré un salaire sous forme de budget » (Csupor et Vuille 2007 : 300). C’est pour les jeunes que les AS renouent explicitement avec un modèle d’éducateur. Souvent porteurs d’espoir car « ils ont la vie devant eux », les « jeunes » relèvent aussi d’un discours d’impuissance : « Ce sont des jeunes sans soutien, il n’y a rien autour, ils sont perdus », relève une AS.
22Les jeunes ne sont pas non plus épargnés d’une suspicion d’abus, bien au contraire : « On assiste à un changement d’attitude des jeunes adultes envers l’aide sociale. Pour une partie d’entre eux, c’est devenu un droit », dit Bertrand Levrat, directeur de l’Hospice général (Le Temps, 7.9.2005). Keller (2007 : 12) relevait d’ailleurs que « si pour les enfants, l’aide semble légitime et non problématique, il en va tout autrement pour la catégorie des jeunes assistés. Ils et elles incorporent la figure de l’assisté indigne – l’antique figure de l’indigent valide – qui s’attire tous les soupçons. Les jeunes manqueraient de volonté et de projet. L’aide sociale serait bien trop confortable pour eux, un véritable hamac social, selon l’expression alémanique. » Ces représentations sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont souvent associées à l’incivilité potentielle des jeunes.
23Reconnaissant que le modèle d’entrée dans la vie adulte s’est considérablement modifié (on ne quitte plus nécessairement le foyer parental à la fin de sa formation ; Lieberherr 2007 : 325) et que de gros problèmes se posent dans la formation scolaire post-obligatoire, les autorités politiques, mais aussi diverses initiatives associatives mettent en place de nouveaux dispositifs, depuis les années 1980 déjà. Nous pouvons citer, à titre d’exemples :
le SCAI, Service des classes d’accueil et d’insertion, mis en place par le Département de l’instruction publique ;
le SEMO, Semestre de motivation, organisé par la Croix-Rouge suisse ;
Transit à Meyrin, existant depuis 1994 ;
l’Atelier X, entreprise sociale qui a vingt ans d’existence ;
les classes de préapprentissage de la fondation SGIPA, Société genevoise pour l’intégration professionnelle d’adolescents et d’adultes ;
Tremplin Jeunes, qui dépend de l’OOFP, Office d’orientation et de formation professionnelle, pour réinsérer dans un système scolaire, notamment à travers la filière de l’apprentissage, les jeunes qui n’auraient trouvé ni poste de travail ni place d’apprentissage.
24Actuellement, des rattrapages sont encore possibles par des cours donnés à l’UOG (l’Université ouvrière de Genève) et un accord a été conclu avec une école privée pour les élèves qui semblent avoir des possibilités de poursuivre des études, même après avoir échoué durant la dernière année de leur scolarité obligatoire. Bien en amont de l’assistance, Infor Jeunes, structure interne à l’Hospice général, accueille, accompagne, informe et oriente les jeunes de 18 à 30 ans du canton, selon leurs demandes spécifiques. Des projets de mentorat voient aussi le jour et proposent un encadrement par des pairs ou par des patrons d’entreprise.
Les « étrangers »
25La référence au statut de national ou au statut d’établissement pour les bénéficiaires d’origine étrangère n’est pas fréquente, même si les AS évoquent les difficultés d’intégration dont peuvent faire preuve certains immigrés ou les « Suisses de retour de l’étranger », d’abord accueillis dans un service spécifique, avant d’être réorientés dans le CASS de leur quartier. L’Hospice général dispose également d’un groupe ressource qui réfléchit à des principes d’action auprès de personnes migrantes. Ces principes, datés de juillet 2007, insistent plus particulièrement sur les difficultés d’intégration socioculturelle des personnes migrantes, les contraintes liées aux permis statutaires, les répercussions de la migration sur la santé et rendent attentifs aux problèmes de discrimination. Ils donnent aussi une série de pistes de réflexion quant à l’information et l’accompagnement des migrants.
26On ne constate pas pour autant – sauf dans certains cas d’abus financiers – que le statut ou la situation d’étranger fassent l’objet d’un discours spécifique. Au sein des CASS, il y a même un devoir de discrétion et de non-mention des origines étrangères qui confinent parfois au politiquement correct. Les AS semblent, ainsi, faire de la nationalité des bénéficiaires un tabou, la reléguant clairement dans la sphère privée avec tout ce qui relèverait de la « différence culturelle ». Tout se passe comme si, en vertu d’un certain républicanisme (le canton de Genève est connu pour ses positions relativement laïcistes, notamment en matière d’enseignement religieux qui n’a aucune place à l’école), il fallait éviter d’insister sur d’éventuelles différences. Une anecdote est à cet égard révélatrice : alors que nous avions fait lire à un AS le bout de journal de terrain le concernant, il s’insurgea contre le qualificatif de fichu islamique utilisé pour décrire le foulard que portait une de ses consultantes ; il poursuivit même son commentaire en critiquant très sévèrement l’attitude d’un AS remplaçant qui aurait osé dire à une bénéficiaire que le port du foulard pourrait l’empêcher de trouver du travail. Point donc de référence directe à la nationalité, à l’éducation d’origine, aux expériences migratoires ou à la religion des bénéficiaires. Seule la question linguistique est relevée, puisque les AS ont les moyens d’engager un traducteur ou une traductrice pour les premières consultations ou les rendez-vous importants. Ce sont plutôt les bénéficiaires eux-mêmes qui mettent en avant leur identité « d’étranger » et ne peuvent dans certains cas s’empêcher de penser qu’ils ne sont pas traités de la même façon que les Suisses.
27Trois exceptions semblent cependant confirmer cette règle. La première concerne l’attention portée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes, une dimension indiscutable du modèle républicain déjà évoqué. Les AS s’inquiètent par exemple des femmes qui ne viendraient jamais à un rendez-vous laissant cette tâche à leur mari. Et c’est généralement l’argument linguistique et communicationnel qui est mis en avant pour faire améliorer la situation : les épouses soupçonnées de se complaire chez elles ou d’être retenues à domicile sont encouragées à suivre des cours de français dans des structures (généralement exclusivement féminines) qui en offrent à bas prix ou gratuitement (F-Information et Camarada, par exemple). L’évocation de la « différence culturelle » est souvent liée au genre et à l’âge. Ainsi, le caractère « macho » de certains hommes est mentionné en référence à leur nationalité d’origine. Une jeune AS, qui explique par ailleurs sa difficulté à recevoir des personnes qui ont le double de son âge, note par exemple : « J’ai un consultant d’origine turque qui a beaucoup de peine à être reçu par une femme, même si les Turcs ne sont pas tous comme cela. Il est persuadé que l’on ne veut pas l’aider parce qu’il est Turc et que les Suisses sont mieux aidés. Je lui répète pourtant qu’ils sont aidés de la même façon. »
28La deuxième exception concerne les passe-droits ou les structures spécifiques auxquels les immigrés peuvent avoir recours. Le statut d’immigré – par ailleurs instable par rapport à celui des Suisses ; des cas d’expulsion de personnes à l’assistance publique ont déjà été constatés (Bolzman, Poncionni-Derigo, Rodari et Tabin 2002) – permet parfois de mieux faire accepter la nécessité de vacances, auxquelles les bénéficiaires n’ont normalement pas droit (voir chapitre 6) : nous avons pu ainsi observer que des bénéficiaires d’origine étrangère (surtout des enfants ou des adolescents) se faisaient parfois aider par les AS pour décrocher l’autorisation de retourner voir leur famille restée au pays. De même, les retours estivaux des Italiens, des Espagnols ou des Kosovars semblaient mieux tolérés (là encore, la rencontre annuelle de la famille semble être conçue comme positive) qu’un déplacement uniquement touristique. Les immigrés semblent également pouvoir bénéficier de structures d’aide supplémentaires qui leur sont plus directement réservées (éventuelles associations d’immigrés et institutions spécifiquement concernées par la notion de différence culturelle ou par la violence guerrière, par exemple Appartenances ou les dispositifs féminins déjà évoqués).
29Troisième et dernière constatation : les immigrés semblent être mieux perçus que certains Suisses (sauf s’ils sont aidés dans le cadre d’une famille nombreuse). Ils sont tenus pour moins « problématiques » que leurs homologues nationaux. Leurs difficultés passent en effet pour relever d’un parcours migratoire qui conduit à la déqualification davantage qu’à la désaffiliation progressive. A l’exception des ouvriers du sud de l’Europe ayant autrefois immigré seuls en Suisse et victimes d’accidents du travail (ils sont souvent très mal en point et attendent une invalidation depuis de nombreuses années), les étrangers semblent alors représenter un groupe à part : plusieurs AS relèvent ainsi qu’il est parfois moins « triste » de suivre des étrangers, seuls ou en famille, que des Suisses au parcours semé de chômage, maladies, deuils, séparation ou solitude.
30La non-problématisation « officielle » des origines n’est pas que volonté d’équité, masquage rhétorique, évitement ou réflexion personnelle et institutionnelle sur le mésusage de la notion de culture. Elle peut aussi être interprétée comme un discours républicain qui fonde de grands espoirs sur les pratiques d’intégration. Des AS (d’ailleurs parfois eux-mêmes d’origine étrangère) insistent ainsi beaucoup sur la notion de « respect du pays d’accueil ».
Mères de familles monoparentales et prostituées
31Deux catégories quasi exclusivement féminines – dont l’association dans un même chapitre peut paraître choquante – apparaissent encore comme récurrentes dans les propos des AS.
32Les mères de familles monoparentales avec enfants en bas âge (qui représentaient 12 % des dossiers en 1992 et se stabilisent à 19 % des dossiers depuis 2003) ont le droit – comme lorsqu’elles sont au chômage – à deux ans sans emploi pour élever leur progéniture. Jusqu’en 2006, leur statut ne leur conférait pas un traitement particulier, ainsi que ce peut être le cas dans d’autres pays qui ont mis au point des programmes spécifiques de soutien aux mères élevant « officiellement » seules leurs enfants (voir, par exemple, Schultheis 1996 et 2001, Detelina 2006). Les mères qui élèvent des enfants âgés de moins de deux ans reçoivent néanmoins un supplément d’intégration de 200 francs. Elles sont surtout un peu « laissées tranquilles » par certains AS tandis que d’autres, au contraire, les encouragent à se remettre le plus vite possible au travail. Certains AS conservent donc une conception de l’éducation maternelle relativement conventionnelle fondée sur l’idée qu’une mère au foyer assure de meilleures chances d’avenir aux enfants en bas âge. D’autres, en fonction d’un respect plus strict des directives et du souci que la maternité ne déqualifie pas les femmes, obligent leurs consultantes à revenir le plus vite possible sur le marché de l’emploi. La récente étude de Caritas sur la pauvreté en Suisse (Kehrli et Knöpfel 2007) met en évidence que la pauvreté se concentre clairement sur deux types de ménage : les personnes seules (plutôt des hommes) et les familles monoparentales (plutôt des femmes). En 1989 déjà, Caritas insistait d’ailleurs sur la précarité des femmes cheffes de familles monoparentales. Si, en 2005, la Suisse compte 4.8 % de ménages monoparentaux, ces mêmes ménages sont largement surreprésentés puisqu’ils constituent 19 % des dossiers d’assistance à Genève. Comme le relèvent Rossini et Favre-Baudraz (2004 : 69), « ce n’est pas tant leur situation de mères seules avec des enfants qui entraîne la pauvreté, mais la difficulté d’élever dignement des enfants dans un milieu professionnel hostile et ne répondant pas aux contingences des besoins privés. Ayant un ou plusieurs enfants à charge, les femmes seules, cheffes de famille, n’ont d’autre issue que de trouver un modus vivendi leur permettant de disposer à la fois d’un revenu et de temps. Le travail partiel s’érige en règle, non par choix mais par contrainte, d’autant plus qu’il n’est pas aisé de disposer d’une place d’accueil adéquate (coûts, horaires). » Au-delà des problèmes liés à une insertion professionnelle stable et durable, les difficultés financières sont aussi souvent liées à la non-obtention des pensions alimentaires.
33A l’instar des mères de famille monoparentales, les prostituées font l’objet de quelques traitements spécifiques. Elles sont considérées comme des « indépendantes » et, à ce titre, bénéficient seulement d’une aide financière restreinte de trois mois maximum, à moins qu’elles ne puissent prouver (en se faisant « décarter ») qu’elles ont cessé toutes activités liées à la prostitution. Elles peuvent surtout bénéficier de structures associatives spécifiques de soutien – comme Aspasie, une association de défense des droits des personnes exerçant les métiers du sexe, ou encore SOS-Femmes, exclusivement féminine et offrant une structure de réinsertion non mixte – à qui sont apparentées les Fringantes, un des lieux de réinsertion que nous analysons dans la seconde partie de l’ouvrage.
Dépressifs et cas psy
34Cette catégorie de bénéficiaires occupe une grande place dans les énoncés des AS et cela n’est guère étonnant ! Une récente étude sur l’état de santé des bénéficiaires de l’aide sociale comparé à celui des Genevois ou des Suisses (Comba 2006) fait apparaître des écarts saisissants en défaveur des bénéficiaires de l’Hospice général, et ce quels que soient les indicateurs retenus (problèmes physiques ou psychiques, troubles psychosomatiques, évaluation subjective de la santé, équilibre psychologique, etc.). Leur état s’apparente à celui d’autres populations en situation de pauvreté (chômeurs, RMIstes, etc.) et met en évidence les inégalités sociales face à la santé. Environ un cinquième des dossiers d’assistance sont composés de personnes ayant déposé une demande d’invalidation. Cependant, « même les bénéficiaires sans problème invalidant signalent des atteintes de santé plus élevées que les populations suisses et genevoises » (Csupor et Comba 2007). L’Hospice général intervient d’ailleurs pour les frais médicaux des bénéficiaires, qui sont remboursés sur facture.
35Le recours à un vocabulaire médicalisant ou psychologisant – empruntant tant au registre de la connaissance savante qu’à celle du savoir commun – est très courant lui aussi. La médicalisation ou la psychologisation des problèmes sociaux est par ailleurs une caractéristique de nos sociétés contemporaines occidentales analysée par différents chercheurs (entre autres, Ehrenberg 1998 ; Salis Gross 2002 ; Dupuy 2004) qui, on le sait, définissent – à partir des travaux précurseurs d’Ivan Illich (1975) – les processus de médicalisation comme une tendance à médicaliser les difficultés sociales ou affectives ou à présenter la maladie, physique ou mentale, comme un moyen socialement acceptable de prendre en compte des problèmes relevant en fait de l’ordre socio-économique. Surtout la médicalisation, si elle est coûteuse en termes de santé publique, offre aussi l’avantage, comme le dit Dupuy (2004 : 35), d’atténuer la culpabilité : « La maladie est une déviance tolérée, mais à condition d’apparaître comme un désordre organique dont l’étiologie n’est pas imputable au malade, ni d’ailleurs à la société ». Elle coexiste ainsi avec d’autres tendances, qui à l’inverse, dans l’aide sociale comme plus largement dans nos sociétés contemporaines, incitent à la responsabilisation, à l’autonomie et à la performance (notamment Ehrenberg 1991 ; Castel 2003).
36Pris dans ces processus de médicalisation, les AS utilisent souvent des explications d’ordre psychologique, sociofamilial ou médical pour comprendre la trajectoire d’un bénéficiaire. Ils se servent de ce type d’explication alors même qu’ils connaissent les problèmes socio-économiques engendrés par un marché du travail très tendu. La psychologisation des causes semble s’associer aux personnes momentanément ou durablement inaptes au travail. Les « dépressifs », c’est ainsi que sont désignées les personnes bénéficiant d’un certificat médical pour des raisons que les AS ne peuvent pas toujours attribuer à un problème physique ou à un problème psychique clairement délimité. La dépression est donc reconnue comme une affection très fréquente parmi les bénéficiaires. Cette reconnaissance correspond d’ailleurs à une réalité statistique. Les résultats du Suivi longitudinal des bénéficiaires de l’aide social en matière de santé (Comba 2006) montrent que les sentiments de solitude et de tristesse, de déprime et de mauvaise humeur correspondent à des symptômes d’épisodes dépressifs majeurs que l’on retrouve dans la population assistée. Il s’agit probablement de signes « d’une attitude de retrait qui permet au sujet de survivre quand il ne dispose plus de la faculté de lutter » (Ehrenberg 1998 : 183).
37L’étiquetage un peu flou de « dépressif » (en tout cas lorsqu’il est utilisé par un personnel non médical) se précise si le diagnostic posé par un médecin est transmis à l’AS avec l’accord du patient. La personne est alors étiquetée selon une maladie précise : « Vous savez… cette dame qui dit tout sur ses maladies, elle souffre de troubles obsessionnels compulsifs », explique une AS.
38La catégorisation médicalisante ne réduit pourtant pas toujours le bénéficiaire à la seule dimension sanitaire, un registre affectif, socio-économique s’y ajoute fréquemment. Une AS, psychologue de formation, précise souvent les problèmes psychiques dont souffrent ses consultants, mais dépasse ce type de catégorisation pour les mêler à d’autres considérations sur le statut ou la singularité des personnes rencontrées : « c’est une jeune femme qui souffre de logorrhée verbale, une toxicomane, actuellement sous méthadone, qui m’a expliqué tous les circuits et trajets de l’héroïne à travers le monde », raconte-t-elle, tandis qu’elle précise pour une autre usagère : « c’est une personne en demande AI, elle souffre de fibromyalgie, d’une dépression et de problèmes thyroïdiens ; elle est très ‘hyper/hypo’ ; elle est au chômage après une occupation temporaire comme employée de bureau ». Une autre AS mêle le registre affectif au registre médical tout en référant indirectement au fait que le bénéficiaire est une personne « motivée » : « c’est un monsieur gentil qui est en demande AI pour des problèmes de dos et voit le médecin de la caisse pour évaluer s’il n’y pas de réhabilitation possible ».
39Lorsque le bénéficiaire désarçonne, angoisse, menace ou semble empêcher toute possibilité de communication, il est classé dans la catégorie des « cas psy », une étiquette un peu fourre-tout, sous laquelle les AS tendent à objectiver à la fois la souffrance sociale et les dysfonctionnements psychiques, mais aussi une non-conformité par rapport aux comportements attendus, comportements qui s’écartent trop des codes du face-à-face instaurés par la routine. Si un « cas psy » est légitimé par un diagnostic médical et la maladie reconnue avec plus de précision, il est catégorisé différemment, mais ne semble cependant pas être tout à fait libéré de son étiquetage antérieur. C’est peut-être la dimension hors-norme de son comportement qui continue à faire de lui un « inclassable », quelqu’un qui transgresse les frontières, du fait de ses difficultés médicales, mais peut-être aussi en raison d’une certaine rébellion. En ce sens, il existe des analogies entre la catégorie des « cas psy » et celle des « procéduriers » précédemment décrite.
Entre catégorisations et identifications
40Une prise en compte détaillée des interactions entre AS et consultants montre que la définition de soi et des autres est bien plus complexe que les catégorisations qui viennent d’être présentées. Si les bénéficiaires sont contraints de se penser comme des assistés (ils sont sans relâche étiquetés, voire objectivés comme tels), ils peuvent aussi choisir, à certains moments, de s’identifier autrement. De même, les AS convoquent-ils d’autres références et figures pour énoncer des propositions ou appuyer leurs représentations.
41Pour montrer la complexité de ces processus de catégorisations, nous avons choisi de présenter brièvement le cas d’une mère vivant en communauté de majeurs avec son fils de 25 ans qu’elle a élevé seule. Son cas est particulièrement typique de l’assistance publique en raison des catégorisations médicales variées qui y sont mobilisées ainsi que du fait de la monoparentalité associée à l’âge relativement élevé d’un jeune habitant encore chez sa mère. L’AS la décrit ainsi : « C’est une femme très solitaire, très prude qui buvait en cachette ; elle a été aide-cuisinière, c’était son seul job. Heureusement, elle a un très bon médecin, le Dr W, qui a proposé de déposer une demande AI, mais avec un reclassement afin que cette personne ne reste pas ‘sans rien faire’. C’est un bon médecin, mais dur. Son fils la battait. Il profitait du fait qu’elle était un peu ivre la journée. Après un traitement [en hôpital] contre la boisson, elle n’a plus bu une goutte d’alcool. Depuis, c’est une autre personne, qui remet son fils en place. C’était un très beau travail avec cette dame. C’est une situation qui a bien évolué. C’est souvent difficile avec les alcooliques, car ils sont plutôt apathiques, dans le délaissement de soi, tandis que les toxicomanes sont toniques car ils doivent toujours courir après leurs drogues ! »
42Comme on peut le voir, l’AS insiste d’abord sur l’alcoolisme de cette femme (toute addiction devant être corrigée), pour très vite affiner ses représentations par une référence socio-économique sur la formation de la personne. On peut aussi lire l’importance du médecin pour une AS qui ne se sent pas menacée par le pouvoir médical (ainsi que cela est parfois le cas dans le travail en réseau). Ici, le médecin représente un soutien plutôt qu’un frein au travail de réinsertion mené par l’AS. La formation continue suivie par cette AS lui permet même d’affirmer – de façon médico-psychologique – son pouvoir d’expertise. C’est d’ailleurs la même AS qui explique (supra, début du chapitre) que les nouvelles théories liées au traitement de l’alcoolisme ne penchent pas nécessairement pour une abstinence totale. La demande AI apparaît sous un angle positif (ce n’est pas toujours le cas, comme nous le verrons au chapitre 5) puisqu’elle est présentée comme un outil de réinsertion proposé par un médecin qui n’est pas susceptible de complaisance. Si l’évocation du médecin et celle de l’invalidation constituent le premier axe sur lequel se fonde la catégorisation, le second s’articule autour des rapports intergénérationnels et de genre. L’AS démontre (ici comme à d’autres moments de son analyse qui ne sont pas reproduits) qu’une part du travail de réinsertion qu’elle essaie de mettre en place avec sa consultante repose sur une revalorisation de son rôle de mère consciente de ses problèmes d’autorité et sachant s’affirmer comme femme.
43En faisant référence à l’apprentissage réussi du jeune homme alors que bon nombre de ses cousins n’ont pas décroché de diplômes, l’AS et sa consultante se félicitent de la bonne éducation donnée. La bénéficiaire est ainsi, une fois encore, revalorisée dans son rôle de mère, une compétence souvent mise en relief dans les propos des AS : « c’est vrai que vous l’avez beaucoup soutenu », insiste l’AS, ajoutant pour l’ethnologue : « et l’Hospice a même financé des heures de mathématiques pour qu’il progresse. » La bénéficiaire conclut provisoirement : « L’aide sociale, cela aide beaucoup. Maintenant, je me fais moins de souci. » Quelques remarques fusent sur le caractère « macho » du fils (« il joue le petit coq », dit la mère ; « oui il a toujours joué le petit mec », fait écho l’assistante sociale). Et l’AS se moque gentiment de sa consultante, lorsque cette dernière dit se réjouir des déplacements de son fils à l’étranger : « Vous allez très vite vous ennuyer ». Le rapport intergénérationnel est aussi décrit sur un registre plus administratif : puisque le fils a terminé ses études et qu’il atteint l’âge de 25 ans, il n’est plus apparenté au « dossier » de sa mère. Désormais, les protagonistes forment une « communauté de majeurs », ce qui donne l’idée à l’AS d’une carte à adresser au fils pour à la fois lui signifier son nouveau statut et le féliciter pour son diplôme.
44L’exemple présenté montre donc que les processus de catégorisation sont aussi des processus de reconnaissance : reconnaissance des individus et du travail effectué ; par deux courtes phrases (C’était un très beau travail avec cette dame. Cette une situation qui a bien évolué), l’AS résume en fait l’essentiel de son travail d’assistanat : faire évoluer les situations et – si possible – les retourner, c’est-à-dire conduire à un changement durable de perspective. Ainsi que le montre ce passage, les processus de catégorisation sont plus complexes que ne le laissent entendre les figures habituelles de l’assistance publique oscillant entre les « bons » et les « mauvais » pauvres. Au fil de la relation, sur le long terme, mais aussi en fonction des interactions et du contexte événementiel, les éléments d’identification et d’étiquetage varient. L’expérience accumulée, même si elle n’est guère collectivisée, modifie les représentations sur les bénéficiaires.
Entre négociation et imposition d’identité
45Les catégorisations des AS sur les bénéficiaires oscillent du registre administratif qui ordonne, recense, oriente et impose au registre plus émotionnel qui affine et personnalise l’étiquetage. Le processus, très marqué par la médicalisation ou la psychologisation des situations, ne conduit pas nécessairement à faire des AS des spécialistes médicaux : les AS ne se confondent pas avec des psychologues ou des psychiatres, mais ils empruntent des modes d’analyse et d’action adaptés à leur formation – marquée par le travail éducatif et l’espoir de retournements – et susceptibles de favoriser, d’une façon ou d’une autre, la sortie de l’assistance. Le recours au registre médical et en particulier à l’invalidation s’explique donc peut-être moins par l’évitement d’une analyse en termes socio-économiques que par une inflexion donnée aux actions visant à sécuriser la situation des bénéficiaires dans un système qui ne permet pas ou peu (à l’exception des jeunes assistés) d’offrir une formation performante sur le marché de l’emploi.
46Ainsi que l’ont bien montré Maeder et Nadaï (2004), les rencontres mensuelles (ou bimensuelles) se fondent sur un matching, c’est-à-dire sur une coproduction ou une coadaptation des protagonistes laissant place à des négociations et des flottements dans les catégorisations. Les AS agissent sur les catégorisations des bénéficiaires, mais ceux-ci agissent aussi sur la façon dont ils espèrent être perçus. Par ailleurs, ils étiquettent également les AS. Ceux-ci se voient, par exemple, jugés sur leurs attitudes (les consultants traitent leurs AS de « gentils », « durs », « injustes », « méfiants », « encourageants », « embarrassants », « s’en tenant à un registre administratif » ou « discutant de tout et de rien ») ou plus directement sur leurs compétences professionnelles (ils sont vus comme « efficaces », « à l’écoute », « cumulant les erreurs », « novices », etc.). Une partie de leur fonction – surtout si elle tend à s’y résumer – peut aussi être désignée de façon légèrement ironique, comme cette consultante qui appelle son AS « Madame Chèque ».
47Même si les AS se trouvent extrêmement contrôlés dans leurs actions et fréquemment déçus par le manque de reconnaissance accordée à leurs compétences relationnelles (le sens de l’écoute et de l’aiguillage ou du conseil, par exemple), ils ne sont évidemment pas aussi contraints que les bénéficiaires dont ils s’occupent. Les bénéficiaires ont certes une vie en dehors de l’assistance, mais celle-ci est calibrée par des montants d’aide qui ne permettent pas une pleine participation sociale (notamment en matière de consommation) et par des possibilités ou projets de réinsertion relativement limités.
Notes de bas de page
35 C’est ce que Moscovici (1976) a montré en expliquant comment la notion de « complexe » s’est transformée en passant du champ de la psychanalyse au vocabulaire de « sens commun ».
36 La modification des modes de calculs de l’aide introduite depuis le 1er juillet 2006 rend caduque cette catégorie.
37 L’AS fait référence aux frais divers de 1500 francs par an, qui ont été ramenés à 500 francs par an et soumis à l’acceptation du supérieur hiérarchique en janvier 2004.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ne touche pas à tes vieux
Regards sur la maltraitance familiale des personnes âgées
Véronique Gavillet et Laurence Grandrieux
2006
Entre mémoire collective et mémoire familiale
L’héritage d’un trauma collectif lié à la violence totalitaire
Irène Mathier
2006
Travailler pour s’insérer
Des réponses actives face au chômage et à l’exclusion : les entreprises de réinsertion
Christophe Dunand et Anne-Lise du Pasquier
2006
La Suisse au rythme latino
Dynamiques migratoires des Latino-Américains : logiques d’action, vie quotidienne, pistes d’interventions dans les domaines du social et de la santé
Claudio Bolzman, Myrian Carbajal et Giuditta Mainardi (dir.)
2007
Analyse de l’activité en travail social
Actions professionnelles et situations de formation
Kim Stroumza et Joëlle Libois (dir.)
2007
Les entreprises sociales d’insertion par l’économie
Des politiques, des pratiques, des personnes et des paradoxes
Claude de Jonckheere, Sylvie Mezzena et Camille Molnarfi
2008
De l’aide à la reconnaissance
Ethnographie de l’action sociale
Laurence Ossipow, Alexandre Lambelet et Isabelle Csupor
2008
Et ils colloquèrent, colloquèrent, colloquèrent…
Entre théorie et pratique : les réunions des travailleurs sociaux
Nadia Molea Fejoz
2008
L'incident raciste au quotidien
Représentations, dilemmes et interventions des travailleurs sociaux et des enseignants
Monique Eckmann, Daniela Sebeledi, Véronique Bouhadouza Von Lanthen et al.
2009
La protection de l’enfance : gestion de l’incertitude et du risque
Recherche empirique et regards de terrain
Peter Voll, Andreas Jud, Eva Mey et al. (dir.)
2010
La construction de l’invisibilité
Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile
Margarita Sanchez-Mazas
2011