Conclusion
p. 201-219
Texte intégral
De l’hymen du monotone et de l’homogène que peut-il naître si ce n’est l’ennui ?
Si tout vient de l’identité et si tout y vise et y va, quelle est la source de ce fleuve de variété qui nous éblouit ?
Gabriel Tarde
1Il est difficile de conclure en formant des recommandations destinées aux acteurs en charge des politiques sociales et de leur application ou à ceux qui, dans les entreprises sociales, mettent en pratique ces politiques tout en les recréant, tout en les transformant en manières de faire qui soient au plus près de ce que veulent et peuvent les bénéficiaires. Cette difficulté d’énoncer des recommandations concrètes tient à notre position de chercheurs produisant des analyses tout en respectant la position des praticiens de l’insertion qui, dans le contexte qui est le leur, font au mieux ce qu’ils ont à faire.
2Nous sommes également dans l’impossibilité de conclure par une évaluation de l’efficacité des entreprises sociales en matière d’insertion professionnelle et sociale. Nos données ne nous le permettent pas. Cependant, les propos de nos interlocuteurs semblent indiquer que, si l’insertion économique est aléatoire en raison de l’état du marché de l’emploi et de la vulnérabilité des bénéficiaires, par contre le développement de leurs compétences sociales et personnelles est manifeste. Ce déplacement de l’objectif d’insertion vers le développement des individus nous amène à nous intéresser aux diverses forces et contraintes dans lesquelles les pratiques managériales et psychosociales des entreprises étudiées se développent et les manières dont les logiques sociales pénètrent les logiques individuelles. Les contraintes affectant les pratiques des entreprises et les existences des individus seront comprises en tant qu’elles contiennent des injonctions paradoxales et produisent également des effets paradoxaux affectant tant les pratiques que les personnes, que ce soient les professionnels de l’insertion ou les bénéficiaires.
3Dans cette conclusion, et en raison de notre difficulté à énoncer des recommandations pratiques, nous sommes amenés à poursuivre l’analyse en l’articulant à la notion de paradoxe. Nous étendons notre enquête aux pratiques d’insertion et au travail social tout en prenant le risque de quelques spéculations.
Des paradoxes
4Un paradoxe est une proposition qui contient une contradiction logique entre les termes de la proposition. A partir de la théorie des types logiques de Russell, Bateson (1984) a montré que des paradoxes ne posent pas seulement des problèmes sémantiques, mais peuvent aussi affecter les relations entre les individus, leurs actions et leurs comportements et les rapports que chacun entretient avec lui-même. Ils contiennent une portée pragmatique d’autant plus marquée lorsque les partenaires de l’interaction sont pris dans des jeux de pouvoir ou d’autorité. Ces phénomènes, qu’il appelle « doubles-contraintes » ou « injonctions paradoxales », ont la particularité de prescrire des attitudes ou des comportements qui s’excluent mutuellement et ne peuvent cohabiter. Les individus soumis à de telles injonctions ne peuvent répondre ni à l’une ni à l’autre.
5Honneth (2006) reprend à son compte la distinction entre une simple contradiction et un paradoxe. « Une contradiction est paradoxale lorsque, à travers la concrétisation visée d’une intention, se réduit justement la probabilité de voir cette intention se concrétiser » (p. 286). En ce sens, l’intention normative d’insertion est paradoxale, car les efforts consentis pour la concrétiser voient sa réalisation effective s’éloigner de plus en plus. Les paradoxes, dans la version forte de Bateson ou dans celle, plus faible, de Honneth, ont la particularité de produire des passions tristes au sens où Spinoza l’entend, c’est-à-dire qu’ils coupent les individus de la possibilité d’effectuer leur puissance. Ils sont réduits à l’impuissance et vivent des tensions internes et des difficultés dans leurs rapports à leur environnement que seuls des « coups de folie » ou des « coups de génie » leur permettront de résoudre.
6Dans cette conclusion, nous considérons comme paradoxales des injonctions contenant des termes qui s’excluent et rendent incertaine toute forme d’action, ou dont l’un des termes, non dit, rend impossible ou, en tout cas difficile la mise en œuvre de l’injonction. Nous nous intéressons à la portée pragmatique des injonctions paradoxales auxquelles tant les pratiques des entreprises sociales que les bénéficiaires sont soumis. Elles proviennent des législations en matière d’insertion et également des valeurs et des normes sociales fonctionnant en tant que prescriptions. Cet intérêt pour les injonctions paradoxales permet non seulement de décrire les problèmes qui se posent aux acteurs, mais surtout de mettre en évidence les ressources, la créativité dont ils font preuve et les stratégies qu’ils mettent en place, parfois même sans s’en rendre compte, afin de ne pas être réduits au découragement et à l’impuissance.
Paradoxe de l’occultation de l’état du marché
7La législation sociale en matière d’insertion considère que le retour à l’emploi est de la responsabilité des individus hors emploi et dépend notamment de leur capacité à formuler des projets réalistes et à faire tout ce qu’il faut pour les mettre en œuvre. Le problème de cette politique est qu’elle occulte, d’une part la réalité du marché de l’emploi et, d’autre part, la vulnérabilité des personnes à qui elle enjoint de se réinsérer. La législation contient à l’intérieur même de ce qu’elle énonce un paradoxe qui tient à ce que, d’un côté, elle reconnaît l’existence du problème de l’emploi et la nécessité de s’occuper des personnes sans travail et, de l’autre côté, en réclamant à ces mêmes personnes de tout faire pour se réinsérer, considère qu’il est possible de trouver un travail et, donc, nie ce problème de l’emploi. C’est ce que nous appelons le paradoxe de l’« occultation de l’état du marché ». En d’autres termes, la législation et la politique sociale qui la sous-tend reconnaissent le problème du manque de travail et, dans le même mouvement, l’occultent puisqu’elles réclament des individus qu’ils retrouvent un travail. Dans cet ouvrage, nous nous sommes occupés notamment de comprendre comment ce paradoxe « fondateur » des pratiques de réinsertion traverse l’organisation et les activités des entreprises sociales et les expériences des bénéficiaires, notamment leurs expériences d’eux-mêmes en tant que sujets.
8L’analyse des politiques sociales et de la législation en matière d’emploi permet de comprendre que la société incite au travail les personnes qui en sont dépourvues. Cependant, on peut se demander si elle attend véritablement que ces personnes deviennent réellement productives. Il semble plutôt que la société n’exige pas que les personnes sans emploi soient utiles en produisant des biens et des services. Cependant, elle semble attendre que les bénéficiaires se reconnaissent dans un « nous » en en partageant les valeurs et en en respectant les normes. Les mesures de contre-prestation adoptées sous des formes diverses dans les cantons dont nous avons analysé la législation ne semblent pas être conçues pour que les personnes soient effectivement rentables, mais plutôt pour qu’elles participent à ce « nous » articulé à la valeur du travail. La législation semble tenir pour indécent de fournir de l’argent à une personne sans qu’une contrepartie sous forme de travail soit effectuée. Cette position est renforcée par des arguments psychologiques indiquant qu’un individu sans travail se sent inutile, se coupe de ses semblables et finit par sombrer dans la dépression. L’absence d’une attente de contrepartie sous forme de productivité de la société à l’égard des individus qu’elle aide matériellement semble confirmée par l’existence, dans certains cantons, d’« entreprises fictives » dans lesquelles les personnes travaillent sans rien produire.
9Du point de vue du rapport entre le don que la société fait à des individus dans le besoin sous forme d’aide sociale ou de rentes et le contre-don que ces derniers ne sont pas tenus d’effectuer sous la forme d’un travail productif, les entreprises sociales jouent un rôle important. Elles sont une forme institutionnalisée du contre-don dans le sens où elles fournissent à la collectivité un travail jugé utile et exigent une certaine productivité afin d’être, même partiellement, concurrentielles sur un marché. Elles contribuent concrètement à l’effacement de la dette que les bénéficiaires pourraient avoir contractée à l’égard de la collectivité et participent à la réduction du « sentiment de dette » que des personnes, à un certain moment de leur existence, auraient pu éprouver en raison des divers discours sur l’inutilité des sans-emploi.
Paradoxe de l’atomisation des causes collectives
10A côté de l’injonction paradoxale réclamant à l’individu de se réinsérer sur le marché de l’emploi alors que ce dernier ne laisse pas ou très peu de place pour cela, un autre paradoxe qui traverse la législation est ce que nous appelons le « paradoxe de l’atomisation des causes collectives ». En référence à Honneth, nous pouvons aussi parler du « paradoxe de l’individualisation » (2006, p. 305). Ce paradoxe procède en rabattant des événements collectifs, par exemple la raréfaction de l’emploi, sur les individus. Il énonce que l’individu est responsable, sinon de ce qui lui est arrivé, tout au moins de ce qui va lui arriver, alors que la cause de ce qui lui arrive, c’est-à-dire le manque d’emploi salarié, est collective. L’individu se voit donc chargé de la responsabilité de gérer une situation qui lui échappe totalement. Il doit donc agir sur lui-même afin de développer ses compétences professionnelles et personnelles et est « contraint » de croire que le développement de ses propres ressources lui permettra un retour à l’emploi et, plus largement, à la vie sociale. Comme nous l’avons montré, la figure de l’individu entrepreneur de lui-même exprime bien ce paradoxe qui refoule le fait que, pour être entrepreneur de soi-même, il est nécessaire de pouvoir se situer dans un marché dans lequel il est possible de « vendre » ce produit que l’individu aura pu faire de lui-même. De même, ce paradoxe occulte la pression exercée sur les individus pour qu’ils correspondent aux normes de ce marché et leur vulnérabilité, souvent produite par leur exclusion du marché de l’emploi et par la précarité de leur travail actuel dans une entreprise sociale.
11Les entreprises sociales ne semblent pas échapper à l’atomisation des individus. En effet, elles réclament de ces derniers diverses formes de projets individuels, comme des projets d’insertion professionnelle, des projets de formation ou encore des projets de développement personnel qui peuvent consister à renoncer à des dépendances à l’alcool ou à des drogues, à s’occuper de soi ou encore à entreprendre une activité artistique. Comme nous l’avons relevé, l’usage du projet est ambigu, car il laisse entendre que l’individu peut vouloir quelque chose pour lui-même et se donner les moyens de réaliser ce qu’il désire. Or, d’une part, les bénéficiaires sont pour la plupart dans un état de vulnérabilité qui affecte leur désir et leur volonté au point que nombre d’entre eux disent ne rien vouloir ou ne pas savoir ce qu’ils pourraient bien vouloir, et, d’autre part, ils ne sont pas ignorants de la situation du marché de l’emploi et ils ont fortement conscience que leur désir majeur, qui est de retrouver un emploi, est vraisemblablement irréalisable. De plus, ce désir majeur dont ils déclarent que c’est bien le leur peut être compris, en référence à des auteurs qui nous ont inspirés, comme Tarde, Foucault ou Deleuze, comme le plissement de la valeur socialement accordée au travail dans leur être.
12L’injonction à la prise individuelle de la responsabilité de soi et de son devenir est associée à l’exigence de formulation d’un projet réaliste, lequel fait l’objet d’un contrat engageant les partenaires. L’entreprise sociale donne un travail et un accompagnement psychosocial et le bénéficiaire donne sa bonne volonté et son engagement. Le fait d’énoncer un projet réaliste et de le mettre en œuvre concrètement est compris comme le signe tangible de la responsabilité prise par un individu. Mais que peut bien signifier un « projet réaliste » pour un individu qui ne peut, en raison du contexte dans lequel il vit, transformer les diverses ressources dont il dispose en un mode d’existence souhaité ? Sa « capabilité » au sens ou nous l’avons définie en référence à Sen est extrêmement limitée. Comme le font beaucoup de personnes rencontrées, il réduit ses espérances et, dès cet instant, il n’ose même plus rêver à un mode d’existence qui est celui de la plupart de ses concitoyens et s’arrange ou ruse avec lui-même pour se dire que cet état de fait n’est pas si anormal que cela. D’une certaine manière, il se coupe d’une part de lui-même. Comme le fait un très petit nombre de personnes rencontrées, il peut aussi entrer dans le ressentiment et la révolte, mais se trouve très seul dans cet état d’esprit et ne peut mobiliser d’autres individus pour organiser ce ressentiment en une révolte organisée et dirigée.
13D’une certaine manière, comme les entreprises « classiques », les entreprises sociales ne peuvent échapper à ce paradoxe de l’atomisation. Il traverse l’ensemble des institutions de la société occidentale, et plus particulièrement les domaines de la formation, des soins et du travail social. Leurs diverses pratiques réclament la responsabilité et l’engagement des personnes avec lesquelles elles ont affaire. Il est effectivement difficile d’imaginer une de ces institutions qui ne demanderait rien en termes d’engagement aux personnes qu’elle reçoit sinon d’être là. Dans notre société contemporaine, il semble « logique » que des institutions, et particulièrement les entreprises sociales, réclament de ceux qu’elles acceptent des attitudes actives et réceptives qui pourront s’agencer facilement avec ce que l’entreprise estime amener comme travail et accompagnement psychosocial. Les évaluations élogieuses des bénéficiaires à l’égard de ce que les entreprises sociales leur apportent tendent à montrer que l’engagement personnel qui leur est demandé est un engagement auquel ils consentent facilement.
14Pour les bénéficiaires, l’atomisation que notre analyse relève et ses corrélats que sont la responsabilisation et la prescription d’engagement ne semblent pas poser de problème. Très rares sont ceux qui disent que l’entreprise leur demande de changer personnellement, mais que c’est la société qui les a exclus et qu’elle ne fait rien pour les accueillir. Par contre, plus nombreux sont ceux qui voient un tel paradoxe dans les divers offices cantonaux de l’emploi. On peut penser que cette différence tient à ce que, tant pour les encadrants que pour les bénéficiaires, travailler dans une entreprise sociale c’est déjà être professionnellement inséré et qu’il n’est pas nécessaire de charger l’individu de la responsabilité de se réinsérer. Les offices de l’emploi sont en revanche directement soumis à la contrainte de l’insertion professionnelle, contrainte transférée sur les personnes sans emploi.
15Les bénéficiaires estiment que leur travail dans l’entreprise et le développement de leurs compétences nécessitent leur engagement et que la réussite, sinon en termes de réinsertion professionnelle du moins en termes de développement de leur confiance en eux-mêmes, dépend avant tout de la manière dont ils prennent leurs responsabilités. Si certains accusent le « système » de leur exclusion du marché de l’emploi, par contre, ils estiment que leur mieux-être dans notre monde social ne dépend que d’eux. Ils semblent ainsi avoir « plié » en eux la logique indiquant que, si nous ne sommes pas nécessairement responsables de ce qui nous arrive, nous sommes responsables de ce que nous faisons de ce qui nous arrive.
16L’individualisation peut apporter un gain de liberté, mais sa contrepartie est un supplément de responsabilité qui fait reposer sur l’individu seul la tâche de produire son existence. Lorsque cette existence ne correspond pas à ses aspirations et aux normes sociales, il peut en ressentir honte et culpabilité, deux passions tristes diminuant la puissance de l’individu. Comme le montre Honneth, le gain de liberté qualitative s’est mué en une « idéologie de la désinstitutionalisation » accompagnée de symptômes individuels comme le « vide intérieur », et un « sentiment d’inutilité et de désarroi » (2006, p. 311). Les entreprises sociales, comme l’ensemble du travail social, n’échappent pas à ce mouvement et, dès lors, il n’est pas étonnant de retrouver chez les bénéficiaires des sentiments qui altèrent le rapport positif qu’ils peuvent avoir avec eux-mêmes. Le problème ne réside pas seulement dans le fait qu’ils ne sont pas reconnus et qu’ils ne peuvent pas se reconnaître en tant que travailleurs, mais qu’ils ont le sentiment qu’ils n’ont pas su et ne savent toujours pas prendre à leur charge l’effort qui les amènerait à être reconnus et à se reconnaître comme tels.
17Le paradoxe de l’atomisation des sujets dans un univers social s’exprime par l’injonction faite aux bénéficiaires de « s’occuper de soi ». Comme nous l’avons relevé, nombre d’encadrants énoncent de telles propositions. Pour un individu soumis à une telle injonction, la question est de savoir quel est ce « soi » dont il faut s’occuper et à quel idéal il doit correspondre. En effet, le fait même qu’une telle injonction puisse être prononcée indique que le « soi » actuel de l’individu destinataire de l’injonction ne correspond pas encore à cet idéal. L’injonction réclamant de s’occuper de soi indique que le but à atteindre est la « réalisation de soi », c’est-à-dire le plein épanouissement de ses potentialités, mais, ici encore, pour un individu, il convient de savoir quelles sont ses potentialités avant même de pouvoir les exprimer dans un espace social comme l’est, par exemple, une entreprise, et qu’elles soient validées.
18S’occuper de soi n’est pas une injonction uniquement réclamée des bénéficiaires des entreprises sociales. Elle est propre à notre société contemporaine et, comme le montre Honneth (2006), elle exerce une forte pression paradoxale sur les individus, car ils doivent réaliser leur « soi » en construisant des fictions biographiques qui correspondent à ce que l’univers du travail attend d’eux. L’emploi dépend de « la présentation convaincante de la volonté du salarié de se réaliser à travers son travail » (p. 320). Se réaliser soi-même revient alors à atteindre un « soi » prédéfini dans des termes définissant ce qu’est un homo œconomicus. L’intention de celui qui réclame d’un autre de s’occuper de soi est pourtant généreuse et signifie qu’avant de pouvoir s’occuper d’autre chose comme, par exemple, trouver un travail ou développer des relations sociales satisfaisantes, il convient d’atteindre un état de relative sérénité. Cependant, comme le montre Foucault, s’occuper de soi est une injonction à partir de laquelle « se sont constituées les morales sans doute les plus austères, les plus rigoureuses, les plus restrictives que l’Occident ait connues » (2001, p. 14).
19La composante morale de cette injonction réside dans ce qu’elle est destinée à des individus considérés comme étant « pris » par divers symptômes comme une forte instabilité, des troubles psychiques, des dépendances à des drogues ou à l’alcool des difficultés relationnelles ou autres comportements jugés indésirables. Mais, au-delà de cette connotation morale référant à une manière d’être idéale, dans une entreprise sociale, le paradoxe réside dans le fait qu’il est nécessaire de travailler afin de produire des biens ou des services pour s’occuper de soi et se réaliser soi-même. En d’autres termes, il faut s’occuper d’autre chose que de soi pour s’occuper de soi. Mais, peut-être qu’il ne s’agit là que d’un paradoxe de surface n’ayant pas de conséquence pratique puisque, effectivement, les bénéficiaires disent qu’en travaillant, ils se dégagent des divers symptômes qui les avaient « possédés » et qu’il s’agit bien d’une manière détournée de s’occuper de soi.
Paradoxe du travail essentiel qui n’est que secondaire
20Les politiques sociales contemporaines font du travail un instrument ayant une fonction autre que celle de redistribuer les richesses. Il est ce centre à partir duquel s’organise la protection des droits des individus. De même, les entreprises sociales considèrent le travail autrement qu’un simple moyen permettant l’échange de prestations contre un salaire. Leurs pratiques reposent sur l’idée que le travail recèle en lui-même diverses vertus. En effet, il est investi du pouvoir de développer les compétences que nous avons appelées professionnelles, paraprofessionnelles, sociales et personnelles des individus et du pouvoir de rétablir des liens sociaux préalablement dissolus et des rapports positifs entre un individu et lui-même. Mais, comme nous l’avons relevé, le développement des compétences professionnelles est secondairement visé, au profit des autres. Dès lors, le travail est considéré comme ayant une utilité autre que de gagner une certaine somme d’argent. Il permet certes de gagner « sa » vie, matériellement parlant, mais aussi de gagner « la » vie, soit une certaine forme de vie qui est celle d’un citoyen participant au vaste système d’échanges de biens, de services, d’idées, de savoirs que constitue une collectivité. Le travail permet donc à l’individu, non seulement de transformer des matériaux pour en faire des biens consommables ou de produire des services à autrui, mais de se transformer lui-même, cette transformation ayant des conséquences sur les rapports qu’il entretient avec ses semblables. Nous sommes donc en présence du paradoxe que nous pouvons appeler le « paradoxe du travail essentiel qui n’est que secondaire ».
21Les entreprises sociales sont soumises à la prescription d’insérer professionnellement les personnes qu’elles accueillent. Les responsables et les encadrants de ces entreprises sont bien conscients de la forme paradoxale de cette injonction qui occulte le fait qu’il n’y a pas de place de travail pour les personnes qu’elles accueillent, non seulement en raison de la pénurie d’emplois, mais également en raison de ce qu’il existe peu de places de travail pouvant accueillir des personnes vulnérables à cause de leur manque de formation, de leurs problèmes physiques et psychiques ou de leur âge. Cette prescription, dont nous avons souligné les composantes paradoxales, ne pouvant être satisfaite, les professionnels, s’ils ne veulent pas être réduits à l’impuissance, doivent trouver une autre forme d’action.
22L’idée selon laquelle il est nécessaire de s’occuper de soi pour pouvoir s’insérer leur fournit une raison et un moyen d’agir. Dès lors, il convient de s’adresser aux bénéficiaires afin qu’ils s’occupent d’eux-mêmes et développent des compétences personnelles comme, notamment, la confiance et l’estime de soi. A des degrés divers, les discours tenus à l’intérieur des entreprises analysées contiennent donc l’injonction réclamant un travail aux bénéficiaires, non pas parce que le travail aurait une importance en lui-même, mais parce qu’il permet le développement de l’identité sociale et personnelle. Dans les entreprises sociales, l’injonction à s’occuper de soi repose sur la croyance selon laquelle il importe d’être bien dans sa peau et dans sa tête pour pouvoir se consacrer efficacement à diverses activités productrices. Elle a aussi pour fonction de donner un sens à leurs actions, que le seul but d’insertion ne parvient pas à donner. Ces discours et les manières dont ils sont transformés en modes d’intervention sont affectés par l’idée que l’individu peut se transformer lui-même et que, s’il le fait, il sera plus apte à vivre une vie sociale et, éventuellement, professionnelle.
23Si, effectivement, les entreprises sociales s’attendaient à une insertion professionnelle de la part de ceux qu’elles accueillent, il serait étonnant d’instituer le travail comme simple moyen de développement de la personne. La qualité du travail fourni devrait compter secondairement par rapport à la qualité de la confiance en soi et de l’estime de soi atteinte. Pourtant, nous avons observé que la qualité du travail importe et qu’elle est évaluée en regard des normes généralement adoptées sur le marché. En effet, si les entreprises sociales veulent obtenir des commandes ou des mandats, le travail fourni doit être aussi bon que celui que fournirait une entreprise classique. Dès lors, il semble plutôt que les entreprises sociales doivent « jongler » avec deux conceptions du travail. La première le considère en tant que moyen efficace de développement, la deuxième en tant que fin en soi réclamant attention et exigeant des gestes producteurs de qualité.
24Cette double conception du travail présente l’avantage de permettre d’accepter des personnes dont on sait qu’elles ne produiront vraisemblablement pas un travail de qualité, mais dont on espère qu’elles progresseront dans l’établissement de rapports positifs avec elles-mêmes et avec les autres, et en même temps d’en accepter d’autres plus immédiatement productives. On peut aussi penser que les entreprises sociales acceptent des personnes ayant cette double « qualité » consistant à être suffisamment fragiles pour pouvoir bénéficier d’un « travail sur elles-mêmes » et suffisamment fortes pour travailler à la production de biens et de services de qualité.
25Même si les entreprises sociales se situent sur un continuum entre les deux pôles, au sein de la même entreprise, l’individu est compris fondamentalement comme à la fois faible, pour qu’on puisse l’aider à s’occuper de lui-même, et fort, pour qu’il puisse fournir un travail. Les accents sur la faiblesse et sur la force varient, mais ces deux composantes de l’individu cohabitent. Les exigences des pratiques psychosociales impliquent un individu faible alors que les exigences de productivité impliquent un individu fort. Caricaturalement, nous pouvons dire que pour exister dans une entreprise sociale, il doit à la fois, et à des degrés divers, montrer sa faiblesse et sa force.
Paradoxe de la valorisation du travail pour des personnes sans travail
26Les récits des bénéficiaires des entreprises sociales sont eux aussi articulés autour du travail représentant une valeur centrale constitutive de l’identité des individus. Ceux-ci ont intériorisé la norme du travail parce qu’elle conditionne la reconnaissance qu’ils reçoivent d’autrui et le rapport qu’ils entretiennent avec eux-mêmes. Il ne peut en être autrement, tant le travail est constitutif de la « logique sociale » qui produit les « logiques individuelles », ou de la « matrice sociale » qui produit nos manières de penser et d’agir. Les récits de vie obtenus confirment l’« efficacité » de l’intériorisation du travail en tant que valeur. Les « pratiques de soi » des individus sont soumises à l’injonction au travail et il semble que l’ordre social comme l’ordre individuel en dépendent. Comme nous l’avons vu, l’identité et la reconnaissance, en d’autres termes les rapports à soi, s’articulent à la valeur socialement accordée au travail, au fait concret de travailler et à l’activité particulière effectuée dans une entreprise.
27Les bénéficiaires rencontrés construisent le sens de leur existence en l’articulant à la valeur attribuée au travail, mais, en même temps, sur le plan professionnel, ils sont particulièrement vulnérables, car incertains de pouvoir se réinsérer sur le marché de l’emploi, voire certains de ne pouvoir s’y réinsérer. Ce sens pourrait être une pure fiction ne correspondant aucunement à l’expérience des individus. Cependant, en convoquant leurs souvenirs de travailleurs très souvent performants et reconnus, ils donnent à la valeur du travail un sens encore contemporain. Cette valeur permet l’expression d’une identité basée non seulement sur des statuts passés de travailleur, mais sur une qualité de l’être consistant à aimer et désirer le travail. La valeur du travail, leur passé de travailleur, la qualité morale de travailleur qu’ils s’attribuent font intrusion dans leurs expériences présentes, ce qui leur permet le plus souvent de se vivre eux-mêmes comme étant des travailleurs. Leur emploi dans une entreprise sociale peut alors être vécu en tant qu’emploi comme un autre, dans une entreprise comme une autre.
28Comme les récits de nos interlocuteurs le montrent, et comme Schwartz (1992) le suggère, la construction de soi, les rapports à soi, semblent se développer dans une confrontation constante aux contraintes imposées par la tâche à accomplir et par les interactions avec les autres individus confrontés à cette même tâche. Dès lors, les pratiques de soi au travail ne dépendent pas uniquement de la valeur accordée au travail ou de la reconnaissance obtenue en tant que travailleur, mais découlent extrêmement concrètement du simple fait qu’il faut produire quelque chose et que cette « œuvre » résiste et nécessite du travailleur qu’il développe des pratiques de soi sans cesse nouvelles. L’identité de travailleur n’est pas seulement l’intériorisation d’une image sociale, elle est aussi le résultat de la production individuelle et collective d’un service ou d’un objet, production nécessitant une forme de dépassement. Dans ce sens, l’identité est le sentiment qu’un individu développe en raison de ce qu’il a pu se dépasser pour produire quelque chose.
Paradoxe de la compétitivité non concurrentielle
29Les entreprises sociales doivent agencer deux fonctions : une fonction d’insertion d’une population fragilisée sur le marché de l’emploi, et une fonction de production de prestations marchandes tout en respectant la règle d’éviter toute forme de concurrence déloyale avec les entreprises du marché. La question à laquelle il est actuellement impossible de répondre est de savoir s’il est nécessaire de développer un « deuxième marché » ressemblant au premier, mais avec des contraintes moins pesantes qui permettent à des personnes vulnérables de produire des biens et des services et de se considérer comme appartenant à la classe des travailleurs. Le risque lié au développement d’un deuxième marché est de produire des « travailleurs-assistés » et de les figer ainsi dans des positions qui, si elles ne sont plus tout à fait celles d’exclus, risquent fort de leur ressembler. Cependant, le développement d’un deuxième marché permettrait aux personnes travaillant dans ce type d’entreprises de bénéficier de contrats d’une durée indéterminée, alors que les entreprises de type « passerelles » à visée d’insertion se voient contraintes d’établir des contrats d’une durée limitée sans lesquels elles perdraient cette visée d’insertion.
30Les entreprises sociales sont des sortes de passerelles qui doivent permettre aux personnes qu’elles reçoivent de retrouver un emploi, cependant, comme leur action repose sur le travail, elles sont donc en lien avec un marché sur lequel elles vendent les biens et les services qu’elles produisent. Et contrairement à ce que le terme « deuxième marché » pourrait laisser entendre, ce marché réservé aux entreprises sociales n’est pas différent du marché qui absorbe les produits des entreprises classiques. Il a des exigences en termes de production et de qualité que les entreprises sociales doivent satisfaire sous peine de perdre des commandes et de ne plus pouvoir fournir du travail. Elles peuvent donc être amenées à sélectionner des personnes ayant des capacités leur permettant d’assurer une certaine rentabilité. De ce fait, les entreprises sociales sont prises dans un paradoxe qui, d’un côté, leur demande de recevoir des personnes vulnérables et, de l’autre, réclame une certaine compétitivité sur un marché.
31La pertinence de la notion d’un « deuxième marché » qui serait réservé exclusivement aux entreprises sociales reste à démontrer. Les interpénétrations entre un premier et un prétendu deuxième marché sont si nombreuses qu’il n’est pas possible de délimiter clairement les espaces de ces marchés. Certes, il existe des « petits boulots » ou des « travaux de proximité » oubliés que les entreprises sociales peuvent réinventer. Mais il n’est pas certain qu’ils suffisent à délimiter un deuxième marché. Il arrive même qu’un « produit » développé dans les entreprises sociales, comme, par exemple, le recyclage d’appareils électroniques, devienne intéressant pour des entreprises classiques, qui alors s’en emparent. Si, comme nous le prétendons, le deuxième marché n’est que l’extension du premier, par contre, les entreprises sociales se distinguent par des modes de production moins contraignants pour les travailleurs que ceux que l’on trouve dans les entreprises classiques.
32La discussion à propos de ce deuxième marché n’a pas une portée polémique. Elle tend simplement à montrer que l’interdiction plus ou moins formelle posée aux entreprises sociales de se mettre en concurrence avec les entreprises classiques repose sur un découpage du marché ne tenant pas compte de ce que produisent réellement les entreprises sociales et de leur clientèle effective. Cette interdiction semble justifier les subventions accordées plus ou moins largement à ces entreprises et qui couvrent essentiellement le travail d’accompagnement psychosocial nécessité par la vulnérabilité des bénéficiaires. Elle a aussi pour fonction de faire taire les accusations de concurrence déloyale que les entreprises classiques, non subventionnées, pourraient adresser aux entreprises sociales subventionnées.
Paradoxe d’un travail possible dans un champ de contraintes paradoxales
33Une des questions posées dans cet ouvrage est de savoir comment le personnel des entreprises sociales absorbe les paradoxes que nous avons relevés, comment il joue et ruse avec les doubles contraintes et comment il en reconstruit les termes afin de les régler. Une première analyse semble laisser ces paradoxes sans solution. Pourtant, l’existence et les pratiques des entreprises sociales semblent indiquer les limites d’une compréhension, montrant que les injonctions paradoxales contiennent des termes irréductibles. Les responsables et les encadrants ne sont réduits ni à l’impuissance, ni à la folie. Certes, tous ces acteurs, à la place qu’ils occupent, sont confrontés à des difficultés dont certaines, comme nous l’avons montré, découlent de ces injonctions paradoxales. Cependant, ils mobilisent leur intelligence pratique et font preuve de ruse afin de proposer des tâches aux bénéficiaires, d’assurer une certaine productivité, de vendre le produit de leur travail sur un marché dans lequel ils ne devraient pas être en concurrence avec des entreprises classiques, d’accueillir des personnes vulnérables exclues du marché traditionnel de l’emploi et de fournir parallèlement une aide psychosociale.
34Une des ruses consiste à énoncer que le travail n’est pas une fin en soi, mais un instrument de développement de la personne, qui pourra alors devenir plus forte pour affronter la logique sociale qui veut qu’il importe d’être suffisamment bien avec soi-même pour trouver une place dans notre monde. Les énoncés de ce type ne résolvent pas le paradoxe puisque la responsabilité de la réinsertion continue à reposer sur l’individu. Au contraire, ils produisent un nouveau paradoxe selon lequel le travail n’est qu’un moyen permettant le développement de compétences personnelles et que, néanmoins, il importe de se reconnaître et d’être reconnu en tant que travailleur. En passant des contrats avec les bénéficiaires, en leur distribuant un salaire, en ayant des exigences proches de celles des entreprises classiques, les entreprises sociales les reconnaissent en tant que travailleurs et nous pouvons comprendre que quantitativement le pôle travail l’emporte sur le pôle social.
35Les entreprises sociales constituent une échappée à l’injonction paradoxale imposée aux chômeurs : cherchez du travail, il n’y a pas de travail. Effectivement, elles donnent du travail. Ainsi, les personnes qu’elles accueillent ne sont plus aussi « éloignées de l’emploi » qu’elles pouvaient l’être en tant que chômeurs, chômeurs en fin de droit ou personnes handicapées. Les entreprises sociales ne sont d’ailleurs pas évaluées et subventionnées sur la base du nombre de bénéficiaires qui retournent à un emploi salarié. De ce fait, nous pouvons comprendre que l’injonction qui leur est faite de réinsérer les personnes qu’elles reçoivent est une forme de « jeu de langage » sans véritable portée. Les faits semblent admettre que les politiques sociales incitant à la réinsertion professionnelle ne sont pas dupes ; elles savent que les résultats qu’elles déclarent attendre ne sont que rarement obtenus. Cependant, si elles ne sont pas dupes, elles restent génératrices d’injonctions paradoxales dont elles ignorent peut-être les effets sur les institutions, les pratiques et les individus.
Une diplomatie possible
36Les entreprises sociales constituent un contexte dialogique dans lequel les bénéficiaires construisent et affirment leur identité, laquelle est reconnue par les responsables et encadrants. Mais le dialogue exige que les partenaires soient visibles l’un pour l’autre. Les récits des bénéficiaires indiquent que leur condition de sans-emploi, voire d’inemployables, les rend invisibles aux yeux des entreprises classiques et des institutions politiques et sociales. Ils se sentent effectivement non perçus, comme s’ils n’avaient pas d’existence et que le regard d’autrui les traversait. Comme les travaux d’Honneth (2006) l’indiquent, les sujets humains « sont visibles pour un autre sujet selon la capacité de ce dernier à les identifier, en fonction du type de rapport social en question, comme des personnes possédant des traits clairement définis » (p. 227). Le problème n’est pas que les bénéficiaires soient dépourvus de traits clairement définis, mais que ces traits ne correspondent pas, ou peu, à la « valeur sociale » attribuée à l’être humain, notamment celle de l’homo œconomicus. L’invisibilité des sans-emploi à l’extérieur de l’entreprise sociale est en partie compensée par une visibilité interne. En effet, au sein de l’entreprise, les personnes se sentent vues avec des qualités particulières et les signes de cette accession à la visibilité sont les expressions, les paroles, les actions des responsables et des encadrants.
37L’entreprise sociale constitue un microcontexte dans lequel se jouent les rapports du voir et de l’être-vu. Dès lors, les conditions permettant une construction dialogique de l’identité sont remplies. Pour les responsables et les encadrants, les bénéficiaires sont à la fois visibles et intelligibles dans le sens où ce qu’ils montrent d’eux-mêmes ne constitue pas un langage totalement étranger. Hors de ce microcontexte, règnent les étiquettes et les stigmates apposés aux personnes sans emploi, dès lors invisibles et réduites au silence. La question est alors de savoir si les encadrants et, plus largement, les travailleurs sociaux peuvent être des diplomates, c’est-à-dire des représentants des bénéficiaires hors de l’entreprise pouvant, dans une langue intelligible aux oreilles des politiques, des gestionnaires et des employeurs potentiels, dire qui sont ces personnes, les ressources dont elles disposent ainsi que les intérêts et aspirations légitimes qu’elles ont. Comme nous l’avons montré, il s’agit d’une question de langage, de normes d’intelligibilité, de position sociale, et aussi d’écoute de la part de ceux qui ont à prendre des décisions en matière d’insertion et de travail, soit les politiques, les responsables d’institutions, les travailleurs sociaux et les chefs d’entreprise.
38Les « sans-emploi » ou les bénéficiaires employés d’une entreprise sociale ne sont pas seulement des objets de connaissance pour les experts, ce sont surtout des sujets connaissant leurs propres conditions d’existence. Dans la perspective de Honneth (2006), ces personnes ne doivent pas être réduites à des objets de connaissance soumis à des contenus normatifs, mais doivent être les destinataires d’actes de reconnaissance. Ces actes recèlent un contenu expressif qui est « l’expression visible d’un décentrement individuel que nous opérons en réponse à la valeur d’une personne » (p. 242) et ont une portée positive quant à la construction identitaire des individus. L’exercice de la diplomatie auquel les professionnels de l’insertion et également les chercheurs pourraient se livrer, demande de parcourir deux mondes, celui du non-emploi ou de l’emploi vulnérable et celui des entreprises et des institutions sociales et politiques. Leur tâche serait alors de rendre visibles ceux qui ne le sont pas et de susciter des actes de reconnaissance qui ne soient pas des déclarations d’intention, mais des attitudes expressives nécessitant une forme de « sortie de soi », c’est-à-dire une position non égocentrique qui ne soit pas un simple précepte moral, mais une activité réelle.
39Le but de la diplomatie est d’agir sur les croyances et les désirs, au sens où Tarde (1999) l’entend. Ces croyances et ces désirs sont ceux de tous les partenaires de ce « nous » qui constitue la société et particulièrement le monde du travail, y compris les personnes déclarées exclues ou inemployables. Il importe de reconsidérer la croyance largement partagée en l’homme « entrepreneur de lui-même » qui, s’il ne l’est pas, se condamne lui-même à l’exclusion pour réévaluer le pouvoir de création de l’individu-collectif. Il importe de cesser d’opposer l’individu à la société, notamment en raison de ce que ce dernier est aussi une société. Il est une société de souvenirs, d’habitudes, de concepts, de croyances, de désirs qui interagissent les uns avec les autres. Une variation des croyances dans la société et dans l’individu-société s’accompagne d’une variation, augmentation ou diminution, de la force d’exister.
40Le rôle du diplomate n’est pas de vouloir transformer les mondes entre lesquels il intercède. Il importe plutôt de nouvelles idées qui amèneront les individus à s’affirmer comme « forces créatrices », à développer de nouvelles formes de vie et de nouveaux rapports à soi et à autrui ainsi qu’à affirmer « la solidarité de plus en plus intime des individus, qui ne peuvent plus se passer les uns des autres » (Tarde, 1999, p. 313). La proposition semble utopique, car elle se heurte à la division du travail, à la séparation des êtres en catégories, pourtant, le fait d’affirmer une telle idée indique, selon la théorie de Tarde de l’imitation et de l’invention, que cette idée existe déjà dans le monde et se communique entre individus et collectifs d’individus et produit des variations, même infinitésimales, de croyances tout en suscitant de nouveaux désirs. Les croyances concernant la valeur du travail, son importance pour la construction identitaire, les désirs de travail, les désirs de coopération seront soumis à ces variations.
41Tarde suppose une résistance de l’homme à l’encontre de toute forme de gouvernement abstrait qui cherche à imposer son pouvoir par la seule vertu de l’imitation. Nous pouvons ainsi déceler dans les pratiques des entreprises sociales des variations infimes qui font qu’elles ne sont pas la simple reproduction de pratiques des entreprises uniquement économiques. Ces variations peuvent préfigurer de nouvelles formes de travail dont il est encore impossible de fixer les contours qu’elles prendront. Elles semblent bien se diriger vers une économie que l’on pourrait appeler plus solidaire. Ces variations indiquent aussi de nouvelles manières de pratiquer le travail social et nous voyons se dessiner des interventions dans lesquelles un travail partagé effectué par les bénéficiaires et les encadrants « médiatise » la relation d’aide et le développement psychosocial des individus découle comme un effet dérivé de la tâche accomplie. Le travail n’est pas conçu comme un simple prétexte, il est central. Le développement n’est pas visé et soumis à une forme d’acharnement psychothérapeutique, il est simplement dérivé de la coopération que nécessite l’accomplissement d’une tâche.
42A la lumière du « vitalisme immanent » de Tarde (1999), nous pouvons aussi voir dans l’existence des bénéficiaires l’invention de nouvelles formes de vie. Il ne s’agit pas de nier leur souffrance, leur désarroi et l’absence de perspectives professionnelles s’ouvrant à eux. Cependant, nous pouvons considérer que leur existence n’est pas la simple reproduction d’une forme de vie qui est celle du travailleur homo œconomicus, mais l’avancée créatrice de formes de vie qui œuvrent de manière créatrice à réaliser des conditions d’existence dans lesquelles se manifestera leur force vitale. Certes, ces vies tâtonnent et hésitent, mais, au terme de cet ouvrage, il importe de souligner le désir de persévérer dans l’existence qu’elles expriment et de ne pas rester à un constat qui montrerait la vie comme une simple reproduction et qui se réduirait à des mécanismes de survie. Comme le montre Foucault (1994, 2004), le « biopouvoir » qui s’adresse aux formes de la vie pour les contraindre suscite dans la vie elle-même ses propres forces de résistance. « La vie est en quelque sorte prise au mot et retournée contre le système qui entreprenait de la contrôler » (Foucault, 1994, p. 191).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ne touche pas à tes vieux
Regards sur la maltraitance familiale des personnes âgées
Véronique Gavillet et Laurence Grandrieux
2006
Entre mémoire collective et mémoire familiale
L’héritage d’un trauma collectif lié à la violence totalitaire
Irène Mathier
2006
Travailler pour s’insérer
Des réponses actives face au chômage et à l’exclusion : les entreprises de réinsertion
Christophe Dunand et Anne-Lise du Pasquier
2006
La Suisse au rythme latino
Dynamiques migratoires des Latino-Américains : logiques d’action, vie quotidienne, pistes d’interventions dans les domaines du social et de la santé
Claudio Bolzman, Myrian Carbajal et Giuditta Mainardi (dir.)
2007
Analyse de l’activité en travail social
Actions professionnelles et situations de formation
Kim Stroumza et Joëlle Libois (dir.)
2007
Les entreprises sociales d’insertion par l’économie
Des politiques, des pratiques, des personnes et des paradoxes
Claude de Jonckheere, Sylvie Mezzena et Camille Molnarfi
2008
De l’aide à la reconnaissance
Ethnographie de l’action sociale
Laurence Ossipow, Alexandre Lambelet et Isabelle Csupor
2008
Et ils colloquèrent, colloquèrent, colloquèrent…
Entre théorie et pratique : les réunions des travailleurs sociaux
Nadia Molea Fejoz
2008
L'incident raciste au quotidien
Représentations, dilemmes et interventions des travailleurs sociaux et des enseignants
Monique Eckmann, Daniela Sebeledi, Véronique Bouhadouza Von Lanthen et al.
2009
La protection de l’enfance : gestion de l’incertitude et du risque
Recherche empirique et regards de terrain
Peter Voll, Andreas Jud, Eva Mey et al. (dir.)
2010
La construction de l’invisibilité
Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile
Margarita Sanchez-Mazas
2011