Chapitre V. Capabilités
p. 145-168
Texte intégral
De la compétence à la capabilité
Gestion des compétences
1Les paradoxes que nous avons soulignés indiquent que l’entreprise sociale est une entreprise comme les autres tout en étant une entreprise pas tout à fait comme les autres. La distinction d’avec les entreprises purement économiques tient notamment à sa visée de développement social et personnel de ses travailleurs. Dès lors, l’usage des compétences qui a cours dans les établissements dont nous analysons les pratiques est à la fois managérial comme dans les entreprises classiques et il renvoie aussi au développement social et personnel des travailleurs. La logique économique qui préside à l’usage des compétences dans le monde économique se retrouve dans les entreprises sociales en compagnie d’une logique sociale « autorisant » ces entreprises à ne pas être tout à fait comme les autres. L’enquête sur l’usage des compétences dans les entreprises sociales nous permet de discuter de la manière dont cette notion traverse la société dans son ensemble.
2La double appartenance des entreprises sociales au monde entrepreneurial et au monde « social » implique que tant la notion de compétence que l’usage pratique qui en est fait relèvent de ces deux mondes. La question est de savoir ce que la cohabitation de ces deux mondes produit sur le mode de fonctionnement des entreprises sociales, sur les pratiques des encadrants et sur les bénéficiaires eux-mêmes, notamment sur la manière dont ils évaluent leurs propres compétences et la possibilité de leur transfert sur le marché de l’emploi.
3Dans les entreprises et, dans une moindre mesure, dans la formation professionnelle, la gestion par compétences apparaît souvent comme un progrès par rapport à la gestion par qualifications, dans le sens où sa légitimité tient à ce que font « réellement » les individus et non à la dimension symbolique et, par conséquent, collective d’un titre ou d’un diplôme. Elle remplace la validation sociale accordée par des institutions de formation sous contrôle de l’Etat par une évaluation individuelle reposant sur l’expertise d’un évaluateur dont l’» objectivité » est garantie par des procédures. En ce sens, il devrait être avantageux pour les travailleurs des entreprises sociales, dont le niveau de qualification est généralement peu élevé, d’être évalués en fonction de leurs compétences et non de leurs qualifications. Cependant, la question que pose ce passage est de savoir si l’on peut sans autre remplacer la qualification, c’est-à-dire la valeur sociale attachée à une qualification et qui se concrétise notamment par un salaire et une certaine reconnaissance sociale, par une logique procédurale reposant sur des entretiens individuels, des observations sur le poste de travail et divers tests se réclamant de l’objectivité « scientifique ».
4Le discours actuel sur l’entreprise et les compétences reflète les transformations du capitalisme : les activités à haute valeur ajoutée sont caractérisées par le recours à une main-d’œuvre fortement qualifiée représentant le « capital humain » de l’entreprise. « Les actifs intangibles – compétences, qualité, savoir-faire, image de marque – constituent la principale source de croissance et d’amélioration de la compétitivité » (Becker, cité par Boiral & Verna, 2000, p. 331). Les discours sur le management réhabilitent les compétences dans la mesure où elles permettent de promouvoir l’excellence, l’initiative individuelle, l’engagement volontaire, la participation, la coopération dans des structures souples et évolutives. On peut aussi comprendre que cette promotion développe également la compétition entre les employés, c’est-à-dire la méfiance, le stress, les divers phénomènes indicateurs d’une souffrance au travail (Dejours, 2000).
5Comme le montrent Boiral et Verna (2000), le discours managérial développant une argumentation sur la base de la notion de compétence s’est cristallisé autour de l’image de « l’entreprise apprenante » ou de « l’organisation intelligente ». Cette figure de l’entreprise présente une version « éthique » de l’utilisation librement consentie des compétences humaines au profit de l’entreprise et du plus grand nombre de ses employés. Ce discours part du constat que, dans nombre de tâches, la simple mise en œuvre de prescriptions n’est pas à l’avantage de la réalisation du travail. Il est nécessaire que les agents, notamment lorsqu’ils sont confrontés à des imprévus, fassent preuve de créativité, d’intelligence et de ruse. La réalisation de la tâche impose une activité de pensée intégrant un grand nombre de paramètres. On peut déceler dans ces discours la figure d’un individu libre et créateur ou d’un salarié-sujet s’accomplissant et se développant dans sa tâche.
6Pour Boiral et Verna (2000), le modèle de l’entreprise apprenante ou intelligente repose sur cinq principes. Premièrement, le développement des compétences constitue un objectif stratégique. Deuxièmement, l’être humain représente la principale richesse de l’entreprise. Troisièmement, les organisations apprennent collectivement. Quatrièmement, les nouvelles technologies de l’information sont au service de l’apprentissage organisationnel. Cinquièmement, les chemins de l’apprentissage organisationnel sont complexes et diversifiés (p. 331). Pour les auteurs, ces discours qui tendent à valider le management de l’entreprise, notamment comme relevant d’une pratique éthique, sont « hypocrites » (p. 334). En effet, la gestion de l’entreprise vise avant tout à assurer le meilleur avenir possible de l’entreprise en rémunérant au mieux les capitaux investis par les actionnaires. Ainsi, « la logique financière se substitue progressivement à la logique d’entreprise et lui impose des échéances de plus en plus rapprochées avec des critères d’évaluation qui ne relèvent plus de la saine gestion, mais davantage du jeu » (p. 334). Dans une telle logique, le personnel de l’entreprise doit faire preuve de flexibilité et la compétence majeure est alors de pouvoir s’adapter à une infinité de situations imposées par la diminution des coûts, l’amélioration de la qualité et de la rapidité de la production et des services. Les conséquences de ce management appelé « réingénierie » (Business Process Reengineering) sont le recentrage et l’externalisation. Il s’agit de recentrer les activités de l’entreprise sur le métier ou un nombre limité de métiers et d’externaliser les activités qui ne sont plus au centre de ce qui a été défini comme étant celles propres à l’entreprise.
7Dans un tel contexte, « une meilleure gestion des compétences consiste souvent à créer de nouvelles zones d’incompétences, en particulier par le biais d’une précarisation du travail » (p. 337). L’entreprise attire les compétences dont elle a besoin à un instant donné et utilise, au moindre coût et le plus librement possible, les personnes jugées incompétentes, c’est-à-dire n’ayant pas les compétences requises à cet instant donné. Les discours actuels sur la mobilisation des compétences au travail cachent mal le fait qu’en même temps, « tout se met en place pour réduire toujours davantage la place de l’homme dans l’entreprise » (p. 343). Dans les faits, l’être humain n’est pas considéré comme « la principale source de richesse, mais bien plutôt comme un coût à réduire » (p. 343). De ce fait, l’usage de la compétence, comme de son apparent contraire, l’incompétence, remplit une fonction d’évaluation, de classification, d’insertion ou d’exclusion des employés d’une entreprise ou, plus largement, de la population des travailleurs dans une société.
8Durant les dernières décennies, la stabilité, parfois relative il est vrai, de la structure des modes de production économiques a facilité le développement et l’établissement d’un système de qualification efficace par l’intermédiaire de la formation. Ce système a permis aux acteurs du marché d’assurer une reproduction des pouvoirs économiques par la mise en place d’une distribution, sur les lieux de production, des fonctions et des rémunérations sur la base des certifications acquises au préalable. Désormais, avec les nouvelles formes d’organisation du travail, notamment la place accrue de la fluidité et de la flexibilité dans les processus de production, cette logique de la qualification s’est vue progressivement supplantée par ce que nous appelons désormais la logique de la compétence. Cette situation implique un enjeu social de taille, car dans les faits elle révèle aussi l’occasion pour les entreprises de privilégier des évaluations individuelles de postes. En l’occurrence, cette modalité de gestion des ressources humaines permet de déréglementer des situations de travail devenues inadéquates du point de vue des exigences productives du moment. Cet état de fait tend à marginaliser dans l’univers du travail la dimension des négociations collectives à l’origine de consensus sur la reconnaissance des diplômes et des fonctions. Cette nouvelle donne managériale génère donc un rapport de forces sociales et c’est ainsi que nous assistons à une « individualisation de la relation salariale » dans la diffusion de la logique de la compétence dans le champ du travail. En effet, à côté du renvoi de la responsabilité pour la gestion de tâches toujours plus complexes, les individus se voient également adresser l’obligation d’assumer les conséquences fragilisantes d’une gestion structurelle misant sur la logique des compétences. « Le modèle de la compétence a ceci de contradictoire qu’il table sur l’évaluation d’acquis individuels sans forcément stabiliser son collectif. L’enjeu cumule alors celui d’un rapport salarial individualisé et de l’emploi précaire » (Stroobants, 1998, p. 20).
9Les bénéficiaires des entreprises sociales que nous avons rencontrés peuvent être considérés comme ayant été, à un moment ou à un autre et pour des motifs divers, évalués comme n’étant pas suffisamment productifs en regard des normes de l’entreprise, c’est-à-dire comme étant non compétents. Leur retrait de leur place de travail permet soit de réduire les coûts ou, ce qui revient au même, d’augmenter la productivité.
Individualisation des compétences
10Dans le contexte de l’individualisation du rapport salarial, la notion de « compétence » participe à ce qu’Ehrenberg (2000) désigne comme la tendance à l’individualisation de l’action. Pour lui, l’action « n’a alors d’autre source que l’agent qui l’accomplit et dont il est le seul responsable » (p. 233). L’initiative de l’individu et les compétences qu’il met en œuvre sont devenues les seuls critères qui permettent de juger la valeur d’une action. Dans l’entreprise, les modèles disciplinaires de la gestion du personnel, basés notamment sur la punition et la récompense, la réprimande et la louange, sont remplacés par des procédures incitant les employées à des comportements dits « autonomes », mais qui, en définitive, répondent à des normes intégrées par les agents.
11Le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle analysé par Foucault (1975) s’effectue également au sein des entreprises. L’individu a intégré la norme selon laquelle il doit être autonome dans ses actes et responsable de leurs conséquences et a « plié » en lui cette pression du dehors. Comme le dit Ehrenberg : « Les modes de régulation et de domination de la force de travail s’appuient moins sur l’obéissance mécanique que sur l’initiative : responsabilité, capacité à évoluer, à former des projets, motivation, flexibilité, etc., dessinent une nouvelle liturgie managériale » (p. 234). Dans une perspective foucaldienne, il déclare : « Il s’agit moins de soumettre les corps que de mobiliser les affects et les capacités mentales de chaque salarié » (p. 234). Le fait que chacun doit « tout choisir et tout décider » (p. 236) exerce une extrême pression sur les individus et a pour corollaire leur grande vulnérabilité dont une des formes d’expression est la dépression, « contrepartie inexorable de l’homme qui est son propre souverain » (p. 277).
12La compétence et les liens qu’elle entretient avec le sujet capable de se constituer lui-même en tant que sujet de ses propres pensées, de ses propres valeurs, de ses propres normes et de ses propres actions vont dans le sens de son atomisation et de sa responsabilisation. Les formes que prend la constitution du sujet par lui-même, en d’autres termes la constitution de son identité, sont extrêmement contraignantes. Pour mener une vie jugée digne d’être vécue, l’individu doit se soumettre à des définitions de l’identité et des compétences extrêmement idéalisées. Nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle l’individu définit son identité plus par les compétences qu’il peut faire reconnaître et valoir, notamment sur le marché de l’emploi, que par ses affiliations et ses appartenances.
13L’« employabilité » est le terme qui exprime bien ce recours aux compétences pour trouver une place sur le marché de l’emploi. L’employabilité est comprise comme « la capacité (ou les qualités) dont un salarié dispose pour faire appel à ses compétences, ou autrement dit, la capacité d’inciter une demande face à son offre sous forme de force de travail » (Schultheis, 2002, p. 6). L’employabilité désigne l’individu comme étant « une sorte d’entrepreneur de lui-même » (p. 6) responsable de vendre ses compétences sur un marché concurrentiel. Employabilité et compétences sont des termes extrêmement efficaces, car ils ont gagné une légitimité tant chez les employeurs que dans les syndicats et parmi les salariés eux-mêmes. Ils participent subtilement à la normalisation des rapports sociaux en s’insérant dans les schèmes mentaux des individus au point que la référence à l’employabilité d’un individu définie en fonction de ses compétences paraît tout à fait normale et juste.
14La compétence telle qu’elle est utilisée tant dans le discours managérial que sur le marché de l’emploi ne décrit pas un savoir-faire ou des performances en soi, mais recèle une dimension comparative. La compétence d’un individu est évaluée relativement à celle d’autres individus. Ainsi, il paraît évident que pour un poste de travail donné soit engagé le plus compétent des postulants. A l’inverse, il ne semble pas discutable que, dans un groupe professionnel, ce sont les personnes les moins compétentes qui perdent leur emploi ou ne parviennent pas à en retrouver un. Les termes « concours » et « mise au concours » indiquent bien que le marché de l’emploi est une forme de compétition dans laquelle seuls les meilleurs gagnent. Dès lors, l’usage de la compétence introduit un élément concurrentiel. Mais les règles de la compétition sont fixées par les entreprises et le marché, de telle manière qu’elles apparaissent comme étant « naturelles » ou évidentes et non construites dans des rapports de forces et en vue de sélectionner les personnes les plus productives et les plus conformes à la « culture » de l’entreprise.
15La comparaison des performances entre individus et l’usage qui en est fait dans les entreprises ou, plus largement, dans le monde du travail développe une forte pression sur les individus. Certes, l’individu n’est plus considéré comme devant être exploité, mais il est invité à exploiter ses talents au sein d’une entreprise. Pour ce faire, il devra faire valoir ou vendre ses compétences en montrant qu’il est le seul à les détenir ou qu’il est le seul à pouvoir les mettre aussi bien au service de l’entreprise. Cette compétition est régie par ce que Aubert et de Gaulejac appellent la « logique de l’excellence » (1991). Cette logique produit sur les individus les effets qu’Ehrenberg (2000) relève également, soit la perte pour les employés du sens de leurs activités et, plus généralement, de leur vie. La croyance en la valeur quasi morale de l’excellence ne semble pas suffire à donner sens à l’existence, d’autant plus que l’employé n’est pas dupe de l’usage managérial qui est fait du terme « excellence ». On peut discuter la méthode utilisée par Aubert et de Gaulejac et les raccourcis dus à une approche pluridisciplinaire, cependant on peut retenir que les discours de l’excellence produisent ou cultivent chez les individus un « moi idéal » que la réalité de l’activité dans l’entreprise « brûle ». Alors, ce moi idéal s’effondre et le moi réel qui apparaît est un moi affaibli, consumé par cette chute.
Compétence et gouvernementalité
16Le couplage de la compétence ou de l’excellence avec la responsabilité individuelle s’opérant sur les plans des discours et des pratiques peut apparaître, à la lumière des travaux de Foucault (2004), comme un mode de « gouvernementalité ». La gouvernementalité est la « manière dont on conduit la conduite des hommes » (p. 192). Chez Foucault, la gouvernementalité est un concept permettant l’analyse des relations de pouvoir dans les institutions et, plus largement, dans la société. Dans le domaine de la conduite des travailleurs, comme dans d’autres domaines de la vie des humains que sont la conduite des fous, des délinquants, des humains dans leur sexualité ou de l’ensemble du corps social, la gouvernementalité peut parfois, pour ne pas dire toujours, procéder par mise en catégories et ensuite intégration ou exclusion des individus ainsi classés. Les procédures qui caractérisent la gouvernementalité opèrent de façon diffuse. Elles distribuent et mettent en ordre les populations, produisent et reproduisent des sujets, leurs pratiques et leurs croyances, en relation avec des objectifs spécifiques correspondant à une politique plus ou moins clairement définie.
17Pour déployer ses effets sur les humains, la gouvernementalité, que l’auteur nomme aussi le « gouvernement des vivants », n’a pas seulement besoin de lois. Elle a besoin de s’appuyer sur des discours qui la légitiment. Ces discours doivent s’exprimer comme étant le « dire vrai » de la vie, que Foucault appelle aussi la « véridiction ». Par ce terme, il désigne non pas le simple rapport entre un mot et ce qu’il désigne, mais « l’ensemble des règles qui permettent, à propos d’un discours donné, de fixer quels sont les énoncés qui pourront y être caractérisés comme vrais ou faux » (p. 37). Dans ce sens, les sciences humaines, notamment l’économie, la psychologie, la sociologie, en tant que discours s’appropriant les formes de la vie et se présentant comme étant « vrais », sont les instruments privilégiés de la gouvernementalité.
18Dans le domaine de l’emploi qui nous occupe, nous pouvons donc faire l’hypothèse que les compétences, évaluées à l’aide d’instruments visant l’objectivité des performances jouent ce rôle consistant à dire la vérité des aptitudes potentielles et des comportements observables utilisables sur un marché de l’emploi, lui aussi considéré comme étant objectivable et soumis à des procédures de véridiction économiques. Mais il ne s’agit pas seulement de la vérité de ce qu’un travailleur sait faire et fait réellement, il faut aussi produire la « vérité » du travailleur lui-même. Suivant Foucault, on peut penser que la compétence permet moins d’évaluer ce qu’il fait que ce qu’il est. En effet, un travailleur est jugé compétent ou incompétent, et ces termes vont plus qualifier son être (il est compétent) qu’uniquement ses performances sur une place de travail. La psychologie du travail, l’évaluation des compétences, la reconnaissance des acquis de l’expérience, les référentiels de compétences professionnelles produisent des discours qui entrent dans ce processus de véridiction. La question n’est pas de savoir si ces discours sont « vrais » ou « faux », d’abord parce que la plupart du temps cela est indécidable, mais de savoir comment ils entrent dans la gouvernementalité des populations de travailleurs.
19Pour Foucault, dans notre société néocapitaliste un individu devient gouvernable, c’est-à-dire qu’il est possible d’avoir prise sur lui, s’il peut être conçu comme un homo œconomicus (2001, p. 258). L’homo œconomicus contemporain n’est plus compris comme un individu qui reçoit un salaire en échange de sa force de travail ; son salaire est conçu, non comme l’un des deux termes de l’échange, mais comme le revenu d’un capital. Dès lors, le capital est l’ensemble de tous les facteurs physiques et psychologiques qui rendent quelqu’un capable de gagner un salaire. En d’autres termes, le travailleur, conçu comme un ensemble de compétences, est un capital qui doit produire un revenu.
20Cette conception du travailleur comme capital devant produire un revenu sous la forme d’un salaire entraîne une série de conséquences sur l’individu. Le capital défini comme ce qui rend possible un revenu rend indissociable le capital de celui qui le détient. Dans ce sens, les compétences, c’est-à-dire ce qui rend possible l’agir professionnel, ne peuvent pas être séparées de la personne qui détient ce pouvoir d’agir. Il y a « collage » des compétences à la personne. La compétence du travailleur est une « machine » qui ne peut être séparée de l’individu, qui fait corps avec lui et qui va produire des revenus (2004, p. 230). Mais cette machine-individu se conjugue à d’autres machines-individus et ensemble elles produisent des flux de revenus. Pour Foucault, se référant à l’économiste Schultz, il est nécessaire de considérer cet ensemble constitué de machines-individus et de flux de revenus (p. 231).
21Cette conception de la machine-compétence constituant un capital devant produire des revenus est à l’opposé de la conception classique du travailleur vendant sa force de travail contre salaire. Le travailleur apparaît alors comme étant pour lui-même « une sorte d’entreprise » (p. 231). L’homo œconomicus néolibéral n’est plus du tout un partenaire de l’échange, mais, en tant que capital devant assurer des revenus il est, comme le dit également Schultheis que nous avons cité précédemment, un « entrepreneur de lui-même » (p. 232). On peut ainsi comprendre la formation, et plus particulièrement la formation professionnelle, comme le développement du capital humain ou de la compétence-machine afin que cette machine puisse obtenir un revenu.
22Dans la perspective foucaldienne, la gouvernementalité basée sur la compétence ne procède que partiellement par normalisation, insertion et exclusion, c’est-à-dire par des règles et des pratiques provenant du dehors de l’individu et l’assujettissant. Elle constitue, par le plissement du dehors au dedans, un sujet, homo œconomicus, qui se produit lui-même en tant que compétence-machine devant être rentable sur le marché du travail. Du point de vue de l’individu, soit il parvient à se constituer lui-même en tant que compétence-machine productive, soit il échoue. Dans les deux cas de figure, nous l’avons déjà souligné avec Ehrenberg, la responsabilité lui revient.
23L’enquête sur l’usage de la notion de compétence dans l’univers de l’économie permet de saisir la « logique » sociale qui traverse les entreprises que nous étudions. D’une part, elles sont le produit de cette logique puisqu’elles ont pour mission de recueillir ceux qui ont été exclus du marché du travail au nom du jugement les qualifiant d’incompétents et, en raison de cette sentence, d’inemployables. D’autre part, en tant qu’entreprises elles sont elles-mêmes amenées à utiliser cette notion afin d’évaluer les travailleurs qu’elles accueillent, leur développement, et de préjuger de leurs chances de réinsertion professionnelle et sociale. Comme nous l’avons vu, la compétence s’étend de la sphère professionnelle vers les sphères sociale et personnelle. Certes, dans ces deux dernières sphères, il ne s’agit pas directement de produire un sujet homo œconomicus, mais plutôt un sujet capable de se développer en vue de devenir, peut-être un homo œconomicus, mais en tout cas, un sujet social ou un citoyen.
24La version managériale de la compétence ne permet pas de rendre compte du développement des travailleurs visé par les entreprises sociales et de la manière dont les travailleurs évaluent eux-mêmes leur propre développement. De même, elle ne permet pas de rendre compte de la part de création que les entreprises sociales apportent dans notre société, tant par rapport au monde économique que par rapport au monde de l’intervention sociale. Dans les termes propres à Tarde, la compétence permet de saisir en quoi les entreprises sociales sont « imitation » des entreprises économiques et non en quoi elles sont « invention » d’un nouveau modèle d’entreprise.
25Le concept de « capabilité » proposé par Amartya Sen (1993, 2000a, 2000b, 2003) permet de passer des dimensions managériales et atomistes attachées à la compétence à des dimensions créatives et collectives. En ce sens, il constitue une critique de la notion de compétence et une manière de la dépasser afin de mieux rendre compte de l’expérience et des contradictions qui capturent les encadrants et les travailleurs. Contrairement à la compétence et à sa visée normalisatrice, la capabilité telle qu’elle est définie par Sen permet de comprendre ce que peuvent apporter des entreprises sociales à des personnes en situation de vulnérabilité, c’est-à-dire à des personnes dont les conditions d’existence se sont dégradées et dont le risque de se dégrader encore existe bel et bien.
Capabilités et fonctionnements
26Sen critique l’opposition systématique existant entre l’intérêt personnel et l’altruisme que l’on trouve généralement dans les théories économiques. L’individu ne doit pas être le point focal des activités humaines et son bien-être, tel qu’il est apprécié subjectivement par la personne elle-même, le seul critère d’évaluation. Des niveaux intermédiaires comme les classes sociales, le quartier ou les catégories socioprofessionnelles doivent être pris en considération si l’on veut comprendre les activités humaines. Selon Sen, l’homme n’est pas uniquement mû par des choix rationnels et peut prendre des décisions allant à l’encontre de son évident bien-être. Si ses décisions ne répondaient qu’à des critères économiques et à son bien-être, il serait « un demeuré social » (in Insel, 2000, p. 250).
27Nous avons souligné l’importance que prend la responsabilité individuelle dans la conception managériale de la compétence. Pour Sen, l’interdépendance des individus dans une société impose de donner à la responsabilité individuelle une acception qui ne revient pas à considérer l’individu « comme un atome isolé, sans relation bénéfique ou néfaste avec quiconque » (Sen, 2003, p. 372). La responsabilité doit prendre en considération un ensemble comprenant notamment le rôle de l’Etat, les rôles des autres agents et des institutions. Pour Sen, la responsabilité consiste à se sentir concerné par le destin de l’humanité, c’est-à-dire à prendre en compte notre appartenance à une humanité commune dans nos processus de décision (p. 370). La responsabilité est une dimension essentielle de notre humanité. « Un partage des responsabilités qui aboutirait à confier à une personne les intérêts d’une autre retirerait à cette dernière une dimension irremplaçable de son être sous forme de motivation, d’implication et de connaissance de soi » (p. 371). Par contre, elle ne consiste pas à penser que nous sommes intégralement maîtres de ce qui nous arrive. L’interdépendance des individus sociaux impose de situer la responsabilité individuelle dans un ensemble comprenant les circonstances personnelles, sociales et environnementales. Pour qu’un individu puisse être jugé responsable de ses actes, il faut pouvoir reconnaître que, dans une situation donnée, il était posé devant un ensemble de choix effectivement possibles. « La responsabilité exige la liberté » (p. 371).
28Les individus, dans une société donnée disposent de ressources ou de biens premiers dont ils peuvent disposer. Les biens premiers, notion empruntée à Rawls, sont définis comme « ce dont les citoyens en tant que personnes libres et égales ont besoin et dont la revendication est justifiée » (1993, p. 219). Pour Sen, citant toujours Rawls, ces biens premiers sont « ce que tout homme rationnel est supposé désirer » (p. 219). Ils comprennent notamment « les revenus et la richesse, les droits et les libertés de base, la liberté de circulation et la liberté dans le choix d’une occupation, les pouvoirs et les prérogatives afférant à certains emplois et positions de responsabilité, ainsi que les bases sociales du respect de soi » (p. 219). Ces biens premiers sont des ressources que les individus peuvent utiliser en vue de réaliser ce qu’ils considèrent comme étant une vie souhaitable et possible.
29Mais ce que font effectivement les individus n’est pas directement lié aux biens premiers dont ils disposent. Ils ont plus ou moins de liberté pour en disposer. En effet, l’égalité dont des personnes jouissent dans la possession des biens premiers peut aller de pair avec de grandes inégalités dans les libertés réelles dont ils disposent lorsqu’il s’agit de disposer de leur vie. Par exemple, si une personne possédant des revenus décents ne peut pas vivre dignement, c’est parce qu’elle n’a pas la capacité de convertir ses revenus en des conditions d’existence qu’elle considère comme étant dignes. L’égalité des biens premiers dont disposent des individus n’est pas le seul critère permettant de comprendre ce qu’est la vie digne des individus. Il est nécessaire de le compléter par une évaluation de l’étendue des libertés dont il dispose concrètement (Sen, 1993, p. 27). Il peut exister entre les humains une égalité de biens premiers et une inégalité dans les modes de vie, car l’étendue des libertés permettant de transformer ces biens en modes d’existence est plus ou moins vaste. Un être humain peut désirer poursuivre différents objectifs et satisfaire à diverses valeurs, mais ses aptitudes à atteindre effectivement ses objectifs et à mener une vie conforme à ses valeurs peuvent être larges ou étroites. Dans cette perspective, ce que font les individus est évalué non en fonction des ressources et des biens premiers dont ils disposent, mais d’après la liberté qu’ils ont de choisir parmi différents modes de vie celui qu’ils adopteront effectivement.
30Sen ne s’intéresse pas à la liberté en tant qu’essence de l’être humain, il cherche plutôt à savoir les rôles effectifs qu’elle peut jouer dans la vie. Pour cela, il en distingue deux rôles : le rôle constitutif et le rôle instrumental. Le rôle constitutif est essentiel à l’épanouissement de la vie humaine. Ce premier type de liberté regroupe « l’ensemble des capacités élémentaires permettant d’échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable, à la mortalité prématurée aussi bien que les libertés qui découlent de l’alphabétisation, de la participation politique ouverte, de la libre expression, etc. » (2003, p. 56). Le rôle instrumental de la liberté est celui qui permet aux personnes non seulement de vivre, mais de vivre conformément à leurs aspirations.
31Pour décrire la liberté dont les individus disposent ou non dans l’usage des biens premiers ainsi que les facultés personnelles dont ils disposent afin de les convertir en modes d’existence, Sen introduit le concept de « capabilité ». Pour lui la vie d’une personne peut être considérée comme « une combinaison de modes de fonctionnement, ou de façons d’agir et d’être » (1993, p. 218). La « capabilité » est la liberté réelle d’une personne « d’accomplir différentes combinaisons de mode de fonctionnement, ou de façons d’agir et d’être » (p. 218). Elle exprime la liberté de mener différents types de vie, mais ces types de vie concernent une société donnée et non des choix impossibles d’une existence idéale et non située dans un contexte social, politique et économique.
32La vie dans une société peut se caractériser par des fonctionnements possibles, mais parmi ceux-ci, seuls certains seront effectivement accomplis par un individu. Il est donc nécessaire de tenir compte non seulement des fonctionnements effectivement réalisés, mais aussi des diverses possibilités s’offrant au choix. S’il n’y avait qu’un seul fonctionnement possible, la question du choix et de la liberté ne se poserait pas. En ce sens, la capabilité d’une personne exprime « les diverses combinaisons de fonctionnements qu’il lui est possible de mettre en œuvre » (2003, p. 106). Sen insiste sur l’idée que la liberté n’a de sens que si des possibilités réelles de choix existent. « Si la combinaison de fonctionnements pour une personne donnée reflète ses accomplissements réels, l’ensemble des capacités (capabilités) représente, quant à lui, sa liberté d’accomplir, c’est-à-dire les combinaisons possibles, à partir desquelles cet individu peut choisir » (p. 106). L’approche par capabilités fait porter l’évaluation tant sur ce que la personne accomplit effectivement comme fonctionnement que sur l’ensemble des opportunités réelles qu’elle a à disposition et parmi lesquelles elle opère un choix. Ainsi, « il est tout à fait légitime de distinguer le fait de disposer de x quand on n’a pas d’autres possibilités et choisir x parmi d’autres options » (p. 107). En d’autres termes, la capabilité désigne un ensemble de fonctionnements par lesquels un « panier de biens » est converti en accomplissement. Elle est personnelle dans la mesure où elle est conditionnée par les caractéristiques individuelles, mais elle est aussi sociale, car elle dépend de la position de cette personne dans la collectivité, des règles en usage dans le groupe et de son environnement social et politique.
33Le concept de capabilité impose de prendre en considération l’individu tel qu’il est situé et agissant dans une société, c’est-à-dire son rôle d’agent. Pour Sen, l’agent est « une personne qui agit et modifie l’état des choses et dont les résultats doivent être jugés selon les objectifs et les valeurs explicitement formulés par cette personne, ce qui n’exclut pas, pour autant, de les estimer aussi en fonction d’autres critères » (2000a, p. 29). L’auteur insiste sur la dimension sociale de l’agent. Des individus considérés en tant qu’agents sont des membres d’une collectivité intervenant sur la scène économique, sociale et politique, que ce soit par une implication sur le marché ou une participation directe ou indirecte, individuelle ou collective dans la sphère politique ou à d’autres niveaux (2000a, p. 29). La manière dont Sen définit l’agent montre bien que les capabilités ne peuvent aucunement relever d’une norme universelle et homogène, mais qu’elles sont toujours socialement, c’est-à-dire aussi historiquement et spatialement déterminées. Le concept de capabilité lève les limites que nous avons relevées à propos de la compétence. En effet, les biens premiers sont des données pour un groupe social. La transformation de ces données en une vie réellement accomplie peut dépendre de « qualités » propres à un individu, mais surtout de la liberté effective dont il dispose dans un groupe social, c’est-à-dire des choix réels qui s’offrent à lui.
34Adapté à notre objet, à savoir l’apport des entreprises sociales à l’existence des travailleurs qui les fréquentent, les capabilités dont ils disposent peuvent être examinées sous l’angle des trois composantes proposées par Sen :
- les ressources dont une personne dispose et les manières dont elles sont transformées en fonctionnement ;
- les droits des bénéficiaires, qui leur donnent accès à des biens lorsqu’ils ne peuvent pas convertir les ressources dont ils disposent en fonctionnements ;
- la liberté effective qu’ils ont de choisir certains fonctionnements.
35Ces trois composantes indiquent que la vie digne d’un bénéficiaire ne peut pas être évaluée uniquement en prenant en compte ses moyens financiers d’existence, mais qu’il faut aussi et surtout considérer les possibilités de choix réels qui s’offrent à lui et qui lui permettront de transformer des ressources individuelles et sociales en fonctionnement.
Ressources
36La question que pose le concept de « capabilité » est de savoir si ce que jusque-là nous avons appelé les compétences, développées par les bénéficiaires au cours d’un passage dans une entreprise sociale, peuvent constituer des ressources susceptibles d’être transformées en modes de fonctionnement satisfaisants pour les individus, notamment en leur permettant de « remonter la pente » et de quitter leur situation de vulnérabilité. Pour Sen, les ressources ne sont pas uniquement économiques, elles comprennent des libertés de base, notamment celle de pouvoir choisir une occupation. Elles sont également constituées par le capital que représentent des qualités propres à l’individu, à savoir ses diverses aptitudes physiques et intellectuelles acquises au cours de sa vie, et pour ce qui nous occupe plus particulièrement, celles qu’il a développées au sein et grâce à l’entreprise sociale.
37Les compétences professionnelles, paraprofessionnelles, sociales et personnelles qui sont visées et développées dans les structures auxquelles nous nous sommes intéressés représentent des ressources transformables en fonctionnements. Le développement de la santé, des relations sociales, de la confiance en soi peut effectivement donner lieu à des fonctionnements dans lesquels l’individu trouve une place et retrouve estime de soi et estime des autres. Ces fonctionnements sont des actions concrètes commises par les personnes comme se nourrir, aimer, faire ses courses, faire du sport, se déplacer, aller au cinéma, au théâtre, au concert, regarder la télévision, rencontrer des amis et bien d’autres choses encore. Ensemble, ils représentent la qualité de la vie des individus dans un contexte donné dans lequel il est admis qu’ils expriment la qualité de la vie.
Sphère économique
38Les ressources économiques des travailleurs constituées de rentes et d’un salaire pour le travail fourni ne sont pas conséquentes, mais aux dires de la plupart des personnes rencontrées, elles sont suffisantes pour vivre puisqu’elles permettent de couvrir l’essentiel comme la nourriture, le loyer, les assurances. Pour certains, particulièrement les plus jeunes, ces ressources minimales ne peuvent pas être transférées dans les fonctionnements que sont les loisirs et les vacances, qu’ils considèrent néanmoins comme étant élémentaires.
39Les personnes au bénéfice d’une rente AI disposent de ressources économiques suffisantes pour vivre. Leur handicap représente une limite objective à la réalisation de certaines de leurs aspirations, mais on peut penser qu’ils ne sont pas en situation de vulnérabilité et que leur situation économique ne va pas se détériorer, en tout cas tant que des décisions politiques ne limiteront pas leur rente. Par contre, les personnes se trouvant dans des programmes « passerelles » sont dans une situation de vulnérabilité, dans la mesure où ce dont elles disposent risque d’être remis en question à la fin de leur contrat avec l’entreprise sociale. Elles doivent alors transformer d’autres ressources, comme les diverses compétences acquises dans l’entreprise sociale, en modes de fonctionnement concrets. Le problème est que ces compétences ne sont pas facilement reconnues sur le marché de l’emploi. La zone de vulnérabilité dans laquelle se trouvent ces personnes est une limitation objective et subjective de leurs capabilités. En effet, les ressources économiques peuvent manquer et leur confiance en leurs possibilités de mener une vie digne est atteinte.
Sphère professionnelle
40Les compétences professionnelles acquises dans l’entreprise sociale étant, tant du point de vue des travailleurs eux-mêmes que des encadrants, limitées, elles ne peuvent pas être facilement transformables en des modes de fonctionnements qui seraient ceux d’un salarié occupant une place dans la société, respecté et digne à ses propres yeux. Les capabilités qui se manifestent par la possibilité de choisir entre des modes de vies professionnelles possibles celui qui est pour un individu le plus satisfaisant sont, dès lors, limitées. En effet, il ressort des récits que nous avons recueillis une grande carence des alternatives professionnelles parmi lesquelles le bénéficiaire des prestations d’une entreprise sociale peut choisir. Pour ceux qui ne disposent pas d’une formation professionnelle certifiée, les perspectives sont encore plus limitées. Il en est de même pour les personnes ayant dépassé la cinquantaine, même si elles disposent d’une formation.
41Les responsables et les encadrants ne démentent pas l’impression de vulnérabilité professionnelle que les travailleurs ressentent. Se référant à leurs expériences, ils déclarent ne pas être optimistes quant à l’avenir professionnel des personnes qui fréquentent leur structure. Dans ce sens, les capabilités propres à la sphère professionnelles sont extrêmement restreintes.
Sphère paraprofessionnelle
42Les compétences paraprofessionnelles acquises dans une entreprise sociale représentent l’ouverture de possibilités. Comme nous l’avons souligné, elles concernent surtout le respect de règles et de normes de comportement ayant cours dans le monde du travail. Ces comportements constituent, notamment aux yeux des encadrants, des ressources. Arriver à l’heure, être concentré sur une tâche, respecter les ordres de la hiérarchie, contrôler ses propres émotions, particulièrement ses accès de colère, sont des comportements en adéquation avec les normes sociales, particulièrement celles qui ont cours dans le monde du travail. Dès lors, ils ouvrent des possibilités et dans ce sens élargissent les capabilités de l’individu.
43La compétence d’avoir un comportement acceptable évite des phénomènes de rejet et permet d’être mieux accueilli par un employeur potentiel. Dans une équipe de travail, qui, à première vue, constitue une limite à la liberté individuelle, elle ouvre des possibilité. Certes, il s’agit d’un premier niveau d’analyse et il ne s’agit pas de faire l’éloge de la soumission, même si une forme de soumission peut être parfois requise. Ces ressources paraprofessionnelles ne s’expriment pas seulement sur le lieu de l’entreprise, mais aussi plus largement dans la sphère sociale.
Sphère sociale
44Les personnes rencontrées se trouvent souvent, malgré les efforts des entreprises, dans une position socialement vulnérable. Leur statut social de travailleur est fragile et toujours prêt à se transformer en statut de chômeur, voire de bénéficiaire de l’aide sociale ou de rentier AI. Leurs capabilités sont extrêmement limitées en raison du fait que leur passage dans une entreprise sociale n’ouvre, pour beaucoup d’entre eux, aucune possibilité d’accéder à un statut social qui serait autre que celui d’assisté. Cependant, momentanément, leur statut de travailleur leur ouvre un choix de relations qu’ils n’avaient pas auparavant. Effectivement, ils se disent mieux acceptés par leur entourage, et particulièrement par leur famille, depuis qu’ils travaillent. Dès lors, on peut penser qu’ils peuvent plus facilement choisir leurs relations que les modes sur lesquels ces relations se développent.
45Les ressources sociales sont aussi celles qui permettent aux individus d’entrer en relation avec leurs semblables sur le mode qui leur convient. Elles constituent la capacité d’un « vivre avec » dans ce que Nancy (1993) appelle « le lieu de l’être-ensemble », c’est-à-dire l’opposé de la désaffiliation. Ces ressources sociales ne peuvent être transformées en modes de fonctionnement que si les personnes qui fréquentent les entreprises sociales se considèrent elles-mêmes en tant que « citoyens comme les autres ». L’être-ensemble nécessite l’adoption basée sur la rationalité de comportements conformes régis par des règles sociales. Comme le dit Sen citant Adam Smith, « quand elles ont été fixées dans notre esprit par une réflexion habituelle, ces règles générales de comportement nous sont très utiles pour corriger les fausses représentations que se fait l’amour de soi concernant ce qu’il est juste et approprié de faire dans la situation qui est la nôtre » (2000b, p. 193). Cette conception indique que dans la situation d’interdépendance au sein d’une société ou d’une entreprise, un individu sait que des normes sont nécessaires à la vie sociale et que si l’on adopte des comportements appropriés, « c’est tout l’espace de la vie en société, des rapports sociaux, de la coopération collective, qui s’ouvre alors » (p. 193).
46Il est probable que, dans nos sociétés contemporaines, le travail, l’appartenance à une entreprise, sociale ou non, joue un rôle médiateur afin qu’un individu puisse se penser en tant que faisant partie d’un collectif et sentir la nécessité de règles ouvrant l’espace de la coopération, c’est-à-dire un espace de comportements possibles. Pour les responsables et les encadrants des entreprises sociales, les personnes qu’ils accueillent ont souvent « oublié » ces comportements et l’idée de leur nécessité. Dès lors, le travail est un instrument privilégié pour les retrouver.
47Certains de nos interlocuteurs semblent néanmoins désabusés et considèrent que même s’ils adoptent des comportements conformes à ces normes, ce qu’ils font le plus souvent, l’espace de la vie en société ne s’ouvre pas plus. Ils ont l’impression de s’être comporté d’une manière juste et appropriée et, cependant, ils se sont retrouvés sans emploi pour des raisons qui leur échappent. Les règles qu’ils comprennent comme étant celles qui sont effectives sont celles qui instaurent la concurrence et l’exclusion des plus démunis ou des plus malchanceux. Ils éprouvent alors un fort sentiment d’injustice, comme si les règles n’étaient pas les mêmes pour tous les membres de la collectivité. Ce sentiment fait dire à un de nos interlocuteurs :
Il faut aller se défendre face à ce grand patronat qui jette les autres dans la misère.
48Un autre considère que la règle qui régit le commerce humain dans le monde est celle « du profit et de la rentabilité ». Il ajoute métaphoriquement que c’est la jungle. Dès lors, ils ne savent plus s’ils disposent de ressources sociales adaptées à une société qu’ils jugent parfois injuste et violente, ou s’ils sont pris entre des valeurs morales intériorisées prônant la solidarité et la coopération et leurs expériences qui semblent indiquer que ce sont les règles de la concurrence et de l’exclusion qui sont effectivement actives. Si en effet la concurrence prime, leurs capabilités sont extrêmement limitées.
Sphère personnelle
49Les compétences personnelles qui se développent dans les entreprises sociales peuvent être comprises comme des ressources disponibles ouvrant le champ des capabilités des bénéficiaires. Au niveau le plus concret, les ressources personnelles comprennent le capital santé. A leur arrivée dans l’entreprise sociale, certains n’étaient pas dans un très bon état physique. Des problèmes psychiques, diverses formes de dépendance, une mauvaise alimentation, notamment, avaient altéré leur état de santé. Les entreprises sociales sur lesquelles porte notre recherche ont créé des dispositifs permettant aux travailleurs de prendre le repas de midi sur place. Parfois ce sont les travailleurs eux-mêmes qui confectionnent les repas ou qui y contribuent.
50Leur capital santé se trouve augmenté, leur énergie accrue et ils découvrent de nouvelles possibilités de se nourrir plus sainement. Dans ce domaine très concret, leurs capabilités semblent plus vastes.
51Comme nous l’avons relevé précédemment, les récits recueillis indiquent que la confiance en soi est une des ressources personnelles essentielles qui s’actualise tant dans le travail que dans la vie privée. Les responsables et les encadrants considèrent qu’un individu ayant une relativement bonne confiance en lui-même peut accomplir des tâches de plus en plus difficiles et inspirera plus de respect à son entourage que quelqu’un qui manque de confiance au point d’être maladroit et à multiplier les conduites d’échec. Dans ce sens, ce type de ressources permet de développer ce que Taylor appelle le « respect d’attitude » (1997), c’est-à-dire une manière de se présenter dans l’espace public qui suscite l’estime de la part d’autrui.
52Les ressources personnelles renvoient à ce dont nous avons traité au chapitre de l’identité. La dimension expressive de l’identité requiert des ressources concernant une manière de considérer sa propre valeur et de l’exprimer dans l’espace public. Les échecs successifs essuyés dans les sphères professionnelles et privées ont effectivement « attaqué » l’estime de soi des personnes que nous avons rencontrées et inhibé son expression publique. Dès lors, la capacité à s’orienter dans la vie, de décider de ce qui est bien pour soi, de transformer des ressources en modes d’existence est affectée par cette image problématique de soi. Comme nous l’avons mentionné, une identité adossée au malheur ne permet pas facilement de développer un rapport positif à soi-même et, par extension, à autrui.
53Du point de vue des capabilités, les ressources personnelles permettent de négocier avec son entourage à partir d’un « lieu » dans lequel l’individu sait ce qu’il peut mettre en jeu. Nous pouvons comprendre que l’insistance apportée au développement des compétences personnelles dans les entreprises sociales part de l’idée qu’elles permettent d’ouvrir un espace de liberté, non seulement dans la sphère privée, mais également dans la sphère professionnelle.
Droits
54Pour Sen, le droit garantit l’accès d’une personne à des biens lorsqu’elle ne peut pas convertir les ressources dont elle dispose en fonctionnements. Il ne parle pas de droit au travail, mais des droits qu’il faudrait activer lorsque les ressources, au sens large du terme, fournies généralement par le travail, viennent à manquer. Pour un ayant droit, le fait d’avoir des droits constitue sa reconnaissance juridique et le signe de son appartenance à la communauté des individus régie par ces droits. S’il existait, un droit au travail permettrait à chaque personne bénéficiant de ce droit d’appartenir à la communauté des travailleurs. La question du droit nous intéresse parce qu’elle renvoie à la dignité, c’est-à-dire au rapport que l’individu entretient avec lui-même, au respect, c’est-à-dire aux rapports qu’il entretient avec les autres, et à son identité, c’est-à-dire à la manière dont il se conçoit. Dès lors, il importe d’examiner en quoi le travail dans une entreprise est l’expression d’un droit des bénéficiaires pouvant les instituer dans leur dignité, dans le respect auquel ils aspirent et dans leur identité.
55Selon Honneth, un sujet, lorsqu’il est reconnu juridiquement, « n’est plus seulement respecté dans sa faculté abstraite d’obéir à des normes morales, mais aussi dans la qualité concrète qui lui assure le niveau de vie sans lequel il ne pourrait exercer cette première capacité » (2002, p. 144). Dès lors, le contenu matériel qui constitue le niveau de vie d’une personne est une base lui permettant d’agir en fonction de normes morales. Chez cet auteur, il existe donc une corrélation entre le revenu matériel d’un individu et son statut de personne morale. Il semble alors que le droit donne, ou devrait donner, à chaque individu la possibilité singulière et concrète d’une vie matériellement digne et l’universalité du statut de personne morale, c’est-à-dire de personne se respectant elle-même et étant respectée par autrui.
56Pour ce qui nous occupe, la question est de savoir si les prestations des entreprises sociales sont l’effectuation d’un droit au travail qui donnerait accès à des fonctionnements, au sens de Sen, et qui, sans elles, seraient inatteignables. Ces fonctionnements peuvent être décrits en termes de qualité de vie et de respect de soi-même, et de reconnaissance et de respect de la part d’autrui. Nous développerons plus spécifiquement cette question de la reconnaissance au chapitre suivant.
57Le passage dans une entreprise sociale peut être compris comme la réalisation de ce que nous pourrions appeler le « droit au travail » qui donnerait accès à la dignité, à la reconnaissance ou encore à la citoyenneté. Cependant, ce droit n’est pas formulé comme tel dans la Constitution suisse. Pour combler ce manque, en 1894 et en 1946, des initiatives populaires ont été lancées, mais sans succès, afin d’inscrire le droit au travail dans la Constitution. Certes, cette dernière énonce le droit à la dignité et indique que « la dignité humaine doit être respectée et protégée » (art. 7). Elle prescrit l’égalité des droits, notamment dans les domaines de la formation et du travail (art. 8) et prévoit des « mesures en vue d’éliminer les inégalités qui frappent les personnes handicapées » (art. 8). Elle comprend également « le libre choix de la profession, le libre accès à une activité économique lucrative privée et son libre exercice » (art. 27). Ces droits constitutionnels peuvent laisser entendre qu’ils impliquent le droit au travail. En effet, la dignité, l’absence d’inégalité, comme le libre choix d’une profession requièrent, si on les considère comme un ensemble, l’accès à un travail salarié. Et en raison de l’importance que le travail prend dans notre société, la dignité implique le fait de travailler. Cependant, un chômeur ne pourrait espérer trouver un emploi en saisissant un juge sur le fondement du droit à la dignité. Quant à la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle énonce le droit au travail : « Toute personne a le droit au travail, un travail librement choisi, de jouir de conditions de travail justes et favorables et à la protection contre le chômage » (art. 23, al. 1).
58Le droit au travail, comme nous l’avons dit, n’est pas formulé dans la Constitution suisse, ni dans les lois cantonales. Cependant, il ressort de notre enquête que les entreprises sociales incarnent une sorte de droit au travail, non formulé dans les textes de loi, mais exprimé par leur existence et leurs pratiques. Le problème réside dans la contradiction qui peut exister entre l’effectuation de ce droit au travail et leur mandat qui parfois leur réclame de satisfaire au devoir de travail que certains bénéficiaires se voient imposer par les cantons. En effet, rappelons que les diverses formes de rentes que les bénéficiaires perçoivent sont assorties d’une obligation de « contre-prestation » sous forme d’un travail pouvant être accompli dans des entreprises sociales.
59Les récits de vie des bénéficiaires expriment pour la plupart la fierté d’avoir un travail, même si ce travail est parfois imposé, souvent temporaire et ne correspond pas toujours à leurs aspirations. Dans ce sens, le droit à la dignité énoncée notamment dans la Constitution suisse est accessible par le travail dans une entreprise sociale.
Liberté effective
60Selon Sen, la capabilité représente la liberté effective de mettre en œuvre diverses combinaisons de fonctionnements. Ces derniers ne sont pas uniquement les fonctionnements accomplis, mais également les fonctionnements potentiels, ce qui revient à dire que l’individu doit pouvoir choisir, entre des fonctionnements potentiels, celui qui sera actualisé pour des raisons qui lui sont propres. Même si le terme est sujet à discussion, la liberté réside dans la capacité dont un individu dispose d’évaluer son existence, les opportunités qui s’offrent à lui et de choisir celles qui correspondent à la qualité qu’il veut donner à sa vie, et de les mettre concrètement en œuvre. Bien que nous ne partagions pas entièrement la conception que Sen développe, tant de la liberté que de la volonté, nous gardons cette idée de la liberté effective parce qu’elle attire notre attention vers les conditions concrètes dans lesquelles vivent les bénéficiaires et les possibilités réelles qu’ils ont de s’orienter et d’orienter leur existence en fonction des ressources dont ils disposent.
61Les ressources, qu’elles soient économiques, professionnelles, paraprofessionnelles, sociales ou personnelles, sont censées ouvrir des espaces de liberté. Mais, pour cela, il est nécessaire que l’espace social accorde à ces libertés leur possibilité d’expression. En d’autres termes, il faut, comme le dit Sen, qu’il existe la liberté effective de choisir tel ou tel mode de fonctionnement. Le fait que beaucoup de travailleurs ne disposent pas d’une formation professionnelle certifiée et qu’ils aient des difficultés psychologiques, physiques et relationnelles, associé au fait que le marché du travail soit extrêmement exigeant, limite la possibilité de transformer ces ressources en modes d’existence répondant à leurs attentes.
62Du point de vue des encadrants, notamment ceux qui appartiennent à des entreprises ou à des programmes « passerelles », les ressources des travailleurs sont limitées tant dans la sphère professionnelle que dans les sphères sociale et personnelle. Les bénéficiaires eux-mêmes estiment ne disposer que de très peu de ressources en regard de la vie digne à laquelle ils aspirent. Ces ressources limitées sont en partie comblées par des droits, cependant les récits de nos interlocuteurs expriment des aspirations non réalisées et considérées comme non réalisables. La réalisation de désirs de travail, de confort, de loisirs semble hors de portée. Trouver un travail intéressant, louer un appartement plaisant, acheter une voiture, une télévision moderne ou d’autres objets, aller au cinéma, au théâtre, partir en voyage, prendre des vacances à la mer ou à la montagne constituent des aspirations hors de leur portée. Dans ce sens, les capabilités des bénéficiaires sont limitées, car dans l’espace des fonctionnements possibles dans notre société, ceux qu’ils pourront effectivement choisir sont limités. Dès lors, le bien-être auquel ils pourraient aspirer légitimement se transforme en état de vulnérabilité qui altère leur capacité de résistance. Les modes d’existence qui sont ceux de la plupart de leurs concitoyens sont simplement rêvés, et souvent, considérés comme irréalisables, plus rêvés du tout. A la lumière du concept de capabilité, l’absence de projet et la résignation qui marquent la plupart des récits de vie recueillis tendent à montrer que ces modes de vie possibles sont rejetés hors de ce que nos interlocuteurs peuvent imaginer pour leur vie future. Dès lors, ils ne peuvent être intégrés à des stratégies qui leur permettraient de déjouer les obstacles afin de pouvoir les réaliser effectivement.
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