Chapitre IV. Compétences des bénéficiaires
p. 115-143
Texte intégral
La compétence : une notion problématique
1Les personnes auprès desquelles nous avons recueilli des récits évaluent les effets de leur passage dans l’entreprise sociale. Pour parler de ces résultats en termes d’augmentation, de maintien ou de diminution de leurs capacités à agir, elles n’utilisent pas souvent et spontanément le terme de « compétence ». Elles usent d’autres mots comme, notamment, « capacités », « savoir-faire » ou décrivent plus largement les ressources mises en œuvre pour accomplir les diverses tâches. Par contre, les responsables et les encadrants emploient régulièrement ce terme, et les textes officiels comme les dispositifs législatifs cantonaux en matière d’insertion, les présentations et rapports des entreprises sociales, de même que la littérature concernant l’insertion professionnelle, en font un usage récurrent. Ces divers documents indiquent que les dispositifs d’insertion ont pour but de développer les « compétences » des personnes en rupture d’emploi afin d’augmenter leurs chances de réinsertion.
2Dans la littérature scientifique et plus particulièrement dans le domaine de la formation, la « compétence » reçoit des définitions multiples et souvent non stabilisées. Elle peut désigner des ressources ou des potentialités individuelles (Stroobants, 1998, p. 14) ou, plus précisément, des manières de faire actualisées dans une activité particulière. Malgré l’incertitude de la signification du mot, nous le gardons et l’utilisons, car il nous permet de décrire ce qu’un individu réalise et les ressources qu’il mobilise effectivement dans l’action en vue de transformer son environnement et également en vue de se transformer lui-même. De même, il nous permet de décrire les diverses contraintes qui pèsent sur l’individu devant se réinsérer. Cependant, pour plus de clarté, nous distinguons les ressources constituées par les potentialités dont les individus disposent ou dont ils estiment, à tort ou à raison, qu’ils disposent et les compétences qui représentent la mise en actes ou l’actualisation de ces ressources.
3Les compétences dont il est question dans les récits des bénéficiaires, ou plutôt ce que nous comprenons comme telles, sont des compétences narrées. Il s’agit donc d’une interprétation de leurs propres actions, en fonction de normes et de valeurs. On peut imaginer que, pour une part, ils ont intégré dans leurs discours les normes et prescriptions qui constituent l’usage managérial des compétences. Dans les textes législatifs ou ceux émanant des entreprises sociales, la compétence est visée et concerne ce qui est requis pour une insertion professionnelle et également sociale.
4La compétence implique aussi une certaine permanence. Pour que l’on puisse parler de compétence, la « réussite » d’une action ne doit pas simplement être ponctuelle ou accidentelle, elle doit être reproductible. Dans ce sens, elle peut être assimilée au « style » dont une personne fait preuve dans la réalisation de ses tâches. De plus, la compétence contient une dimension qualitative et normative. Non seulement, la tâche doit être réalisée, mais elle doit être bien réalisée selon des critères de qualité et des procédures adéquates, et dans un temps prédéterminé.
5La compétence n’est pas un pur concept descriptif, elle est normative, c’est-à-dire chargée de contraintes indiquant que certaines compétences sont socialement acceptables alors que d’autres ne le sont pas. Dans le premier cas, elle sera habilitée, dans le deuxième réprimée. Cette acception de la compétence requiert un modèle téléologique et rationnel de l’agir. Il permet d’imputer une action à un agent qui l’a accomplie intentionnellement et, par extension, une compétence a un sujet qui la détiendrait et en ferait un usage contrôlé, dirigé vers un but acceptable. Si une tâche est accomplie de telle manière qu’elle satisfait aux critères de qualité requis, c’est bien parce que celui qui l’a accomplie est compétent. On peut ajouter à cela ce que nous avons précédemment mentionné, c’est-à-dire le critère de la permanence de la compétence indiquant que chaque fois qu’une même action ou que des actions d’un même genre doivent être accomplies, la même compétence doit pouvoir être mise en œuvre. En résumé, on peut dire que la notion de compétence est grevée par les idées d’intention, d’imputation et de permanence.
6Les compétences, ou ce qui en tient lieu et dont les bénéficiaires parlent, ne seront pas comprises comme leur appartenant « réellement » en propre et les caractérisant comme des dispositions durables et comme si ces dispositions étaient effectivement nécessaires à l’accomplissement d’une tâche ou à l’exercice d’une profession. Les travaux de Bourdieu (1980) attirent notre attention sur le fait que, tant ce qui doit être fait que les manières de le faire et les dispositions nécessaires pour le faire appartiennent à l’« habitus ». Une manière d’agir jugée « compétente » n’est pas simplement une réponse à une situation qui requiert une transformation. Comme le dit Bourdieu : « Le monde pratique qui se constitue dans la relation avec l’habitus comme système de structures cognitives et motivatrices est un monde de fins déjà réalisées, modes d’emploi ou marches à suivre, et d’objets dotés d’un caractère théologique permanent, comme dit Husserl, outils ou institutions… » (p. 89).
7L’habitus produit des pratiques individuelles et collectives sous forme de schèmes de perception, de pensée et d’action. Les critères permettant d’évaluer ces pratiques, notamment le critère de la compétence, sont eux aussi soumis à ces mêmes schèmes. De ce point de vue, la compétence ne peut pas être conçue comme un critère extérieur permettant d’évaluer le savoir-faire d’un agent puisque sa définition est incluse dans la définition même du savoir-faire. On ne peut alors distinguer l’intériorité d’une pratique d’un agent de l’extériorité d’un critère comme la compétence permettant de l’apprécier. Cependant, l’habitus de Bourdieu ne doit pas être confondu avec un pur déterminisme. En effet, « l’habitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulement » (p. 92). L’habitus a une capacité infinie de produire des pensées, des perceptions, des actions et des critères et ceux-ci ont pour limites les conditions historiquement et socialement situées de leur production. Il s’agit d’une « improvisation réglée » (p. 96).
8Produits et utilisés dans une même logique, nous ne pouvons examiner séparément une pratique et le critère de la compétence qui permet d’évaluer les performances de l’agent de cette pratique. Il s’agit alors de saisir les conditions historiques de la production de la pratique et de son évaluation ainsi que les conditions sociales actuelles de leur utilisation. Si l’on admet que la pratique relève du sens pratique et que l’évaluation, notamment en termes de compétence, du sens objectivé, il y a un accord fondamental entre ces deux sens. Un des effets de cet accord est la production d’un « monde de sens commun » (Bourdieu, 1980, p. 97). Dans ce monde, l’évidence d’une pratique se double de l’objectivité assurée par le consensus existant sur le sens donné à ces pratiques dans des discours tenus à leur propos.
9Les pratiques, comme les discours, notamment ceux tenus à propos des compétences, produit d’un habitus, sont soit positivement, soit négativement sanctionnées. On peut donc comprendre que ce qui reste est le produit d’un processus de sélection qui a exclu certaines pratiques en raison de ce qu’elles ne sont pas conformes aux limites fixées par les conditions de leur production. Des pratiques réclamant des compétences bien réelles comme, par exemple, le vol ou, pour prendre un cas plus proche de nos préoccupations, l’abus des prestations des institutions sociales, ne sont pas sanctionnées positivement. Au contraire, elles entraînent des séries de mesures visant leur éradication.
10Cette orientation théorique nous incite à comprendre ces récits dans lesquels il est question de compétences comme relevant d’une logique sociale donnant valeur et sens à ce qui est exprimé en termes de compétence. Le concept de « capabilité » nous aidera à comprendre, dans les récits de nos interlocuteurs, ce qui est la simple imitation d’une logique sociale et ce qui est l’expression de leur véritable pouvoir de transformation de leur existence et de leur environnement.
11Sous le terme de « compétences », nous allons regrouper ce que les travailleurs des entreprises sociales nous disent à propos des points suivants :
- compétences professionnelles ;
- compétences paraprofessionnelles ;
- compétences sociales ;
- compétences personnelles.
12Les compétences professionnelles sont celles qui sont directement utilisées dans l’accomplissement de la tâche. Ce sont des savoir-faire, des techniques, des gestes, des tours de main mis en œuvre pour produire des biens et des services. Les compétences paraprofessionnelles relèvent plutôt d’attitudes à l’égard de la tâche, de l’entreprise et de la hiérarchie. Elles ne sont pas directement liées à la tâche à accomplir, cependant elles constituent une base sur laquelle se développeront des ressources professionnelles et s’actualiseront des compétences. Les attitudes à l’égard d’autrui et, plus généralement, du monde social dans lequel les individus vivent sont considérées en tant que compétences sociales. Les attitudes à l’égard de soi-même sont considérées en tant que compétences personnelles ; plus spécifiquement, il s’agit de la confiance en soi et de l’estime de soi.
13Pour examiner ces quatre compétences, nous allons décrire les activités que les travailleurs accomplissent dans l’entreprise et les ressources qu’ils mobilisent à cette fin, indiquer les domaines dans lesquels ils estiment se développer, ainsi que leur évaluation concernant le transfert possible ou non de ces acquisitions dans le monde hors entreprise sociale. Nous allons aussi regarder si, de leur point de vue, les dispositifs et les pratiques des entreprises sociales utilisent et valorisent ou non leurs ressources et les diverses actualisations de ces dernières sous la forme de compétences à transformer leur environnement et à se transformer eux-mêmes.
Compétences professionnelles
Utilisation des ressources
14Nous partons de l’idée que les activités que les bénéficiaires effectuent au sein de l’entreprise sociale nécessitent la mobilisation de certaines de leurs ressources. Ces ressources ont été construites par les apprentissages effectués auparavant soit dans des formations professionnelles, soit par l’exercice d’activités professionnelles, soit encore par les expériences de vie au sens large du terme.
15Comme nous l’avons montré dans la définition des entreprises sociales, les activités proposées sont nombreuses et variées, mais on peut dire qu’elles ne sollicitent que très rarement des ressources professionnelles que les travailleurs ont développées précédemment ou, du moins, ils n’en ont que très peu l’impression. Les personnes ayant effectué des formations professionnelles comme, par exemple, mécanicien de précision ou électricien n’utilisent pas ce qu’ils ont appris. Les activités proposées, telles que mettre des cartes sous enveloppes ou entretenir des parcs et des jardins, ne sollicitent pas ces ressources. Un bénéficiaire semble un peu désabusé quant à la sous-utilisation des ressources dont il dispose :
Elles ne sont pas sous-utilisées elles sont méprisées carrément. J’attends que le temps passe. Il n’y a aucun bénéfice. Au contraire, il faut faire attention pour ne pas régresser intellectuellement.
16D’autres personnes confirment cette analyse et estiment que les activités proposées ne permettent pas une utilisation adéquate et un développement de leurs ressources.
17Cependant, d’autres bénéficiaires font une analyse différente. Par exemple, une femme qui dispose d’un diplôme de couturière avait ouvert un atelier de couture qu’elle a dû le fermer pour des raisons financières ; elle a également travaillé pour la haute couture. L’entreprise sociale dans laquelle elle est placée a décidé d’utiliser ses ressources et a ouvert, pour elle, un petit atelier de couture. Là, elle fait des réparations et des ensembles en jeans pour des petites filles, qui sont ensuite vendus sur les marchés. Bien qu’elle aimerait développer son activité et créer une ligne de vêtements pour enfants, et craint que personne ne la suivra dans ce projet, elle a l’impression de pouvoir utiliser dans l’entreprise ce qu’elle sait et aime faire. Une autre personne ayant appris dans ses emplois antérieurs la construction de décors de théâtre peut, dans l’entreprise sociale, actualiser ses ressources en faisant de la peinture et en exposant ses tableaux, ainsi qu’en construisant des meubles en carton destinés à la vente. Mentionnons que ces deux exemples proviennent d’une entreprise sociale qui cherche tout particulièrement à adapter son offre d’activités aux possibilités réelles et aux désirs des personnes qu’elle reçoit.
18En raison des commandes qu’elles reçoivent, des exigences de productivité et de l’hétérogénéité des ressources des bénéficiaires, les activités proposées par les entreprises sociales ne permettent pas souvent, aux personnes ayant précédemment acquis des savoir-faire professionnels précis, de les utiliser. Un employé de banque, un mécanicien de précision, un électricien, un musicien, une vendeuse, pour ne citer que ces quelques exemples, ne peuvent exercer des activités dans lesquelles ils auraient recours à ces ressources.
19Les encadrants semblent conscients de cette difficulté à trouver une corrélation entre les ressources des bénéficiaires et les tâches proposées. Ils sont confrontés non seulement à la difficulté d’utiliser des ressources des bénéficiaires, mais aussi au fait que certains ont des possibilités tellement limitées qu’il est essentiel de leur permettre d’acquérir des gestes de base. Ils commencent par leur apprendre à nettoyer leur place de travail, utiliser des outils simples, se concentrer sur une tâche, être prudent pour ne pas se blesser, notamment. Ces acquisitions faites, ils peuvent alors effectuer des tâches répétitives. Aux dires des encadrants, ces acquisitions de base sont très souvent limitées par les difficultés personnelles, psychologiques ou psychiatriques des personnes qu’ils accueillent.
20Réfutant une différence fondamentale qui pourrait être faite entre les travailleurs d’une entreprise sociale et ceux d’une entreprise classique, un directeur déclare :
La personne handicapée a des capacités qui sont peut-être moins rapides, mais qui sont totalement identiques aux miennes.
21Malgré ces difficultés, les encadrants tentent de proposer des activités en tenant compte des envies et des compétences du bénéficiaire :
C’est difficile, mais tout de même, dans le travail qu’on lui donne, on essaie d’être en phase avec ses envies et ses compétences. On ne va pas lui faire fendre du bois alors que ses objectifs c’est de retrouver du boulot dans un magasin.
22Pour certains encadrants, les « accidents de la vie » qui ont frappé les 121 travailleurs ne permettent pas à leurs ressources d’être actuellement totalement disponibles. Cependant, des ressources acquises par le passé peuvent parfois être utilisées. Un encadrant prend l’exemple d’une personne dont l’entreprise utilise les ressources :
Tous les vendredis, il faut nettoyer les ateliers, il faut balayer. On a une personne ici qui est très compétente pour le faire et qui l’a fait pendant quarante ans dans une entreprise.
23Un autre considère que des personnes en rupture, des « cassés de la vie » comme il le dit, ont des ressources acquises avant d’arriver dans l’entreprise. Il prend l’exemple d’un homme qui était peintre en bâtiment et d’un autre qui travaillait chez un paysagiste, compétences pouvant être directement utiles à l’entreprise.
24Les responsables et encadrants évaluent les ressources des travailleurs également en référence à des critères de rentabilité et de rendement auxquels leurs entreprises doivent, selon eux, se soumettre si elles veulent être concurrentielles sur un marché susceptible de leur passer commande. Ainsi, ils acceptent ou refusent des postulations en tentant de composer un équilibre au sein des équipes de travail. Ils cherchent donc à disposer d’une certaine proportion de personnes directement rentables et d’une autre qui l’est moins et nécessite un encadrement plus intense, mais dont ils peuvent espérer qu’elle le deviendra. Les travaux pour lesquels les entreprises reçoivent des commandes influencent donc assez directement le choix des personnes qui seront accueillies. Ainsi, le directeur d’une entreprise indique qu’il a besoin d’un certain nombre de travailleurs capables d’être entièrement autonomes dans l’exécution des tâches, notamment pour les travaux de cuisine, de boulangerie, d’informatique, et qu’il en accueille également d’autres, pour qui le travail prend plus une allure « d’ergothérapie », sans rentabilité immédiate.
25A l’inverse, l’acceptation des commandes extérieures dépend aussi de l’ensemble des ressources des bénéficiaires composant le personnel de l’entreprise. Si elles sont mal évaluées, l’entreprise risque de ne pas être à la hauteur des exigences des clients et ainsi de les perdre, ou alors ce sont les encadrants qui doivent effectuer les tâches au détriment du développement professionnel des bénéficiaires et de leur encadrement social.
26Cependant, même si le critère de rentabilité importe, tant pour mesurer l’évolution des bénéficiaires que pour la survie même de l’entreprise, les responsables et les encadrants n’oublient pas pour autant le caractère social de leur établissement. Comme ils le disent, le rendement ne doit pas être le seul critère, car si les personnes étaient capables de rendement, elles ne seraient pas dans une telle entreprise et cette dernière ne remplirait pas son mandat de réinsertion sociale.
27Du point de vue des responsables et des encadrants, l’usage des ressources tient donc à la fois à l’entreprise elle-même et aux travailleurs. L’entreprise sociale ne peut effectivement pas offrir des activités systématiquement diversifiées et adaptées aux possibilités des personnes qu’elle reçoit. Les travaux proposés ne réclament généralement pas un haut niveau de compétences et sont souvent répétitifs. Le marché, c’est-à-dire les clients qui commandent les divers travaux, exige rentabilité et qualité, ce qui amène l’entreprise à n’accepter que des tâches pouvant être réalisées par la majorité des ses employés, au détriment des plus qualifiés comme au détriment de la formation que réclameraient des tâches plus compliquées à accomplir. D’autre part, certains travailleurs ne peuvent utiliser leurs ressources en raison de difficultés personnelles, physiques et souvent psychiques, qui les empêchent d’accomplir les gestes nécessaires et de se concentrer sur leurs tâches. Ces difficultés, qui ont parfois occasionné la perte de leur emploi précédent et parfois en résultent, obligent l’entreprise à ne proposer que des travaux ne réclamant que peu de qualifications.
28Quelques travailleurs regrettent cette sous-utilisation de leurs ressources, mais la plupart considèrent qu’il ne s’agit pas d’un problème majeur puisqu’ils ne sont que temporairement dans l’entreprise. D’autres considèrent que leurs difficultés personnelles ou leur handicap ne leur permettent pas d’user des ressources dont ils disposaient auparavant. En ce sens, ils sont d’accord avec les encadrants pour considérer que l’utilisation de leurs compétences est limitée tant par les ressources de l’entreprise que par leurs propres difficultés.
Développement professionnel
Apprendre des gestes professionnels
29Nous pouvons supposer que le développement des compétences professionnelles passe par l’apprentissage de gestes visant l’exécution d’une tâche. Ces gestes sont fixés par des prescriptions, donnés par la tradition d’une profession et appris par imitation ou encore inventés par l’agent afin d’accomplir au mieux sa tâche. Dans les entreprises sociales, il est rare de pouvoir exécuter tels quels des gestes appris par l’expérience dans des emplois antérieurs, des apprentissages ou formations professionnelles. Les travailleurs se trouvent souvent confrontés à des tâches nouvelles, parfois plus complexes, souvent plus simples que celles qu’ils ont accomplies auparavant. Ils doivent donc mobiliser leurs ressources physiques et psychiques, soit pour apprendre de nouveaux gestes professionnels soit pour ne pas être démobilisés par des tâches jugées trop simples ou trop répétitives. De plus, l’objectif de réinsertion professionnelle exige l’apprentissage de gestes professionnels susceptibles d’être transférables dans des entreprises ou dans des services dits « classiques ».
30Du point de vue des apprentissages pouvant être effectués dans les entreprises sociales, les personnes rencontrées tiennent deux types de discours : il y a celles qui font état de formations professionnelles ou d’une grande expérience et disent qu’ils sont en attente dans l’entreprise et qu’ils n’y apprennent pas grand-chose, et celles qui rapportent des parcours professionnels chaotiques, sans véritable formation et qui décrivent de nombreux apprentissages faits dans l’entreprise sociale.
31Les personnes de la première catégorie disent que leurs ressources sont sous-utilisées, qu’elles ne développent pas de nouvelles compétences professionnelles. Les travaux qu’on leur demande d’exécuter, tels que peinture, entretien de jardins et divers autres travaux manuels, sont trop simples, ne leur posent pas de problème et ne simulent pas leur créativité. Pourtant elles les acceptent comme une occupation leur donnant un sentiment d’utilité. Un bénéficiaire, électricien de formation, exprime bien cette position. Il a pour tâche de balayer les préaux d’école. Il aime bien cette activité qui lui permet de se sentir utile et d’observer les passants, cependant, il déclare ne rien apprendre de l’exécution de cette tâche :
Balayer, je connais, parce qu’un imbécile sait le faire.
32Un autre bénéficiaire considère que son insertion dans une entreprise sociale a uniquement des effets physiques. Il déclare que cela lui permet de « maintenir la forme ». Il ajoute, en précisant qu’il ne veut pas être prétentieux, qu’il n’y a rien de ce qui lui est proposé qu’il ne sache déjà faire.
33Les discours de ces personnes rejoignent ceux des responsables et des encadrants, pour lesquels l’entreprise sociale ne peut permettre à des personnes déjà bien formées de développer des savoir-faire professionnels. Elle peut seulement leur redonner une habitude au travail.
34Les personnes, plus nombreuses, de la deuxième catégorie disent effectuer des apprentissages certains. Dans le domaine du jardinage, ils disent apprendre à tailler des arbres, des rosiers, la vigne, tondre des pelouses, entretenir des parcs, greffer des plantes, utiliser des machines comme des tronçonneuses ou encore installer des systèmes d’arrosage. Dans le domaine du bâtiment, ils disent apprendre à peindre des appartements, faire des installations électriques, tirer des fils. Dans le domaine de l’artisanat, ils disent apprendre à faire du paillage et du cannage de chaises, du tissage de tapis, de la couture, tourner des pièces de bois. Ils disent également apprendre à faire la cuisine et couper des légumes. En informatique, les apprentissages décrits semblent importants, car souvent les bénéficiaires n’ont jamais utilisé un ordinateur. Ils disent apprendre à surfer sur Internet, à utiliser des logiciels de traitement de texte, des tableurs ou des bases de données.
35Il est vraisemblable que la plupart de ces apprentissages dans les différents domaines sont assez sommaires et ne permettent pas d’être valorisés en vue d’une insertion professionnelle. Les responsables et encadrants ne prétendent d’ailleurs pas fournir une formation professionnelle aux bénéficiaires. Leur volonté est de permettre l’acquisition de « petits gestes liés à des métiers », car ces petits gestes accumulés permettent l’acquisition d’une « certaine compétence professionnelle reconnue ». L’encadrant d’un atelier de menuiserie n’a pas plus d’ambition et considère que quand les bénéficiaires quittent son entreprise, « ils savent un petit peu toucher le bois ». Comme le dit un autre, il s’agit plutôt de leur permettre de développer des attitudes nouvelles face à des tâches inconnues :
Le plus important est de faire des choses inconnues, car ce sont souvent des personnes qui ont peur de ce qui est différent. Donc, eux-mêmes sont dans une attitude différente, plus ouverte. Et puis, après, ils sont débrouilles pour faire un peu tout : un peu de peinture, de bois, etc.
Limites
36Le développement des compétences des travailleurs est limité par le type et le nombre d’activités qui peuvent être proposées. A ce propos, un encadrant précise :
C’est clair que nous n’avons pas des activités variées. Pour quelqu’un qui a de grandes capacités d’apprentissage ou qui a déjà beaucoup de compétences, nous n’allons pas lui permettre de développer ses compétences.
37Dans certaines entreprises sociales, ce manque de diversité dans les tâches disponibles est compensé par des stages dans des industries ou des administrations. Pour cela, il est nécessaire que les travailleurs montrent des compétences professionnelles particulières et qu’ils en expriment le désir. De même, la relative brièveté du passage des personnes dans les entreprises sociales limite les possibilités d’apprentissage.
38Un encadrant déclare :
Je prends toujours des chantiers qui sont simples, parce que, comme les gens ne sont jamais là très longtemps, je n’aurais pas le temps de les former pour faire un travail satisfaisant pour un client.
39Pourtant ces limites apparentes n’empêchent pas toujours le développement professionnel des individus. Pour confirmer cette idée, un encadrant prend l’exemple d’un travailleur de son entreprise ayant une formation professionnelle :
Arriver dans un atelier comme ça, faire du pliage de cartes, ça paraît complètement fou. Finalement il en a parlé plusieurs fois pour dire qu’il avait découvert un milieu et qu’il avait découvert chez lui de nouvelles compétences dans les travaux manuels et une nouvelle façon de travailler.
40Pour les responsables et les encadrants, les limites à l’apprentissage de gestes professionnels tiennent souvent à l’état psychique des bénéficiaires qui empêche la mobilisation des ressources dont ils disposent. Un encadrant indique que nombre de travailleurs ont des compétences bien réelles, parfois attestées par des diplômes, mais qu’en raison de problèmes psychiques, ils ne peuvent les mettre en action. Dans de tels cas, la question du développement des compétences professionnelles et de leur éventuel transfert sur le marché de l’emploi ne se pose même pas. Il s’agit avant tout de leur proposer un cadre qui les aide à se stabiliser. Comme nous le verrons alors qu’il sera question de développement personnel, les travailleurs des entreprises sociales définis comme des « cassés de la vie », doivent pouvoir avant tout bénéficier d’un cadre qui leur permette de retrouver confiance en eux ou, comme le dit un directeur, de « maintenir la tête hors de l’eau ».
41Ainsi, pour les responsables et les encadrants, le développement des compétences est limité. Comme nous l’avons indiqué, les ressources, mais aussi la mission de l’entreprise sociale ne permettent pas une grande variété des tâches proposées et une véritable formation professionnelle. Cependant d’autres facteurs semblent intervenir pour limiter tant l’usage des ressources que, par conséquent, le développement des compétences.
42Un encadrant prend l’exemple d’un bénéficiaire afin d’indiquer que ses propres ambitions en matière de développement professionnel sont limitées par le manque d’autonomie de certaines personnes :
On avait vraiment l’impression d’avoir un apprenti qui n’avait jamais travaillé et jamais rien fait de ses mains. Même pour faire le ménage, nettoyer une table, des choses toutes bêtes de la vie, il fallait l’accompagner dans ces gestes-là. Et puis, il s’est réveillé, il s’est pris en charge.
43L’absentéisme est souvent évoqué comme un obstacle à des apprentissages qui, sans cela, pourraient être couronnés des succès.
44Si l’on suit Clot (1999), et notamment le concept de « développement » inspiré par les travaux de Vygotski, l’apprentissage de gestes professionnels, par imitation et création, n’est possible que s’il se déroule dans la « zone proximale de développement » du potentiel de celui qui apprend. Le geste appris devient alors une ressource interne de l’individu, mobilisable pour de nouveaux apprentissages ou un nouveau développement professionnel. Ne rien apprendre signifierait alors que les gestes professionnels devant être appris ne sont pas situés dans cette zone de développement potentiel : soit ils sont en deçà, ce qui signifie qu’ils sont déjà acquis ; soit ils sont au-delà, ce qui revient à dire qu’ils ne sont pas accessibles à la potentialité d’apprentissage de l’individu. Les travailleurs déjà bien formés professionnellement qui annoncent ne rien apprendre expriment peut-être que les activités proposées sont en deçà de leur zone proximale de développement. Par contre, on peut comprendre qu’elles sont dans la zone proximale de ceux qui déclarent effectuer des apprentissages. S’il y a développement professionnel, c’est bien parce que les activités demandées réclament l’exécution de gestes juste un peu plus exigeants que ceux que les travailleurs savent déjà faire. Comme le dit Vygotski, ces activités sont alors « une tête au-dessus d’elles-mêmes » (in Clot, 2005, p. 1). Cependant, nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin, le développement professionnel par l’acquisition de gestes n’est pas la préoccupation première des responsables et encadrants des entreprises sociales.
Compétences paraprofessionnelles
Utilisation des ressources
Etre occupé
45Etre occupé n’est pas au sens propre une compétence, ni même une ressource. Il s’agit plutôt d’un sentiment renvoyant à l’utilité sociale de celui qui est occupé, à la valeur morale de l’activité en soi qui s’oppose à l’oisiveté, à l’appartenance à une société dans laquelle la plupart des individus sont occupés et accomplissent diverses tâches. Le sentiment d’être occupé permet de développer un rapport positif à soi qui permet à son tour d’avoir suffisamment confiance en soi pour développer des compétences.
46Proposer des conditions permettant aux personnes d’être occupées relève, au premier chef, de la compétence de l’entreprise sociale, et la compétence complémentaire des personnes qui ont recours à ses services consiste à vouloir et à pouvoir entrer dans le cadre proposé. Dans ce sens, se lever le matin, se rendre à l’atelier ou sur le chantier et se confronter aux exigences d’un travail productif ainsi qu’à des collègues et des responsables est une compétence de base sans laquelle les potentialités des individus ne peuvent s’exprimer en tant que compétences actives. Fournir ce cadre permettant aux personnes de dire qu’elles sont occupées est la proposition faite par l’entreprise qui permet aux individus de passer du potentiel à l’actuel.
47Nous pouvons comprendre que plusieurs de nos interlocuteurs usent de cette proposition de l’entreprise afin de ne pas persister dans l’oisiveté qui, selon un bénéficiaire ironique à l’égard de lui-même, « est la mère de tous les vices ». Pour une personne, le travail représente une occupation qui lui permet de ne pas sombrer dans la folie :
C’est bien, on travaille huit heures par jour, on est occupés. (…) Si on restait vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la maison, on serait tous à l’hôpital psychiatrique, moi la première.
48L’inactivité est souvent citée en tant que source de divers problèmes, de santé physiques et mentaux, de dépendance aux drogues ou à l’alcool, voire à la télévision, de difficultés conjugales et familiales, de violence domestique. Une personne, par exemple, déclare :
Je m’ennuyais à ne rien faire. J’ai pété les plombs.
49Une autre confirme que, pour elle, travailler n’est pas seulement une question d’argent, ni même une question de dépression ou d’équilibre mental, c’est une question de vie et de mort :
Moi, si je reste sans travailler, vous m’enterrez demain. J’ai besoin de servir à quelque chose, c’est viscéral.
50Les exemples sont nombreux et tous ces récits confirment l’importance que l’entreprise sociale revêt en leur permettant d’être occupé, de se lever le matin, de sortir de la maison, de changer d’espace, de rencontrer des collègues et d’accomplir un travail jugé utile. Les entreprises sociales fondent donc leurs propositions de travail sur la volonté des bénéficiaires de trouver une occupation et cette « occupation en soi » prime le contenu des tâches qui constitueront l’occupation elle-même.
Développement paraprofessionnel
Se soumettre à des obligations
51Une des compétences paraprofessionnelles développées au cours du séjour dans une entreprise sociale est celle de pouvoir se soumettre à des obligations. Ces obligations sont données par les encadrants, mais relèvent aussi de la tâche elle-même : la haie doit être taillée, la chaise cannée, la pièce de bois tournée, le préau balayé. Toutes ces activités à accomplir soumettent celui qui s’y livre en lui réclamant des gestes particuliers, une certaine minutie, des enchaînements des gestes et un mode d’organisation. La matière qui doit être transformée résiste à la volonté de l’agent, lui imposant, par cette résistance même, intelligence et ruse. Si l’individu se dérobe à cet ensemble d’obligations, la tâche ne sera pas ou sera imparfaitement exécutée. A cet égard, un encadrant, responsable des tâches de jardinage, considère que les plantes, en tant qu’êtres vivants, imposent leurs propres règles qu’il est nécessaire de respecter : « On ne peut pas les laisser mourir ». Si la personne ne peut pas accorder ce respect aux plantes,
il faut qu’elle cherche autre chose. Travailler avec du bois, ou bien travailler avec des cailloux, mais peut-être pas avec des plantes.
52Le destinataire du travail accompli, commanditaire ou client, impose également des normes de qualité et des délais représentant autant d’obligations, non seulement pour l’entreprise, mais pour chaque travailleur. Les vertus formatrices du travail lui-même, si souvent évoquées par les responsables et les encadrants, tiennent certainement en grande partie à ces obligations données par la tâche elle-même, la matière à transformer, le service à produire.
53Les bénéficiaires qui souvent sortent d’une période plus ou moins longue d’inactivité ont perdu l’habitude de se soumettre à ces obligations et parfois n’en voient ni le sens, ni la nécessité. L’entreprise sociale, de par les exigences de sa production, met ou remet les bénéficiaires en situation de répondre à toutes ces obligations. L’obligation n’est pas morale, elle prend plutôt la forme d’une nécessité concrète et son respect comme son non-respect deviennent immédiatement visibles sous la forme d’un travail mal ou non réalisé. Les bénéficiaires ne s’y trompent pas et sont nombreux à insister sur la nécessité de « bien faire le travail ».
54La vie de l’entreprise, les rapports avec la direction, les encadrants et les collègues donnent également des obligations. Les bénéficiaires doivent être présents et ponctuels ou avertir de leurs absences ou retards. Ils doivent montrer une certaine assiduité à leur tâche et aussi être courtois et respecter les ordres reçus. En fait, ils doivent se comporter comme des travailleurs dans une entreprise.
Retrouver un rythme
55Les obligations imposées par le simple fait de travailler se manifestent pour certains de nos interlocuteurs dans la sensation du rythme de la vie quotidienne. Trouver ou retrouver le rythme de vie est une condition pour pouvoir entrer dans un emploi, mais, pour des personnes longtemps désœuvrées pour des raisons diverses, il s’agit là d’une difficulté importante. Par exemple, une femme dit qu’elle ne pouvait pas se lever le matin et que depuis qu’elle travaille dans l’entreprise sociale, elle y parvient :
J’ai un rythme de vie plus planifié, ça m’aide à avancer.
56Un homme déclare :
Il me fallait apprendre de nouveau à se réveiller le matin, à travailler avec les autres et tout.
57Retrouver un rythme est décrit comme lié à la nécessité de travailler. En ce sens, il s’agit d’un des apports les plus importants, voire pour certaines personnes de l’apport essentiel, des entreprises sociales. Mais, aux dires des encadrants, il s’agit d’un apprentissage difficile à effectuer pour nombre de bénéficiaires :
Pour certains, arriver à l’heure, c’est déjà la galère.
58Un des premiers objectifs à poser et à atteindre est de venir travailler tous les jours, d’arriver à l’heure, de tenir les horaires.
59Permettre aux bénéficiaires de retrouver des rythmes de vie et de travail est un objectif prioritaire des entreprises sociales. Cependant, les encadrants disent qu’ils ne peuvent les soumettre aux mêmes rythmes que ceux adoptés dans les entreprises classiques, qui seraient trop « soutenus », trop « oppressants », trop « stressants » pour des bénéficiaires très souvent psychiquement fragiles. Dès lors, les rythmes imposés dans les entreprises sociales respectent l’état de fragilité dans lequel se trouvent de nombreux bénéficiaires et ne sont pas comparables à ceux qui sont exigés dans le monde habituel du travail. Les possibilités de réinsertion professionnelle se trouvent alors limitées par l’incapacité, réelle ou présumée, des bénéficiaires à adopter des rythmes plus soutenus.
60Il n’en reste pas moins que les bénéficiaires retrouvent des rythmes de vie ponctués par le découpage des jours, des semaines et des mois en temps pour le travail et temps pour les loisirs et les relations sociales.
S’organiser
61Pour les responsables et les encadrants des entreprises sociales, le travail contribue à développer la capacité des bénéficiaires à s’organiser, non seulement dans l’accomplissement d’une tâche, mais aussi dans la vie en générale. Et les bénéficiaires témoignent de l’évolution de leur capacité à s’organiser dans le travail. Par exemple, une femme considère que les tâches qui lui sont confiées lui demandent cette compétence :
Au début j’étais mal organisée. Je commençais un truc, mais je ne finissais pas. Après c’était la panique totale. Mais là, j’ai changé, je commence un truc, je finis un truc.
62D’autres confirment que ce que le travail leur a appris en matière d’organisation a pu être transféré dans leur vie plus large. L’un d’entre eux déclare :
J’ai appris à m’organiser déjà au travail, dans la vie c’est la même chose. Si on ne s’organise pas dans la vie c’est pareil.
Eprouver du plaisir
63Plusieurs de nos interlocuteurs disent que le fait de travailler, par contraste avec l’inactivité source de morosité, leur procure du plaisir. Nous traitons du plaisir au chapitre des compétences paraprofessionnelles, tant il semble que la faculté à éprouver du plaisir dans l’exercice d’une activité pourrait constituer un socle sur lequel repose le développement de compétences professionnelles. Suivant Spinoza, le plaisir peut être compris comme une forme de joie, c’est-à-dire une expérience intime qui a pour effet l’augmentation de sa propre puissance d’agir, ou encore comme une énergie venant renforcer la force désirante de l’individu, force qu’il mettrait au service de sa propre transformation comme de la transformation de son environnement. En d’autres termes, le plaisir éprouvé suscite le désir d’apprendre. De nombreux encadrants tentent de fonder les apprentissages de tous types qu’ils souhaitent que leurs interlocuteurs fassent sur le socle du plaisir éprouvé dans l’effectuation d’une tâche.
64Cette volonté trouve une correspondance dans ce que disent les bénéficiaires de leur plaisir à travailler. Par exemple, une femme qui pourtant est issue d’un milieu aisé exprime le plaisir qu’elle éprouve à balayer les rues et les préaux des écoles :
Balayer, nettoyer, j’aime bien. Parce que j’ai l’impression de nettoyer la ville et ça me fait plaisir. J’aime aussi être en plein air, être en liberté. J’aime cette liberté.
65Plusieurs bénéficiaires ayant travaillé dans des bureaux et des ateliers parlent de leur plaisir à mener une activité à l’extérieur, même si celle-ci est socialement moins prestigieuse. D’autres parlent aussi de leur plaisir à effectuer des tâches qui les mettent en contact avec la population, avec des enfants, des clients ou encore des passants.
66Le plaisir le plus intense semble bien se trouver dans le sentiment d’une utilité certaine, sentiment qui permet d’avoir un rapport positif à la tâche accomplie et, par extension, à soi-même. Canner des chaises, recycler des appareils électroniques, enseigner l’informatique à des pairs, nettoyer des espaces publics, faire pousser des plantes, sont autant de tâches qui procurent aux personnes qui les réalisent un fort sentiment d’utilité. Le plaisir dont il est question dans ces récits recèle une dimension esthétique. Il est lié à la tâche bien exécutée – la ville est propre, la chaise bien réparée –, au sentiment d’une forme d’harmonie avec l’environnement et avec autrui, et à la sensation de liberté.
Compétences sociales
Utilisation des ressources
67Les compétences sociales dont il est question s’activent sur deux plans. Il s’agit, premièrement, des compétences qui permettent la collaboration entre travailleurs dans l’entreprise et, deuxièmement, des compétences qui permettent d’avoir une place dans la société globale et d’avoir conscience de l’appartenance à un lieu, que Nancy qualifie de « politique ». Cette contrée est « le lieu de l’en-commun, le lieu de l’être-ensemble » (1993, p. 142). Ces compétences ne sont pas seulement requises des bénéficiaires. Elles concernent l’ensemble des individus vivant dans cette contrée. Cependant, ce sont les exclus de ce lieu politique qui sont sommés de montrer leurs compétences à vivre avec autrui. Les entreprises sociales tablent sur le fait que les compétences sociales acquises en leur sein permettront de développer ce que certains appellent la « citoyenneté » des bénéficiaires, c’est-à-dire leur capacité à être affiliés à ce lieu de l’être-ensemble. Comme dans d’autres domaines, elles parient sur le transfert des compétences sociales développées dans l’entreprise vers la société plus large. Néanmoins, il semble bien que l’entreprise sociale, notamment en raison de son mandat et de la formation des encadrants, fait preuve d’une capacité d’accueil et de tolérance plus grande que le reste de la société. Elles représentent un espace dialogique privilégié que l’on retrouve difficilement dans d’autres lieux.
68Dans toutes les formes de travail, la coopération entre les individus est généralement requise afin d’accomplir les tâches prescrites. Les entreprises sociales proposent des activités dont la plupart nécessitent une forme de coopération entre travailleurs et cette nécessité est investie de vertus formatrices permettant de développer les compétences sociales des bénéficiaires.
69Certaines tâches, comme par exemple le pliage de cartes, le contrôle de pièces mécaniques, se réalisent à la chaîne et ne réclament pas une coopération importante. Par contre, des travaux comme l’entretien de jardins, le chargement de wagons, la peinture d’appartements, le recyclage d’appareils électriques et électroniques s’exécutent en groupe et exigent la coopération de tous les membres. De plus, ces entreprises instituent des moments d’activités collectives comme les repas, les pauses ou certains échanges dans lesquels les tâches sont réparties et les problèmes discutés. Les travailleurs sont donc appelés à coopérer, mais aussi à s’exprimer et à se confronter.
70Une des compétences sociales qui semble également se développer dans les entreprises sociales a trait à une forme de « respect » de la hiérarchie. En effet, les travailleurs œuvrent sous la responsabilité d’encadrants qui remplissent également des fonctions de chefs d’ateliers ou de contremaîtres. Ces derniers sont responsables, face aux clients, de la qualité du travail et du respect des délais et, pour assumer cette responsabilité, imposent des contraintes, qui sont aussi considérées comme un modèle de contraintes dans lequel les bénéficiaires doivent pouvoir entrer et qui représente, sous une forme allégée, l’ensemble des contraintes propres au monde du travail.
Développement social
71Comme nous l’avons vu, les ressources strictement professionnelles des bénéficiaires sont sous-utilisées pour les personnes bénéficiant d’un haut niveau de qualifications et ne se développent pas dans le sens d’une formation professionnelle. Par contre, il semble bien que les personnes développent des compétences sociales importantes. Un bénéficiaire disposant d’une formation professionnelle supérieure dit profiter d’une activité de balayeur pour mettre en pratique et développer des capacités relationnelles avec les personnes qu’il rencontre dans ses pérégrinations de balayeur. Ironique, il déclare :
Disons, moi, c’est plus de la sociologie que je fais. C’est agréable. On tourne dans le quartier, on va se boire le café ici et là, on connaît un peu les bistrots, on connaît les gens. On rencontre les autres balayeurs, parce que sinon, personne ne dit jamais bonjour aux balayeurs, on discute avec ces gens-là.
72Les bénéficiaires décrivent comment le groupe des pairs les aide, comment les autres les aident à prendre conscience de l’image qu’ils donnent et de la manière dont ils sont perçus, comment ils se retrouvent dans les difficultés de leurs pairs, comment ils développent des rapports solidaires.
73Les encadrants, dont la plupart considèrent que la réinsertion professionnelle des bénéficiaires est une utopie, visent le développement de ce que l’un d’eux appelle « les compétences au contact social ». A leurs yeux, ce développement est important car la plupart des bénéficiaires ont des difficultés relationnelles. Ils les décrivent comme étant souvent renfermés ou alors colériques, peu à l’écoute d’eux-mêmes comme des autres. Certains pensent que ces problèmes ont pu être à l’origine de leur renvoi d’emplois précédents.
74Les diverses relations avec les collègues, avec les encadrants, avec les clients nécessitées pas le travail lui-même sont conçues comme des modèles de relations transposables à l’ensemble des rapports sociaux. Pour les responsables et les encadrants, les relations qui se développent dans l’entreprise sociale permettent l’apprentissage de l’entraide, de l’ouverture aux autres, de l’expression verbale des émotions au lieu de leur mise en actes souvent violents, du contrôle de soi afin de ne pas s’énerver et de ne pas engueuler les collègues, la hiérarchie et la clientèle. En d’autres termes, les entreprises sociales se donnent pour tâche de contribuer à la formation d’» êtres sociaux » ou de citoyens dont les qualités leur permettent de vivre avec les autres, voire de contribuer activement à la vie de ce « lieu de l’être-ensemble » que nous avons précédemment évoqué.
Retrouver une place
75Le développement des compétences sociales des travailleurs semble passer, tant pour les travailleurs eux-mêmes que pour les encadrants, par le sentiment profond d’avoir une place dans la société. Nous l’avons déjà souligné, l’appartenance à un groupe social est constitutive de l’identité. Dans ce sens, l’identité est une forme de géographie imposant de repérer le lieu d’où l’on pense, éprouve, parle, agit, rêve, projette. Il est difficile de parler de compétence à propos de la place que l’on peut occuper ou non, car il n’est pas possible d’imputer au seul individu le fait d’occuper ou non une place dans une société. L’» être-ensemble » est une invention commune, la constitution d’un « nous » qui n’est pas de la compétence d’un seul des éléments constitutifs de ce nous. Le problème posé ici est plutôt de savoir ce que les personnes expriment de la place qu’elles ont l’impression d’avoir perdue, de celle qu’elles pensent actuellement occuper et de celle qu’elles considèrent devoir leur revenir.
76Les bénéficiaires considèrent généralement que la perte de leur emploi qui a eu lieu, pour un grand nombre d’entre eux, il y a plusieurs années et pour un plus petit nombre, il y a peu de temps est en même temps la perte de leur place dans la société.
77Pour un grand nombre de personnes, travailler dans une entreprise sociale leur donne le sentiment de retrouver une place dans la société et de participer à la vie collective. Les signes indicatifs de cette place retrouvée sont concrets comme avoir une fiche de paie, une carte AVS, être affilié à une assurance, avoir un lieu précis pour venir y travailler, avoir des collègues. Ces signes indiquent la place retrouvée et s’articulent au sentiment d’utilité dépendant de la tâche accomplie. Même si la place retrouvée dans une entreprise sociale ne correspond pas toujours à celle qui était rêvée, les bénéficiaires, pour la plupart, se réjouissent de pouvoir l’occuper et craignent de la perdre à la fin de leur contrat.
78Le thème de la place, associé à celui de l’utilité, renvoie à la question de l’insertion professionnelle et plus généralement à celle de l’insertion sociale. Les travailleurs expriment l’impression subjective d’avoir retrouvé une place en entrant dans une entreprise sociale. Même s’ils la désirent, ils disent ne pas croire à une réinsertion dans le monde économique traditionnel. Cependant, nous comprenons que le fait de travailler dans une entreprise sociale donne aux bénéficiaires l’impression d’occuper une place à part entière dans la société. La question est de savoir si cette place, dont ils expérimentent l’importance dans leurs rapports à eux-mêmes, à autrui et aux institutions, est une place qui ne se réduit pas à un « sentiment de place ». La « réalité » de cette place dans le lieu de l’être-ensemble dépend de l’espace qui leur est effectivement accordé notamment par leur environnement, par les institutions d’aide sociale, par les offices de l’emploi ou par le monde politique. Un des problèmes, relevés tant par les travailleurs que par les responsables et les encadrant, réside dans la précarité de cette place. En effet, comme nous l’avons indiqué, ces places de travail sont accordées, à part pour les bénéficiaires de l’AI, pour de courtes durées. Dès lors, les travailleurs se trouvent dans l’incertitude quant à leur place à venir.
Compétences personnelles
Utilisation des ressources
79L’ensemble des responsables et des encadrants des entreprises sociales insistent sur le développement personnel des travailleurs. C’est un des buts essentiels de l’entreprise et un des effets constatés par les uns et les autres. Cependant, ils ne parlent pas directement de la manière dont les ressources personnelles des travailleurs sont mises en œuvre ou utilisées dans l’entreprise. Ils évoquent plutôt les difficultés à dépasser et les lacunes à combler pour permettre aux bénéficiaires de se développer personnellement.
80L’idée du développement personnel est fondée sur une conception lacunaire de l’individu. Effectivement, s’il doit se développer, c’est bien parce qu’il ne l’est pas suffisamment. Mais cette conception lacunaire se double d’une conception plus positive indiquant que l’être est capable de se développer et qu’il en a les ressources. L’individu est donc conçu comme étant à la fois imparfait et capable de se développer.
Développement personnel
81Il semble bien que les responsables et encadrants se situent dans une telle perspective de développement de la personne complétée par une autre idée selon laquelle tous les apprentissages professionnels et toute forme d’insertion, voire plus largement d’intégration sociale et de vie dignement conduite, ne pourraient reposer que sur un individu suffisamment développé dans sa sphère personnelle. Les bénéficiaires, quant à eux, sont parfaitement en accord avec cette conception du développement personnel. La plupart estiment qu’ils sont dans l’entreprise sociale, certes pour travailler, mais surtout pour développer leurs ressources personnelles. Le travail dans un cadre adapté aux difficultés des bénéficiaires semble receler les vertus engendrant ce développement de la personne. Leur dialogue avec les encadrants et la prise de conscience de leurs difficultés personnelles qui peut découler de ces interactions sont également désignés comme étant les instruments du développement personnel.
82Les entreprises sociales se donnent pour but de développer les ressources personnelles des individus. Cependant, les personnes entrent dans ces entreprises avec des ressources préalablement acquises. Un bénéficiaire déclare que celles dont il dispose ont été constituées au cours de sa vie et représentent un capital inaliénable. Il déclare notamment qu’il a vécu des époques formidables et que celles-ci constituent un patrimoine dans ses souvenirs, une banque de données qui lui permet de traverser la période actuelle difficile et lui fournit des repères importants :
Grâce à ces repères que j’ai vraiment conservés en moi, je peux me transposer à certaines périodes que j’ai vécues et faire de bonnes comparaisons entre ce qu’il y a eu avant et ce qu’il y a aujourd’hui.
83Dans les discours recueillis, le développement personnel peut prendre plusieurs aspects. Nous en avons retenu principalement deux : la renonciation à des symptômes et le développement de la confiance en soi.
Renoncer à des symptômes
84Il semble bien que le développement de la personne réclame et permette le renoncement à divers symptômes qui affectent la vie de nombreuses personnes, notamment des dépendances à l’alcool ou aux drogues. Ces symptômes stigmatisants sont souvent considérés, à tort ou à raison, comme étant la cause de leur exclusion du marché de l’emploi.
85Aux dires de nos interlocuteurs, l’insertion dans une entreprise sociale contribue activement à la renonciation à certains de ces symptômes. Par exemple, un homme déclare que ce qu’il appelle ses problèmes d’alcool a été résolu depuis qu’il travaille dans une telle entreprise. Il déclare :
Pendant que je suis au travail, je ne suis pas au bistrot en train de boire des coups.
86Un autre dit qu’il ne fait plus de « conneries » depuis qu’il est dans l’entreprise sociale qui l’a accueilli. De même, d’autres personnes disent avoir renoncé à l’usage de drogues ou à des actes violents commis sur leur femme et leurs enfants. Des symptômes physiques comme une fatigue extrême, une nervosité excessive ou des douleurs diverses, des symptômes psychiques comme la dépression ont ainsi disparu depuis qu’elles travaillent. Chez ces interlocuteurs, le travail, et plus spécifiquement le fait d’être occupé, les détourne de comportements considérés comme indésirables tant par eux-mêmes que par leur entourage. Par exemple, un bénéficiaire dit éloquemment :
Je reprends du poil de la bête. Je retrouve mes muscles. Puis, moi, j’ai besoin de bosser. Je n’ai plus envie de rester à glander, d’autant plus que, maintenant, je ne touche plus de drogues, plus rien. J’ai tout arrêté.
87Les responsables et les encadrants confirment les divers propos des bénéficiaires et attribuent également au fait de travailler la cause de cette évolution.
Développer la confiance en soi
88La perte d’un emploi et ses conséquences sociales et personnelles semblent affecter la confiance que les personnes ont en elles-mêmes. Selon les encadrants, le manque de confiance en soi entraîne des processus dans lesquels les tentatives de développement professionnel et social sont mises en échec. De tels constats ne peuvent qu’inciter les entreprises à se fixer comme objectif essentiel la restauration de cette confiance en soi. C’est une des intentions majeures des encadrants et une des attentes des bénéficiaires. Ce thème active une connivence certaine entre encadrants et bénéficiaires autour d’un constat partagé et d’une volonté commune. Une bénéficiaire très affectée par la perte de son emploi précédent a bien compris qu’on attendait d’elle qu’elle retrouve confiance en elle :
L’idée, c’est de reprendre confiance en soi. Je l’ai très vite compris. On me l’a bien fait entrer dans la tête aussi. Leur but premier ce n’est pas de trouver un travail, c’est de nous aider à reprendre pied, à retrouver confiance, à sortir la tête de l’eau d’une manière ou d’une autre.
89Mais il ne s’agit pas seulement d’une intention. Les partenaires de cette connivence estiment qu’effectivement les bénéficiaires retrouvent tous, à des degrés divers, une confiance en eux. Même ceux qui disent ne rien apprendre dans les sphères professionnelle et sociale considèrent avoir développé leur confiance en eux. Par exemple, une bénéficiaire déclare :
J’avais perdu toute confiance, et puis là c’est en train de revenir, petit à petit.
90Une jeune femme indique comment l’entreprise sociale et surtout le soutien des encadrants lui ont permis, en restaurant sa confiance en elle, de rompre le cycle destructeur dans lequel elle était engagée :
J’ai eu des problèmes de santé, mon corps il a lâché, mes dents ont lâché. Je me suis dit que ma vie était foutue. Avant, tout le monde m’aimait parce que j’étais belle, j’étais toujours impeccable. J’ai vécu tout le temps avec des hommes qui me couraient après, qui m’admiraient et je n’avais plus qu’à choisir. Après, je ne valais plus rien, plus personne ne me regardait. C’était très dur. Dans l’entreprise sociale, j’ai appris à me faire plus confiance, à ne pas toujours douter. J’ai grandi un peu, je suis devenue sage, philosophe.
91Mais la restauration de la confiance en soi est souvent malaisée. Par exemple, une femme dit qu’actuellement son cerveau « ne travaille » plus, qu’il « s’est arrêté » et qu’elle ne peut donc pas faire des projets de formation. Selon nombre de bénéficiaires, la confiance en eux leur permet de sortir de leur isolement et de mieux communiquer avec autrui. L’un d’eux, qui dit avoir un petit côté autiste, considère que dans l’entreprise sociale il arrive à « s’ouvrir d’avantage ».
92Développer cette compétence que nous avons appelée « confiance en soi » est un objectif majeur pour les responsables et les encadrants des entreprises sociales. Selon eux, la restauration de cette confiance passe par la prise de conscience, que le travail permet, qu’ils sont capables d’accomplir des tâches, même simples, mais dont ils connaissent l’utilité. Une partie des efforts d’encadrement consiste à donner aux bénéficiaires « la croyance en leurs potentialités », et les activités professionnelles effectuées sont le vecteur essentiel de cette nouvelle croyance en eux-mêmes. Un encadrant parlant des personnes souffrant de diverses dépendances dit :
Le travail permet aussi d’améliorer l’image de soi, de se faire confiance et d’entamer ou de réussir une démarche vers l’abstinence.
93Cependant, les activités proposées doivent amener à la réussite et non à l’échec. Dès lors, il importe de choisir pour chaque personne celles qu’elle est susceptible de réussir et, dans ce sens, les activités les plus simples présentent l’avantage de pouvoir souvent être couronnées de succès. Un responsable nous dit qu’il est plus important pour le développement personnel des bénéficiaires de réussir une activité que de, comme il le dit, « soigner ses maux, ses ombres et ses handicaps ».
94Si le travail réussi recèle la vertu de développer la confiance en soi, il doit être accompagné d’une relation positive avec les encadrants. Un de ces praticiens déclare que c’est en travaillant avec les bénéficiaires, en les encourageant, en valorisant ce qu’ils font, que ces derniers peuvent développer un rapport de confiance envers eux-mêmes.
95Le développement de la confiance en soi par le travail est un objectif très souvent atteint. En effet, tant pour les encadrants que pour les bénéficiaires, des changements significatifs se produisent, ce qui est valorisant pour l’ensemble des partenaires. Comme le dit un encadrant :
Par le travail, on donne l’objectif de réussir et les réussites sont progressives, dans le sens où on demande peu et après il peut faire toujours un peu plus. Donc, ils peuvent se prouver à eux-mêmes qu’ils sont capables de quelque chose.
96Un autre ajoute :
Ici, on voit des gens qui s’épanouissent complètement. C’est un nouveau départ.
97Les travaux proposés dans les entreprises sociales ne réclament que rarement des compétences élevées et sont souvent répétitifs. Les perspectives de réinsertion sur le marché de l’emploi étant restreintes, une véritable formation professionnelle n’étant pas du ressort de ces entreprises, il importe dès lors de trouver une visée réaliste. En ce sens, le développement personnel peut représenter un but pertinent puisque la plupart des personnes qui travaillent dans les entreprises sociales se considèrent elles-mêmes et sont considérées comme ayant des difficultés personnelles et relationnelles. Ce but est aussi atteignable, car tant les évaluations des encadrants que les témoignages des bénéficiaires attestent d’un développement de la confiance en soi et des qualités relationnelles. Le travail et les obligations qu’il implique sont l’outil principal du développement personnel des individus. C’est comme s’il n’était pas considéré comme un but en soi, mais comme un instrument, efficace, permettant de développer des compétences personnelles et sociales. Dès lors, considérant le travail comme un outil visant autre chose que lui-même, la question est de savoir s’il a encore une valeur en soi.
Transfert des compétences
98La question est de savoir si les compétences professionnelles, paraprofessionnelles, sociales et personnelles mises en œuvre et développées dans l’entreprise sociale sont transférables dans d’autres lieux, par exemple, dans des entreprises et administrations régies par les règles habituelles du marché du travail. L’attention portée aux ressources permet de constater que celles dont disposent les bénéficiaires dans les quatre domaines retenus ne sont pas prises en considération dans leurs discours en tant que « bagage » pouvant être utile à l’entreprise. Il s’agit plutôt de développer grâce au travail des savoir-faire qui pourront être autant de ressources dans lesquelles les bénéficiaires pourront puiser pour les transformer en compétences actives dans leur vie professionnelle et personnelle. Dès lors le transfert des compétences va de l’entreprise sociale à la vie future des personnes et non de leur vie passée en direction de l’entreprise sociale. Nous pouvons dire que, pour les responsables et les encadrants, la vie passée ne constitue pas une ressource, mais plutôt une somme de malheurs à dépasser.
99La plupart de nos interlocuteurs, responsables, encadrants et bénéficiaires, considèrent que ces derniers ne sont pas dans une entreprise sociale pour effectuer des apprentissages professionnels, ni même des apprentissages de gestes professionnels. Dès lors, la question du transfert de compétences qui pourraient être éventuellement acquises ne se pose pas. Ceux qui estiment avoir acquis des gestes professionnels comme utiliser des machines, tailler des arbres ou des plantes, installer des systèmes d’arrosage ne pensent pas non plus pouvoir transférer ces savoir-faire dans la sphère du travail salarié.
100Le peu de perspectives de transferts de compétences professionnelles représente un des problèmes que les entreprises sociales rencontrent dans la réalisation de leur mission. La plupart des bénéficiaires considèrent qu’ils ne sont pas là pour se former professionnellement, mais pour les raisons que nous avons précédemment examinées. Notre étude ne permet pas de vérifier s’ils sont réalistes lorsqu’ils expriment à leur manière que ce qu’ils apprennent dans l’entreprise n’est pas transférable dans la sphère du travail salarié. Cependant, leur point de vue rejoint celui des responsables et encadrants des entreprises sociales qui, eux aussi, considèrent que l’acquisition de gestes professionnels qui pourront être reproduits dans un travail salarié n’est pas un objectifs prioritaire.
101Pour les responsables et les encadrants, le transfert des compétences professionnelles acquises dans l’entreprise sociale sur le marché de l’emploi ne va pas de soi. Pour un encadrant, seules des capacités manuelles globales sont transférables et non des savoir-faire professionnels précis. Il déclare que si une personne a réalisé diverses activités manuelles, elle pourra facilement s’adapter à de nouvelles tâches. Il émet l’hypothèse que, face à une personne sortant de son entreprise sociale, un employeur pourrait se dire qu’en fonction des activités de peinture ou de menuiserie réalisées, un bénéficiaire a des compétences manuelles. Certes, il ne s’agit pas de compétences identiques à celles d’un professionnel formé et expérimenté, mais de savoir-faire pouvant être investis dans des activités variées. Un encadrant semble exprimer l’avis général lorsqu’il dit que le but poursuivi n’est pas d’apprendre aux travailleurs un métier, mais de leur permettre « l’exécution de petits travaux ».
102Le transfert de compétences professionnelles vers le marché de l’emploi est difficile à réaliser en raison du décalage entre les ressources des individus et les exigences de ce marché. En effet, il faudrait non seulement augmenter les ressources des bénéficiaires, mais aussi diminuer les contraintes, notamment de productivité, posées par les entreprises. Comme l’une et l’autre de ces conditions semblent difficiles sinon impossibles à réaliser, les entreprises sociales semblent devoir se constituer en tant qu’espaces de développement et d’expérimentation.
103Dans ce sens, l’entreprise sociale peut être comprise comme une microsociété, une sorte de laboratoire dans lequel se développent et s’expérimentent des compétences professionnelles, paraprofessionnelles, sociales et personnelles qui seront ensuite transférées dans « la vraie vie ». Une telle conception confirmerait qu’elle est un lieu un peu à part, régi par des règles qui ne sont pas tout à fait celles qui ont cours dans la société. Elles ne sont pas fondamentalement différentes, mais leur application est plus souple. Cette analogie des règles permet l’apprentissage de leur mise en application dans une « zone proximale » constituée par les « réelles » possibilités des personnes à les appliquer, tout en leur demandant un peu plus que ce qu’elles font habituellement.
104Cependant, dans de tels lieux, un paradoxe peut grever le développement de compétences professionnelles. En effet, les travailleurs doivent assurer des activités professionnelles avec une certaine productivité, pourtant ce qui importe n’est pas la productivité, ni même la production, mais le développement social et personnel des travailleurs. En ce sens, l’activité professionnelle exigée peut être comprise comme n’étant que le prétexte à autre chose et, dès lors, elle peut être sous-estimée. Un certain nombre de bénéficiaires semblent bien comprendre que les tâches qu’on leur demande d’exécuter sont des prétextes, sans très bien pouvoir dire ce qu’on attend d’eux si, en définitive, la tâche est secondaire. Il est alors légitime de se demander quelle peut bien être la qualité de leur investissement.
105Mais on peut aussi considérer que l’entreprise sociale n’est ni un lieu de développement ni un lieu d’expérimentation, mais un lieu de travail. Une telle proposition implique que le développement est secondaire par rapport à la production, mais présente le désavantage de situer l’entreprise sociale sur un marché concurrentiel, ce qui impliquerait une augmentation de sa productivité et la suppression des subventions des pouvoirs publics.
106Le double mode d’existence des entreprises sociales en tant qu’entreprises économiques et lieux de développement social et personnel semble impliquer un paradoxe qui active ses tensions entre le monde économique et le monde social. Les entreprises tendent à le résoudre en insistant sur les difficultés personnelles des bénéficiaires et en visant le développement d’un être qui n’est pas, comme nous le verrons, uniquement un homo œconomicus, mais une personne développant des rapports positifs à l’égard d’elle-même et un citoyen conscient des ses lacunes et de ses ressources.
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Les entreprises sociales d’insertion par l’économie
Ce livre est cité par
- Libois, Joëlle. Mezzena, Sylvie. (2010) L’analyse de l’activité comme espace démocratique de développement. Nouvelles pratiques sociales, 22. DOI: 10.7202/039664ar
Les entreprises sociales d’insertion par l’économie
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