Chapitre III. Identité des bénéficiaires des entreprises sociales
p. 85-114
Texte intégral
Logiques individuelles et logiques sociales
L’identité : un fait social
1Les récits de vie des bénéficiaires des prestations des entreprises sociales sont compris en tant que constructions identitaires. Pour saisir de quelles manières ces narrations relevant de l’identité des individus sont affectées par ce que l’on peut appeler les « logiques sociales », il semble nécessaire de « désubstantialiser » la notion d’identité, sans laquelle nous pourrions être entraînés à former des spéculations plus ou moins hasardeuses sur la nature de l’identité des humains qui nous ont livré leur récit. Dans cette perspective, l’identité est considérée en tant que production langagière, ou plus précisément en tant que « formation discursive » (Foucault, 1969) produite par un être selon une « logique individuelle », mais mettant en œuvre une « logique sociale » (Tarde, 1999, I). Dans cette expression, la logique n’est pas la logique pure des logiciens, c’est plutôt la manière dont les « forces » se manifestent en des lieux divers et produisent des variations. Chez Tarde, la distinction entre logiques sociales et logiques individuelles est purement formelle, car, dans les faits, elle n’existe pas. Toute logique individuelle doit être comprise comme l’actualisation chez un individu de la logique sociale. De même, chez cet auteur, l’individu, ses actions, ses croyances ne sont pas simplement soumis à des lois sociales générales. Si les actions et les croyances des individus sont des faits sociaux, ce n’est pas parce qu’ils sont la mise en œuvre de lois sociales, mais bien parce que ces actions et ses croyances communiquent avec d’autres actions et croyances.
2La logique sociale rend compte, chez Tarde, des diverses « forces », désir et croyance, qui se manifestent dans la vie. En cela, elle ne se différencie pas de la vie elle-même (Schérer in Tarde, 1999, II, p. 21). Articulée à la croyance et au désir, la logique individuelle et sociale est le mécanisme de régulation de ces forces. Le but final vers lequel tend la logique sociale est : « un maximum de croyance stable et un minimum de désir insatisfait » (p. 394). S’il y a une logique sociale, par contre il n’y a pas d’illogique sociale. En raison de sa tendance à la majoration de la croyance et à la satisfaction du désir, « les sociétés sont ce qu’il y a de plus logique au monde, après les corps organiques » (p. 250). Les forces que sont le désir et la croyance définissent tant la vie des sociétés que la vie des individus. Chez Tarde, « les passions, les volontés et les desseins sont des mouvements simples ou complexes du désir tandis que la croyance produit les percepts, les concepts et les institutions » (Lazzarato in Tarde, 1999, I, p. 110). Le désir est inséparable, et pourtant distinct, de la croyance, car dans un énoncé tel que « je désire ceci », il faut considérer le degré de désir et le degré de croyance dont ce désir est l’objet (p. 111). Ces forces sont conçues en tant que flux qui circulent et se communiquent, s’exprimant dans chaque personne selon des modes singuliers. « L’énergie de tendance psychique, d’avidité mentale, que j’appelle désir, est comme l’énergie de saisissement intellectuel, d’adhésion et de croyance mentale que j’appelle croyance, un courant homogène et continu qui, sous la variable coloration des teintes de l’affectivité propre à chaque individu, circule identique, tantôt divisé, éparpillé, tantôt concentré, et qui, d’une personne à une autre, aussi bien que d’une perception à une autre, dans chacune d’elles, se communique sans altération » (Tarde, 1898, p. 31).
3La logique tardienne n’est pas une construction hiérarchisée, arborescente, régulière qui réglerait la diffusion des forces, elle prend plutôt la forme incertaine de ce que Deleuze et Guattari (1980) appellent un « rhizome » parcouru dans tous les sens, sans ordre préétabli, par des flux. Tarde définit plutôt sa logique en prenant le modèle du « cerveau ». La société ne possède pas de cerveau, pas plus, elle n’est analogue au cerveau individuel, elle est elle-même un cerveau : « un grand cerveau collectif dont les petits cerveaux individuels sont les cellules » (p. 218). Cerveau collectif et cerveaux individuels ne s’opposent pas, car ces derniers sont organisés comme une société constituée par une multitude de relations. « En définissant le moi et le collectif comme deux cerveaux, deux types de société, deux formes d’association et de composition des relations, Tarde ouvre une nouvelle possibilité du fait social », déclare Lazzarato (2002, p. 130). Le fait social ne correspond pas à la définition que l’on pourrait donner de la société en tant qu’entité, de l’individu en tant qu’entité différente de la première et des relations pouvant exister entre elles. Le fait social désigne une action à distance d’un esprit ou d’un cerveau sur un autre esprit ou un autre cerveau. Vus comme des esprits ou des cerveaux interagissant, individu et société sont des états qui passent de l’un à l’autre de manière réversible. L’individu défini en tant que société et la société, comme l’individu, en tant que multiplicité, rendent caduque la distinction entre le fait individuel et le fait social. La distinction entre ces deux aspects ne peut pas être présupposée, elle doit être explicitée par l’enquête.
4Le concept de « subjectivation » défini par Deleuze reprenant les travaux de Foucault prolonge la monadologie tardienne et permet de préciser encore ce qu’il en est de la logique sociale et de la logique individuelle et de l’inadéquation de la distinction de leur nature. La subjectivation désigne le processus au cours duquel le sujet constitue son rapport à soi (Deleuze, 2003). Ce processus procède par « plissement » du dehors au dedans. Les plis ou les plissements qui constituent le « dedans » de l’individu ne sont pas autre chose que le dehors. Ce sont « exactement le dedans du dehors » (Deleuze, 1986, p. 104). Le rapport à soi constitue « un dedans qui ne cesse de dériver du dehors » (Deleuze, 2003, p. 239). La subjectivation en tant que constitution d’un rapport à soi procédant du plissement du dehors au dedans n’est pourtant pas un simple procédé de duplication. Si le sujet se constitue lui-même, c’est bien parce qu’il y a une part de création dans ce processus. La logique individuelle n’est pas la copie de la logique sociale, parce que, pour Deleuze, il existe une multitude de manières de plier le dehors au dedans : « Le dedans prend beaucoup de figures et de modes, d’après la façon dont se fait le pli » (2003, p. 241). Ainsi, le sujet n’est pas simplement « capturé » par les forces du dehors, il développe une résistance créative que l’on peut appeler « contre-capture » (Jonckheere de, 2001).
5A partir de la théorie de Tarde, nous sommes amenés à appréhender l’identité des bénéficiaires des entreprises sociales en tant que « fait social », c’est-à-dire en tant que fait exprimé par un individu occupant une position dans la société, pour ce qui nous occupe la position d’exclu du marché de l’emploi. Pourtant, le concept de « pli » indique que le fait individuel n’est pas que simple duplication des forces sociales. Il y a une part de « créativité » de l’être se constituant en tant que sujet dans la manière dont le monde se plie en lui. Le concept de « préhension » créé par Whitehead (1995) inclut la part de créativité du sujet dans son rapport avec le monde. Les conduites du sujet et les manières dont il se définit lui-même ne sont pas entièrement déterminées par son environnement. Whitehead fait tenir ensemble les deux pôles apparemment antagonistes de la détermination et de la liberté. Pour lui, le monde extérieur est une potentialité pouvant s’exprimer, se plier pour reprendre l’idée de Deleuze, d’une multitude de manières.
6Dans le processus par lequel le monde « préhende » un sujet, il y a une décision de ce dernier qui invente sa façon d’intégrer le monde. Comme le dit Cobb Jr : « Cette décision est l’acte par lequel il devient ce qu’il devient plutôt qu’autre chose qu’il aurait pu devenir. En devenant précisément ceci et rien d’autre, il décide aussi comment il influencera le futur » (1994, p. 40). Le sujet sélectionne les potentialités qu’il amène à l’existence et en exclut d’autres. Mais cette décision d’exprimer une des potentialités du monde n’est pas une décision rationnelle et consciente au sens où on l’entend habituellement. Ce n’est pas le produit d’une longue délibération et, pour Whitehead, une décision consciente n’est en fait qu’une suite de petites décisions subtiles et inconscientes. Ce que le sujet exprime du monde, il le découvre en l’exprimant et cette création, ou cette œuvre, est à la fois « non prédictible et irrésistible » (Fagot-Largeault, 1999, p. 64).
7Les logiques sociales s’exprimant dans les logiques individuelles imposeraient de considérer les récits des bénéficiaires des entreprises sociales comme de simples duplications des forces qui ont amené leur exclusion du marché du travail. Ce serait mal comprendre Tarde, pour lequel même l’imitation est une création, ce qui lui fait dire que deux « choses » individuelles ne sauraient être parfaitement semblables. De plus, les concepts de « préhension », de « pli », de « contre-capture » exigent que l’on s’intéresse aussi à la créativité dont nos interlocuteurs font preuve dans les récits qu’ils nous livrent. Mais, comme nous le relèverons, la créativité d’un être n’implique nullement son atomisation et sa coupure du monde social dans lequel il vit.
Identité et orientation
8Pour Taylor (1998), l’identité d’une personne peut être comprise comme la réponse à la question « qui suis-je ? ». Mais on ne peut pas répondre à cette question en déclinant simplement sa généalogie. Définir son identité ne réclame pas de dire uniquement d’où on vient, mais demande surtout de savoir où on se situe, même si pour savoir où on se situe, il est parfois nécessaire de connaître d’où on vient. « Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui déterminent le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel je peux essayer de juger cas par cas ce qui est bien ou valable, ce qu’il convient de faire, ce que j’accepte ou ce à quoi je m’oppose. En d’autres mots, mon identité est l’horizon à l’intérieur duquel je peux prendre position » (p. 46).
9Taylor établit une parenté entre identité et orientation. Reprenant la métaphore spatiale, il considère que l’orientation est enracinée dans la psyché humaine. Savoir qui on est permet de s’orienter dans l’espace moral à l’intérieur duquel se posent les questions sur « ce qui est bien ou mal, ce qu’il vaut ou non la peine de faire, ce qui à ses yeux a du sens ou de l’importance et ce qui est futile et secondaire » (p. 46). Il transpose en question d’orientation la question « qui sommes-nous ? ». Répondre à cette question nécessite de savoir où on se situe, c’est-à-dire quels sont mes engagements et mes identifications. On peut dire que le fait de se repérer dans l’espace permet également de s’y déplacer, c’est-à-dire d’agir et de se projeter dans le futur. Pour pouvoir répondre à la question « qui suis-je ? », qui, en définitive, revient à la question du lieu d’où l’on parle, il faut être un interlocuteur parmi d’autres, possédant son propre point de vue, jouant son propre rôle social et pouvant parler en son nom. Cela revient à savoir où on se situe. L’identité est donc définie par un lieu occupé et ce dernier permet de s’orienter dans l’espace moral. « Je définis qui je suis en définissant d’où je parle, dans la généalogie, dans l’espace social, dans la géographie des statuts et fonctions de la société, dans mes relations intimes avec ceux que j’aime, et aussi, de façon capitale, dans l’espace d’orientation morale et spirituelle à l’intérieur duquel je vis les relations les plus importantes qui me définissent » (p. 56). Le lieu et l’orientation sont indissociables, car, en effet, comment peut-on s’orienter dans un espace si l’on ne sait pas quel est le lieu que l’on occupe ?
10L’orientation dans l’espace vers ce que l’individu n’est pas encore implique que l’on considère la vie comme une « quête » (p. 73). Dans cette quête, le passé et le présent jouent des rôles essentiels. Un individu peut vouloir redéfinir son identité à venir, mais il ne le fait que sur la base de son identité actuelle et cette dernière n’a été définie que sur la base d’une identité passée, et ainsi de suite. « Je ne peux avoir d’intelligence du lieu où je me trouve ou de ce que je suis (…) sans comprendre comment je suis arrivé là où comment je suis devenu cela » (p. 75). Le pouvoir de s’orienter est au cœur de l’identité et il a un lien avec l’engagement. Ce dernier terme désigne une certaine constance dans l’orientation, le fait de ne pas modifier ce qui importe à chaque changement de situation ou d’humeur.
11Mais parler de lieu et d’orientation revient, si l’on reste dans la métaphore spatiale, à tracer un cadre qui délimite un espace dans lequel on peut se situer et s’orienter. Taylor appelle « cadre définitionnel », ou encore « cadre de référence », cette ligne de délimitation. La métaphore du cadre indique bien qu’il délimite le contenu, c’est-à-dire un ensemble de propositions concernant le sens de la vie, les valeurs que nous adoptons, mais qu’il ne peut se confondre avec le contenu. Le cadre définit un espace dans lequel les questions pertinentes relatives à l’existence se posent et trouvent parfois des réponses jugées aussi pertinentes. Le cadre de référence ou définitionnel définit « l’horizon à l’intérieur duquel nous savons où nous nous situons et quel sens les choses ont pour nous » (p. 49). En d’autres termes, il permet de définir notre identité.
12Le cadre de référence est constitué par toutes les distinctions qualitatives que nous effectuons afin de nous orienter dans le monde. Mais le cadre de référence préexiste à la nécessité de s’orienter, ce qui revient à dire que l’idée d’inventer de toutes pièces une distinction qualitative afin d’opérer des choix n’a aucun sens « car on ne peut qu’adopter de telles distinctions qui ont du sens pour soi à l’intérieur de sa propre orientation fondamentale » (p. 50). Le cadre de référence n’est pas construit en fonction des questions que nous nous posons, car pour savoir si une question est importante, il faut disposer d’un tel cadre. De ce fait, puisqu’il les permet, le cadre préexiste à nos questions. Il préexiste même à notre existence, car il s’agit d’une construction sociohistorique propre à une culture, un groupe social, une collectivité dans laquelle nous vivons.
13Les « évaluations fortes », elles-mêmes dépendantes du cadre de référence et constitutives de l’identité, renvoient à ce que nous considérons comme étant une vie digne d’être vécue, c’est-à-dire une vie riche et signifiante. La question de la vie digne est également la question de l’unité de la vie sans laquelle les humains auraient l’impression de passer comme s’ils n’avaient jamais été. Ce que nous jugeons comme étant une vie digne d’être vécue implique totalement notre conception du monde et non une connaissance objective qui existerait à son propos. La définition de la vie en tant que digne d’être vécue ne peut pas être universelle puisqu’elle dépend des cadres auxquels elle se réfère. Pour Taylor, dans nos sociétés contemporaines occidentales, le respect est une valeur qui implique des obligations envers autrui. Mais, à côté de ce devoir, existent aussi des questions qui touchent la manière dont nous concevons une vie digne d’être vécue. Il s’agit de savoir ce qui peut constituer une vie pleine et signifiante par opposition à ce qu’est une vie futile peuplée de questions accessoires. La dignité de la vie est constituée d’idées et d’images qui sous-tendent la manière dont nous la concevons. Mais, à côté de cela, existe aussi le sentiment que nous avons de nous-mêmes en tant que nous inspirons le respect. Cette dignité se confond avec nos comportements et la manière dont ils sont reçus dans l’espace public dans lequel nous nous mouvons.
Espace d’interlocution
14Chez Taylor, les identités sont des constructions narratives par lesquelles l’individu se comprend dans le monde et comprend ses actions. Ces constructions ne sont pas la simple production d’individus isolés cherchant à s’orienter dans l’espace social et moral. Elles se développent dans des espaces d’interlocution au sein desquels des individus se situent face à d’autres qui, eux aussi, se situent face à eux. Il s’agit essentiellement d’un espace de dialogue, dans lequel, en parlant de quelque chose, les interlocuteurs en font un objet pour eux. Le langage que nous utilisons pour définir notre identité, opérer des distinctions qualitatives, nous orienter appartient à une communauté linguistique. Comme l’a montré Wittgenstein, les significations des mots que nous utilisons ne sont pas privées, elles sont publiques. L’objet construit par l’interlocution est un objet commun à la communauté linguistique. L’identité n’existe que dans ce que Taylor appelle des « réseaux d’interlocution » (1998, p. 57). Il ne s’agit pas seulement de la situation dialogique dans laquelle l’identité est exprimée, mais de notre immersion dans une langue. Dès lors, la question de l’identité ne peut être séparée de la question du langage et de la signification des mots.
15Inscrite en tant que question de langage, la réponse à la question « qui suis-je ? » ne reçoit une signification que si l’on sait d’où l’on parle et à qui l’on parle. Ainsi, l’identité inclut une position dans l’espace moral, mais aussi la référence à la communauté linguistique, culturelle à laquelle celui qui se définit appartient. Ce dont je parle a une signification pour un « nous » dans un espace public ou commun. La « vérité » de ces significations peut être mise en question à la lumière de la théorie des « jeux de langage » de Wittgenstein, mais il n’en reste pas moins qu’elles s’expriment dans un espace linguistique commun. Si le langage n’est pas privé, l’identité ne l’est pas non plus et il ne suffit pas de penser que le contenu intime de notre identité n’est pas communiqué pour croire que notre identité est privée. Même intime, l’identité a besoin du langage, qui lui est public, pour s’exprimer, même à l’intérieur de nous. Plus précisément encore l’identité s’exprime dans une langue naturelle. C’est une langue particulière parmi toutes les langues possibles. En exprimant notre identité dans une langue, nous sommes « contraints », sans nécessairement nous en rendre compte, par la grammaire de cette langue qui rend le monde pensable. Comme le dit Montefiore, je suis engagé « à l’égard de cette manière générale de rendre pensable le monde qui est particulière à la langue (ou aux langues) en question ; et plus particulièrement engagé à l’égard de ma propre identité en tant que membre de cette communauté linguistique » (Montefiore in Laforest & Lara de, 1998, p. 110).
16Du point de vue de Taylor, l’identité résulte d’un agencement dans lequel le personnel et le social sont intimement imbriqués. L’individu est situé dans l’espace par les cadres de références qui préexistent, mais il se situe aussi dans cet espace par ses engagements et ses identifications. L’identité est définie par l’horizon à l’intérieur duquel l’individu est capable de prendre position. Il n’a pas le choix de cet horizon ou de ce cadre, mais il est bien capable de prendre une position. L’identité relève d’un mixte non volontariste et volontariste indiquant que l’on n’y peut rien quant au cadre de références dans lequel on se trouve plongé, mais que néanmoins on peut y prendre position de cas en cas. Comme le dit Montefiore, « à chaque moment donné, mon identité est exactement celle qui m’est donnée à ce moment-là et qu’il m’est peut-être possible de choisir, pour ainsi dire, mon identité à venir, le terrain vers lequel je me déplace, mais jamais mon identité telle qu’elle a été, ou même telle qu’elle est en ce moment même » (p. 103).
17L’identité est marquée par les identifications et les engagements que l’on peut prendre. En ce sens, on pourrait dire que l’on choisit ses identifications et ses engagements, mais on les choisit parmi des identifications et des engagements possibles, c’est-à-dire préexistants. De plus, les identifications et les engagements sont publics, c’est-à-dire qu’ils sont reconnus par autrui dans une situation dialogique comme des identifications et des engagements ayant une signification.
18La conception « expressiviste » de l’identité que l’on trouve chez Taylor indique qu’elle se construit sous la forme d’un récit destiné à autrui dans un espace d’interlocution. L’identité « réussie », nécessite la reconnaissance par autrui (Taylor, in Laforest & Lara de, 1998, p. 44) ou une sorte de négociation avec son entourage. Mais la reconnaissance attendue est aussi susceptible d’être refusée. En raison de cette probabilité, on peut parler de la définition de l’identité comme d’une lutte pour la reconnaissance.
Récit
19L’identité s’exprime en un récit cohérent que l’on tient sur soi-même, face à soi-même et face aux autres dans un espace d’interlocution. Le genre de personnage que l’on décrit en termes d’orientations, d’identifications, d’engagements, ou plus largement de sens global que l’on voudrait donner à sa vie, n’est jamais ce que l’on est, pour autant que l’on puisse savoir ce qu’on est réellement, indépendamment de ce qu’on dit qu’on est. Il existe une marge de liberté dans l’interprétation que l’on donne de soi-même. Cette marge tient aux conditions de production de ce récit, qui en fixe les limites de telle manière qu’il ne soit pas considéré, dans ces conditions, comme étant délirant ou fantasmatique. Les récits d’identité peuvent, si l’on veut les comparer à ce qui pourrait être la réalité, être considérés comme des fictions ou des mythes. Dès lors, ils sont difficilement falsifiables par une mise à l’épreuve de ce que serait « l’identité réelle ».
20Chez Taylor, la connaissance de soi comporte nécessairement une profondeur temporelle. Dire qui l’on est nécessite d’avoir traversé le temps et des événements, ce qui permet de saisir ce qui est relativement fixe et stable ou, au contraire, ce qui fluctue dans mes désirs, mes comportements et mon caractère. Le récit par lequel l’identité s’exprime est produit par une personne en croissance, ou en devenir, qui peut se pencher sur l’histoire de ses progrès et de ses régressions, de ses réussites et de ses échecs. Mais peut-on parler de sa vie comme si c’était celle d’une seule et même personne ou ne faut-il pas considérer qu’il y a des moments ou des périodes où l’on était autre ? Si nous voulons que notre vie ait « du sens, du poids ou de la substance » (p. 76), il faut également qu’elle ait une « unité signifiante » (p. 76). Il semble bien que ce soit la forme narrative du récit que nous produisons à propos de notre vie qui lui donne cette unité signifiante réunissant passé, présent et projection dans l’avenir. Pour Taylor, il existe « quelque chose comme une unité a priori de la vie humaine dans toute son étendue » (p. 76).
21Les récits des sujets renvoient à ce que Anscombe appelle le « caractère de désirabilité ». La compréhension d’un agent et de ses actes implique de saisir les « caractères de désirabilité » (Anscombe, citée par Taylor, 1998, p. 199) qui définissent ses actions dans le monde. Le caractère de désirabilité d’une action ne se réduit pas à ce que l’agent pense ou éprouve au moment où il agit. Ce n’est pas un « état mental » qu’il suffirait d’examiner pour connaître la cause d’une action. Pour Taylor (1997), il s’agit plutôt de comprendre quelle pensée habite son action, quelle intention l’anime, quels propos la dirigent. Pensées, intentions, propos, ne causent pas l’action, mais l’accompagnent ou l’habitent. Taylor emprunte à Anscombe le concept de « caractère de désirabilité » et déclare : « Les formulations explicites de ce que je comprends quand je vous comprends requièrent que je saisisse les caractères de désirabilité que vous utilisez vous-même quand vous êtes lucide, ou que vous utiliseriez si vous étiez parvenu à une formulation plus réfléchie de vos amours, de vos haines, de vos aspirations, de ce que vous admirez, etc. » (p. 200). Mais le caractère de désirabilité pose encore la question de la pertinence d’attribuer à un agent des désirs, des pensées, des buts qui ne seraient que privés. On peut comprendre que, lorsqu’Anscombe parle du caractère de désirabilité qui définit le monde de l’agent, elle n’affirme pas que ce caractère soit purement privé, dans le sens où il n’aurait rien à voir avec des désirs, des pensées, des buts qui peuplent le monde « social », elle veut juste dire que l’agent expérimente tout cela comme lui appartenant en propre.
Des identités variables et multiples
22Nous ne nous attendons pas à pouvoir extraire des récits de vie de nos interlocuteurs une identité qui serait spécifique aux bénéficiaires des prestations des entreprises sociales, et qui serait, en quelque sorte, leur identité collective. Pour se construire en s’exprimant dans un espace dialogique, l’identité emprunte des chemins infiniment complexes et elle ne peut être réduite ni à un statut actuel, ni à un noyau identitaire permanent. La « mêmeté » ou l’identité numérique dont parle Ricœur (1990) et qui indique la permanence d’une chose dans le temps n’est qu’un aspect de l’identité. Il est donc nécessaire d’introduire la temporalité dans la constitution du problème de l’identité. Ricœur le fait par le biais du pôle de l’» ipséité » qui est la dimension variable de l’identité, sa temporalité.
23Le concept d’identité narrative qui autorise notre travail à partir des récits de vie énoncés par les bénéficiaires que nous avons rencontrés implique la dialectique entre « mêmeté » et « ipséité ». L’auteur d’un récit interprète, en l’exprimant, sa propre existence. Par cette interprétation, la vie personnelle, qui est une succession d’événements, est comprise comme une totalité rassemblée par la narration. La vie se constitue temporellement avec un début et une fin, même si le début n’est pas la naissance ni la fin la mort, et spatialement par la mise en scène de personnages et de soi-même en tant que personnage évoluant dans des espaces définis. L’identité narrative recèle une double dimension épistémique et ontologique. La première indique que la constitution d’un récit vise la connaissance de soi et la deuxième que l’individu se constitue en tant que personne grâce au récit qu’il produit. La narration procède par la « mise en intrigue » de l’histoire d’une vie. Elle met en scène la dialectique « mêmeté-ipséité » ou, en d’autres termes, la permanence et la variation. La narration est comprise par Ricœur (1983) en tant que « constitution-de-soi », mais celle-ci ne procède pas du néant, elle est enchevêtrée dans une histoire en cours, dans des rôles définis socialement, dans des institutions.
24Pour Whitehead (2004), les humains ne peuvent être définis à l’aide de caractéristiques stables. Ce qu’est un être à un moment donné, c’est-à-dire, dans le langage whiteheadien, une occasion actuelle, n’a pas une identité complète avec son moi antécédent. Les réalités vivantes témoignent de la conservation et de la transformation des identités. Dans ce sens, les humains sont conçus en tant que trajectoires d’occasions actuelles. « L’individu dans son unité est ce courant coordonné d’expériences personnelles, qui est le fil de ma vie ou le fil de votre vie. Il est cette auto-réalisation successive, chaque occasion d’expérience ayant la mémoire immédiate de son passé et l’anticipation de son avenir. Cette revendication d’identité durable est notre propre affirmation d’une identité personnelle » (p. 180). En d’autres termes, l’identité d’un être à laquelle nous avons accès est le récit d’un flux d’occasions actuelles ou d’événements qui s’interpénètrent selon un vecteur reliant la mémoire du passé et l’anticipation de l’avenir.
25Les deux pôles de l’identité, « mêmeté » et « ipséité », ne permettent pas de la réduire à un statut actuel comme celui de bénéficiaire, de chômeur, de rentier AI ou à des étiquettes stigmatisantes comme, par exemple, inemployable. Le statut de bénéficiaire de prestations d’entreprises sociales qui est le point commun qui réunit dans un même groupe l’ensemble de nos interlocuteurs ne peut en aucun cas représenter leur identité commune. Il s’agit cependant de vérifier si ce statut affecte leurs expériences et, par conséquent, leurs récits. Si c’est le cas, cette position s’agence avec une infinité d’autres éléments, passés et actuels, constitutifs de leur identité, pour donner une composition identitaire singulière à chaque récit. Dès lors, nous nous intéressons à l’identité non pour trouver une caractéristique commune à tous nos interlocuteurs, mais pour comprendre et relater leurs expériences et comment leurs récits sont affectés par les logiques sociales. Nous cherchons aussi à saisir si l’agencement des forces sociales et des expériences individuelles fournit aux auteurs de ces récits, pour reprendre les propositions de Taylor (1998), un lieu identifiable qui leur permet de savoir d’où ils parlent et de s’orienter dans le monde.
26Dans un premier temps, nous allons analyser les récits de bénéficiaires afin d’en dégager des traits pouvant être compris comme des « traces d’identité ». Dans un deuxième temps, nous confronterons cette analyse à ce que disent les textes de loi qui instituent les mesures de réinsertion, les responsables et les encadrants des entreprises sociales. L’intention poursuivie par cette confrontation est de voir si les bénéficiaires prennent à leur compte et, si c’est le cas comment, ce qui est dit d’eux. Nous pourrons alors comprendre comment leurs récits sont capturés par des discours ayant un statut d’autorité. A l’inverse, leurs récits ne sont pas uniquement affectés par des discours d’autorité. Nous pourrons alors décrire des phénomènes de « contre-capture » dans lesquels les bénéficiaires, en introduisant des variations, deviennent auteurs de leur identité. Nous voulons montrer à la fois des processus inséparables d’imitation et d’invention au sens où Tarde (1999) définit ces concepts. L’enjeu principal de l’analyse de ces récits de vie est de montrer l’individu en tant qu’il s’individualise et se transforme en sujet. Le terme sujet est pris dans les deux sens que lui donne Foucault, soit : « sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance et sujet attaché à sa propre identité par la conscience et la connaissance de soi » (Foucault, 1994, IV, p. 213). Dans la perspective adoptée, le sujet n’est pas une substance, c’est une forme, et cette forme n’est pas toujours identique à elle-même. « Vous n’avez pas à vous-même le même type de rapports lorsque vous vous constituez comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une assemblée et lorsque vous cherchez à réaliser votre désir dans une relation sexuelle. Il y a sans doute des rapports et des interférences entre ces différentes formes du sujet, mais on n’est pas en présence du même type de sujet. Dans chaque cas, on joue, on établit à soi-même des formes de rapport différentes » (Foucault, 1994a, p. 471).
Se définir
« Je suis », « Je fais »
27La conception expressiviste de l’identité héritée de Taylor attire notre attention sur les manières dont nos interlocuteurs parlent d’eux. Nous avons retenu les divers énoncés ayant la forme logique sujet-copule-prédicat. Le sujet est exprimé généralement à la première personne, la copule étant le verbe « être » et les prédicats des caractéristiques que l’on s’attribue. Les attributs de ces énoncés que nous avons retenus concernent : la profession, le statut de travailleur, le statut de sans-emploi ou d’inemployable, le statut de cas social, les divers malheurs qui les affectent, des traits de caractère.
28L’identité s’exprime également à travers des verbes d’action, il s’agit donc de saisir non seulement ce que nos interlocuteurs disent à l’aide du verbe « être », mais aussi ce qu’ils nous disent qu’ils font. Le verbe est alors considéré en tant que complément du sujet.
Se définir par sa profession
29Se définir par sa profession revient aussi à marquer son appartenance au groupe des personnes exerçant cette profession, mais c’est aussi se donner, en tant que sujet, des attributs professionnels. L’identité prend alors la forme sujet, copule, prédicat, ce dernier renvoyant à une profession. Dans nos sociétés contemporaines marquées par la valeur donnée au travail, la profession, en tant que groupe d’appartenance ou en tant que prédicat du sujet, semble être constitutive de l’identité des individus. En reprenant Taylor, nous pouvons penser qu’elle permet de former des énoncés qui définissent ce qui est important pour l’individu, qui lui permettent de s’identifier à un groupe et qui devraient lui permettre, à partir du lieu de la profession, de s’orienter dans le monde social, de faire des choix et de se projeter dans le temps. Cependant, pour les personnes qui fréquentent les entreprises sociales, appartenir à une profession c’est surtout appartenir à une profession apprise et exercée dans un passé plus ou moins lointain. Certaines personnes expriment au passé cette appartenance, alors que d’autres usent du présent.
30Comme nous l’avons annoncé, un grand nombre d’hommes et de femmes se définissent en tant qu’ayant exercé dans le passé une profession ou une activité. Par exemple, un homme dit :
J’ai travaillé pendant dix ans dans une banque où je contrôlais tous les crédits.
31Plus tard, il a eu d’autres activités :
J’ai créé une petite entreprise et, pour mes produits, j’ai obtenu une médaille d’or aux Etats-Unis. Il ajoute : J’ai pu me faire un nom, il y a eu des articles sur moi dans des livres et des revues parce que j’ai fait quelque chose de spécial.
32Un autre dit qu’il a été chef d’une équipe avec beaucoup de responsabilités :
Parce que moi, des devis, j’en ai faits. J’étais chef de chantier, j’avais neuf gaillards sous mes ordres. J’ai fait un boulot énorme, énorme, énorme.
33Se situant dans une lignée, il ajoute :
Puis, en plus, je suis fils de patron. Mon père était serrurier.
34Dans l’ensemble des récits, la gamme des métiers et activités exercées est impressionnante. Le rapport avec l’identité prend deux formes : les uns disent ce qu’ils étaient, les autres ce qu’ils faisaient et, dans une moindre mesure, ce qu’ils sont ou font, voire éventuellement ce qu’ils veulent devenir ou faire à l’avenir.
« Je suis »
35Les personnes ayant une formation professionnelle ou occupé une position reconnue utilisent le verbe « être ». Ainsi, nos interlocuteurs disent qu’ils étaient électricien, chef de chantier, chef d’entreprise, chef technique, boucher, charcutier, traiteur, boulanger, barman, vendeur de matériaux de construction, carreleur, maçon, peintre, jardinier, paysagiste, installateur sanitaire, chauffagiste, dessinateur, technicien architecte, employé de commerce, couturière, manutentionnaire dans un aéroport et également agent de piste, vigile dans une usine d’armes, mécanicien de précision, décorateur-étalagiste, bibliothécaire, adjoint de gérance, grutier, cafetier. Même si elles ne le pratiquent plus, plusieurs de ces personnes usent du présent lorsqu’elles disent le métier qu’elles ont appris et exercé. Pour elles, le métier semble être un élément stable, constitutif d’une identité servant encore actuellement de référence.
« Je fais »
36Le verbe « travailler » utilisé à la première personne et au passé suivi du domaine d’activité est souvent présent dans les récits d’identité : j’ai travaillé… dans l’horlogerie, dans l’horticulture, dans des compagnies d’assurances, dans la mécanique, comme garçon de café, comme employé d’usine, dans les grands magasins. Certains, pour décrire leurs activités passées disent j’ai fait… plombier, maçon, ferrailleur, de la facturation et des devis. D’autres encore utilisent des verbes qui décrivent leur activité : j’ai construit pas mal d’immeubles ; je dessinais des plans.
37Afin de montrer l’importance que les activités passées revêtent dans la biographie des bénéficiaires, nous nous arrêtons sur l’exemple d’une femme qui explique avec précision toutes les activités qu’elle a exercées dans une fabrique d’horlogerie avant d’être licenciée. Elle déclare :
Vous faites trente-sept ans la même chose : emballer, nettoyer les pièces, faire les boîtes, mettre dans la boîte, mettre l’étiquette, porter au stock. Il fallait être à son affaire. Quand on fait le quartz, il faut d’abord contrôler la mise à l’heure, après enlever la pile, remettre le cache-pile, revisser la calotte ou le pont, après donner un petit coup de nettoyage et puis après mettre la mousse dans la boîte, mettre le réveil dans la boîte et coller l’étiquette, mettre une fourre et les conduire au stock. Je faisais tout ça.
38La longue liste des professions et activités exercées montre la diversité des ressources dont disposent les bénéficiaires des entreprises sociales. Certains sont fiers de montrer ce qu’ils ont été capables de faire, comme par exemple créer des petites entreprises ou travailler pour la haute couture, et des positions de responsabilité qu’ils ont occupées. Un technicien architecte dit qu’il a construit de nombreux immeubles :
Il y en a même dans le quartier : les grands bâtiments de huit étages, aussi beaucoup de bâtiments sur l’avenue, je ne sais pas si vous connaissez, il y a des petits bâtiments à côté, avec un tunnel qui passe dessous pour aller au garage. Tous ces groupes, plus une des tours de dix-huit étages, je les ai dessinés.
39Le passé professionnel semble important et nous pouvons les considérer comme étant constitutif de l’identité. Le problème est que cette identité relative à la sphère professionnelle est essentiellement celle de personnes « ayant été ». Nous remarquons aussi que les activités exercées dans l’entreprise sociale ne sont pas comprises par nos interlocuteurs comme professionnelles, mais plutôt comme « occupationnelles », ne demandant pas de compétences particulières. Dès lors, ils ne peuvent présenter une identité fondée sur ce type d’activités socialement peu valorisées et que, comme le dit un de nos interlocuteurs, « n’importe quel imbécile » peut exercer.
Se définir en tant que travailleur
40Un grand nombre des bénéficiaires des prestations des entreprises sociales se définissent comme travailleur ou travailleuse. Dans la forme logique sujet-copule-prédicat, travailleur prend ici une valeur quasi morale qui exprime un besoin vital d’activité pour conserver ou accéder à la dignité humaine. Dans ces discours, le travail n’est pas un simple moyen de gagner son pain, il représente ce que Taylor appelle une « évaluation forte » dans le sens où il est inévitable et indispensable à la vie dotée de sens et digne d’être vécue. Dans ce sens, nos interlocuteurs accordant cette valeur au travail se situent dans le monde moral contemporain faisant du travail une vertu, et de l’oisiveté, son contraire, le vice suprême. Un de nos interlocuteurs cite à l’appui de ses dires le dicton « l’oisiveté est la mère de tous les vices ». Un homme dit notamment qu’il aime travailler même s’il gagne moins qu’en recevant des indemnités de l’aide sociale. Il fait de cette volonté, comme il le dit, « une question de principe » et ajoute trouver gênant d’être « payé à ne rien faire, parce qu’il y a toujours quelque chose à faire ».
41Un homme, ancien architecte ayant gagné et perdu beaucoup d’argent en bourse, exprime fort bien une forme de « ruse » que nombre de bénéficiaires développent à l’égard d’eux-mêmes afin d’entretenir l’estime de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Parlant de son activité de balayeur il déclare :
Ici, ils appellent ça vulgairement voirie. Mais il y a un terme peut-être plus approprié, c’est agent de propreté. Ce que je trouve bien dans le boulot qu’on fait, c’est qu’on travaille dans les préaux d’école. J’aime bien l’ambiance et puis, on se sent utile, parce qu’on ramasse les petits papiers. Les gamins peuvent faire toutes les saletés, on est toujours derrière à ramasser.
42Pour la plupart, nos interlocuteurs affirment que le travail répond non seulement à des percepts moraux, mais à un besoin vital, quasi biologique. Ils sont nombreux à affirmer que l’inactivité ne convient pas à leur nature. Par exemple, l’un d’entre eux déclare : « J’ai besoin de bosser », et un autre : « Je suis quelqu’un qui adore être actif ». Une femme dit que, dans sa vie, elle a beaucoup travaillé, beaucoup gagné d’argent, beaucoup perdu aussi et qu’elle conserve actuellement dans l’entreprise sociale cet état d’esprit de travailleuse.
43Se définir comme sujet aimant encore actuellement travailler semble être, pour les bénéficiaires, une possibilité de ne pas se définir uniquement en référence à une vie professionnelle passée et de résister à des images négatives dont ils considèrent qu’elles leur sont attribuées. On peut penser que le fait de se définir comme travailleur et comme ayant besoin d’activité est une manière de « contre-capturer » les discours qui présentent les chômeurs, voire les rentiers AI comme des fainéants ou des fraudeurs. Cette résistance peut également laisser entendre que leur statut d’employés d’une entreprise sociale ne suffit pas totalement à leur donner une identité professionnelle stable et socialement reconnue.
Se définir par son caractère
44Les définitions de soi faisant intervenir des traits de caractère semblent instaurer chez les bénéficiaires des rapports positifs à eux-mêmes. Ils parlent avec une fierté certaine de ces aspects de leur personnalité. Certains se disent introvertis, réservés, distants, solitaires, voire timides. A l’opposé, d’autres se décrivent comme étant expansifs, spontanés ou ayant « beaucoup de bagout ». Une femme se déclare « rebelle », une autre se dit « pipelette », un homme « ouvert à tout » et un autre « sensible » prenant tout « trop à cœur ». Cependant, quantitativement, ce type d’énoncés n’est pas important en regard de ceux qui se réfèrent au travail et, comme nous le verrons plus loin, au malheur.
Se définir par ses activités actuelles
45Définir son identité ne consiste pas uniquement à se situer dans une filiation ou à reconnaître ses appartenances multiples ou encore à s’attribuer des prédicats en usant de la forme grammaticale sujet, copule, prédicat, mais également à dire ce que l’on fait en employant des verbes actifs. Nous avons déjà insisté sur le rapport entre l’identité et la forme langagière indiquant que le sujet se définit comme « actant ». Dans ce cas, les caractéristiques du sujet, ce que l’on peut appeler son identité, sont des verbes considérés comme des prédicats disant quelque chose d’important sur lui. Dès lors, il importe de repérer comment nos interlocuteurs se définissent en tant qu’acteurs. Souvent, ils ne disent pas simplement ce qu’ils font, mais aussi leur rapport à l’égard de ce qu’ils font. Par exemple, dans des phrases comme : « Je taille les arbres, j’aime bien ce travail ». L’usage de tels indicateurs « modaux » nous permet de saisir ce qui, dans leurs activités, est important pour les bénéficiaires, ce qui renforce encore l’aspect identitaire de tels énoncés.
46Plusieurs bénéficiaires déclarent aimer les activités nécessitant l’usage d’outils ou de machines. Dans ces énoncés, l’outil ou la machine manipulée confère à son utilisateur une importance pouvant conforter son identité. Par exemple, une personne dit « adorer » travailler avec « tout ce qui est machine, un peu n’importe quoi, débroussailleuse, tronçonneuse, machines à essence, électriques ». Un homme déclare aimer tourner des pièces de bois : pièces de jeux d’échecs, assiettes, pilons. Une femme dit que pour elle le cannage de chaises est une activité « formidable ». D’autres disent aimer le jardinage, la taille des plantes, l’entretien des préaux d’école, voire les transports et les déménagements.
47Certains se définissent en mettant en exergue les responsabilités qu’ils assument dans l’entreprise. Par exemple un homme se déclare fier de la tâche d’organisation de la buanderie qui lui a été confiée :
C’est moi qui vais organiser le travail pour l’équipe, c’est moi qui connais tous les pliages et qui ai un peu plus d’expérience.
48Des activités non professionnelles, par l’importance qui leur est accordée, semblent également permettre à certains bénéficiaires d’entretenir un rapport positif à eux-mêmes. Certains d’entre eux citent les massages, les arts martiaux, le full-contact, la gymnastique, l’informatique, la musique ou le fait de s’occuper d’un chien.
Se définir par son « malheur »
49Plusieurs de nos interlocuteurs racontent leur existence comme une suite de malheurs : accidents, maladies, ruptures, ou encore pertes. Il ne s’agit pas de prétendre qu’ils se complaisent dans le malheur, mais de comprendre qu’ils nous racontent leurs souffrances pour nous montrer l’importance de la place qu’elles tiennent dans leur existence. Ces personnes parlent d’ailleurs aussi de leurs joies et de leurs aspirations, mais avec moins d’insistance, comme si les échecs et leurs fardeaux ne laissaient que peu de place aux réussites et aux joies.
50Il est difficile d’admettre que le malheur puisse être constitutif de l’identité. En effet, nous pourrions considérer les difficultés que nos interlocuteurs racontent uniquement comme des faits qui ponctuent leur existence. Pourtant, l’insistance, la redondance qui caractérisent ces récits présentant des existences par ailleurs cohérentes et unifiées, c’est-à-dire dotées de sens, semblent indiquer que le malheur est, pour ceux qui lui donnent une large place dans leur récit, comme un fil rouge qui trace une ligne de vie. Dans cette perspective, nous nous sommes autorisés à traiter ces évocations de malheurs aussi divers que profonds comme des productions d’identité.
51On peut également comprendre ces récits de malheurs comme remplissant une fonction classificatoire qui permet aux locuteurs de se ranger dans la classe de « ceux qui souffrent », à savoir l’humanité entière. Et on peut se risquer à prétendre qu’exprimer son malheur permet aussi de se situer dans cet ordre d’une humanité souffrante. En regardant ces discours comme relevant d’un processus narratif constructeur d’identité, se définir par le malheur qui frappe, c’est avant tout se définir et prendre place dans la vie.
52Dans les définitions de soi ayant recours au malheur, la maladie prend une place importante. Plusieurs de nos interlocuteurs décrivent leur vie comme une longue suite de maladies. Un homme raconte avoir contracté la leucémie, une toxoplasmose, une paralysie faciale et une paralysie du côté droit qui ont nécessité de longs séjours à l’hôpital. Un autre a souffert de varices, de gastro-entérites, d’occlusion intestinale, d’infections urinaires, d’asthme, d’un faux croup, de problèmes de dos, de problèmes musculaires. Certains décrivent des difficultés psychiques, des dépressions et des séjours en hôpital psychiatrique ou des dépendances à l’alcool ou à des drogues diverses.
53D’autres encore racontent des difficultés relationnelles, familiales, conjugales, des problèmes scolaires et divers autres problèmes sociaux. Les personnes à l’AI ou en attente d’une décision décrivent ce qui a occasionné leur handicap : maladies génétiques, autres maladies, accidents. Une jeune femme raconte sa trajectoires de vie frappée par le malheur :
Avant d’être dans cette entreprise, j’étais vendeuse, mais normalement je devrais être en dernière année du gymnase. J’ai dû laisser tomber mes études pour cause de maladie. Quand je me suis rétablie, j’avais trop loupé les cours pour pouvoir suivre. Alors, après, j’ai arrêté. J’ai voulu commencer un apprentissage, je n’ai pas trouvé de place. J’ai eu un chemin très chaotique, parsemé d’embûches, mais je vois d’autres personnes qui ont eu également une adolescence et un début de vie adulte très difficiles et ces gens s’en sont tirés. Quand on touche le fond, on peut donner un coup de pied et puis remonter. Moi, je n’ai pas encore touché le fond. Je vous prie de me croire, j’ai eu une vie très difficile.
54Un homme qui était chef technique dans le domaine des télécommunications raconte comment, un jour, toute sa vie a été bouleversée :
Il y a eu une accumulation d’imprévus, que ce soit dans le domaine privé, santé, etc., tout est tombé en même temps et j’ai basculé dans un monde que je ne connaissais pas. J’étais bien, dans une routine professionnelle et sociale, conforme à toutes les normes, jusqu’au jour où tout a basculé de l’autre côté, je ne pourrais pas l’expliquer, parce que pour moi c’était l’inconnu.
55Une femme décrit une partie de son histoire comme une descente dans les difficultés :
Et puis j’ai été au chômage, j’avais au fond de moi passablement de problèmes à régler, avec ma famille, avec moi-même. J’avais un problème d’alcool assez sévère. Et puis, au fil du temps, l’alcool prenant de plus en plus de place, j’ai gentiment dégringolé dans ma tête et au niveau boulot. Et puis, j’ai été aux services sociaux. J’ai fait une demande d’AI à 50 %, qui a été acceptée. J’ai fait des petits séjours courts de sevrage, en hôpital psychiatrique. Après j’allais mal. Je me suis retrouvée quatre jours aux urgences. Et puis, la dernière, c’était il n’y a pas si longtemps, il y a neuf mois, à peu près. J’ai un ami sculpteur à l’étranger, j’étais partie chez lui faire de la sculpture et m’occuper de sa maman pendant qu’il était en vacances. J’ai complètement pété les plombs, je me suis retrouvée à l’hôpital là-bas, à deux doigts d’être internée. J’ai eu de la chance, j’ai pu rentrer. J’étais arrivée au bout de cette affaire d’alcool. Je savais que si je restais alcoolo, de toute façon, je me suicidais. J’ai essayé un autre moyen, je suis allée au centre d’alcoologie. J’en avais ras-le-bol. J’en avais marre d’en avoir marre, et puis ça n’allait plus. Je suis allée aux alcooliques anonymes, qui ont un programme vraiment extraordinaire pour ça.
56Ces récits donnant une large place à ces malheurs que sont la maladie physique et psychique, le deuil, les séparations, la perte de travail sont porteurs d’identité. En effet, ils peuvent être proférés et entendus dans un espace d’interlocution. Dès lors, on peut penser qu’ils ne produisent pas un déni d’identité mais, comme nous le verrons, une reconnaissance qui peut contribuer à une construction identitaire. Affirmer son malheur comme la trame de sa propre existence peut revenir à contre-capturer des discours produisant une disqualification de nos interlocuteurs privés d’un travail salarié traditionnel. Dans ce sens, se définir soi-même par son malheur représente une manœuvre de contre-capture s’opposant aux discours tendant à réduire les personnes travaillant dans des entreprises sociales à des catégories stigmatisantes comme, par exemple, chômeurs ou inemployables. On peut aussi comprendre que solliciter le malheur pour dire ce qu’on est peut revenir à situer les causes de ce qui arrive hors de soi. Il est relativement admis que le malheur frappe les individus indépendamment de leur volonté et que, dès lors, comme le disent plusieurs de nos interlocuteurs, il peut frapper tout le monde.
Se définir comme inemployable
57Comme nous l’avons vu, la valeur du travail affecte les discours de la plupart de nos interlocuteurs. Pourtant, sans réfuter son importance, trois personnes se désignent comme étant hors du monde du travail. La première souffrant d’une maladie des mains se considère comme « non plaçable » dans le monde du travail alors que la deuxième déclare qu’en raison de son âge, la cinquantaine, il n’est « plus plaçable dans un métier spécifique ». La troisième, et pour la même raison, fait la même analyse.
58Etant donné leur peu de chance d’être réinsérés sur le marché de l’emploi, beaucoup de nos interlocuteurs pourraient se qualifier ainsi et, pourtant, ils ne le font pas. Il est vrai que les termes « non plaçable » et « inemployable » composés avec un préfixe soustractif se prêtent difficilement à l’expression de l’identité. La définition d’une identité qui use de tels termes ne peut être que négative, non seulement parce que « non plaçable » et « inemployable » sont des vocables stigmatisants, mais surtout parce que l’identité n’est pas affirmée en usant de termes positifs, ce qui empêche d’instaurer un rapport positif à soi-même.
Filiation et identification
Filiation
59Selon Taylor (1998), la définition de l’identité est l’expression de l’unité de la vie qui, elle-même, nécessite une référence au passé afin de ne pas passer « comme si nous n’avions jamais été » (p. 66). Pour lui, ignorer ou répudier son passé revient à se mutiler : « Je ne peux avoir d’intelligence du lieu où je me trouve et de ce que je suis (…) sans comprendre comment je suis arrivé là ou comment je suis devenu cela » (p. 75). La filiation indique la manière dont les individus se situent dans une généalogie. Cette filiation peut être familiale et conduit à trouver une place dans une lignée remontant aux ancêtres. Elle peut aussi consister à se définir dans un rapport avec des personnes qui ont été élues comme importantes et influentes. La filiation se construit dans la continuité non seulement de personnes ou d’ancêtres, mais aussi de lieux dans lesquels l’individu est né et a vécu une partie de sa vie. La filiation spatiale est souvent exprimée en recourant à la métaphore des racines.
60Pour quelques bénéficiaires, la filiation généalogique est également une filiation de classe sociale. Des énoncés tels que :
je suis fils de patron, je viens d’une famille aisée, je suis fille ou fils d’ouvrier,
61 expriment les liens qui unissent nos interlocuteurs au milieu dans lequel ils ont vécu leur enfance. D’autres personnes expriment avec fierté leurs origines géographiques. Elles évoquent des régions et des villes de Suisse, des pays proches comme la France ou lointains comme l’Algérie ou le Maroc. Cependant, si nous suivons Taylor et l’importance qu’il accorde à la généalogie dans la constitution de l’identité, il est étonnant de ne trouver expressément la référence aux ancêtres, à la famille et aux lieux d’origine que chez quatre personnes. Nous pouvons alors nous demander si l’identité de celles qui ne se situent pas expressément dans une filiation n’est pas mutilée ou problématique.
62Cependant, la construction identitaire n’est pas aussi linéaire que l’approche généalogique semble l’indiquer. Elle est rhizômatique au sens de Deleuze et Guattari (1980) dans la mesure où elle tisse des liens multiples entre des personnes, des lieux, des idées, sans ordre préétabli et sans hiérarchie. Dans un processus identitaire, des filiations apparemment mineures peuvent prendre le pas sur des filiations apparemment majeures comme les ancêtres, le pays ou la culture. Comme nous l’avons relevé, la profession passée, l’activité actuelle ou les malheurs rencontrés semblent plus actifs dans les énoncés identitaires que les filiations.
Identifications
63La filiation renvoie à des liens historiques, les identifications concernent des liens actuels, qui sont également constitutifs de l’identité. Les identifications sont multiples et marquent des appartenances. Elles indiquent des territoires dont les frontières ne sont pas toujours bien délimitées et qui s’imbriquent les uns dans les autres, il y a des territoires dans les territoires. Ceux-ci ont des noms comme la famille actuelle, la culture, le pays, la religion, le cercle des amis, l’entreprise sociale dans laquelle ils travaillent, le groupe social des chômeurs.
64La famille composée des parents, des frères et sœurs, des conjoints et des enfants est régulièrement citée par nos interlocuteurs comme étant un élément stable de leur existence, peut-être même comme l’élément le plus stable. Elle constitue le lieu des solidarités et de l’entraide morale et financière. Nombre de bénéficiaires disent avoir pu et pouvoir encore bénéficier du soutien de leur famille et regrettent parfois de ne pouvoir rendre ce qu’ils ont reçu, notamment financièrement. Parfois, malgré leurs modestes revenus, ce sont eux qui subviennent aux besoins des membres de leur famille. Soutenus, soutenants, et même s’ils évoquent quelques tensions, ils soulignent tous l’importance de leur famille comme lieu d’appartenance.
65L’identification à une religion est parfois explicitée. Un homme musulman dit notamment :
Je m’adresse à Dieu, je lis le Coran, je prie à l’heure de prières avec tout le monde.
66Un autre déclare :
Je suis chrétien. C’est grâce à ma foi que je suis content et puis ça me permet de me donner de l’espérance après cette vie.
67Plus rarement encore ce sont les amis qui constituent l’univers auquel ils disent appartenir.
68Même si le passage dans une entreprise sociale est généralement de courte durée, chez plusieurs personnes, il s’agit d’une identification qui revêt de l’importance. L’entreprise est le lieu de la camaraderie, des solidarités et particulièrement des solidarités dans la souffrance. Une personne exprime fort bien son impression de faire partie d’un univers qui lui convient :
Il y a des personnes qui sont à l’AI ou au chômage comme moi, qui ont une expérience de la vie et de la douleur à apporter qui est enrichissante. Tout le monde a eu un parcours difficile dans la vie. C’est ce qui amène de la force. C’est pour ça que les gens ici sont formidables. Franchement, les collègues, si je pouvais les prendre dans mon sac à main le soir et les ramener à la maison, je le ferais.
Des identités vulnérables
Des stratégies pour construire une identité
69Nous pouvons interpréter la manière dont les bénéficiaires recourent à leur passé professionnel comme étant une forme de stratégie leur permettant d’avoir une identité qui implique un rapport à eux-mêmes qui ne soit pas trop problématique. Nous pouvons parler d’une forme de stratégie de survie. Un rapport à soi positif implique souvent, sinon toujours, des « stratégies » ou des ruses permettant de vivre avec soi-même malgré des situations économiques et/ou relationnelles difficiles, malgré des déficits de reconnaissance dus à des statuts professionnels et des statuts sociaux peu valorisés.
70La revendication identitaire la plus marquée est celle de travailleur. La logique sociale attribuant une forte valeur au travail semble affecter ou influencer les constructions identitaires des bénéficiaires. Quand bien même ces derniers sont vulnérables dans la sphère du travail, qu’ils en ont été exclus et sont incertains quant à leur avenir professionnel, ils construisent leur identité en grande partie en référence au travail. Ils cherchent dans leur passé proche ou lointain les caractéristiques qui leur permettent de se reconnaître et d’être reconnus en tant que travailleurs. Mais, comme nous l’avons souligné, dans cette quête, le terme « travailleur » ne signifie pas seulement disposer d’un statut de salarié, mais également être doté d’une qualité « morale », celle qui les pousse à ne pas se satisfaire du désœuvrement. Dans cette recherche d’identité, l’insertion dans une entreprise sociale devrait jouer un rôle important. En effet, les personnes sont considérées en tant que travailleurs, elles en ont le statut et reçoivent un salaire ou, du moins, et c’est peut-être bien l’un des problèmes, une indemnité complétant des rentes. De plus, l’entreprise, ses responsables et encadrants, reconnaissent que les personnes ont des qualités « morales » qui font d’eux des travailleurs. Cependant, sur ce plan, des problèmes persistent, car le travail proposé et les exigences posées sont « à la mesure » des difficultés physiques et psychologiques attribuées à tort ou à raison aux bénéficiaires. De ce fait, la revendication identitaire de travailleur ne peut pas être complète. Ces travailleurs ont des manques et l’existence même de l’entreprise et de son qualificatif « sociale » témoigne de ce que les bénéficiaires ne sont pas pleinement des travailleurs.
71L’identification à une entreprise sociale est rarement évoquée et ne semble pas pouvoir être constitutive de l’identité des personnes. Nous pouvons comprendre que, mis à part celles qui ont un statut AI, leur passage étant contractuellement limité dans le temps, l’appartenance ne peut être stabilisée. En effet, dès leur entrée dans l’entreprise, les bénéficiaires savent qu’ils devront en repartir dans un délai fixé à maximum dix-huit mois. D’autre part, comme nous l’analyserons plus avant, l’identité réclamant la reconnaissance et le statut d’une entreprise sociale n’étant pas le statut d’une entreprise comme une autre, il est malaisé de dire qu’on appartient à une telle entreprise pour définir son identité. De même, l’appartenance au groupe des chômeurs, du fait de l’espoir qu’elle soit provisoire et de son caractère stigmatisant, ne peut être présentée comme étant ce qui importe pour le sujet, c’est-à-dire comme revendication identitaire.
72La question de l’identité est difficile pour nos interlocuteurs. Ils ne semblent pas pouvoir se définir facilement en tant que personnes employées d’une entreprise sociale. Cette difficulté se présente comme le reflet de l’embarras des responsables et des encadrants à désigner ces personnes qui travaillent dans leur entreprise : stagiaires, travailleurs, employés, demandeurs d’emploi ou bénéficiaires ? Se définir par son malheur peut aussi être compris comme une manière de construire une identité positive puisque, d’une part, dire son malheur c’est dire quelque chose de soi pouvant être entendu et, d’autre part, dire son malheur revient à faire état de la caractéristique peut-être la mieux partagée de l’humanité.
73Il ressort de l’analyse qui précède que l’identité des bénéficiaires est problématique. Pour eux, il est difficile de parler à partir d’un lieu actuel qui permettrait d’établir une identification forte. Il semble que le lieu non géographique à partir duquel les personnes s’orientent dans la vie est le lieu du travail en tant que valeur. Mais c’est un lieu incertain parce que non stabilisé par une activité reconnue et rémunérée selon les normes des entreprises classiques. Reste le lieu du malheur et, associé à lui, le lieu de la solidarité. Cette première analyse laisse apercevoir des identités problématiques chez les bénéficiaires et des difficultés à se situer et à s’orienter. Pourtant, ils manifestent dans leurs récits une grande puissance d’exister leur permettant de développer des stratégies pour conserver des rapports positifs à eux-mêmes et ne pas s’identifier aux qualificatifs stigmatisants qui leur sont attribués.
Croyances et désirs, répétition et invention
74Il semble bien que la croyance en l’importance du travail comme instrument de la réalisation de soi affecte nos interlocuteurs. Cette croyance les amène à se définir par leurs professions exercées par le passé ou en décrivant les œuvres qu’ils ont réalisées en architecture, en couture, en mécanique, dans l’artisanat, notamment. Elle est donc essentielle pour qu’ils puissent entretenir un rapport positif à eux-mêmes. La croyance en la valeur du travail permet aux bénéficiaires d’évaluer le monde dans lequel ils vivent et la place qu’ils y occupent. Elle leur indique que les règles du marché sont injustes et qu’ils ont subi cette injustice, que la société n’est pas solidaire et qu’ils doivent rechercher la solidarité chez ceux qui ont été, comme eux, victimes de cette injustice. Parfois aussi, elle les amène à s’auto-évaluer en tant qu’êtres aimant le travail et l’activité, mais aussi en tant qu’êtres fragiles ayant des difficultés à s’orienter dans le monde. Dans l’esprit des bénéficiaires comme dans celui des responsables et des encadrants, la valeur du travail ne semble pas du tout être en voie de disparition. Cependant, il serait réducteur de penser que les croyances sont simplement incorporées telles quelles par les individus.
75La terminologie tardiennne permet de poursuivre le projet de saisir les identités narrées par nos interlocuteurs non seulement comme les résultats de processus de capture des individus par les forces sociales qui ne seraient que répétions infinies d’imitations, mais également comme les résultats d’agencements de forces diverses et de stratégies individuelles, c’est-à-dire comme des processus de contre-capture et d’invention. Les grandes différences rencontrées à l’écoute, puis à la lecture des récits de vie de nos interlocuteurs ont attiré notre attention vers la dimension inventive de ces récits, mais nous avons aussi compris que ces personnes ont pris à leur compte pour se définir elles-mêmes des termes parfois utilisés de manière stigmatisante dans la société, comme malade psychique, dépressif, alcoolique, chômeur ou non-plaçable. Ce constat nous impose donc de faire tenir ensemble les pôles apparemment opposés de la répétition et de l’invention, de la capture et de la contre-capture. De même, il impose de ne pas considérer ces récits dans lesquels il est notamment question de travail et de malheur en tant qu’énoncés prononcés par des sujets simplement assujettis à occuper une place prédéfinie, mais en tant que constructions d’auteurs mettant en scène leurs capacités de création.
76La valeur donnée au travail s’articule avec une autre croyance complémentaire selon laquelle la vie de celui qui est privé de travail ne serait pas une vie digne d’être vécue. Il semble, dès lors, difficile de construire une identité actuelle en se fondant sur des activités professionnelles provisoires, répétitives, souvent peu valorisées socialement et rétribuées non par un véritable salaire, mais par des compléments à des rentes ou aides diverses. Ce rapport positif à soi-même dont une forme est la fierté de la tâche accomplie est alors délicat à établir. Certes, la fierté se fonde sur des croyances comme celle d’une hiérarchie des activités professionnelles, dans laquelle en bas de l’échelle se trouvent les tâches manuelles répétitives mal rétribuées et en haut les tâches faisant appel à l’intellect et à la créativité, dont certaines sont bien rétribuées. Nous avons relevé que la croyance en la valeur du travail s’exprime dans la présentation que nos interlocuteurs font de leur vie professionnelle passée et également dans la manière dont certains usent du terme « travailleur » pour décrire un de leurs traits de caractère. Le recours au passé ainsi que la définition de leur caractère peuvent être compris comme des stratégies permettant d’établir un rapport positif à eux-mêmes.
77La croyance en l’importance de la famille et la solidarité familiale, bien présente dans les récits, peut étonner, car ces mêmes récits comportent aussi des longues suites de ruptures, de déceptions amoureuses et de solitude. On pourrait penser que convoquer avec une telle insistance travail et famille revient à se satisfaire d’illusions, tant l’un et l’autre sont douloureux dans les biographies de nos interlocuteurs. Mais ces récits sont des « faits sociaux » qui expriment la valorisation du travail alors qu’il se raréfie et l’angélisation de la famille alors qu’elle se dissout.
78Chez Tarde, la croyance mène à la répétition alors que le désir est une force dynamique d’invention. Les désirs ne s’expriment pas nécessairement sous la forme de projets formés consciemment et rationnellement. Leur vitalité se montre dans les manières de se percevoir dans le monde et dans les manières d’agencer les éléments heureux et malheureux de l’existence. Les récits d’identité dont nous disposons ne sont pas que la reproduction de croyances que l’on qualifierait de dominantes. Suivant Tarde qui énonce qu’» exister c’est différer » (1999, p. 11), ces récits ne peuvent pas être considérés comme de simples imitations homogènes de croyances sociales. Comme il le dit, « la société, nous le savons maintenant, consiste dans un échange de reflets » (p. 8). Tarde ajoute, « se singer mutuellement et, à force de singeries accumulées, différemment combinées, se faire une originalité : voilà le principal » (p. 8). Si l’on suit cette hypothèse reprise par Deleuze (1996) chacun des récits qui sont à notre disposition reflète le monde social et diffère de lui. Dans ce sens et sous leur apparente banalité, ce sont des créations singulières. Elles peuvent être comprises comme autant d’entreprises visant à arracher l’existence aux tendances homogénéisantes. L’invention ne réside pas dans les énoncés et les termes utilisés, mais bien dans les diverses manières d’articuler ces termes et ces énoncés pour en faire une histoire de vie. Ainsi, c’est l’histoire qui est singulière et non ses parties.
79Chacun des narrateurs invente un réseau reliant le passé au présent, les filiations aux identifications. Les récits identitaires relient également entre eux des prédicats qualifiant le sujet, de travailleur, volontaire, bavard, indépendant, rebelle ou encore inemployable, malade, alcoolique, malheureux. A leur tour, ces prédicats sont reliés à des verbes d’action qualifiant le sujet par ce qu’il accomplit, comme faire de la musique, canner des chaises, promener son chien, manipuler des machines. Cette invention d’un réseau d’énoncés fait intervenir le passé dans le présent, le métier exercé jadis dans l’activité occupationnelle présente, la reconnaissance passée dans l’anonymat actuel. Dans ces manières d’agencer tous ces éléments se décèle l’invention dont parlent Tarde et Deleuze : comment chacun d’entre eux agence des éléments connus comme des croyances parfois stéréotypées, pour en faire une identité singulière, c’est-à-dire créatrice. Précisons que notre regard qui nous permet de parler d’invention ou de création à propos de ces narrations identitaires ne nie pas les malheurs que ces vies contiennent et les choix des plus limités qui se présentent aux personnes travaillant dans une entreprise sociale. Les thèmes de la « reconnaissance », de la « compétence » et de la « capabilité » nous permettront plus loin une analyse de la précarité des choix qui s’offrent à elles.
80Ces récits sont partie intégrante de ce que Hacking appelle la « matrice sociale » (2001, p. 26), c’est-à-dire ce à l’intérieur de quoi une idée prend forme et est dotée d’une signification. L’identité narrative de nos interlocuteurs se définissant comme travailleurs, accordant de l’importance à la valeur du travail et de la famille doit être comprise en la mettant à l’intérieur de cette matrice matérielle et immatérielle qui comprend notamment : le monde du travail avec les entreprises économiques, les instances politiques ayant à légiférer en matière d’emploi et de chômage, les dispositifs législatifs, les offices de chômage, les offices AI, les institutions d’aide sociale, les entreprises sociales, des bâtiments, des bureaux, des ateliers, de l’argent, des énoncés et textes divers, des règlements, des statuts d’individus et des individus. Cette matrice comprend des objets matériels et des éléments immatériels. Elle « fait exister » le bénéficiaire des prestations d’une entreprise sociale en tant que chômeur, handicapé, inemployable, potentiel profiteur de rente, mais aussi en tant que reclassable dans le monde du travail, capable de construire un projet et doté de certaines compétences.
81Cette matrice permet le classement des individus et les affecte. Il faut adopter le « genre » travailleur, stagiaire, bénéficiaire, éventuellement demandeur d’emploi, c’est-à-dire adopter une certaine identité, parler et se comporter en conséquence, pour pouvoir entrer et rester dans une entreprise sociale. Le problème est que la matrice dans laquelle le travailleur d’une entreprise sociale est inséré ne contient pas la catégorie « travailleur d’une entreprise sociale ». Elle contient des catégories comme demandeur d’emploi, chômeur en fin de droit, rentier AI. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir nos interlocuteurs se définir par des métiers anciennement exercés ou par des malheurs ayant des significations précises et valorisées, même dans le cas du malheur, au sein de cette matrice sociale.
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