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Chapitre II. Pratiques d’accompagnement à l’insertion

p. 47-84


Texte intégral

La fonction du travail

Le poids des mesures actives du marché du travail comme nouveau régime de protection sociale

1Nous allons nous concentrer sur les pratiques des professionnels mises en œuvre dans l’encadrement des personnes employées dans les six entreprises sociales romandes de notre échantillon. Notre intention de départ était de découvrir et de mieux cerner le travail d’accompagnement de ces encadrants. Le fil directeur de notre analyse a consisté à repérer, dans les discours des encadrants, les éléments transversaux se dégageant de manière récurrente dans la description et l’explicitation de leur pratique. Au travers de l’analyse de leurs propos, nous avons essayé de répondre aux questions suivantes. D’une façon générale, que peut-on mettre en évidence comme dimensions constitutives de leur pratique ? Peut-on repérer dans leurs discours les signes d’un agencement particulier de leur intervention ? Quelles conceptions sous-jacentes à leur pratique pouvons-nous repérer et observer à propos de thèmes tels que le travail, la précarité des bénéficiaires ou encore l’insertion ? Nous allons ainsi tenter une ébauche de modélisation des pratiques des encadrants dans leur accompagnement à l’insertion des personnes en situation de précarité.

2Après un rappel du contexte politique dans lequel s’inscrivent les entreprises sociales rencontrées, introduction qui nous permettra de mettre en évidence les injonctions auxquelles se trouvent soumises les entreprises sociales, nous commencerons par observer comment les seize encadrants interrogés présentent ce qu’ils considèrent comme étant le but central poursuivi dans leur travail, à savoir offrir la possibilité à des personnes en situation d’exclusion de travailler. Nous poursuivrons ensuite en nous focalisant cette fois sur la manière dont ils disent effectuer ce travail d’accompagnement. Deux dimensions centrales de leur pratique seront alors abordées : l’accompagnement dans et par le travail, ainsi que le soutien à l’élaboration de projets d’insertion. Nous finirons par réfléchir à quelques enjeux et paradoxes dont cette pratique est porteuse.

3Comme nous l’avons observé dans le développement consacré aux dispositifs législatifs en matière d’insertion sociale et/ou professionnelle, la nouvelle politique de la LACI, au travers de ses mesures actives du marché du travail, met en priorité l’accent sur la formation des personnes exclues du marché de l’emploi, en vue d’une action ciblée sur l’augmentation de leurs chances de réinsertion. Cette nouvelle voie politique reflète un positionnement neuf des autorités à l’égard du phénomène du chômage : il ne s’agit plus désormais d’aller dans le sens d’une « simple » politique d’indemnisation, mais d’investir celle d’une maximisation du potentiel de réinsertion. Avec ces nouvelles mesures, il est question désormais d’un échange contractuel entre bénéficiaires et prestataires afin de limiter la « consommation passive » d’indemnités. En contrepartie de l’aide apportée, il est en effet demandé au bénéficiaire de s’impliquer personnellement et activement dans l’amélioration de sa situation. Dans cette perspective, la loi fédérale enjoint les cantons à promouvoir des mesures d’insertion comprenant diverses modalités de travail visant à accroître l’employabilité des personnes au chômage, en fin de droit de chômage ou au bénéfice de l’aide sociale. Les bénéficiaires concernés par ces mesures sont ainsi encouragés à s’investir dans des démarches diverses selon leur situation : initiation au travail, emplois temporaires, démarches de formation, stages en entreprise, etc. La personne exclue du marché du travail est donc directement sollicitée pour remédier à sa situation d’inemployabilité et il est attendu d’elle, ou plutôt il lui est imposé qu’elle s’engage activement à tout mettre en œuvre pour augmenter ses chances de retrouver un emploi. Il s’agit en fait de l’application d’un principe méritoire : qui a du mérite, qui est digne d’éloge, signifiant que pour bénéficier d’une aide sociale, il faut par ailleurs fournir une contre-prestation. Nous retrouvons également ici le produit de notre contexte socio-économique contemporain avec la figure de l’individu entrepreneur de lui-même, figure normative qui engage tout individu à être plus que jamais responsable de sa personne, même face à une adversité comme le chômage.

4Dans ce cadre de mesures « contre-prestationnaires », une forte injonction du politique se cristallise autour du projet d’insertion comme objectif à poursuivre auprès des personnes en situation d’exclusion et bénéficiant de mesures d’aide. Le projet concrétise une des nombreuses formes de conduites d’anticipation qui caractérisent notre civilisation occidentale et ses progrès technologiques (Boutinet, 2005). En tant que contemporains, nous sommes en effet amenés à nous projeter en permanence dans le futur, tout au long de notre existence. Dans un contexte de difficultés de l’emploi, la figure du projet est encore plus prégnante pour penser les problèmes liés à l’insertion. Investissement dans une démarche de formation ou insertion dans un dispositif visant la maximisation de leurs chances de réinsertion, c’est bien le fait de se tourner vers l’avenir professionnel qui constitue le fond de la demande sociale à l’égard des personnes précarisées.

5Les entreprises sociales de notre échantillon s’inscrivent dans cette réalité puisque travailler en leur sein représente l’une des modalités possibles des mesures actives. Dès lors, la pratique des encadrants est soumise à cette obligation qui les enjoint à travailler de façon contractuelle avec les bénéficiaires sur leur projet d’insertion. De fait, il nous est apparu indispensable de nous arrêter sur cette notion de projet et d’en faire une analyse approfondie à partir du contexte de notre empirie. En outre, cette analyse s’inscrit plus largement dans une réflexion générale sur les pratiques d’accompagnement à l’insertion dans les entreprises sociales et nous allons essayer de saisir ce qui caractérise le travail des encadrants auprès des personnes en situation d’exclusion.

La fonction socialisante du travail

6Les dires des encadrants concernant leurs intentions s’accordent tous sur un point : donner la possibilité à une personne en situation d’exclusion d’investir une activité de travail lui offre l’opportunité de progresser en termes de compétences sociales et professionnelles. Tel est, rapidement énoncé, le but premier poursuivi dans les entreprises sociales. Quels arguments viennent soutenir cette proposition ? Du point de vue des encadrants, le fait d’avoir une activité de travail apparaît bénéfique à divers égards pour des personnes en situation de précarité ou d’exclusion.

7Dans leurs propos, nous trouvons tout d’abord l’idée qu’avoir un travail permet de bénéficier d’un emploi du temps aménagé autour d’une activité, avec des repères temporels organisés avec un « avant » et un « après travail » qui donne en quelque sorte la mesure du quotidien qui s’écoule. Dans cette perspective, travailler signifie prévoir et organiser son temps en délimitant un cadre à partir de l’activité de travail. Pour de nombreuses personnes, travailler et être en activité signifie en effet « faire quelque chose de son temps ». Il découle de l’aménagement de l’emploi du temps à partir du travail une sorte de rythmicité qui s’avère bénéfique pour vivre le quotidien. Le travail, en permettant en fait de poursuivre un but dans ce quotidien, représente ainsi une source importante de sens pour l’existence. L’effet cadrant du travail trouve également sa source dans la nécessité de respecter des horaires et des règlements collectifs sur le lieu de travail et se cristallise dans la responsabilisation de la personne. Un encadrant nous l’explique en détail :

L’activité en atelier, elle sert surtout dans des cas de longue période au chômage à se réhabituer au travail, à venir à l’heure, à tenir un horaire, à respecter des règles d’atelier. (…) Nous avons des droits, nous avons des obligations et de la même manière pour eux, et le fait de mettre les personnes face à leurs responsabilités [en leur disant] : « vous avez un salaire, mais nous, on exige que vous soyez là ou alors que vous informiez en cas d’absence », enfin toutes les règles qui sont finalement régies par le Code des obligations, elles sont vraies ici, et pour beaucoup, ça sert à rappeler ces règles-là.

8Cette fonction du travail qui serait identitairement, voire existentiellement structurant est bien mise en évidence par un encadrant tandis qu’il explique les ravages que peut produire un manque de travail dans une vie :

Le travail n’est pas une valeur parmi d’autres, mais une valeur qui touche toutes les autres valeurs. (…) Les gens qui sont chez nous expriment cela de manière très claire. Et de manière verbale. Ils le disent. Et ceux-ci sont par contre très attachés à ces valeurs-là. C’est une des surprises de voir à quel point des gens, qui sont restés parfois dix ans sans travailler, sont attachés à la valeur travail. Et qui nous font le reproche de n’être pas assez exigeants des fois, de tolérer des retards, etc. Ils sont plus durs que nous, alors qu’ils ont vécu dans la marginalité. Mais donc ça conforte un peu dans l’idée de dire que le travail c’est un des outils, un des moyens, puis l’entreprise sociale a choisi ce moyen-là pour favoriser une intégration sociale.

9Selon les encadrants interrogés, le fait de bénéficier d’une activité de travail permet également de rompre avec une forme d’isolement générée par le manque de contact avec la vie sociale et la réalité du monde environnant. Cette fonction socialisante du travail explique que, dans certaines situations caractérisées par une dépendance ou des problèmes psychiques, le fait de pouvoir venir travailler est un moyen de ne pas se marginaliser. Parfois, lorsqu’il s’agit de handicap, l’accès à une activité de travail peut tout simplement permettre de donner goût à la vie :

L’histoire du deuil, c’est aussi quelque chose que les personnes handicapées ont, arrivent à faire vite, ou jamais, ou après un certain temps, et bien ça, je pense qu’ici on les aide pas mal quand même pour ça. Le fait de venir travailler ici, on voit, j’ai vu des gens venir comme ça, c’est-à-dire repliés sur eux-mêmes, et après s’ouvrir, c’est clair. En faisant des travaux simples, adaptés, qu’ils peuvent faire où ils sont reconnus. Même si ce sont des travaux qui paraissent assez simples, assez sériels, assez je dirais basiques, pour eux c’est une réussite. Et c’est du travail, pour nous c’est du travail, ce n’est pas de l’occupationnel, ce n’est pas des pièces poubelles, tout part chez le client, on doit garantir les délais, la qualité.

10Ce rôle central du travail dans l’aménagement du quotidien peut être illustré par une autre situation, celle d’un homme proche du départ à la retraite, que nous rapporte un encadrant. Pour cette personne, le sens dégagé par le fait de venir travailler ne se situe pas dans l’apport financier issu de la rémunération de son travail, mais bien dans le fait de pouvoir effectuer ce travail et de bénéficier d’une activité dans le quotidien :

Il ne demande pas de l’argent, il est à l’assistance. Il va avoir sa retraite anticipée. Lui, il demande à s’occuper, même bénévolement ! Et même du travail bénévole c’est difficile à trouver. C’est ça qui est quand même paradoxal.

11Ainsi, se réaliser dans une activité de travail renvoie rapidement à la notion de l’utilité. Dans les propos des encadrants interrogés ressort fortement l’idée qu’il ne s’agit pas de permettre aux bénéficiaires de travailler au sens de « faire pour faire », c’est-à-dire afin de simplement les occuper, mais qu’il s’agit bien de leur permettre de s’investir dans une activité pour aboutir à un résultat, à la production d’un bien. C’est de là que peut provenir le sentiment de sa propre utilité en étant l’auteur du travail réalisé. Les encadrants soulignent que ce sentiment d’utilité génère à son tour un sentiment d’appartenance, car il s’agit de participer à la vie active au sens large et, au fond, de pouvoir travailler comme tout le monde. Ce sentiment ne peut être atteint sans une adéquation entre souhaits exprimés par la personne et compétences effectivement mobilisables dans la tâche, sans quoi le sentiment de réalisation de soi risque d’être entravé. Le plaisir généré par le fait de s’investir dans une activité de travail satisfaisante est un élément bien évidemment central pour la motivation des personnes à venir travailler dans une entreprise sociale. Un enjeu fort pour les encadrants est dès lors de parvenir à proposer des activités susceptibles d’apporter ce plaisir à la tâche. Cet enjeu est d’autant plus central que, comme nous l’avons précisé, excepté pour les personnes au bénéfice d’une rente AI qui viennent volontairement et de leur plein gré travailler dans une entreprise sociale, certaines personnes peuvent se voir obligées de venir travailler en contrepartie des indemnités reçues. De fait, comme nous le verrons plus loin, il est important d’offrir aux personnes un minimum de choix quant aux activités à mener. Un encadrant nous l’explique.

C’est leur pleine approbation qui décide de là où ils vont travailler, rien n’est imposé, c’est leur choix, ça reste leur choix et, en tout temps, même s’ils sont engagés dans la structure de manière définitive, à tout moment ils peuvent changer d’atelier et faire part de leur souhait de faire autre chose, pour peu que ça convienne à leur développement et à leur plaisir à venir travailler dans notre entreprise.

12Ce plaisir est à la base des retrouvailles avec l’envie de s’activer, de réaliser des choses, bref de se réaliser. Susciter le désir de « faire quelque chose » et l’envie d’investir une activité sont des effets supplémentaires escomptés par le fait de proposer du travail aux personnes en situation d’exclusion. Enfin, les encadrants soulignent combien le fait de retrouver de la motivation et du plaisir au travail permet à son tour de retrouver de la confiance en soi dans la confrontation à l’activité de travail.

Surtout ceux qui ont déjà un petit bagage au départ, ils se redonnent confiance en travaillant là. L’exemple que j’ai de ce monsieur qui avait déjà travaillé dans le paysagisme, lui, il ne lui manque pratiquement rien ! Il lui manque de reprendre un peu confiance, mais sinon il sait manier les outils, il est très ponctuel, enfin ce qu’un patron pourrait demander.

13Travailler signifie également avoir une vie sociale en fréquentant ses collègues et sa hiérarchie sur le lieu de l’activité, en rencontrant des personnes dans son quotidien professionnel. Avoir un travail permet d’avoir des conversations sur soi et le monde, sur son existence et celle des autres. Tout comme la réalisation de soi et le sentiment d’utilité, les rapports sociaux sont au centre du travail et sont importants lorsque ce dernier débouche sur une reconnaissance par l’intermédiaire de l’attribution d’un rôle et d’une utilité. Un encadrant prend l’exemple d’une bénéficiaire :

Elle a terminé avec le chômage, donc elle a terminé chez nous, mais elle demande maintenant pour être chez nous comme rentière AI en occupation. Elle va s’en sortir avec sa rente AI, éventuellement les prestations complémentaires, mais pour elle il est très important de maintenir un contact social dans un travail. Elle m’a fait une réflexion l’autre jour que j’ai trouvée fabuleuse : « J’ai rencontré d’anciennes collègues de l’usine et je leur ai dit que je commençais de travailler sur l’ordinateur, leur montrer qu’on fait des choses qui sont bien ».

14Une autre source à la fois de reconnaissance sociale et de plaisir se concrétise par le fait de recevoir un salaire, fruit de son travail. Un encadrant raconte :

Une personne qui vient de l’aide sociale, qui est allée chercher sa pitance une fois par semaine depuis des années, qui tout à coup retouche un salaire, c’est quelque chose, on ne se rend pas compte, mais c’est quelque chose d’hypermotivant, enfin on la reconnaît, elle a fait un boulot : « T’as vu, j’ai travaillé, j’ai gagné un salaire ! » Ça, on l’a vécu au début de l’atelier, c’était quasiment émouvant de voir des gens qui ont traîné dans les rues entre guillemets, depuis des années, qui après tant d’années ont enfin touché un salaire, c’est extraordinaire.

15Un autre encadrant mentionne que dans cette source de vie sociale qu’est le travail, le rapport intergénérationnel, entre jeunes et seniors proches de la retraite, peut être de mise et s’avérer bénéfique en termes de socialisation.

La richesse ici, je trouve, c’est que toutes les couches de la population et les tranches d’âges se rencontrent et fonctionnent ensemble. Donc ça confronte des horizons différents, des parcours de vie différents, avec justement cette mixité dans les âges qui fait que ce n’est pas juste des « paumés », ce n’est pas le mot, mais justes des petits jeunes qui sont largués à l’école et puis qui sont entre eux, donc là, le petit jeune il peut être confronté à un gars qui va être à la retraite dans une année et puis qui n’a pas sa langue dans sa poche, et puis qui le secoue un peu plus qu’un éducateur le ferait.

16Enfin, un autre apport central dégagé par le fait de travailler, pour les personnes en situation d’exclusion, est de leur permettre de poser ou d’acquérir un regard réaliste sur leur potentiel de travail. Il s’agit parfois de permettre à la personne d’évaluer ce qu’elle peut fournir comme travail et d’identifier les activités qui lui correspondent le mieux. Dans certaines situations, cette confrontation à ses propres capacités de travail, quand il s’agit d’identifier ses limites, peut aussi être une étape dans un deuil plus large à l’égard du fait même de travailler. Un encadrant nous précise ainsi une des caractéristiques de l’entreprise sociale :

C’est de permettre à la personne de se confronter à la réalité ou à une réalité. (…) Le travail lui-même permet de se confronter aux capacités de la personne. Il y en a qui en sont arrivés à dire « finalement, c’est bien l’AI qui me convient le mieux », alors qu’au début, ils ne voulaient pas en entendre parler.

17Aux yeux des encadrants, proposer du travail à des personnes en situation de grande précarité représente le but primordial de l’entreprise sociale. De leur point de vue, pouvoir bénéficier d’un travail et se voir donner la possibilité de s’y investir recouvre potentiellement un ensemble d’effets socialisants qui s’avèrent d’abord constructifs pour l’intégration sociale de la personne et le développement de ses compétences personnelles et sociales. Nous pouvons d’ailleurs observer que nous ne trouvons pas d’arguments relatifs à l’apprentissage d’un métier ou de gestes techniques comme objectif poursuivi. Le fait de travailler est en effet perçu comme une mise en situation qui agit en quelque sorte d’elle-même sur les bénéficiaires, en offrant une action et une rythmicité structurantes de par l’aménagement de l’emploi du temps qui en découle, ainsi que par le potentiel de contacts sociaux qu’elle comprend. Comme le dit un encadrant :

Il y a le travail, la valorisation, le fait de se valoriser par des réussites progressives par le travail. Par le travail, on donne l’objectif de réussir et les réussites sont progressives, dans le sens où on demande peu et après il peut faire toujours un peu plus. Donc ils peuvent se prouver à eux-mêmes qu’ils sont capables de quelque chose. Le travail, c’est la confiance en soi qui permet aussi, avec la compagnie des autres, de dépasser ses angoisses, et tout d’un coup de se retrouver seul dans un appartement. On est dans un objectif social, mais par le moyen du travail.

18Ce qui est visé est bien, avant tout, du ressort du développement de la personne, avec l’idée que les compétences personnelles et sociales développées deviennent une plus-value indispensable : dans le meilleur des cas, pour rendre possible ou faciliter une insertion professionnelle signifiant un retour sur le marché de l’emploi ; et dans tous les cas pour soutenir l’insertion sociale des personnes précarisées, quand bien même leur réinsertion professionnelle est difficilement envisageable. Dans cette perspective, travailler est donc en soi agissant sur l’intégration des personnes. Ce que nous pourrions appeler l’« effet travail » opère en effet dans le sens d’une meilleure intégration de la personne, d’un côté grâce à la possibilité d’appartenance et de reconnaissance sociales que le travail occasionne et, de l’autre, par le développement de compétences qu’il suscite, notamment par les conditions de mise en situation réelle de production. Nous nous trouvons bien ici dans la perspective d’une insertion dans et par le travail. Un directeur exprime très clairement cette perspective :

Par la volonté d’être une entreprise, on cherche à donner un outil – autrement dit, c’est un outil le travail ; pour que les gens puissent s’identifier à des travailleurs, il faut qu’ils puissent travailler dans une structure qui est le plus proche possible de l’entreprise réelle, comme cela, ils peuvent s’identifier au travailleur. Quand tu travailles dans un programme d’occupation, tu ne peux pas t’identifier au travailleur. Et comme notre entreprise sociale veut répondre à la demande des gens d’un vrai travail, il faut déjà avoir une structure qui est une vraie entreprise.

19Sous-jacente à cette perspective d’insertion dans et par le travail se trouve une conception de ce dernier qui le considère comme étant foncièrement intégrateur et qui le place dans un rôle central en termes de structuration des identités et de l’existence (Méda, 1995). En termes de compréhension de la pratique des encadrants, cette place centrale qu’ils accordent au travail et à son impact sur les personnes nous éclaire sur la manière dont ils perçoivent leur propre intervention. Dans les propos des encadrants, c’est en effet comme si leur pratique venait « se caler » à ce donné initial qu’est l’effet socialisant du travail sur les bénéficiaires. Ce point est intéressant, car il suggère que leur action professionnelle est en quelque sorte complémentaire à ce premier « effet travail ». Nous allons en effet observer que le travail fournit aux encadrants les conditions pour pouvoir agir sur les compétences des personnes, à partir des situations générées qui vont en fait devenir le matériau sur lequel, ou à partir duquel, ils vont pouvoir œuvrer.

Accompagner et soutenir

Accompagner dans et par l’activité de travail

20Offrir les moyens d’investir une activité de travail aux personnes en situation de précarité est bien le premier but que se donnent les entreprises sociales. Il est escompté que travailler peut être en soi agissant, et de façon bénéfique, sur la personne.

21C’est à partir de ce postulat que s’aménage la pratique des encadrants et que leur intervention prend toute son intelligibilité. La mise en situation de travail, de par les situations qu’elle provoque, devient effectivement un levier potentiel de transformation de la personne et l’encadrant tente dans ce contexte d’agir en soutenant ou en alimentant ce potentiel de changement. Cet accompagnement dans l’activité de travail se traduit dans les discours des encadrants par des intentions diverses qui ont en commun de vouloir faciliter et soutenir la reconstruction de la personne.

22Parler d’accompagnement pour nommer la pratique des professionnels œuvrant dans les entreprises sociales peut paraître périlleux, tant ce terme recouvre un champ de pratiques extrêmement hétérogènes, aussi bien au niveau des secteurs d’application qu’au niveau des populations visées. C’est pourtant ce terme qui nous semble le plus pertinent pour rendre compte et qualifier le travail des encadrants, si l’on en croit les définitions proposées par les auteurs qui se sont penchés sur cette question (Le Bouëdec, 2002). Comme le rappelle cet auteur, le terme d’accompagnement trouve ses racines dans l’idée de « marcher aux côtés de quelqu’un, ou de manger son pain avec lui. (…) Retenons, comme marque originelle de l’accompagnement, l’idée que celui-ci concerne les situations dans lesquelles il y a un acteur principal que, d’une manière ou d’une autre, il s’agit de soutenir, de protéger, d’honorer, de servir, d’aider à atteindre son but » (pp. 14-15). Cette définition suggère que l’accompagnement consiste en une présence réconfortante et valorisante auprès d’une personne fragilisée dans son existence et qui a besoin d’être soutenue dans son cheminement en vue de dépasser sa situation problématique. Cette présence respectueuse et valorisante, mais néanmoins mesurée, doit permettre à la personne de pouvoir faire évoluer sa situation en progressant vers une émancipation personnelle. Elle doit pouvoir s’appuyer sur le soutien empathique de l’accompagnant. Pour Le Bouëdec toujours, les pratiques d’accompagnement se caractérisent par le fait qu’elles mettent en lien et en leur sein trois processus indissociables : « accueillir et écouter l’autre ; l’aider à discerner et à délibérer ; cheminer avec sollicitude à ses côtés ». Accompagner se fait donc dans la durée et, de ce fait, ne peut être assimilé à « tenir conseil ». Pour cet auteur, les situations de vie qui peuvent nécessiter une intervention d’accompagnement sont « des situations extrêmes (désespoir, fin de vie) ; des situations de crise et de rupture où l’on ne sait plus quoi penser ou croire ; les situations existentielles de développement crucial. Elles ont en commun de relever de la personne concernée : l’accompagnement vise à l’aider à y parvenir » (p. 18). Concernant les entreprises sociales, il nous semble que « situation de crise » et « situation de développement » profilent bien les personnes bénéficiant d’un accompagnement à l’insertion.

23En termes d’émergence, les pratiques d’accompagnement à l’insertion dans les entreprises sociales s’inscrivent dans un mouvement plus large visant le traitement social de la précarité professionnelle et la restauration ou la consolidation du rapport à l’emploi. Elles cohabitent avec, par exemple, des dispositifs de bilan de compétences dans une perspective de réorientation ou de reconversion professionnelle, ou avec des dispositifs travaillant l’accompagnement de projets de formation en vue d’une réinsertion ou d’une première insertion. L’accompagnement est en fait investi comme un mode d’intervention dans de nombreux secteurs où il s’agit d’aider des personnes fragilisées à « aller de l’avant ». Comme Pineau le met en évidence, l’accompagnement « concerne tous les secteurs de la vie, même et surtout les secteurs aux frontières de celles-ci : la santé, la mort, l’exclusion culturelle et sociale et la perte de liberté » (2002, p. 36). Ce que ces pratiques ont en commun est de viser au final l’accroissement de l’autonomie de la personne accompagnée. Elles convergent aussi sur le fait de placer la relation au cœur de ce processus d’émancipation, en lui attribuant un rôle moteur. Comme nous allons le voir, les encadrants pointent bien ces dimensions lorsqu’ils expliquent leur pratique.

24Dans le cadre de l’insertion en entreprise sociale, l’acquisition d’une plus grande autonomie se déploie dans la confrontation à l’activité de travail. Nous l’avons vu, le travail est considéré comme étant en soi agissant sur le développement des compétences de la personne. En l’occurrence, la pratique d’accompagnement des encadrants consiste à soutenir et à faciliter cette évolution en aménageant les activités de travail proposées. C’est la condition nécessaire pour que le travail puisse devenir une source de développement de compétences personnelles et sociales. Un encadrant nous l’explique :

Avec toute l’évolution [de la personne au travail] en atelier on va aussi modifier les exigences : si la personne va être exécutante dans un premier temps, petit à petit on va essayer de la mettre face à des responsabilités, de lui faire prendre la responsabilité d’un petit groupe, de lui faire prendre la responsabilité de prendre un travail du début à la fin dans l’organisation, donc on va moduler en fonction de l’objectif de la personne.

25Ainsi, la progression vers une plus grande autonomie dans le travail se prépare à l’arrivée de la personne, afin qu’elle puisse investir une activité de travail adaptée à ses compétences du moment.

26Les postes de travail nécessitent donc un aménagement de l’activité, parfois en continu, afin de rendre possible cette progression dans l’autonomie par l’intermédiaire du travail. Par exemple :

En menuiserie [les employés bénéficiaires] ne sont jamais des menuisiers. On doit toujours adapter le travail, décomposer le travail. Au niveau de la méthodologie de travail, on doit vraiment faire chaque geste l’un après l’autre et puis on doit régler les machines en fonction de ce que les personnes peuvent faire. On utilise beaucoup des gabarits, des supports, des choses comme ça pour que ça puisse se faire.

27Ou encore, pour un encadrant responsable d’une activité informatique :

J’avais fixé des objectifs, c’est qu’ils sachent se débrouiller, qu’ils aient déjà des notions de base et pour qu’ils ne soient pas perdus devant un ordinateur déjà, et puis ne pas être perdus devant Word, pour qu’ils sachent taper. Et puis ça, c’est déjà acquis, et puis maintenant on est passé à l’étape supplémentaire qui est plus du fignolage à mon avis. Mais vraiment le but c’était de rentrer aussi dans le rythme des personnes. Et puis après, gentiment, on peut avancer dans les démarches.

28Les encadrants facilitent donc au maximum cette prise d’autonomie dans l’activité de travail en adaptant dans un premier temps les conditions de l’activité au potentiel de la personne et en ajustant ensuite régulièrement ces conditions en vue d’une progression. Les encadrants travaillent dans le sens d’une évolution permettant idéalement aux personnes d’être complètement autonomes quant à ce qui est attendu d’elles en termes de travail à fournir. Il va de soi que, dans leur accompagnement, les encadrants sont particulièrement attentifs à la valorisation des progrès effectués :

Notre façon de fonctionner c’est que quand un employé fait quelque chose de bien on lui dit, ou quand il y a une action qui est menée, on le dit toujours en retour direct. Ça veut dire on note ce qui est bien et ce qui est des points d’amélioration. (…) Donc on leur dit ce qu’on attend, évidemment, quand il y a des points d’amélioration on le signale, quand c’est bien on le dit aussi, évidemment, parce qu’il le faut, c’est un élément moteur. Et ça permet à la personne de se situer en temps réel et de savoir ; si elle fait un bilan au bout du mois, et bien elle sait ce qu’elle a bien fait, elle sait ce qu’elle doit améliorer.

29Pour les encadrants, renforcer l’estime de soi de la personne confrontée à une activité de travail revient à soutenir un processus de reprise de confiance en soi plus général.

30Si les encadrants mettent l’accent sur le respect des ressources personnelles de la personne et travaillent dans le sens d’une individualisation des activités de travail selon le profil des compétences observées, ils évoquent parfois également leurs exigences à l’égard des employés, notamment concernant le respect des règles en cours sur le lieu de travail. Un encadrant nous dit :

On est exigeants, parce que tant que la personne ne peut pas répondre à ces règles-là, si on prend un jeune qui n’a jamais eu un boulot fixe, en le mettant face à ces règles essentielles d’employé à employeur, s’il a des difficultés à ce niveau-là, c’est peut-être ça qui fait qu’il n’a jamais eu un boulot fixe.

31La confrontation à une situation de travail, en générant des réactions chez la personne, devient pour les encadrants l’occasion de travailler avec elle ses compétences personnelles et plus largement sociales, en la sensibilisant ou en la responsabilisant à l’égard de sa façon d’investir l’environnement de travail. Un autre exemple nous est donné par une encadrante responsable d’un département de jardinage et d’entretien de jardin. Pour elle aussi, la progression passe évidemment par un peu de discipline :

On met des fois le doigt sur quelque chose qui peut être mal perçu, côté discipline. Mais bon, il y a la manière de l’amener, ce n’est pas le sergent-major qui parle. C’est qu’à un moment donné il y a quelques règles. Ces règles il faut entrer dedans. Et puis, si on ne veut pas ou bien on ne peut pas, à un moment donné je dis : « Mais tu ne peux pas travailler avec moi, avec ces conditions-là ». (…) On essaie quand même d’avoir un minimum de discipline, enfin de réalité, c’est du réalisme avec la vie dans laquelle on est. Il n’y a pas de miracle. Le train il part à l’heure. Il ne nous attend pas. Alors c’est un petit peu ça qu’on essaie d’atteindre, on tend à arriver à ça.

32Nous l’avons relevé, l’investissement dans une activité de travail peut confronter la personne à ses limites et la placer dans une situation de deuil à l’égard de ses souhaits professionnels. Dans ce cas, l’accompagnement prodigué par les encadrants peut venir soutenir ce travail d’acceptation d’une nouvelle réalité professionnelle. Beaucoup auraient l’ambition de vouloir reprendre des formations :

Enfin cela peut être des cours de français, ou des cours d’informatique, ou carrément faire l’ECG du soir1 ou des choses comme ça. Alors là, on encourage, forcément disons, mais je pense que pour beaucoup il y a quand même pas mal d’utopie. Il faut qu’ils commencent à se restructurer avant de vouloir imaginer d’étudier.

33Et encore :

On veut vraiment savoir si c’est un objectif fort ou si c’est juste passager parce que ça exprime un mal-être ou un malaise momentané ou de courte durée. Alors on va jusqu’au bout de la démarche.

34La pratique des encadrants comprend un important soutien moral. En passant du temps auprès des bénéficiaires durant l’encadrement des activités de travail, les encadrants expliquent qu’une proximité s’installe, qui facilite le rapprochement et permet à une forme de confiance réciproque de s’installer. Les encadrants peuvent alors se rendre disponibles en termes d’écoute, voire prodiguer des conseils. L’un d’eux précise néanmoins la limite, et de là la nature de leur intervention :

On n’a pas les outils et la formation pour à proprement dire faire un soutien psychologique ou thérapeutique. Mais on est évidemment les trois quarts du temps avec eux sur les chantiers, donc c’est à ce moment-là que l’on échange beaucoup, que l’on peut, s’ils ont des soucis familiaux ou de santé, un petit peu discuter, voir ce que l’on peut faire au niveau du moral.

35Une autre encadrante ajoute :

C’est important qu’ils viennent nous dire quand ils ont un problème, je dirais, ou qu’ils ne se sentent pas bien, ou bien simplement qu’ils n’ont pas le moral. Mais c’est ça qui est des fois pas toujours évident, c’est de savoir leur dire les bons mots.

36Ce soutien moral, au-delà du soulagement affectif apporté, peut s’avérer bénéfique en permettant aux personnes d’exprimer leurs soucis et d’y réfléchir par l’intermédiaire du dialogue instauré avec les encadrants. Une prise de recul sur son existence peut alors se faire progressivement. Un encadrant nous donne un exemple :

Elle [une bénéficiaire] a encore ici un appui dans ce qu’elle peut vivre difficilement, par exemple ce matin elle pleurait, son père âgé est malade, il devait hier être hospitalisé pour subir une opération. Ils ont renoncé à l’opérer, ils l’ont ramené à la maison, elle ne comprend pas cette situation, elle ne sait pas ce qu’il se passe mais elle en a très peur. Ce matin elle pleurait, alors on prend un petit moment (…) je dirais aussi dans l’objectif qu’elle acquiert une certaine autonomie, mais peut-être aussi une certaine distance par rapport à des choses, qu’elle avait mission d’assumer ses parents âgés, puis de voir avec elle ce qu’on peut mettre en place pour qu’elle n’ait pas tout sur les épaules. Il y a tout ce côté-là.

37Souvent, c’est la difficile question du revenu, amoindri par la précarité professionnelle, qui vient peser sur le moral des bénéficiaires. Cette réalité peut en soi représenter une occasion pour les encadrants de travailler avec la personne sur sa situation :

Pour quelqu’un qui a eu un haut salaire ou de grandes indemnités, ce n’est pas motivant du tout et là on a un énorme travail à faire à l’embauche [en lui disant] : « La seule chose qu’on peut vous donner c’est ça, par contre il y a tout l’outil sur qu’est-ce qui va se passer pour vous ici ». Alors on doit beaucoup, pour des personnes qui ont ce profil-là, travailler sur les perspectives qu’il y a pour elles en venant ici, alors que pour quelqu’un d’autre le salaire est quelque chose de nouveau et de très valorisant. On laisse venir et petit à petit on travaillera sur l’outil pour lui dire : « En venant ici, nous, on te voit comme ça, tu peux profiter d’être là pour travailler sur toi, même dans tel ou tel domaine ». L’approche est différente, c’est vrai qu’il existe cette échelle, cette vie, on doit faire avec, se mettre à la place de quelqu’un qui a eu de grandes indemnités, des indemnités relativement élevées en période du chômage et qui tombe à moins de 3000 francs par mois. Ça peut être un sacré choc.

38Entendre les bénéficiaires se confier et accueillir leurs préoccupations permet aussi aux encadrants d’identifier leurs difficultés et de pouvoir les orienter vers des réseaux de soutien adéquats, qu’ils soient d’ordre administratif ou thérapeutique :

On est encadrant sur le chantier, d’une part pour le côté professionnel, pratique, du travail. Et on a un rôle, qui n’est pas le plus important, mais un rôle de soutien dans leurs différentes démarches sociales, on travaille en réseau avec les assistants sociaux, l’Hospice Général, et on essaie de faire diverses démarches avec nos employés. (…) S’il y a besoin d’un soutien plus thérapeutique, là on a aussi un réseau. On peut orienter, on peut se renseigner, suivant la demande de la personne.

39Parfois, il peut s’agir d’aiguiller les bénéficiaires dans leur recherche d’emploi. Il peut être aussi question d’une recherche d’appartement, ou encore de conseils juridiques. Les encadrants mettent ainsi également dans la focale de leur pratique l’amélioration de l’existence des personnes en situation d’exclusion, et cet objectif passe par une attention portée sur des éléments propres à la sphère privée. Il peut s’agir, par exemple, d’une sensibilisation à l’égard de leur hygiène de vie et au rapport entretenu à leur santé. Une encadrante exprime bien cette dimension de leur accompagnement :

J’insiste aussi sur l’alimentation, mais là je fonce un peu dans un mur, alors de temps en temps, de manière ludique, rigolote, je peux dire : « Mais c’est bien, le médecin il t’a dit de boire du coca et puis il t’a dit de fumer, il t’a dit de boire de l’alcool et puis du café, et puis t’as un ulcère à l’estomac, il faut du café le matin ! » Des fois il y a des petites lumières, il faut vraiment y aller par tout petits bouts.

40Un autre exemple relate un effort d’information et d’encouragement de la part des encadrants dans l’optique de permettre aux personnes d’investir leur vie sociale :

Quand on sent qu’une personne n’a rien à côté du travail, on essaie de la mettre en contact avec une unité d’accueil où, avec des bénévoles, ce sont des activités de loisirs qui sont mises en place. C’est aussi un lieu d’accueil de jour où il y a des activités manuelles, il y a des repas, aussi, qui sont organisés. Il y a des vacances, par exemple, donc pendant une semaine on donne toutes les informations sur ce qui se passe et les personnes peuvent participer à ces vacances. (…) On essaie autant que possible en tout cas de donner les informations pour que les gens aient des activités en dehors du travail.

41Comme nous l’observons, les encadrants débordent la seule dimension de la progression dans l’activité de travail en termes d’effets escomptés chez la personne. En parallèle de leur accompagnement dans l’activité de travail qui vise le développement de compétences personnelles et sociales, la proximité relationnelle rend possibles d’autres types d’intervention. Nous trouvons ainsi dans les discours des encadrants un fort accent placé sur le souhait de travailler à l’accroissement de l’autonomie de la personne, et ce non seulement au plan de l’activité de travail investie, mais plus largement dans l’existence. Les encadrants mentionnent bien que le travail qu’ils effectuent auprès d’un bénéficiaire, par exemple en l’écoutant, en discutant avec lui de ses difficultés, ou encore en le soutenant moralement, vise une prise de recul chez ce dernier. A son tour, cette distanciation rend possible un travail réflexif et une meilleure prise en main de son vécu. Cet accroissement de l’autonomie peut se traduire par une plus grande maîtrise dans la gestion émotionnelle, une amélioration de ses rapports à autrui ou encore la traversée facilitée d’un deuil à l’égard de sa trajectoire passée ou de son avenir professionnel.

42Cet objectif d’accroissement de l’autonomie des personnes en situation d’exclusion sous-tend donc un travail d’accompagnement visant d’abord une intervention sur le potentiel de l’individu en termes d’intégration sociale, au sens où c’est le lien que la personne entretient avec le monde social environnant qui est travaillé. Il s’agit, par une mise en situation d’activité dans le cadre de l’entreprise sociale, de rendre possible une progression de la personne dans ses rapports à l’environnement social plus large :

J’utilise le travail sur le terrain, en fait comme un moyen d’observation, et puis un révélateur, qui confirme ou qui infirme des hypothèses qu’on pourrait avoir en parlant d’une situation ou en ayant eu un entretien avec un employé. Et effectivement ça peut permettre d’aller plus loin ou de vérifier certaines choses. Je le conçois comme un complément à la prise en charge sociale, et puis en même temps un outil, l’outil principal de la remise en confiance des employés, parce que ce n’est pas en entretien qu’on va leur dire : « Et bien, t’es bien, aie confiance en toi ! » C’est vraiment en travaillant avec eux, et puis en faisant avec, en les encourageant, et puis en constatant les progrès. En fait, on fait du travail de terrain, mais c’est du travail social, toute la journée, même si en fait on vide les poubelles.

43En donnant les moyens à la personne d’avoir une activité de travail dans un lieu avec d’autres personnes, lieu approprié et pensé qui lui permet de trouver des ressources pour avancer, ce qui est stimulé ici concerne aussi bien la capacité à respecter un cadre de vie et ses règles de fonctionnement, qu’à trouver les ressources pour réfléchir sur ses difficultés personnelles et améliorer son existence. « La visée praxéologique de l’accompagnement éducatif s’organise généralement au bénéfice de la resocialisation et de l’autonomie de la personne, en cherchant à lui faire retrouver une cohérence suffisante dans son parcours existentiel en vue de la construction d’un projet de vie jugé plus satisfaisant » (Niewiadomski, 2002, p. 169).

44Ce passage en revue des propos des encadrants au sujet de leur pratique soulève divers aspects sur la question des caractéristiques de l’accompagnement. Ce dernier s’instaure dans un mode relationnel horizontal et non pas vertical. Pour l’accompagnant, l’essentiel n’est pas de savoir à l’avance la direction dans laquelle va cheminer l’usager, l’orientation que vont prendre ses souhaits ou ses aspirations, ou ce qu’il va devenir. Autrement dit, il ne s’agit pas de travailler en référence à des modèles prédéfinis auxquels il faut pouvoir faire tendre l’autre. Afin de ne pas glisser dans une forme d’aliénation d’autrui, l’enjeu est d’éviter de se substituer à lui, quand bien même cela ne serait que projectif. Accompagner comporte ainsi la particularité d’être dans une disponibilité attentive pour l’autre au fil de ses pas, sans toutefois être trop dirigiste ou dominant à son égard. Avec cette exigence de sollicitude et d’attention portée à l’autre, nous retrouvons la perspective relationnelle rogérienne car, comme le rappelle Prodhomme, « on y retrouve les trois principes : engagement authentique de l’accompagnant dans la relation ; regard inconditionnellement positif ; compréhension empathique et absence totale de jugement. La relation est essentielle et suppose que l’accompagnant s’immerge dans le monde de l’autre, les cadres de référence de l’autre, ses formes de pensée, pour saisir intimement sa façon de voir le monde » (Prodhomme, 2002, p. 85).

45Ce qui est dès lors placé en priorité dans un tel accompagnement n’est pas un problème particulier à résoudre avec la personne. Ce qui est visé comprend l’horizon large de son devenir, dans la prise en compte de sa trajectoire passée et de ses souhaits d’avenir, dans le respect de ses ressources et de son potentiel de changement. C’est dans cette perspective que relation d’aide et accompagnement diffèrent : « Accompagner, c’est créer avec l’autre une relation d’être, où chacun peut – et doit – être ce qu’il est : le consultant [l’accompagné] avec ses besoins et ses ressources, le conseiller [l’accompagnant] avec son expertise et aussi ses limites. Une relation donc, où chacun – et surtout le consultant, dans un accompagnement professionnel – a de l’espace pour être, un espace qu’il est lui-même invité à habiter entièrement afin de découvrir des ressources jusque-là ignorées de lui » (Roberge, 2002, p. 104). Chaque accompagnement est le fruit d’une rencontre singulière entre une présence empathique à offrir et à laquelle recourir d’un côté et une demande plus ou moins explicite de soutien à formuler et à accueillir de l’autre, avec en toile de fond le projet de « laisser l’autre advenir » (Prodhomme, 2002).

Soutenir l’élaboration d’un projet d’insertion

46Jusqu’ici, nous avons observé que le travail, s’il est considéré par les encadrants comme étant agissant de lui-même sur la personne, placer la personne dans une situation de travail représente aussi une source d’opportunités pour pouvoir l’accompagner et agir sur elle par l’intermédiaire de ce que la situation de travail provoque. A côté de ce premier axe de leur pratique, les encadrants investissent également une autre dimension dans leur intervention auprès des bénéficiaires : il s’agit de les soutenir dans l’élaboration d’un projet d’insertion.

47Les propos des encadrants donnent à voir une pluralité de types de projets investis. Les projets peuvent ainsi prendre différentes formes et s’inscrire dans des temporalités très différentes. Il peut s’agit d’un projet délimité par l’activité de travail menée à un poste précis dans l’entreprise sociale, qui concerne une progression en termes de compétences prédéfinies pour l’activité concernée. Comme nous l’explique un encadrant en détail, il s’agit pour la personne de se voir confier des tâches à un poste et de pouvoir y progresser :

Au service des ressources humaines, ils font des entretiens d’évaluation, et puis ils font des visites avec les gens, et puis ils essaient déjà de plus ou moins les diriger vers un département ou l’autre, et puis dès qu’il y a une place qui se libère, on les engage. C’est un recrutement, je dirais, en flux tendu, mais dans les deux cas, s’il y a une composante psy, ou mentale, ou autre handicap de la personne, clairement ça passe par la psychologue dans l’entreprise, sinon, pas nécessairement. Et puis ensuite, et bien la personne, elle vient ici faire un stage, de toute façon déjà elle fait un petit essai, au minimum de trois jours, de trois jours à une semaine, pour déjà voir si pour elle c’est envisageable, si elle arrive à prendre ses marques. Il peut également s’agir de changer d’activité, c’est-à-dire de poste de travail, et c’est ainsi une mobilité dans l’entreprise sociale qui est visée. Il y a une notion d’évolution. C’est vrai que la personne va peut-être commencer ici parce qu’elle n’est pas du tout sûre de ses capacités personnelles, et puis quand elle va commencer à trouver ses marques, et puis qu’elle va commencer à se rendre compte un peu [de ce qu’elle peut faire], elle va émettre le désir de passer à quelque chose qui pour elle va être une évolution, c’est-à-dire elle va aller vers des activités qui sont un peu plus complexes, qui ont plus de technicité.

48Avec de tels projets, d’évolution à un poste ou de mobilité au sein de l’entreprise, nous avons affaire à des projets qui se limitent à l’environnement de l’entreprise sociale et qui ne visent pas, à court ou moyen terme du moins, un départ du bénéficiaire. En revanche, lorsque c’est le cas, les projets peuvent comprendre des objectifs fort différents : il peut s’agir du développement de compétences spécifiques qu’il faut soutenir au travers du travail effectué au sein de l’entreprise sociale, en vue d’un projet de réinsertion concernant un nouvel emploi à venir :

Les objectifs pour elle [une bénéficiaire] en arrivant, donc le premier objectif pour elle, c’est de trouver un boulot, on est d’accord, mais où ? comment ?, alors là le travail d’accompagnement est très important. C’est de permettre de découvrir par quelle piste elle doit faire ses recherches d’orientation professionnelle, etc. Donc, depuis qu’elle est là, ce sont des rendez-vous qu’elle a eus, des visites qu’elle a faites, elle est en train un petit peu de cerner dans quelle voie elle va faire ses recherches et ça, c’est un peu le travail d’accompagnement en atelier. On l’a mise en situation dans différents travaux pour pouvoir lui dire : « Dans telle situation vous êtes comme ça, dans telle autre situation vous êtes comme ça », et qu’elle puisse en faire quelque chose. (…) En atelier on a aussi pu mettre en évidence sa personnalité en l’observant dans le groupe, en l’observant dans les tâches annexes, donc on a pu relever pas mal de compétences.

49Différemment encore, le projet de réinsertion peut exiger qu’un stage soit effectué à l’extérieur ; il peut aussi être question d’une reprise de formation :

On regarde qui peut prendre en charge une éventuelle formation en école, qui peut prendre en charge sa vie, ses besoins. Il y a des bourses, il y a des pistes, mais il faut aller les chercher. Et notre travail c’est d’aider à aller chercher des informations, à aller faire des demandes et un petit peu défricher tout ça pour voir s’il y a des possibilités, ou bien se dire que non, c’est utopique, et puis la meilleure solution alors, c’est probablement pendant un certain temps de prendre un job, n’importe lequel, faire des réserves, mettre un peu d’argent de côté et puis continuer à penser à monter un projet de formation pour trouver peut-être une place et faire une formation en emploi.

50Parfois, le projet concerne plutôt une insertion sociale et ne vise pas une insertion professionnelle proprement dite :

Il peut s’agir de s’insérer peut-être dans un monde parallèle qui est le monde associatif, parce qu’ici on travaille quand même avec le monde associatif en parallèle, où des personnes, des bénéficiaires sont aiguillés pour, s’ils sont intéressés, participer à tel ou tel projet dans des associations, et puis on essaie, par notre engagement dans telle ou telle association, de leur permettre après personnellement de s’impliquer.

Du projet au contrat

51L’implication personnelle des bénéficiaires est qualifiée d’essentielle par les encadrants dans la perspective de l’élaboration d’un projet. Souvenons-nous que le projet fait l’objet d’une forte injonction de la part des politiques pourvoyeurs de ressources : il est en effet recommandé aux dispositifs d’insertion de permettre aux personnes de développer des projets d’insertion. Voyons très concrètement comment peut se dérouler la mise en route de l’élaboration d’un projet dans une entreprise sociale :

Après la troisième semaine, on désigne une personne qui sera référent, et cette personne a un entretien où on demande à l’employé de commencer à élaborer, à se préparer à présenter son projet : « Pourquoi est-ce que tu es dans cette entreprise sociale ? Qu’est-ce que tu vises ? Qu’est-ce que tu comptes faire ? » Quatrième semaine, il y a de nouveau un entretien, et la personne présente les fruits de ses réflexions, donc on ne demande pas un projet ficelé, mais déjà ils doivent avoir fait preuve d’une certaine implication personnelle. Et ensuite ce projet est retransmis à l’équipe, puisqu’on travaille beaucoup en équipe, et l’équipe l’évalue. Et ensuite, après la cinquième semaine donc, le référent revoit la personne et on signe un contrat de travail, donc avec les conditions du code des obligations, et puis un contrat social, sous lequel figure son engagement, avec son projet.

52Selon Castel, le projet et sa contractualisation cristallise l’expression d’un nouveau régime de protection sociale, dans lequel il est attendu des bénéficiaires une mobilisation active pour remédier à leur situation. « Deux termes, absents du vocabulaire de la protection classique, prennent une place stratégique dans ces nouvelles opérations : le contrat et le projet. La mise en place du revenu minimum d’insertion exemplifie bien l’esprit de ce nouveau régime de protections. Son obtention dépend en principe de la mise en œuvre d’un ‘contrat d’insertion’ par lequel le bénéficiaire s’engage dans la réalisation d’un projet » (2003, p. 70). Ainsi, dans les discours des encadrants qui donnent à voir leur conception de la notion de projet dans leur travail auprès des bénéficiaires, c’est d’abord la question de l’implication de la personne dans son projet qui est fortement mise en évidence :

Ceux qui viennent là ont toujours des objectifs, après on rentre dans une démarche à objectifs, pour les faire avancer dans les démarches, mais c’est important qu’ils choisissent. Donc c’est vraiment la personne qui est au centre.

53Tout comme pour la dimension de l’accompagnement dans et par le travail, nous observons une volonté chez les accompagnants de ne pas se substituer à la personne dans le pilotage de son projet. Nous nous trouvons également face à une conception qui fait une large place à la figure de l’individu entrepreneur de lui-même, qui doit faire ses propres choix et prendre ses décisions en conséquence. En outre, c’est l’idée d’un individu potentiellement libre qui prédomine dans l’accompagnement de projet professionnel. L’accompagnement doit précisément l’aider à cheminer vers son émancipation : « Le modèle sur lequel se fondent les pratiques d’accompagnement de projet reconnaît l’individu comme à la fois déterminé, influencé et source de détermination et d’influence. Il n’est pas libre, il subit des influences familiales, sociales, biologiques, mais il peut s’en affranchir, il peut devenir libre, il est éducable. (…) L’accompagnant met à sa disposition un ensemble de moyens (sa présence, ses techniques, ses outils) qui vont lui permettre d’explorer ses liens au travail, à la société, puis de se construire un futur » (Prodhomme, 2002, p. 86).

54Un des moyens mis en œuvre pour soutenir les personnes dans leur projet consiste à effectuer un suivi personnalisé dans le temps. Ce suivi implique pour les encadrants une organisation importante afin que circulent les informations sur les personnes et que puisse être observée leur évolution à l’aide de grilles d’observation qui peuvent varier selon les terrains. Néanmoins, même dans cette perspective de suivi, il est du ressort des bénéficiaires de solliciter les encadrants au fur et à mesure de l’avancement de leurs objectifs :

On a des entretiens réguliers. On n’a pas une fréquence comme par exemple dans des foyers ou d’autres structures, où on rencontre la personne toutes les semaines. Certaines personnes on peut les rencontrer toutes les semaines, si elles sont demandeuses, si elles en ont besoin, mais on a des réunions ponctuelles, c’est un peu à leur demande, et si on voit que la personne est très peu demandeuse, on va la solliciter, on va un petit peu appuyer, voir où elle en est, ce qu’il se passe, qu’est-ce qu’on peut faire pour elle. Mais il n’y a pas une fréquence d’entretien qui est définie, c’est un peu à la demande.

55En étant confrontées à la nécessité de questionner leur avenir et leur potentiel de devenir, travail qui touche les dimensions identitaire et existentielle de l’individu, les personnes en situation d’exclusion peuvent avoir besoin de beaucoup de temps. Comme le précise Prodhomme, pouvoir inscrire la démarche de l’élaboration de projet dans un temps suffisamment long est essentiel. « Intégrer le temps, c’est d’abord laisser à l’accompagné le temps de mener son cheminement personnel. Le bilan est un travail de mûrissement, de maturation, et implique parfois un travail de deuil par rapport à une situation antérieure. Cela suppose une certaine durée et ne peut se condenser dans le temps » (2002, p. 88). Pourtant, ce temps peut manquer aux encadrants, comme l’explique l’un d’entre eux :

Dans certains programmes [d’insertion] c’est six mois, c’est un an, des fois un peu plus, le temps de permettre à la personne de reconstruire le projet. Et puis pour les emplois temporaires, les programmes d’occupation, c’est limité pendant six mois, maximum une année. Et puis je pense que prochainement ça ne sera plus que six mois. Ce sera limité à ça. Donc là je pense qu’on va un peu plus travailler dans l’urgence parce que la personne, au bout des six mois, il faudrait qu’elle travaille, ou cela sera l’aide sociale. Donc on aura moins de temps devant nous pour construire.

56Soutenir l’élaboration d’un projet d’insertion peut s’avérer délicat puisqu’il s’agit d’œuvrer auprès de personnes précarisées et de fait fragilisées, pour lesquelles se projeter dans l’avenir ne va pas de soi. Tout comme dans la perspective de l’accompagnement dans l’activité de travail, il importe pour les encadrants de laisser la personne investir son cheminement et lui permettre de prendre une position d’acteur à l’égard de son devenir. Dans le même temps, il peut parfois s’avérer important d’influencer et d’orienter davantage la personne dans sa démarche de projet. Sur ce point, les propos des encadrants interrogés nous semblent osciller entre ce que Boutinet nomme le projet « avec » et le projet « pour ». Dans le projet « avec », il s’agit d’entrer dans une perspective de suivi où la reconnaissance et la prise en compte de l’autonomie de la personne sont centrales et orientent l’élaboration du projet. En lien avec notre empirie, nous rattachons à cette perspective du projet « avec » le souhait largement exprimé par les encadrants de partir des intérêts des bénéficiaires et de travailler avec leurs possibilités pour les accompagner dans leur projet d’avenir. A contrario, dans le mode du projet « pour », l’autonomie est moins reconnue au sujet et le projet élaboré à son égard coïncide plutôt avec une attribution individualisée d’intentions qu’avec une coconstruction impliquant la personne et ses propres envies. Dans ce second cas, nous observons des discours où les réalités de l’environnement économique contraignent les encadrants à travailler non plus dans le sens premier des souhaits du sujet, mais selon un principe de réalité qui fait de la compétition sur le marché du travail une règle déterminante dans la manière d’aborder la question de l’avenir des personnes. Il ne s’agit plus alors d’encourager le bénéficiaire dans le sens de ses aspirations personnelles, mais bien de l’amener à accepter une réalité difficile, en l’occurrence l’aspect irréaliste de son projet d’insertion.

57La démarche de l’élaboration de projet est donc fortement investie comme outil processuel impliquant un investissement dans la durée des personnes et un suivi individualisé de ces dernières. Dans une perspective de progression, il s’agit de mettre en évidence des objectifs à poursuivre en vue d’une évolution, objectifs auxquels se rapportent ensuite les encadrants et les bénéficiaires au fil du temps afin d’estimer le cheminement effectué. Si les façons de faire peuvent varier selon les entreprises sociales, nous pouvons cependant relever que contrat et projet sont toujours de mise. Il est ainsi attendu des personnes qu’elles soient partie prenante de ce processus ; poussées à devenir acteurs de leur insertion, elles sont encouragées à participer activement à la prestation qu’on leur fournit : signer un contrat, ébaucher un projet, s’investir dans sa réalisation et rendre compte de son évolution sont des manières de rendre la personne responsable de son devenir.

Enjeux et paradoxes de l’accompagnement à l’insertion

Sauvegarder le lien social

58Nous avons suggéré dans notre développement que l’accompagnement dans et par l’activité de travail, ainsi que l’élaboration d’un projet constituent deux pans de la pratique des encadrants dans leur accompagnement à l’insertion. Travail et projet représentent deux leviers de transformation de la personne à partir desquels les encadrants peuvent effectivement fonder leur accompagnement. C’est ce qu’observe Boutinet, qui parle de superposition de l’accompagnement et du projet : « En surimpression du projet, ce nouveau paradigme de l’accompagnement évoque donc ce parcours interminable, jamais assuré, qui fait passer notre errance jeune ou adulte de transition en transition. Une telle errance, paradoxalement gouvernée par le projet lui-même relayé par l’une ou l’autre forme d’accompagnement, se trouve bien illustrée dans les dispositifs actuels d’insertion. (…) Tout se passe comme si le recours au seul projet se montrant inefficace, on organise, pour le doper, son accompagnement » (Boutinet, 2002, p. 242).

59Ainsi, l’accompagnement dans et par le travail semble essentiel pour que le projet puisse se déployer : sans la proximité relationnelle instaurée progressivement dans l’accompagnement de l’activité de travail, le projet d’insertion ne saurait voir le jour. Cet état de fait dénote l’importance de la reconnaissance à apporter à des personnes qui ont fait l’expérience d’une grande précarité professionnelle, voire d’une exclusion sociale. Libérer un espace de dialogue pour qu’elles puissent exprimer leur expérience et se sentir écoutées concrétise une étape indispensable à toute initiative qui prétend amener ces personnes à affronter et reconstruire leur avenir. Dès lors, dans les entreprises sociales, immersion dans l’activité de travail et élaboration de projet vont de pair. Selon Boutinet toujours, pour qui le projet et ses multiples usages contemporains ont représenté une mutation culturelle dès les années 1980 (Boutinet, 2005), la montée des pratiques d’accompagnement concrétise à son tour l’expression d’un nouveau besoin de société se caractérisant par la quête de nouvelles voies de socialisation de l’adulte. Avec d’autres, cet auteur défend l’idée que l’émergence des pratiques d’accompagnement coïncide avec le recul de ce que les sociologues appellent communément les « grands intégrateurs », à savoir la religion, la famille, la politique… et bien sûr le travail.

60Travail et projet : certes il s’agit là de deux objectifs explicitement poursuivis par les encadrants, qui sont également présentés comme des prescriptions par les entreprises sociales rencontrées et, plus largement, par les politiques. Néanmoins, force est de reconnaître avec les encadrants que, malheureusement, rares sont les personnes qui, au bout du compte, parviennent à mettre en œuvre une véritable réinsertion professionnelle. Du point de vue de la pratique des encadrants, ce constat nous amène à penser que la mise en situation de travail, tout comme l’élaboration de projet, à défaut d’être en soi des finalités servant une visée d’insertion professionnelle, constituent d’abord pour les encadrants des moyens d’intervention permettant d’alimenter et de concrétiser un accompagnement des personnes.

61Pour illustrer notre propos, revenons sur la question du projet d’insertion. Nous avons relevé lors de nos entretiens des positions nuancées au sujet de l’utilité de l’élaboration d’un projet d’insertion. De même, nous avons pu observer des usages très différenciés quant aux objectifs visés. Tout comme pour la question du travail et le fait que ce n’est pas tant le contenu de l’activité qui compte, il semblerait que ce n’est pas tant ce vers quoi mène le projet qui soit important, mais bien plutôt le fait que la personne se mobilise et s’investisse durant son insertion dans l’entreprise sociale :

On leur demande à eux leur projet, parce qu’on s’est rendu compte qu’il fallait vraiment que ça soit eux. Pas qu’ils soient preneurs du projet, mais qu’ils soient les déclencheurs du projet. Parce qu’on s’est rendu compte que, des fois, ils ont besoin juste de travailler, certains ça leur suffit, et que le projet social, lui, il passe au second plan. Alors que pour nous c’est important de développer quelque chose, pour que ces dix-huit mois n’aboutissent pas à… enfin, qu’ils aboutissent à quelque chose, ce projet il peut être de différents types. Ça peut être de retrouver du travail, ça peut être de passer un permis de conduire, ça peut être de prendre des cours de français, ça peut être… Vraiment tout type de projet, pour… Et puis on peut réussir à aboutir à un projet en trois mois, et puis en redévelopper un autre.

62Il existe ainsi une diversité importante dans les projets élaborés et cette diversité pose la question de l’issue visée à terme : insertion professionnelle, sociale, socioprofessionnelle ? C’est un flou qui domine cette question et il reflète l’obligation pour les encadrants d’ajuster constamment les objectifs visés aux spécificités des situations travaillées et à la progression des personnes.

63Activité de travail et élaboration de projet représentent en quelque sorte des alibis pour rendre possible un travail d’accompagnement visant le développement de l’autonomie de la personne, par le biais notamment du développement de ses compétences sociales. Peut-être alors, ce développement pourra-t-il ensuite venir soutenir ou rendre possible un « véritable » projet d’insertion professionnelle. De fait, les encadrants œuvrent dans une tension entre prescriptions et moyens : tandis que la socialisation au travail et le projet d’insertion sont au départ donnés comme prescriptions à l’égard de leur pratique, et donc présentés comme finalités à atteindre, ils sont en réalité investis par les encadrants comme des moyens concrets d’accompagnement permettant de travailler avant tout sur la sauvegarde du lien social. Car c’est bien cela qui compte, au fond : maintenir le lien, c’est-à-dire permettre à des personnes en situation d’exclusion de bénéficier d’un dernier filet où trouver encore une reconnaissance sociale à laquelle, de par leur exclusion du marché du travail, ils n’ont plus forcément accès. Dès lors, les prescriptions concernant la socialisation au travail et l’élaboration d’un projet d’insertion, qui sont d’ordre économique, sont en quelque sorte détournées et investies par les encadrants comme des moyens leur permettant de travailler à un autre objectif, social celui-ci.

Faire de la « réinsertion d’être »

64Comment s’exprime cet investissement premier du lien social dans les pratiques et les discours des encadrants ? Il nous semble qu’il se cristallise autour de deux intentions majeures. Nous trouvons, pour commencer, le souhait d’offrir aux personnes un lieu où elles puissent « poser leurs bagages », se retrouver avec elles-mêmes avant de repartir affronter les difficultés liées à leur insertion. Une encadrante exprime bien ce souhait :

Le côté jardin, si vous voulez, c’est un peu un outil pour moi de travail, ce n’est pas la finalité, apprendre du jardin. Donc pour moi le but ce n’est pas qu’ils sachent, qu’ils deviennent jardiniers, j’aimerais qu’ils ressortent du jardin avec un bien-être. Qu’ils aient retrouvé leurs pieds, dans ce jardin. Donc pour moi c’est l’objectif à atteindre, et puis ça passe par des plantations, ça passe par de l’arrosage, du désherbage, mais c’est secondaire pour moi, le jardinage. Pour eux c’est peut-être prioritaire. Ils ne savent pas que je travaille en coulisses pour développer ce bien-être. Alors, il peut y avoir des gens qui ont l’apparence d’être bien dans leur peau et puis tout à coup c’est le chaos. D’autres qui ne vont pas du tout et puis ça remonte, donc je ne tire pas de généralités, je ne ferme jamais rien. (…) Donc ils viennent comme ils sont, et puis je travaille avec ce qu’ils sont, et puis ce qu’ils veulent être, ce qu’ils essaient d’être, toutes ces choses-là.

65C’est une sorte de « mise en jachère » de la personne (Boutinet, 1999) qui est favorisée afin de lui permettre de prendre le temps de souffler avant de reprendre en main la question de son devenir. Dans cette optique, l’insertion dans l’entreprise sociale peut donc également être un lieu où faire enfin l’apprentissage de s’accepter. Toujours pour notre encadrante, se retrouver peut ainsi représenter le début d’autre chose :

Les changer, je ne veux pas, mais peut-être les faire se rencontrer. Ça, alors, est-ce que c’est un changement ? Est-ce que c’est vouloir les changer ? Moi, je dis oui. Mais ce n’est pas moi qui vais les changer, c’est eux, c’est leur propre rencontre avec eux-mêmes qui va faire qu’ils vont changer.

66Parfois, l’acceptation de soi peut signifier plonger momentanément dans l’abîme. Du point de vue des encadrants, la chute peut représenter une étape et il est important d’accompagner la personne dans ce cheminement difficile. Un encadrant nous dit :

L’important c’est de pouvoir mettre en place au travers d’une activité, d’un travail, un climat qui permet à la personne d’évoluer. Je précise même pas si l’évolution va dans un sens ou dans un autre, parce que, ma foi, on peut imaginer qu’avant de remonter, et bien, il faut parfois plonger, hein ? Il faut accepter de plonger parfois jusqu’au fond de la piscine pour pouvoir donner un coup de pied et puis remonter. Ce n’est pas innocent ça, par rapport justement aux positions qu’ont souvent les collègues des ateliers, qui travaillent toujours et tous les jours avec les personnes et qui sont presque déçus du fait qu’une personne dégringole. Alors je ne vais pas dire que je ne suis pas déçu du fait qu’une personne dégringole. Mais je pense que ça fait partie du processus. Alors après ça, quels sont les résultats de tout ça ? alors pour moi ça veut dire, qu’est-ce que c’est qu’un résultat ? J’en arrive à me dire que si quelqu’un vient chez nous prêt à casser la baraque, et puis qu’il ressort trois mois ou six mois après en étant complètement dégonflé et au fond du trou, j’en arrive à me dire que c’est un résultat ! J’en arrive à me dire, et je ne sais pas si c’est une excuse que je me donne, mais que l’on est peut-être les seuls à l’avoir autorisé à aller jusque-là pour pouvoir après remonter.

67Telle est en effet la seconde intention largement exprimée par les encadrants : dégager un espace où la personne puisse être ce qu’elle est à ce moment précis de son parcours et vivre ce qu’elle a à vivre sans être jugée. Il s’agit en fait d’offrir un lieu qui puisse être source de reconnaissance et de dignité pour les usagers, quelles que soient leurs difficultés ou leurs caractéristiques. Un autre encadrant dit ceci :

C’est, dans une période fixée, donnée, permettre à des cassés du système de retrouver une certaine dignité. Je dis volontairement pas de travail, parce que je sais que ça, c’est une utopie, de plus en plus. Mais en tout cas une dignité, parce que pour la plupart des personnes qui sont là, on sent qu’ils ont quand même à un moment donné subi des sarcasmes et des choses comme ça.

68Accompagner la personne dans une phase difficile de son existence signifie alors lui offrir un endroit ainsi qu’un climat où elle peut en quelque sorte se mettre face à elle-même.

Je pense qu’on est obligé de se recueillir avec soi-même, évidemment se recueillir, mais avec soi-même, pour émerger, et puis voir un peu clair dans sa vie. (…) Ce que je ferais avec les gens, ça serait les laisser cheminer seuls. Cheminer seuls, mais je suis juste là pour donner peut-être le petit truc. Pour dire : « Ah tiens, là, tiens c’était bien hier, t’as bien bossé », ou bien « Ça n’a pas l’air d’aller ». Juste pour qu’ils sentent qu’ils existent, et puis qu’ils existent à mon regard. Je dirais que c’est ça ma priorité, c’est qu’ils savent qu’ils existent à mon regard. Ce qui peut être en même temps positif et en même temps négatif, dans le sens où ça peut être un travail mal fait, et puis je vais le dire, avec douceur, mais je vais le dire aussi. Et puis on voit qu’il y a une place vraiment pour chacun, dans ce qu’il peut être.

69Autrement dit, nous retrouvons ici l’idée chère aux pratiques d’accompagnement de laisser advenir l’autre, dans le but de permettre aux personnes de travailler sur leurs difficultés personnelles sans subir des conséquences professionnelles.

70Nous faisons l’hypothèse que dans la pratique de l’accompagnement à l’insertion, l’investissement très soutenu de la relation est également ce qui permet aux encadrants de trouver malgré tout du sens à leur travail, quand la prescription qui est d’insérer les bénéficiaires est difficile, voire impossible à suivre pour nombre d’entre eux. Bien en peine de pouvoir influer sur la réalité du marché du travail ou sur le paysage actuel de l’économie, les encadrants investissent ainsi la marge de manœuvre qui leur est laissée pour intervenir auprès des personnes en grande difficulté d’insertion : les accueillir en les reconnaissant à part entière, avec une valeur intrinsèque malgré leur « manque » caractérisé par une absence de vie professionnelle.

71Les encadrants expriment bien que le cœur de leur travail est cette attention portée au lien social, qui les amène à d’abord investir la relation humaine. C’est justement ce qui définit la nature du lien d’accompagnement et fait de ce dernier un outil d’accroissement de l’autonomie et d’émancipation pour l’autre, pour garantir son intégration sociale : « Un des risques de la complexité et de la professionnalisation de l’accompagnement est de la réduire en l’enfermant dans la recherche d’instrumentalisation et l’application de procédures légales et institutionnelles. Or l’expérience montre que ces dimensions, aussi importantes soient-elles, ne sont pas suffisantes. Elles restent lettre morte si elles ne viennent pas outiller un mouvement existentiel fort de reconnaissance, de recherche de formation de liens humains » (Pineau, 2002, p. 37). Ainsi, le travail des encadrants, au-delà de la finalité attendue de l’accompagnement à l’insertion qui prescrit aux entreprises sociales de mettre les personnes en situation de travail et de les aider à élaborer un projet, consiste, comme l’a formulé une encadrante, à « faire de la réinsertion d’être » :

J’en vois qui vont bien, et puis après j’en vois qui reviennent. Mais réinsertion professionnelle, moi je dirais que ça, je ne vois pas grand-chose, en 2005, pour eux. Mais je vise plutôt une réinsertion d’être.

Accompagnement et paradoxes

72Avec d’autres, nous constatons que la pratique de l’accompagnement comporte des paradoxes. Nous avons observé au préalable que l’enjeu pour l’accompagnant se situe au niveau des places respectivement occupées dans la relation : il lui faut trouver un subtil équilibre entre disponibilité empathique à l’autre et retrait mesuré. Ce retrait peut consister à ne pas situer d’emblée l’accompagné dans une compréhension prédéfinie de sa situation ou de sa trajectoire. La difficulté pour l’accompagnant va alors consister à faire abstraction de ses propres représentations sur les raisons qui peuvent avoir amené la personne à ce point de son histoire. Outre cette première mise à distance à l’égard de son propre sens commun, l’encadrant peut être amené à mettre en arrière-plan son expertise professionnelle pour accueillir la singularité de l’autre, sans d’emblée le situer selon une grille de lecture prédéfinie. Dans le même temps, il ne doit pas pour autant se défaire totalement de son expertise, sous peine de ne plus pouvoir l’« entendre ». « C’est sans doute là le défi de l’art de l’accompagnement – et l’un de ses paradoxes apparents – qui exige du professionnel une vigilance constante afin de faire écho à l’unique de chacun plutôt qu’à la confirmation de connaissances acquises. (…) Exercer le métier d’accompagnateur ne me demande surtout pas de me départir de mes savoirs, savoir-faire, savoir-être et savoir devenir, ce qui ferait de moi une professionnelle ‘handicapée’, privée de ses outils de travail. Cela exige en revanche de moi une rencontre continuelle avec l’unique de chacun et, oserais-je dire, une audace et un risque d’aller vers l’inconnu, à la rencontre, voire à la recherche, de la singularité de chaque parcours de vie » (Roberge, 2002, p. 103). Nous pouvons constater que la pratique de l’accompagnement s’inscrit dans une ambiguïté en convoquant à la fois présence et retrait, sollicitude et distance.

73En suivant Fustier, nous identifions encore une autre dimension paradoxale dans la pratique des encadrants. Fustier identifie le travail d’accompagnement comme relevant du don de soi. Cette notion renvoie à un lien particulier entre personnes, à rattacher à la socialité primaire et à inscrire dans « la forme d’une communauté : famille, voisinage, quartier, parfois groupes religieux ou militants, ou même certains organismes dont la mission est de ‘s’occuper d’autrui’ pour soigner ou pour aider (…). Des personnes communiquent entre elles, sans trop de filtres sociaux, non pas au titre de professionnels par exemple, mais plutôt au titre de simples individus, peu marqués par leurs appartenances instituées » (2000, pp. 10-11). Nous trouvons dans la perspective de la socialité primaire les notions centrales de « lien communautaire » et de « relation solidaire » entre personnes, ainsi que l’idée d’un affect qui est mobilisé dans la relation instaurée. La socialité primaire se définit en contraste avec ce qui s’établit par l’intermédiaire d’un échange marchand, et qui est cette fois à rattacher à la socialité secondaire : « La socialité secondaire régit les sphères du politique et de l’économique, le monde de l’Etat moderne et de l’entreprise. Elle se situe dans le registre de l’‘ intermédiation’, ce qui signifie qu’elle convoque moins les personnes que les rôles, les statuts ou les fonctions ; elle met en présence des professionnels divers, des vendeurs et des clients, des électeurs et des élus, des soignants et des soignés, des éducateurs et des éduqués, plutôt que des individus relativement dégagés de leurs appartenances institutionnelles » (p. 10). Les notions qui habitent la socialité secondaire renvoient plutôt à l’idée d’une transaction dans le cadre d’un lieu salarial et au fait que l’attention est davantage portée sur les objets échangés que sur les personnes.

74La pratique des encadrants, de par le lien qui est instauré avec les bénéficiaires, est habitée à plusieurs égards par une tension relationnelle se situant entre solidarité primaire et socialité secondaire. Pour expliciter notre propos, il nous faut revenir à Fustier et continuer notre détour théorique. En réfléchissant à la nature des pratiques mettant en jeu le lien comme outil de travail auprès de personnes, cet auteur définit comme « travail social purifié » toute intervention qui, en identifiant le problème à résoudre comme étant extérieur à la personne, résout ce dernier sans agir sur la personne elle-même, mais bien en agissant sur son environnement. Dans cette perspective, le lien entre le travailleur social et la personne n’est finalement qu’informatif, puisqu’il permet au travailleur social de recevoir dans un premier temps les informations qui vont lui permettre d’identifier le problème et de poser un diagnostic d’intervention. Il va ensuite œuvrer « techniquement » en effectuant un acte administratif ou en mobilisant dans son réseau d’autres intervenants pouvant prendre le relais. Il s’agit ici d’un « travail hors lien ». En revanche, lorsque nous avons affaire à un « travail social non aseptisé », le lien entre l’intervenant et la personne est au cœur de l’intervention sociale. Le lien relationnel n’est pas évacué, car dans ce cas de figure, le problème est justement situé comme étant porté par la personne elle-même. Le problème à résoudre est ici perçu comme l’expression d’un malaise ou d’un problème interne au sujet lui-même, prenant la forme d’un symptôme qui s’exprime dans la réalité extérieure au sujet. A l’inverse de la situation antérieure, il s’agit pour l’intervenant « d’agir le lien » instauré avec la personne, en faisant de la relation un outil d’influence sur le sujet, puisque c’est bien la personne elle-même qui est identifiée comme étant la source du problème. Cette fois, l’intervenant travaille dans la perspective d’un lien agissant sur l’autre.

75Nous pouvons sans hésiter affirmer que le travail des encadrants s’inscrit dans le cadre d’un travail social non aseptisé : leur travail n’est pas réductible à une prestation purement technique qui n’interviendrait pas sur la personne en soi mais sur son extériorité. Bien au contraire, les encadrants investissent un travail du lien qui prend en compte la dimension psychologique de la personne dans la compréhension du problème à résoudre. Dans le contexte des entreprises sociales, nous nous trouvons face à une conception du problème à résoudre comme étant porté par les personnes elles-mêmes. Dès lors, perçues comme portant en elles la source de leur inemployabilité, c’est sur elles qu’il s’agit de travailler. Le lien instauré avec les encadrants est pensé dans ce sens : le moteur du changement attendu chez la personne est placé dans le lien d’accompagnement, lien qui consiste en une relation d’influence mobilisant les affects de la personne et encourageant cette dernière à entrer dans un travail réflexif. Ainsi, nous pouvons situer la pratique des encadrants dans la socialité primaire, puisque ce qui est agi est bien le lien et met en jeu la relation à l’autre. Sur ce point, nous sommes bien loin d’une socialité secondaire propre à l’échange contractuel ou marchand, qui, pour sa part, se cristallise sur la transaction effectuée entre deux parties intéressées et sur les objets échangés. De même, nous sommes éloignés d’une visée marchande où prime la recherche de rentabilité au travers de l’économie du temps et des gestes consacrés à la personne. La relation ne se convoque pas, elle se tisse progressivement et pour ce faire elle nécessite du temps et un espace approprié. En l’occurrence, la construction de la relation est portée par la mise en disponibilité relationnelle et psychique de l’encadrant. Et comme le formule si bien Fustier, la relation ne se comptabilise pas, car « il y a peu de productivité directe, mais une productivité du lien social qui inclut nécessairement le temps passé-perdu à expérimenter une relation puisque c’est elle qui sera porteuse de solution » (p. 77).

76La socialité primaire est également présente dans la pratique des encadrants à d’autres égards. Nous voulons ici évoquer les intentions des encadrants dans la façon dont ils disent aborder les bénéficiaires dans leur accompagnement. Nous voulons reparler ici de leur mise en disponibilité à l’égard des personnes, qui sous-tend à notre sens une forme particulière de générosité : le don de sa personne. Comme nous venons de le préciser, il s’agit en effet pour les encadrants de se rendre relationnellement et donc psychiquement disponible pour l’autre. En outre, cette posture se double encore d’une acceptation presque inconditionnelle de la personne accompagnée, puisqu’il s’agit de l’accueillir telle qu’elle est, avec ses failles et ses limites. Enfin, cette double posture de mise en disponibilité de soi et d’acceptation inconditionnelle de l’autre s’inscrit, rappelons-le, dans un projet d’émancipation de la personne qui cherche idéalement à permettre à l’autre d’advenir. Il nous semble qu’ensemble, ces éléments résonnent avec l’idée générale de l’abnégation de soi, idée bien reconnue et attribuée aux pratiques religieuses à l’origine du travail social. Ces ingrédients propres à une forme de socialité primaire, celle du lien communautaire religieux, nous semblent encore faire écho dans les propos des encadrants.

77En ce qui concerne la socialité secondaire, il nous semble qu’elle s’exprime tout d’abord par le fait que les encadrants sont des professionnels salariés, qui reçoivent une rémunération en échange de leur travail. De même, du côté des bénéficiaires, rappelons qu’ils viennent travailler dans l’entreprise sociale parce qu’ils y sont obligés ou contraints : soit ils y sont obligés pour pouvoir bénéficier d’une prestation financière tandis qu’ils n’ont plus droit à des indemnités de chômage, soit ils y sont contraints pour améliorer leurs revenus en cas d’indemnités pour invalidité. Outre ces questions statutaires, un dernier élément nous semble devoir être rattaché à la socialité secondaire : il s’agit du contrat établi avec les bénéficiaires à propos de leur projet d’insertion. Il est attendu d’eux qu’ils définissent des objectifs, les négocient avec les encadrants et se mettent au travail pour parvenir aux objectifs posés. Si ce contrat représente pour les encadrants la garantie d’une implication personnelle de la part des bénéficiaires, il fait également l’objet d’une évaluation permettant d’estimer l’investissement de la personne. Dès lors, ce qui est en jeu ici nous apparaît de l’ordre de la socialité secondaire, car il s’agit d’un échange contractuel mettant en jeu une transaction en quelque sorte calculée et objectivée entre intervenants et bénéficiaires.

78Nous avons tenté de montrer que le travail des encadrants se situe, selon les aspects soulevés, dans le registre de la socialité primaire ou secondaire. Nous aimerions encore souligner combien, dans cette perspective, la posture des encadrants n’est pas simple à tenir. Certes, les encadrants sont des professionnels identifiés comme tels par les usagers, au bénéfice de connaissances et de savoir-faire reconnus dans leur champ professionnel. De même, leur pratique est instituée dans un échange marchand par l’intermédiaire d’un rapport contractuel salarié. Néanmoins, nous avons observé que la nature de l’accompagnement prodigué, outre le fait que ce dernier met en jeu le corps et le psychisme des encadrants de par leur grande mise en disponibilité d’eux-mêmes, distille un rapport à l’autre qui convoque autre chose que le seul rapport professionnel salarial. Souvenons-nous ainsi que l’accompagnant, s’il veut être efficace, ne peut s’inscrire dans un rapport vertical avec les usagers. A contrario, il s’agit d’établir un rapport de confiance faisant fi d’une relation hiérarchique laissant planer le risque d’une dépendance allant à l’encontre de l’autonomisation visée. Rappelons également qu’en misant sur un abord neutre et bienveillant de la personne, c’est dans l’idéal d’une rencontre à construire que se pense l’accompagnement. Avec cette dimension de l’accueil de l’autre dans sa singularité, nous pouvons pour finir une nouvelle fois évoquer cette volonté affichée de travailler d’abord sur la sauvegarde du lien social. En ce sens, même si la frontière entre don de soi et contrat salarial reste discutable dans les métiers de l’humain parce qu’ils convoquent l’investissement dans la relation à l’usager, il nous semble tout de même que les dimensions mises en évidence se rapprochent davantage du don de soi propre à la socialité primaire que de la socialité caractérisée par l’échange marchand. Dans le même temps, dans le contexte qui nous intéresse, force est d’admettre qu’avec l’injonction de la mobilisation du bénéficiaire qui se traduit par l’élaboration d’un projet d’insertion, l’accompagnement se situe tout de même pour une part dans un échange contractuel. Nous pouvons ainsi observer combien il est difficile de trancher. Cette ambiguïté qui réside à plusieurs égards dans la pratique des encadrants et qui soulève la question de savoir quel type de lien est généré, socialité primaire ou socialité secondaire, est peut-être ce qui fonde, au final, l’essence même de la pratique de l’accompagnement.

79Nous aimerions souligner un dernier paradoxe qui nous semble habiter le discours des encadrants. Ces derniers reconnaissent qu’une limite se pose à leur pratique d’accompagnement à l’insertion, limite qui se concrétise par une difficulté à œuvrer dans le sens d’une véritable réinsertion professionnelle des personnes. D’ailleurs, nous avons pu observer que les encadrants, parce qu’il leur est impossible de répondre à l’injonction de la réinsertion, détournent les prescriptions que représentent la socialisation au travail et l’élaboration de projet et les investissent comme des moyens d’intervention qui leur permettent d’œuvrer au maintien du lien social. Pourtant, nous avons pu, dans le même temps, observer que les encadrants fondent malgré tout leur pratique sur un discours qui fait une large place à la centralité du travail. Nous pourrions dans cette optique nous demander si le regard critique que les encadrants portent sur le système économique et l’aide sociale, ou encore sur leur propre pratique, ne devrait pas également être étendu à cette question de la centralité du travail qui continue, comme l’explique bien Castel, à rendre les individus si dépendants de l’emploi dans leur accès à la sécurité sociale. « La propension des professionnels de l’insertion a généralement été jusqu’à présent de faire une priorité de la norme d’intériorité, c’est-à-dire de tenter de modifier la conduite des individus en difficulté en les incitant à changer leurs représentations et à renforcer leurs motivations à ‘s’en sortir’, comme s’ils portaient en eux-mêmes la principale responsabilité de la situation dans laquelle ils se trouvent » (2003, p. 75).

80Nous trouvons dans cette centralité du travail une valeur tenace qui perdure dans notre organisation de l’emploi et dans notre façon de vivre le travail. Elle habite également l’univers des entreprises sociales, quand bien même ces dernières visent à aider une population qui souffre justement de cette valeur fondamentale accordée au travail. C’est ce qu’exprime d’ailleurs un responsable interrogé :

J’aimerais bien pouvoir offrir des cours qui permettraient aux personnes de mieux verbaliser, de mieux comprendre ce qui se passe, notamment tout ce qui tourne autour de la valeur travail. Parce que quelqu’un qui vient et qui ne pourra de toute façon pas travailler, on peut se poser la question de savoir si on ne renforce pas cette valeur travail pour cette personne. Alors pour moi, c’est plus là autour que je trouve qu’on aurait une amélioration à faire.

81Cette pérennité de la valorisation du travail, ou devrions-nous peut-être dire de la survalorisation du travail, continue ainsi à faire de ce dernier le principal vecteur d’intégration sociale par l’intermédiaire de l’emploi, et ce même dans des lieux susceptibles de porter un regard particulièrement critique sur la question de l’exclusion. Cette incontournable centralité du travail s’exprime dans sa dimension socialement aliénante, aujourd’hui plus que jamais, au travers des politiques actuelles d’insertion qui, en imposant aux individus l’obligation d’une contre-prestation en échange d’une aide sociale, leur renvoie la responsabilité de leur (in)employabilité, quand bien même ils n’ont aucune prise sur la réalité du monde économique qui les entoure.

82En faisant porter à la personne la responsabilité d’œuvrer dans le sens de sa réinsertion, comme si elle avait effectivement les moyens de faire face aux difficiles conditions du marché de l’emploi, cette nouvelle orientation politique dans la lutte contre l’exclusion a le désavantage majeur de renvoyer à l’usager la responsabilité de sa situation et de dénier la part de responsabilité qui incombe au système de l’emploi et plus largement au système de protection sociale qui lui est attaché. « Ces nouvelles protections rompent avec la tradition déresponsabilisante de l’assistance dans la mesure où elles promeuvent une mobilisation des bénéficiaires qui sont incités à se reprendre eux-mêmes en charge. (…) Mais ces intentions respectables sous-estiment la difficulté et souvent l’irréalisme qu’il y a à en appeler aux ressources de l’individu, s’agissant d’individus qui manquent précisément de ressources. Il est paradoxal qu’à travers ces différentes mesures d’activation on demande beaucoup à ceux qui ont peu – et davantage souvent qu’à ceux qui ont beaucoup » (p. 71).

83Dans ce contexte, il s’agit pour les professionnels de l’insertion d’offrir malgré tout un espace où les personnes puissent se retrouver et trouver de la reconnaissance, ainsi que de la dignité. Ils investissent ainsi un niveau d’action particulier, en l’occurrence le niveau de la relation humaine. Ils concentrent leur effort sur le lien, puisque le métier de réinsérer est, dans une certaine mesure, un métier impossible. C’est à nos yeux ce qui constitue le plus important paradoxe dans lequel se trouvent pris les encadrants des entreprises sociales : à côté du paradoxe déjà abordé avec Fustier, à savoir la posture paradoxale qui consiste à être engagé à la fois dans le don de soi et dans un lien contractuel salarial, les encadrants doivent encore accompagner les gens à l’insertion alors que l’insertion est de moins en moins rendue possible. « Les intervenants ont le sentiment difficile d’être placés là en bouche-trou ou en trompe-l’œil. Les plus exposés par le travail d’accompagnement sont ceux qui sont en contact direct, en proximité avec les personnes en situation de précarité ou d’exclusion. Lorsque le travail n’est pas accessible à ceux qui n’ont pas les compétences scolaires et sociales pour s’y projeter et s’y maintenir, l’accompagnement individuel consiste à aider les personnes à construire des arrangements pour survivre sans avoir une image trop dégradée d’elles-mêmes » (Bachelard, 2002, p. 112).

84Finalement, l’accompagnement à l’insertion met en évidence une situation difficile dans laquelle professionnels et usagers se trouvent pris, chacun à leur place, dans l’injonction difficile, ou parfois impossible, de la réinsertion. Nous trouvons ici un dernier élément caractérisant la situation des professionnels du champ de l’insertion, qui concerne le contexte plus large de la politique d’insertion telle qu’elle se déploie actuellement dans le nouveau régime d’économie sociale. Nous voulons signifier ici qu’en fin de compte, les encadrants portent la responsabilité de la sauvegarde ou du maintien du lien social auprès des personnes que notre organisation du travail ne parvient plus à intégrer. Ils symbolisent et incarnent ainsi face aux usagers une forme de solidarité sociale que portait auparavant notre système de protection sociale.

Notes de bas de page

1 ECG : Ecole de culture générale qui prépare à l’entrée en formation professionnelle HES.

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