L’activité corporelle et émotionnelle au cœur de la pratique en travail social
p. 23-57
Texte intégral
1Durant plusieurs années, les enseignements en analyse de l’activité au sein de la HETS (Haute école en travail social) ont permis de récolter un matériel important. Cet article vise à relater les nombreuses idées, réflexions, paroles données aux professionnels sur leur pratique. L’analyse de ces données permet de relever quelques aspects essentiels éclairant l’activité en travail social.
2Une première partie de l’article sera consacrée aux émotions en prise avec l’activité. Seront ensuite explorés les gestes professionnels, le corps dans l’activité relevant l’importance de la présence à autrui. Se posera alors la question de la transmissibilité de ces savoirs. Poser une attention particulière sur le corps et l’émotionnel demande à éclairer une posture épistémologique en œuvre dans l’activité de travail social. L’article se conclura sur la différenciation entre une théorie causaliste et une théorie contextualisée de l’agir. La parole est largement donnée aux professionnels de l’action sociale pour illustrer nos propos.
3Dans les secteurs de l’industrie ou de la construction, le corps est un outil primordial utilisé comme force physique de production. Le corps du professionnel s’inscrit en complémentarité avec la machine, il est centré sur la réalisation ou la construction d’un produit qui sera ultérieurement livré au client. Le travail de production de biens se réalise dans un temps et dans un contexte définis en amont de la livraison du produit. Le corps du producteur est un outil central et puissant tel que le décrit magnifiquement cette locution familière aujourd’hui détournée et dénaturée, « la main-d’œuvre ». Le corps du réalisateur ne se donne pas à voir à l’acquéreur. Le contact à la clientèle s’établit dans un espace différé, défini comme une prestation de service, demandant d’autres cadres d’action.
4Dans le travail de service, au sein duquel les interactions entre professionnels et clientèle sont omniprésentes, le corps du professionnel est également engagé dans l’offre de prestation, non plus dans ses habiletés à participer à la construction d’un produit fini et réalisé, mais dans ses habiletés spécifiques à entrer en relation avec le bénéficiaire et mener cette relation à terme de façon satisfaisante pour celui-ci. La corporéité est alors intimement liée à la dimension relationnelle, construite de rapports à autrui engageant fortement la sensibilité et l’émotivité. Construire une relation dans l’objectif de saisir avec acuité la demande adressée requiert un déploiement d’empathie engageant fortement la présence à l’autre. « Le diagnostic n’est plus posé en déficit d’intégration à combler par des mesures socio-éducatives (et pensées comme émancipatrices) mais plutôt à partir de l’exigence de mettre immédiatement à disposition des personnes aidées un espace d’attention et d’écoute générateur de relations » (Ion, Ravon, 2005, p. 80).
5Nous voyons que le corps est largement sollicité, non plus seulement dans ses capacités physiques et cognitives mais également et peut-être surtout dans ses dimensions affectives et émotives. Dans les métiers de l’humain, tenter de répondre à une demande souvent mal formulée, parfois difficilement exprimable nécessite une attention particulière et une capacité à ressentir ou à percevoir les raisons et l’origine des difficultés de l’expression de la demande. Face à la difficulté relationnelle, l’être humain éprouve des émotions et le corps les laisse transparaître : pâleur, rougissement, accélération du pouls, sensation de malaise, perte de voix, tics, larmes, éclats de rire…
6Au sein de l’activité, le corps est non seulement agissant, mais il réagit en interaction avec autrui ! Cet espace de réaction est intimement lié à la dimension émotive. Ainsi travailler pour et avec l’être humain demande une gestion appropriée de l’expression des émotions, les siennes et celles des autres.
7Nous avons cherché dans cet article à saisir ce qui transparaît des émotions par l’attitude corporelle des professionnels du travail social. Exercice très périlleux pouvant donner lieux à de nombreuses interprétations sauvages. Nous avons tenté de nous préserver de cette dérive en donnant la parole aux professionnels. Ceux-ci ont commenté leur activité et celle de leurs collègues avec l’appui de supports vidéo. Confrontés à des traces de leur activité, ils ont pu réinvestir dans leur discours les forces affectives et émotionnelles en jeu. Nous nous sommes appuyés sur l’« autoconfrontation », une méthode particulièrement bien explicitée par Yves Clot, professeur de psychologie du travail au CNAM (Paris) : « Plus que d’une méthode, il s’agit d’une méthodologie de coanalyse, car, en plus du protocole rigoureux dont il va être question, le cadre de l’analyse est fait des rapports entre chercheurs et collectifs dont la création est guidée par des conceptions théoriques » (Clot & al, 2001, p. 17).
8Pour tenter une compréhension et une explicitation de ce qu’est l’activité, les méthodes traditionnelles d’observation peinent à permettre d’entrer dans le monde subjectif du sujet. La méthode d’analyse présentée ici utilise l’image comme support principal des observations. Il s’agit d’enregistrements de séquences d’activité puis, dans un deuxième temps, de l’enregistrement des commentaires que les professionnels confrontés aux images de leur propre activité adressent au chercheur. L’autoconfrontation simple permet au sujet de visionner son activité dans un cadre suffisamment sécure offrant la découverte de sa propre image sur l’écran, de l’apprivoiser et d’exprimer relativement librement ses émotions, ses interrogations, ses découvertes.
9L’autoconfrontation croisée offre un espace de dialogue construit sur une comparaison entre pairs de leurs façons de faire. Elle demande donc de réunir des membres du collectif de travail, généralement par binômes, pour recueillir les commentaires qu’adresse l’un des deux collaborateurs à son collègue. Faire parler un professionnel sur l’action de son coéquipier implique que ces deux acteurs produisent une pratique commune ou en tous les cas un champ d’actions imparti dans le même domaine, régi par un genre collectif. Yves Clot insiste avec raison sur l’importance de la qualité des images, du cadrage et du son afin que les professionnels se retrouvent avec satisfaction sur l’écran. A ceci répond l’activité du chercheur qui désire s’assurer de la bonne compréhension, réinterroge le sujet pour arriver à des tentatives d’explicitations fines des activités filmées.
10Cette méthode confronte plusieurs points de vue en articulation : celui des professionnels au regard des images et celui des chercheurs tentant de prolonger la réflexion par leurs propres sentiments à l’égard de l’observation des professionnels. Observation et réflexion sur deux temps spécifiques, celui de l’observation de l’agir professionnel et celui de la réflexion des professionnels durant le visionnement des images vidéo. L’essai assez complexe se situe à partir du regard que les travailleurs sociaux portent sur leur activité. Par le biais de la vidéo, ils cernent eux-mêmes les finesses déployées dans leur agir, subtilités difficilement identifiables dans le cours même de l’action. Voici pour exemple ce témoignage sur le vif d’un professionnel suite à une autoconfrontation simple : « Mes actes habituels me deviennent conscients alors qu’ils étaient lissés depuis longtemps ». Avant de construire un discours sur l’activité, il s’agit de pouvoir repérer ce qu’ils font, puis dans un deuxième temps ce qu’ils peuvent dire de ce qu’ils font, et enfin dans un espace de développement potentiel (Vygotski, 1997) ce qu’ils vont pouvoir faire de ce qu’ils découvrent. Pour tenter l’explicitation des aspects corporels et émotionnels, nous avons imaginé une étape supplémentaire. Nous avons risqué de prolonger la réflexion par le ressenti, ressenti du chercheur sur les images, soit, mais surtout ressenti dans cette étape décisive de l’espace de confrontation interactif permettant de repérer ce que les professionnels vivent dans l’écoute de ce qu’ils disent ou de ce qu’ils taisent. Essai particulier qui se situe dans la lignée des travaux d’Yves Clot, mais où l’espace de développement potentiel n’est pas analysé uniquement chez les professionnels du métier mais également au sein de l’interaction entre professionnels et chercheur, avec ces émergences de réflexions et d’émotions découlant des séances d’autoconfrontation croisée. Le chercheur pistant non seulement le cœur du métier mais également le corps au métier, à différencier encore du corps de métier. L’insistance autour de la minutie de l’observation et de la verbalisation de l’activité réalisée est un gage d’accéder à l’activité réelle. « Alors, le langage, loin d’être seulement pour le sujet un moyen d’expliquer ce qu’il fait ou ce qu’il voit, devient un moyen d’amener autrui à penser, à sentir et à agir selon sa perspective à lui » (Paulhan, 1929, cité dans Clot & al, 2001). Ainsi le sujet relève l’écart de sa pratique par rapport au genre professionnel auquel il appartient. Cet espace émergeant révèle le style de ses actions, ouvrant une zone de développement possible par la compréhension et la reconnaissance de son activité propre au sein du collectif. Ces moments de développement sont interprétés par Clot comme une prise de conscience au sens où Vygotski dit qu’elle est une généralisation : « Percevoir les choses autrement, c’est en même temps acquérir d’autres possibilités d’actions par rapport à elles (…) en généralisant un processus propre de mon activité, j’acquiers la possibilité d’un autre rapport avec lui » (Vygotski, 1997, cité dans Clot & al, 2001, p. 23).
11Cette méthodologie d’analyse du travail présentée succinctement prend la forme d’une activité réflexive du professionnel sur sa propre activité. C’est en cela qu’elle nous paraît non seulement originale mais aussi porteuse d’un nouveau rapport entre chercheur et praticien.
12Nous rajouterons que cette méthodologie de coanalyse se doit d’instituer et institue un rapport de confiance entre le chercheur et le professionnel engagé dans le processus de recherche. Cet espace de confiance indispensable à la démarche ne se proclame pas d’avance. C’est dans le déroulement des interactions que se construit petit à petit ce qui donne sens aux agents engagés dans la recherche. Nous postulons qu’au-delà des sentiments de feeling, de sympathie réciproque, c’est bien sûr à partir de la question du sens que peuvent donner les acteurs eux-mêmes au processus dans lequel ils se sont engagés, que la confiance pourra s’établir durablement, permettant une implication forte des sujets. Cette construction autour de la confiance est essentielle pour entamer l’observation dans un premier temps et, plus encore, l’échange sur la pratique lors du visionnement (cf. Libois & Wicht, 2004).
13La présence d’un spécialiste en vidéo au sein de l’équipe de recherche et la collaboration étroite avec les professionnels sont les conditions nécessaires à la réalisation d’une telle démarche.
14Si nous revenons sur notre objet centré sur les aspects corporels et émotionnels, nous n’entendons pas mettre au premier plan le corporel au détriment de la parole dans l’action. Ce découpage de la réalité nous paraîtrait particulièrement artificiel et fort éloigné de notre rapport aux théories de l’action. Par contre, nous insistons sur un espace peu développé traditionnellement dans les recherches sur l’activité professionnelle de travail social : celui du corps comme source de mobilisation et comme espace de communication émotionnelle favorisant ou non la relation à autrui. Si de nombreuses études analysent le discours des professionnels, il nous paraît essentiel de s’arrêter également sur l’agir corporel pour tenter de cerner les compétences en action simultanément dans le faire et dans le senti.
Les émotions en prise avec l’activité
15De nombreuses prescriptions implicites influent sur notre manière d’être, nous poussant à rechercher une pseudo-attitude recommandée par le milieu professionnel. Il faut sourire même si l’on a de bonnes raisons d’être triste, ne pas montrer sa fatigue, son dégoût, l’agacement, la peur, l’indignation… prendre soin de l’autre sans trop laisser voir de ce que l’on ressent. Voici ce qu’en disent quatre professionnels travaillant dans une institution d’éducation spécialisée dans la prise en charge d’adolescents. Les jeunes de 14 à 18 ans, présentant des difficultés d’adaptation à leur environnement, sont adressés par des services placeurs officiels.
16Lors d’une autoconfrontation collective (à quatre professionnels), deux éducateurs, Jean 1 et Etienne, commentent la scène filmée suivante : Jean est en compagnie d’un jeune qui va quitter définitivement le foyer. Ils se trouvent dans la chambre du jeune adulte et organisent ensemble le déménagement qui consiste en premier lieu à vider cette pièce très encombrée.
Jean : Mais ouais, ce qu’il y a, c’est que, là, y a l’angoisse du départ, son angoisse du départ… y a ma tristesse de le voir partir, y a deux jours que je sais que je vais devoir lui consacrer beaucoup d’heures pour partir… donc moi je suis pas du tout pressé, je suis… je suis prêt à adopter son rythme, et puis… et puis, je m’inquiète pas trop. (…) Ouais, et puis là, visiblement, ça faisait un moment qu’on parlait déménagement avec lui, qu’il fallait qu’il prépare les choses, et il a beaucoup de peine à partir. Ça fait presque trois ans, dont un an et demi c’est moi qui ai eu la référence, pendant que Catherine n’était pas là, donc y a l’implication quand même d’une forte relation là-dedans, et puis… ouais, c’est tristounet de le voir partir, donc je veux pas le bousculer, j’ai beaucoup de temps à lui consacrer, donc… tranquillou…
Etienne : Mais elle se sent pas, là, la tristesse… Elle se sent pas, là sur ce petit bout de film…
Jean : Ouais je la montre peut-être pas… pas beaucoup…
Etienne : Pis lui non plus, parce qu’il parle d’une voix assez assurée, il dit qu’il va aller à la Servette comme si c’était fait… on la sent pas… enfin sur ce petit bout, je pense que sur…
Jean : Dans le rythme peut-être justement. Dans le rythme, je suis tranquille dans sa chambre, je parle pas trop fort, je suis dans le rythme plutôt lent, et puis… (…) Ouais, faut qu’il me sente présent. Faut qu’il sente que je l’accompagne dans ce moment qui n’est pas évident, ni pour lui, ni pour moi… (…)
Etienne : C’est marrant, parce que là, vous parlez pas… Vous parlez pas du… fond mais de la forme, de l’état de sa chambre, alors qu’il y a deux secondes quand on a regardé l’extrait… on avait, tous, les larmes aux yeux, et puis là, « pschiiitt », silence. C’est juste comme si t’allais le déménager pis que ça allait être un moment chiant, parce que c’est… Jean : Un moment chiant ?
Etienne : Dans le commentaire que Lucie a fait, puisque ça va être chiant un déménagement, c’est jamais sympa d’aller déménager, enfin tu vois, parce qu’il faut porter, en plus la chambre est dégueulasse… Mais c’est juste étonnant par rapport à ce qu’on vient de dire là… On passe du fond à la forme.
Thomas : C’est peut-être parce qu’il n’y avait pas encore assez de temps pour pouvoir… parler des émotions !
17Le positionnement professionnel est particulièrement centré sur les émotions du client, cherchant à comprendre ce que vit l’interlocuteur, pour ne pas susciter sa colère, son hostilité, pour vaincre sa méfiance, le mettre en confiance, obtenir sa collaboration… Toutefois le professionnel joue également de ses émotions pour parvenir à tenir dans des conditions relationnelles difficiles. Il reste qu’il est difficile pour les professionnels engagés dans l’activité de parler de leurs émotions, que ce soit dans les dispositions de travail réel ou dans cette situation méta, retranchée des enjeux contextuels, qu’est l’autoconfrontation croisée. Oser nommer l’émotionnel qui traverse toute activité ne veut pas dire en faire une apologie, ni une vérité. Peser, nommer, confronter les subjectivités permet d’ouvrir des espaces de dialogue et d’éviter le piège d’un narcissisme envahissant. Oser la part des sentiments pour tenter d’approcher la juste distance entre envahissement et indifférence. Nous pourrions citer l’humour qui est souvent utilisé pour dissiper la peur et le dégoût dans des situations dangereuses ou vécues comme tragiques.
Thomas : Mais y a peut-être aussi un peu une histoire de protection, parce que… on rigole beaucoup ! Là aussi je me dis, par protection, parce qu’on suit des situations des fois tellement catastrophiques, ou des trucs abominables, que, plutôt que de se laisser à des émotions… pis de s’ouvrir pour pas… enfin on sait pas ce qui… c’est plus facile de se blinder pis d’en rire…
Ouais, je dis, d’en rigoler un coup, pour se détendre, plutôt que de se laisser aller à ses émotions, pas forcément savoir… Je me dis, on sait pas forcément dans quoi on va les uns, les autres, ce que ça engendre après chez les uns, chez les autres, quand on laisse partir des émotions, si on se met à pleurer et tout… ça peut nous déstabiliser peut-être… ou… c’est plus l’inconnu, moi j’ai l’impression…
18Nous retrouvons dans ce processus tout un jeu en surface, mais aussi en profondeur. La charge émotive est une chose invisible, difficile à mesurer, qui n’est pas ou rarement reconnue comme élément constitutif de la complexité du travail. Prendre en compte la dimension émotive et sensible revient généralement à féminiser cette capacité. Dans les corps de métiers où la représentation masculine est largement majoritaire, dans le monde de la construction par exemple, exprimer une peur ou une intuition sera relayé au monde lointain et subjectif du féminin. Nous pouvons aisément illustrer cela par de nombreuses expressions du type « espèce de gonzesse ». « La virilité a partie liée avec la peur et la lutte contre la peur » (Dejours, 1998, p. 119). Pour approfondir les stratégies de défense, se référer aux textes de Dejours et Molinier (1994).
19Au sein du travail social, les femmes sont largement représentées, ce qui ne favorise pourtant que très peu l’expression de l’émotivité et de ses incidences sur les gestes professionnels à l’égard d’autrui. Lors de situations sensibles où les aires sensorielles et émotives sont prises en compte, les rapports hommes/ femmes se déclinent encore selon les mêmes schémas que dans les métiers des secteurs secondaires, même si les styles langagiers peuvent apparaître comme plus sophistiqués et compréhensifs. Les expressions adressées cette fois-ci directement aux pratiques professionnelles exercées par des femmes se manifestent autour de repères dévolus à la féminité. Ainsi nous pouvons entendre régulièrement ce type d’affirmation : « c’est normal, ce sont des femmes » ou encore « elles sont émotives, c’est normal ». Ce type d’affirmation renvoie à un système normatif construit sur des représentations de la gestion des émotions liées aux questions de genre. Il serait important de s’intéresser aux aspects émotionnels liés au genre et aux influences de la répartition des rôles entre hommes et femmes sur les pratiques professionnelles. Pour un développement de cette dimension « genre », voire l’excellent article de Marc Bessin (2005) « Le travail social est-il féminin ? ».
20Nous pouvons repérer que précisément dans les métiers de l’humain, les compétences liées à la gestion des émotions, les siennes et celles des autres, sont toujours difficilement prises en compte, par soi-même, par les pairs ou par la hiérarchie. Le corps dans l’activité n’est pas vécu comme un outil professionnel engagé dans la relation. Le discours usuel est de l’ordre du déni. Etre professionnel est massivement défini par la capacité à dominer ses sentiments, à ne rien laisser transparaître, à savoir se protéger.
Lucie : Moi, des fois je trouve qu’on en parle pas assez…
Thomas : De nos émotions ?
Lucie : Ouais. Ben justement, tu vois, le départ de Claude, on n’en a jamais parlé… enfin on en a très peu parlé en réunion, alors qu’on avait tous comme ça un attachement pour lui, alors toi [en s’adressant à Jean] plus, parce que tu… Voilà, on a dit… Mais c’est un gars attachant, et en réunion, on…
Etienne : Mais en même temps…
Lucie : On n’a jamais dit comme c’était… ben voilà, y a des sorties qui sont difficiles, et puis d’en parler un peu, et puis de se retrouver là autour, ça… ça, ça me manque des fois un peu…
Etienne : Moi, moi, je suis pas persuadé, alors je pense pas comme toi, parce que moi…
Lucie : Non, peut-être pas, mais…
Etienne : Parce que je… d’instinct, je sais que, quand y a quelque chose qui nous préoccupe, qu’on est trop impliqué émotionnellement ou quoi que ce soit, y aura toujours quelqu’un ou l’autre qui va lancer le sujet, on va en parler. Des fois des choses comme ça qui nous touchent, mais on se sent pas, comme dit Jean, le besoin de devoir en parler, parce que… on peut le vivre autrement qu’en mettant des mots dessus… et moi c’est ça que j’apprécie beaucoup.
Thomas : Ouais, moi je reviens un petit peu entre les deux quand même, parce que…
Etienne : T’es chiant…
Thomas : Parce qu’on peut pas mettre des mots tout le temps, mais des fois, ça fait du bien quand même…
Etienne : Oui…
Thomas : Et des fois, dans certains cas, on passe un peu vite sur certains trucs…
Lucie : Des fois, on passe un peu… alors je dis pas qu’il faut s’épancher, commencer à pleurer et tout ça, pas du tout, hein… [silence] mais on parle quand même très peu…
Thomas : On pourrait faire un petit peu plus…
Lucie : On n’est pas très… je trouve que des fois on est un peu maladroits, parce que… on sait pas comment aborder le truc, et pis en même temps, ben on a quand même envie des fois que les autres se rendent compte, si c’est difficile, si c’est… pis on va pas… dans ces zones-là, ou très peu. Ou alors des fois, moi je me dis, on pourrait peut-être essayer de faire plus, mais sans savoir vraiment si ce serait concluant, hein, après… [Silence de tous]
21Le silence de l’équipe clôt cette controverse autour de la nécessité ou non de poser des mots sur les émotions, que ce soit dans le cours de l’activité ou même dans une temporalité décalée, en situation de recul et d’analyse de la situation. Il serait vain de vouloir normer les modes de gestion des émotions, c’est au contraire les différenciations intersubjectives qui enrichissent les pratiques. Lucie relève, avec quelque hésitation, la difficulté de parler en collectif de ce que chaque professionnel vit dans l’action, ce qu’il ressent et comment il se débrouille avec cet état émotionnel agissant sur la relation à l’usager. Elle revient sur la maladresse qu’engendre ce type de situation, alors que les questions sensibles liées à l’attachement, à la séparation, au désir ou au rejet, ces émotions subtiles, parfois même aiguës et souvent peu avouables, emplissent le quotidien de l’action des professionnels en travail social.
22Etienne insiste sur les différents modes de conduite possibles. Il insiste sur le fait qu’on est pas toujours obligé d’en parler : « on peut le vivre autrement qu’en mettant des mots dessus », nous dit-il. Plus loin, Jean va rebondir en formulant cette phrase forte : « Le degré de proximité ou d’attention qu’on peut prêter à l’autre, il passe par des actes, plus que par des paroles ». Nous voyons que le débat est ouvert entre professionnels et que cet espace de discussion révèle la force et l’importance de ces aspects corporels dans les pratiques. Il s’agit pour chaque professionnel de trouver ses marques, de pouvoir exprimer ses sentiments ou non et de trouver des espaces de régulation collectifs pour asseoir les différents positionnements et construire une manière de faire permettant aux différences de s’exprimer tout en restant dans un cadre accepté de tous. C’est évidemment la question de la nécessité d’un « genre professionnel » qui est soulevée ici, normes implicites mais reconnues comme permettant de poursuivre l’activité commune. Le genre, au sens de Y. Clot, est mouvant et se joue bien souvent des normes institutionnelles. Il est justement là pour contrebalancer les directives qui se situent hors des cadres réels de l’action. Les entreprises ou institutions ont fortement tendance à favoriser l’idée de l’employé rationnel, celui qui n’affiche aucune émotion. Le discours récurrent des cadres est de dissuader les professionnels d’exprimer leurs émotions devant la clientèle ; ils essayent de dépeindre le milieu de travail idéal comme celui où le calme et le rationnel règnent. La consigne implicite est de laisser ses émotions à la maison.
Jean : Non mais, t’as entièrement raison… mais je… je crois que l’institution a peur de l’épanchement…
Lucie : Oui, oui, non mais ça, je sais… bien sûr…
Jean : On le sait depuis des années… parce que combien de fois on a demandé certaines choses, au niveau régulation, et on nous a dit : « mais on veut pas de nombrilisme dans cette institution »…
23Au-delà des situations de violence, la question centrale reste la gestion au quotidien des émotions dans des contextes fortement imprégnés par la norme sociale et la culture professionnelle (Fustier, 2000). En effet, comment vivre sa sincérité émotive alors que l’institution codifie en grande partie les manières d’être appropriées ?
24Des normes et des règlements institutionnels qui imposent l’expression d’émotions particulières dans des contextes spécifiques ne peuvent qu’amplifier le déploiement des forces délétères. Lorsque les règles de conduite deviennent incompatibles avec ce qu’il ressent et que l’employé s’oblige à feindre des émotions, survient alors ce qu’on appelle une dissonance émotionnelle. Ces situations minent la satisfaction et le bien-être de l’employé et multiplient les risques d’épuisement professionnel.
25Serions-nous, prisonniers d’une pensée occidentale, convaincus que l’esprit rationnel peut être dissocié des émotions ? Nous voici au cœur d’une construction sociale où seul un esprit froid et détaché pourrait penser et agir de façon logique, rationnelle, ce qui sous-entend « de manière professionnelle ». Paradoxalement on attend des travailleurs sociaux qu’ils soient enthousiastes, heureux dans leurs relations aux autres (bénéficiaires et collègues), affligés ou en tous les cas empathiques face aux demandes de soutien, face à la souffrance exprimée.
26Nous retrouvons un discours massif de « désaffectivation » des actions. Or l’agir est le lieu d’émergence de l’émotionnel. L’expérience se fonde sur une corporéité permettant une articulation fine entre raison et émotionnel. Sentir n’est pas le contraire de penser, l’expression émergente des sens nous dit un état de la situation, un état essentiel à reconnaître. Tenter l’approche de la bonne distance incluant l’expression corporelle et la raison est une expérience du juste milieu qui n’est pas sans saveur.
27Dans le secteur des services, on se heurte à l’invisible, à une forte dose d’irrationnel, loin des anciennes formes traditionnelles du travail : physique ou intellectuel. Lorsque l’on s’intéresse à l’analyse de l’activité, au développement et à la santé des professionnels dans leur milieu de travail, comment ignorer la dimension émotive, ressentie et exprimée par le corps, si centrale dans les métiers de l’humain ? Le grand défi est légitimement de ne pas se laisser envahir par les émotions, mais bien de les reconnaître pour pouvoir les adapter et les utiliser à leur juste place au sein de l’activité professionnelle.
Etienne : Nous, en tant qu’êtres humains adultes, entre nous, on est pudiques sur nos émotions. On peut en parler peut-être, comme vous avez pu en parler à deux [en s’adressant à Jean et Lucie], ou quand des fois, quand on fait des débriefings, après une réunion ou quelque chose comme ça. En petit comité on peut, mais c’est pas des choses… c’est pas des choses avec lesquelles on est à l’aise… Enfin ça, c’est ma perception, hein. Alors on connaît, on se connaît quand même pas mal, depuis longtemps, on sait plus ou moins qui on est… alors on peut s’imaginer ce que ressent l’un ou l’autre, mais c’est pas des choses… c’est pas des sujets que l’on aborde facilement… Enfin c’est ma perception, mais… Je trouve qu’on est pudiques…
Jean : Je crois qu’il faut des gros… des événements assez importants, comme on en a vécu ces derniers temps… (…) Mais ouais… ce qui est à nous, on le garde… je sais pas, pour ainsi dire… peut-être pour se préserver, peut-être aussi, je sais pas… Mais c’est vrai que c’est un sujet… euh… Se préserver, ne pas en rajouter une couche à des jeunes qui sont déjà en souffrance par rapport à des émotions qu’ils ont vécues de façon débridée parfois… Donc, je pense qu’il y a peut-être un petit peu de tout ça qui est mêlé dans nos têtes et qui fait qu’on peut y aller avec parcimonie dans… dans l’expression… [silence] peut-être…
28La pudeur et la parcimonie sont convoquées en tant qu’axes régulateurs. La réflexion des professionnels se construit au fil des échanges, balançant parfois entre le besoin d’exprimer et de partager la charge émotionnelle et celui de se préserver de l’épanchement, de se prémunir d’envahir la situation par des décharges émotionnelles incontrôlables. Ces extraits d’une autoconfrontation croisée mettent l’accent sur la présence indéniable de l’émotionnel dans l’activité, émotionnel issu et exprimé par le corps, agissant fortement sur les situations.
29En intégrant cette dimension, nous parvenons à une analyse plus proche de la complexité de la réalité quotidienne, emplie d’émotions rarement verbalisées mais exprimées au travers du corps, des attitudes et des gestes professionnels.
30Les émotions nous permettent de nous adapter aux changements environnementaux et aux enjeux sociaux. Pour se comporter de façon adaptée, l’homme a besoin des émotions (régulations). Celles-ci nous aident à nous situer et même à prendre des décisions, car les émotions sont sources de renseignements. Alors que la tristesse indique une perte, la colère révèle la présence d’une contrainte non acceptée et peut susciter des comportements improductifs comme l’agression des pairs. Certes il est évident que certaines émotions peuvent être perturbatrices et doivent être contenues dans certaines situations. Agir uniquement par l’émotionnel entraîne une perte des repères usuels pour soi et pour le destinataire. « Ce qu’il convient de faire « avec les émotions » vient soutenir en retour l’exercice actif de la sollicitude et vise son excellence (vertu), entre ce qui relèverait de son excès (sensiblerie) et ce qui, à l’inverse, relèverait de son défaut (indifférence) » (Molinier, 1997 p. 157).
31Dans les métiers de l’humain, les instructions pour prévenir l’apparition d’émotions non maîtrisables se distinguent par des discours récurrents de protection tels que le fameux recul professionnel, la distance professionnelle, ou encore un repli dans la théorisation de la situation. Ces stratégies sont-elles appropriées à l’action sociale ? Derrière les mots, le réel des situations en lien avec la souffrance des usagers demande à prendre en compte l’émotionnel de l’usager. Comment les professionnels se débrouillent-ils avec cette distance et cette protection parfois imposées par le contexte institutionnel, alors que la situation demande une implication affective dans l’interaction ?
32Aujourd’hui, nous pouvons raisonnablement penser que la gestion des émotions est au cœur des fonctions à remplir. Pour les professionnels de la relation d’aide, l’émotionnel est fortement activé face à l’augmentation des situations de précarité auxquelles il est toujours plus difficile d’envisager des réponses adaptées. Les sentiments de désarroi envahissent les pratiques face à la difficulté de trouver des solutions réparatrices et porteuses d’espoir (Laval & Ravon, 2005). Il s’agit alors de cheminer avec les nombreuses formes de précarité, qu’elles soient d’ordre financier ou social.
33Favoriser l’entraide et la collaboration, comprendre au plus près les situations complexes demande non seulement des compétences cognitives mais aussi, et même principalement, une capacité à situer les différents registres émotionnels influant sur et soutenant la relation. Toutefois le travail à caractère émotif est particulièrement éprouvant et exigeant et peut mener à l’épuisement lorsque les émotions à exprimer dans l’exercice d’une fonction ne sont pas vécues comme positives. Une des difficultés majeures pour les professionnels de la relation d’aide réside dans l’expression d’émotions positives face à des bénéficiaires leur inspirant des sentiments négatifs. Voici pour exemple le propos d’un animateur socioculturel travaillant en accueil libre avec des adolescents :
Avec ces ados, on voit qu’à long terme on a bien mené le truc, mais à court terme tu as un sentiment mitigé, de ne pas extérioriser la colère que provoque un certain type de propos. Donc ça, ça te pèse sur l’estomac.
34Si le professionnel se sent directement visé par l’attaque verbale d’un client, il devient très périlleux de tenir une interaction empathique. Si l’on considère que c’est l’organisation, l’institution qui est responsable de la grogne du client, alors il devient plus aisé d’exprimer des émotions positives malgré un agacement évident. Du point de vue des professionnels, c’est ici que s’active la compétence nommée, peut-être souvent maladroitement, « recul professionnel » : ne pas prendre contre soi une attaque d’un usager, mais bien décrypter la source du malaise et accueillir la tension sans la saisir comme une invective directement dirigée contre soi. Ce positionnement demande d’être au plus proche dans son attention à l’autre, être pleinement à l’écoute tout en dissociant les différents niveaux d’interpellation. Ce type de positionnement est particulièrement éclairant lors de situations de violence, où la norme professionnelle pose clairement une limite à une réponse réactivant le processus en cours de brutalité. Il s’agit de répondre à l’agression sous une autre forme, contrôlée et différée. Voici comment Etienne et Jean en parlent :
Etienne : Je suis assez étonné que tu ne réagisses pas à l’agression de Jessica, c’est assez agressif… Putain… Je reconnais ton stoïcisme sur ce moment-là.
Jean : Non, mais parce que ce n’est pas moi qu’elle vise. En tous les cas, moi je ne me sens pas visé, c’est pas moi qu’elle agresse. C’est pour ça je le prends pas pour moi, le truc. Elle est emmerdée parce qu’elle a pas fait sa tâche. Normalement c’est elle qui a la caisse communautaire, c’est elle qui devait penser à acheter les sacs. Les autres n’ont peut-être pas rappelé qu’elle devait acheter les trucs, donc elle est fâchée contre elles, elle est fâchée contre les autres, et moi je suis juste là au milieu et moi, je veux pas prendre leur histoire, alors je leur laisse leurs combines et puis euh… je veux juste qu’elle me parle correctement, c’est tout ! Le reste c’est leurs trucs…
Etienne : Toi, à ce moment, tu as toutes ces dimensions, que c’est elle qui a la caisse communautaire, que c’est elle qui…
Jean : Je le sais, oui.
Etienne : Ah c’est ça, c’est ça qui te permet de réagir comme ça…
Jean : C’est elle qui a la caisse…
Etienne : D’accord.
Jean : Moi je le prends pas, je veux pas me charger de ça, je veux juste me décharger de l’agression qu’elle veut me lancer…Je le vois, elle le montre. Ce que je veux, c’est quelle redescende. Qu’elle comprenne. C’est juste une histoire de sac. Derrière, moi, je sais qu’il y a autre chose. Ben au moins qu’on se mette d’accord que c’est juste une histoire de sac, parce que là, elle me lance des trucs… pis après binnnn, binnnnn… OK pis stop ! Après, moi, je sais qu’elle a la caisse communautaire, que les autres auraient dû le lui rappeler… qu’elle avait peut-être pas le temps, mais qu’elle sait pas le dire correctement, et ainsi de suite… qu’elle monte les tours. La connaissant, obligatoirement…
Etienne : Instantanément… OK…
Jean : Là elle est redescendue, assez vite.
Etienne : Grâce à toi.
Jean : Je pense. C’est aussi ce que je dois faire dans ces moments-là. Autrement c’est les autres [les autres jeunes du foyer] qui peuvent en prendre un bon bout. Parce que si elle le dirige bien, ils ne vont pas accepter comme moi je l’accepte, une agressivité pareille ! Donc je préfère continuer à discuter avec elle, pour que ce soit moi la cible, sachant que ce n’est pas moi la cible, et pis comme ça, elle redescend un petit bout et après j’ai pas eu besoin de me mettre à gueuler… si elle continue, en général ce que je peux faire, c’est monter un petit peu plus, voir si elle continue ou pas. Si elle continue je monte un peu plus, mais là il n’y avait pas besoin.
Etienne : Ben ouais c’est… je me rappelle de cette séquence… quand même à l’image c’est vachement agressif, il y a tout, il y a la geste qui accompagne, elle s’avance, bon, elle est quand même assez éloignée de toi, il y a tout, il y a la gestuelle qui va avec, c’est le ton, la grossièreté, tu sens qu’elle est en colère quoi… alors effectivement c’est pas dirigé contre Jean, mais tu sens que c’est la boule qui est prête à exploser. Elle le montre ! Tu poses une question et puis elle est déjà à cent mille tours. C’est assez impressionnant ! Alors oui, il y a la compétence de dire, sans rien dire, tout en lui disant : explique-le et tu redescends la pression. Voilà on agit chacun avec nos compétences, chacun comme on est…
La compétence de lui dire, sans rien dire, tout en lui disant
35Les professionnels qui ont la liberté d’exprimer leurs sentiments dans leurs relations avec les usagers ont toutes les chances de jouir d’une meilleure santé, de vivre un sentiment de réalisation personnelle et sont évidemment plus attachés à leur travail. Le travail incluant l’émotionnel est largement valorisant, il procure des satisfactions personnelles sur son implication dans l’activité. C’est particulièrement le cas pour les personnes qui sont conscientes de leurs émotions et qui les utilisent dans leur pratique professionnelle comme source d’inspiration relationnelle.
36L’expression des émotions et la reconnaissance des émotions agissantes dans l’action professionnelle restent un monde peu exploré, délicat, complexe qui implique fortement la subjectivité des agents. La gestion des émotions ne peut se construire hors de l’identité professionnelle et de son contexte. Il ne peut y avoir de normes, de discours directifs à ce sujet. Tenter de mettre à jour la force de l’émotionnel sur les pratiques professionnelles et percer la complexité que cela implique apporte passablement de sentiments de gêne, d’embarras, d’agacement, voire d’empêchements. Accepter que cette force soit agissante met le professionnel en position de travailler avec l’imprévu, avec ce qui surgit au-delà d’une volonté maîtrisée.
37Travailler en compagnie des professionnels avec un outil méta comme la vidéo nous a permis de mettre en exergue un émotionnel qui se traduit par des gestes et des attitudes engagés dans l’action. Si dans un premier temps, nous pouvions faire l’hypothèse que les gestes professionnels au sein du travail social sont difficiles à identifier, voire absents, les images nous ont permis de dépasser ce postulat. Certes nous ne pouvons identifier des gestes empreints de significations immédiates en termes de reconnaissance et d’identification professionnelles, tels le mouvement du maçon avec sa taloche, ou encore la posture du peintre qui se prolonge par le mouvement du pinceau. Toutefois, nous pouvons avancer clairement que les métiers de relations, et peut-être plus particulièrement les métiers de relations d’aide à autrui impliquent l’apprentissage de gestes, de postures, d’attitudes corporelles qui reflètent un état émotionnel agissant sur l’activité. Nous sommes partis à leur découverte.
Les gestes professionnels en travail social
38Existe-t-il des gestes professionnels spécifiques au travail social, où la part primordiale de l’activité est immatérielle ?
39Répondre à cette question demande de s’intéresser aux aspects corporels et émotionnels du professionnel dans son activité. L’objet n’est pas une mise au premier plan du corps au détriment de la parole dans l’action. Ce découpage de la réalité paraîtrait particulièrement artificiel et fort éloigné d’une réalité à élucider. Par contre, insister sur une thématique peu développée dans les recherches sur l’activité professionnelle de service, celle du corps comme source de mobilisation et comme espace de communication émotionnelle, nous paraît ouvrir un espace de recherche fécond. Si de nombreuses études analysent le discours des professionnels, il paraît essentiel de s’arrêter également sur l’agir corporel pour tenter de cerner les compétences en action simultanément dans le faire et dans le ressenti. Pour saisir le plus finement possible ce qui se construit dans l’activité des travailleurs sociaux, dont les cadres d’action traditionnels sont en pleine mutation, il s’avère indispensable d’enrichir la réflexion sur cet axe.
40Pour cette partie concernant le geste professionnel, nous nous appuierons sur une recherche menée sur les pratiques des travailleurs sociaux hors murs de la ville de Genève (Libois & Wicht, 2004). Le travail social hors murs peut s’apparenter à la tradition de l’éducation de rue, mais inclut plus fortement des dimensions de projets. Cette fonction s’apparente également, en France, aux métiers dits de la ville. Cette recherche appliquée a été élaborée à partir des concepts classiques de l’analyse du travail, soit la différenciation entre travail prescrit et travail réel. Les travailleurs sociaux hors murs ont été filmés dans leurs actions. L’image et l’autoconfrontation croisée ont ouvert une source de compréhension fine de l’activité réalisée. Entre savoirs formalisés et savoirs d’action, la créativité professionnelle émerge, se donne à voir à travers le corps des professionnels, largement sollicité dans les interactions avec les usagers. C’est ainsi que les professionnels ont tenté de pister leurs gestes professionnels repérés comme significatifs de l’activité.
41Dans le monde de la déviance juvénile, les codes de la communication verbale traditionnelle ne font plus référence. Suite à un dépassement de la règle, une explication verbale de la part du professionnel envers le jeune pris en faute ne peut suffire à la compréhension et l’acceptation de la mise en cause. Une reprise verbale de la situation ne donne pas les clés suffisantes au jeune pour saisir le sens de l’intervention de l’éducateur. Le regard, dans la force de la présence qu’il procure, offre une alternative communicationnelle efficiente. Le jeune se sent pris en compte en tant que personne, et le dialogue pourra s’instaurer dans un climat de confiance suffisant pour permettre de faire retomber la tension.
42Nous pouvons poursuivre l’exemple par le style de ce professionnel qui construit son action dans une relation corporellement très proche de l’usager, centrée principalement sur le toucher : s’immiscer corporellement dans la discussion entre deux jeunes en s’asseyant entre eux sur un banc ; prendre par l’épaule un jeune esseulé et le serrer contre soi pour parler de ses amours.
43Cette manière d’être réduit la distance traditionnelle intégrée dans les rapports sociaux en Suisse. Cette particularité déployée dans la communication à autrui casse des données culturelles locales intégrées et produit un rapprochement évident avec les jeunes issus de cultures très diverses. Cette attention portée à l’autre matérialisée dans un geste crée de la reconnaissance et démontre implicitement un certain plaisir à la rencontre. De là se développe un rapport privilégié ouvrant un espace essentiel à la relation, qui est celui de la confiance. Voilà ce qu’en dit le travailleur social :
Moi, je ne sais pas si c’est une technique comme ça, c’est naturel comme ça et ça passe mieux, disons, ils aiment pas trop les grandes théories, les bla-bla, ils préfèrent… Moi, je suis très physique.
Et puis eux, ça leur parle assez, parce qu’ils viennent pour la plupart de cultures où ça se vit un peu comme ça, ils aiment bien, ils arrêtent pas de se frotter les uns les autres.
C’est ça, et ça s’est créé en trois mois, et c’est ça qui est extraordinaire, entrer en contact avec des jeunes comme ça, qu’on catalogue de difficiles, et du coup juste en ouvrant une salle de gym deux heures par semaine ou quatre. C’est ça l’essentiel de notre boulot. C’est déjà créer la confiance. J’aime bien dire ça. Avant tout, nous, le seul truc nécessaire à faire notre travail, c’est d’avoir cette petite relation de confiance, même si elle est très ténue, même si elle est très…
44Un autre collègue se trouve en prise avec la scène de la drogue. Chaque jour il entre en relation avec le monde très isolé et contourné des toxicodépendants en apportant un thermos de café et en s’installant au centre de l’activité de deal. Voilà ce qu’il nous dit de son activité professionnelle.
C’est bien d’être là-bas, entre 18 et 19 heures, c’est là où il y a la plus grande effervescence, tant au niveau de ce qui se passe, de la fréquentation des personnes toxicomanes, que de l’effervescence du flux de gens qui passent. Alors, je me pose là-bas, au début j’avais mis une pancarte « café-conseils-délégation à la jeunesse ». Parce que, bon, au début, je ne savais pas du tout à quelle sauce j’allais être mangé. Je me suis dit, bon le ridicule ne tue pas, on verra bien. Et puis les gens très intéressés, et puis tout de suite un besoin d’écoute monumental, alors, débordant. Parfois, quatre personnes qui sont autour, qui commencent à me parler en même temps, pas mal de conseil social, après beaucoup d’imagination, de projets, etc., beaucoup de choses qui n’aboutissent jamais, parce que leur mode de vie, leur dépendance font que ça ne se fait pas. Mais disons, déjà rien que le fait d’avoir un lien, un repère, de pouvoir parler de projets, de pouvoir parler d’ambitions, de pouvoir partager des choses, ça a fait que j’ai été reçu, en fait, comme j’ai jamais été reçu dans le social, à bras ouverts, et avec une reconnaissance de mon travail. Ayant juste travaillé avec des ados, auparavant, qui en ont aucune, bien au contraire, et puis ici, ces personnes soit-disant mal élevées, rebutantes, etc. qui m’ont marqué une telle reconnaissance pour trois fois rien, déjà rien que le fait de les regarder, de les écouter, de les prendre pour des personnes, pour eux.
45L’écoute est une part essentielle dans le développement de la relation à l’autre. Ici elle se développe dans l’instant, dans le mouvement, dans le bruit ambiant. Il n’est pas facile de se concentrer et de fixer son attention sur des paroles parfois chaotiques ou au contraire sur une élaboration sans fin déployée par un besoin fort d’être justement entendu, à ce moment-là, dans cet endroit. Cette activité café-conseil à la gare se situe dans un espace très animé, sur un axe d’accès très utilisé entre une station de bus et l’accès aux trains. Dans cette affluence passante, le professionnel se pose, s’enracine pour ne pas être happé dans ce mouvement continuel. Le corps bien posé sur ses deux jambes, le travailleur social offre un cadre sécurisant et entourant pour une réelle écoute, échappant ainsi aux nombreuses sollicitations extérieures.
Je viens pour amener une sorte de reconnaissance, dans l’espoir d’aller plus loin à partir de là.
C’est vraiment de pouvoir être acceptant, et acceptant au point de ne même pas en faire cas.
Mais moi, c’était la reconnaissance, parce que c’est des personnes qui sont tout le temps et systématiquement rejetées. Mais comme on ne s’en rend pas compte, comme on n’arrive pas à s’en rendre compte, et puis on est surpris à quel point ils se font rejeter, que rien que d’avoir un regard qui les regarde en tant qu’être humain, et c’est… Bon maintenant, il y a une confiance qui s’est établie, oui. Mais le fait d’avoir été positivement accepté dès le début, ça a été très vite parce que, en fait ça c’est joué sur le non-jugement. J’ai l’impression, le fait de pouvoir être en relation avec quelqu’un qui n’est pas du milieu, avec lequel on peut s’attendre à ne pas avoir de jugement par rapport à son stigmate, c’est d’une telle valeur. Moi je n’ai jamais été aussi vite accepté par un groupe social en tant que travailleur social que par cette population-là. Ça montre aussi à quel point leurs malheurs, leurs souffrances profondes sont intenses, enfin c’est comme ça que je l’interprète un peu. Mais c’est vrai que ce n’est qu’une interprétation.
46La pratique de ce professionnel se construit dans sa capacité à s’intégrer dans ce monde parallèle au sein duquel les modes relationnels sont pris en otage par les besoins et exigences dues à la prise de produits. Le professionnel ne s’impose pas par des discours normatifs mais s’installe dans une posture de présence à l’autre. Les corps se confondent et c’est précisément cela qui nous intéresse. La présence à autrui se constitue hors de la parole, elle est dans le rassemblement corporel, dans un espace d’intimité. C’est être ensemble pour réaliser une action, c’est enlever toute distance corporelle pour au contraire se rapprocher et entreprendre conjointement cette contribution à un mieux-être dans l’instant de vie. Le professionnel est à l’aise dans cette proximité au centre d’une population rejetée, contournée, exclue. Etre là dans sa corporéité, avec son souffle, son odeur et ses gestes est une présence physiquement et symboliquement essentielle à la relation. Le geste professionnel est ici construit dans le positionnement ou l’attitude corporelle adoptée. Etre là, proche et ouvert à l’autre. Attendre, être capable de rester là, seul au milieu d’un monde très agité qui se construit autour de normes totalement différentes. Le travailleur social hors murs est placé dans de longs moments d’incertitude. L’action c’est aussi d’être là, tranquille, ouvert, sans savoir de quoi va être faite la soirée qui s’annonce. Etre disponible c’est savoir rester physiquement et psychiquement présent, être capable de rester serein, régulier, ouvert à un autre énigmatique, pensé et désiré malgré son absence. Savoir ne pas s’activer, ne pas se rassurer par un activisme faussement justifié par un prétendu professionnalisme.
47Comprendre l’importance de la présence, laisser venir à soi pour entrer en relation est certainement une clé dans l’action professionnelle. La relation est, dans cet espace offert, respectueuse de l’histoire d’autrui.
48Deux autres exemples illustrent bien cette qualité de la présence à l’autre. Le premier est extrait de l’autoconfrontation croisée entre professionnels et concerne une activité de basket de rue :
Moi j’aime bien cette approche très tranquille, on voit qu’il est à disposition.
Trois minutes avant, dès que ça part, tu te lèves tout de suite et tu viens te positionner, avant même de dire quoi que ce soit.
…et ça se passe très bien, et c’est aussi le fait de les laisser aussi aller loin, pas intervenir dès qu’il y a un petit truc, et c’est ça, c’est un peu un jeu et c’est joli. C’est assez intéressant.
Tu viens te positionner, même en disant rien.
49S’appuyer au mur, attendre, être là, permet au corps de s’installer dans ces instants étonnants, d’une durée indéterminée, ouverts à une demande non manifeste. Il est particulièrement difficile d’exister professionnellement dans ce qui est ou peut être perçu comme une inutilité, une inactivité, une impuissance. La capacité d’immobilité ou de tranquillité corporelle est pourtant une offre exceptionnelle, rare, ouvrant de réels espaces de communication.
50Nous retrouvons régulièrement dans les dires des professionnels cette référence à la tranquillité. Cette manière de se positionner en silence, sans agitation, est une qualité essentielle dans l’action. Etre à disposition sans agir en lieu et place d’autrui, laisser advenir la demande, ou simplement laisser advenir la situation, demande de ne pas se laisser emprisonner dans les schèmes traditionnels de la suractivité servant parfois à justifier son activité aux yeux d’autrui.
51Dans le deuxième exemple, une professionnelle s’engage dans un projet offrant des locaux de musique pour des jeunes. Elle se trouve dans ce lieu des adolescents, un espace en sous-sol qu’ils ont aménagé en local musique. La professionnelle passe à l’improviste les premiers temps de l’installation puis, vu le bon fonctionnement respectueux des règles du contrat, ses visites se font de plus en plus espacées et pour finir elle ne vient plus que sur rendezvous, respectant ainsi la responsabilisation progressive des jeunes, un des objectifs clés du projet. Etre sur le territoire de l’autre, dans ses murs, est une position permettant peut-être une écoute plus aisée. Ce qui demande une attention particulière se situe dans le décodage de ce qui ne se dit pas ou de ce qui a de la difficulté à être dit. La position du corps est à nouveau très ancrée, posée, offrant le temps nécessaire à l’expression verbale du jeune, parfois empêchée. La distance corporelle est ici tout autre que dans la situation précédente, montrant la complexité à mener des entretiens dans des cadres très variés. La posture traditionnelle adoptée lors d’entretiens est définie généralement par des espaces normatifs comme le mobilier : l’assistant social est assis derrière son bureau ; ou encore l’espace d’accueil est composé d’une petite table au centre de quelques chaises. Ici, ces repères spatiaux sont éliminés, demandant à la professionnelle de trouver une attitude et une distance suffisamment agréable pour elle et pour le jeune. Leur entretien se déroule au centre de l’activité du lieu, soit autour des platines. L’écoute demande une disponibilité totale. Etablir une relation là où celle-ci est justement en souffrance, demande une congruence entre corps et parole.
52C’est par le déploiement de cette force présentielle que le jeune pourra nommer ce qui fait problème pour lui. Aller à sa rencontre dans un cadre qui lui est familier permet l’entrebâillement d’une porte ouvrant sur son univers intime, permettant un accès aux retrouvailles intérieures. L’écoute n’est pas celle d’un cadre thérapeutique, elle est celle de l’instant en lien avec le vécu présent. Les mains dans les poches et le visage penché vers son interlocuteur, la veste ouverte et la position stable, c’est tout le corps de la professionnelle qui dégage une attitude d’écoute.
La présence à autrui
53La présence en relation d’aide est bien plus qu’un simple outil d’intervention. Elle constitue un essentiel relationnel à partir duquel se construit « le mystère de la présence » comme le nomme Singer (1996). Cette question de la présence à l’autre a peu mobilisé les chercheurs en sciences humaines, comme si cette fonction ne pouvait être repérée comme une connaissance, un savoir spécifique. Il est vrai que les professionnels eux-mêmes en font « mystère ». La seule présence, le simple fait d’être là, avec l’autre, « sans réponse, sans solution d’expert » comme le dit très justement Michèle Roberges (2002), ne peut être pensé comme une activité professionnelle en soi. Lors des nombreuses autoconfrontations réalisées avec des praticiens de la relation d’aide, la présence à l’autre n’est pas relevée spécifiquement. Une fois les controverses engagées entre professionnels sur leurs pratiques, la parole se fait plus précise pour tenter de cerner ce qui apparaît fortement sur les images. Nous abordons ici une posture spécifique relevée lors des autoconfrontations croisées, qui est celle de la présence dans l’action. Plus que de la présence, nous insisterons sur la qualité de la présence, ce que nous nommerons être là, être là dans le rapport à l’autre. Etre là implique une disponibilité, une présence active dans la passivité, une présence agissante, agissante dans le sens qu’être là produit des effets. Etre là comme activité vigilante qui engage le corps dans l’action.
54Lorsque l’on s’intéresse à l’analyse du travail telle que définie précédemment, se pose une question spécifique aux métiers de l’humain, et peut-être plus particulièrement aux métiers du travail social, qui est celle de l’activité peu ou non visible.
55Cette passivité agissante peut apparaître comme un objet de recherche très restreint. Pourtant on la retrouve au centre des débats sociétaux majeurs et actuels, dans leurs dimensions sociale, culturelle et collective, posant la question du traitement de situations sociopolitiques comme la déviance urbaine, l’immigration, la maladie mentale, les nouvelles pauvretés ou encore la vieillesse. Cette passivité agissante des travailleurs sociaux est souvent au centre de débats politiques vifs, amenant certains discours polémiques comme « Ils ne servent à rien » ou, à l’inverse, « Heureusement qu’ils sont là ». Evaluation que les acteurs politiques et administratifs posent en termes de jugements problématiques entre ce qui a été évité (qu’est-ce qui se serait passé s’ils n’avaient pas été là) et ce qui a été permis (grâce à leur présence, il y a des choses qui se sont passées ou pourraient se passer). Nous voyons ici que l’attention posée sur des éléments très microsociologiques renvoie à des enjeux sociétaux constitutifs du vivre-ensemble.
56Ainsi, dans les métiers de l’humain, le corps ne peut être isolé. Ce qui nous intéresse tout particulièrement est l’articulation des corps en présence, celui du travailleur social en lien avec ceux des clients ou usagers. Ce n’est pas la question du corps, c’est le rapport des corps en présence qui constitue le fondement de l’implication. Disponibilité exprimée par la présence corporelle, être là, dans le rapport à l’autre. La disponibilité est faite de libre attention, du libre cours, de la présence à et de la présence dans. Pour saisir l’activité des professionnels du travail social, il faut s’intéresser également au non-visible, à l’indicible, à ce qui se joue dans la présence à l’autre et à la situation : tout le jeu étant de rentrer dans le mouvement de l’autre. C’est l’engagement dans l’activité professionnelle qui pourrait se mesurer dans cette capacité à accompagner l’autre dans son propre mouvement pour se désengager au fil de l’autonomie acquise.
57Cette présence agissante est difficilement identifiable pour les professionnels. Lorsque le chercheur tente d’approcher cet indicible, en mettant l’accent sur les positionnements corporels, sur le silence, sur les regards portés à l’autre, alors les mots se lâchent, petit à petit, testant la recevabilité chez l’interlocuteur. Parler de son positionnement corporel et émotionnel oblige à parler de son investissement subjectif dans l’activité, à nommer ce que l’on offre en termes de qualité de présence. Aborder cette thématique demande à dépasser une certaine pudeur, à conscientiser cette force particulière émanant de soi. Faire monter à la conscience des savoirs pensés préalablement comme « naturels », comme une part de soi, incorporée, est un exercice qui entraîne un renversement des schèmes et des représentations usuelles des outils professionnels à disposition. Donner de la lisibilité à ce qui est enfoui au plus profond de son corps revient à porter un nouveau regard sur sa propre pratique. C’est en soi la possibilité de prolonger sa compréhension des situations professionnelles, et c’est aussi prendre en compte la part subjective constituante des interactions à l’œuvre dans l’activité. Repérer que le simple fait d’être là dans une qualité de présence a des effets indéniables sur la construction de la situation permet de penser que cette présence à l’autre est une qualité professionnelle qui se construit dans l’expérience relationnelle.
58L’analyse de l’activité, par son approche microsociale des situations et par ses méthodologies, permet un regard « méta », en recul grâce aux images, de sa propre expérience professionnelle. Partager, échanger et mettre des mots sur cet axe corporel de l’activité ouvre à la question de la transmission de ces savoirs incorporés. Prendre en compte ces aspects corporels et émotionnels comme des connaissances qui se constituent dans l’activité, permet de penser ces compétences non plus comme des comportements « naturels », accessibles à tout un chacun, mais bien comme des capacités à acquérir. La difficulté reste cette carence de lisibilité, de discours et de théorisation.
59Pourtant les positionnements corporels dans la relation à l’autre sont codés, de manière implicite, réglés par le genre professionnel. De plus, des normes très codifiées sont définies quant au rapport au corps des usagers. Une pratique de massage, par exemple, serait difficilement acceptable pour des éducateurs en foyer, une trop grande proximité réveillant des peurs d’abus sur les personnes en fragilité.
60La présence à l’autre relève d’un registre différent, ne demandant pas forcément une proximité corporelle, mais une mise en relation par une attention et un intérêt à ce qui se joue entre soi et la situation. Cet investissement subjectif du professionnel constitue un champ de savoirs à transmettre et à développer hors d’un modèle référencé à des compétences prédéfinies. Il serait d’ailleurs vain de vouloir prescrire ce type d’activité. Dès lors, comment transmette cet essentiel relationnel à de futurs professionnels de l’action sociale ?
La transmissibilité du geste professionnel en travail social
61S’il est une particularité des métiers du travail social, c’est bien l’absence d’outils professionnels matérialisés par des objets. La scie renvoie au menuisier, la prise de tension à l’infirmière, le balai au concierge, etc. Qu’en est-il des travailleurs sociaux ? Au-delà de l’informatique, pratique transférable bientôt à l’ensemble des professions, l’éducateur spécialisé ne bénéficie pas d’une reconnaissance professionnelle construite sur sa dextérité à manier des outils. C’est son propre corps qui est alloué à la réalisation de son activité. Un corps émotionnel, un corps physique et gestuel, un corps érotique engagé dans la relation à autrui. Pour la question de la transmission de cette part importante de la pratique professionnelle peu nommée et peu éclairée, nous nous intéresserons plus particulièrement à la gestuelle en partant du postulat que malgré l’absence d’« outils objets », les professionnels de l’action sociale ont une pratique référencée à des gestes professionnels spécifiques, qui se déploie dans l’interaction avec les usagers en présence. Le geste est à regarder et à comprendre dans son rapport à autrui, en lien avec les données culturelles intégrées corporellement.
Elle les saluait avec un petit geste de la main et une inclinaison de la tête…
Les gestes respectent un ensemble de spécifications communes et complémentaires. Ces derniers disent sans le dire, ce qu’il convient de faire dans une situation donnée. Ce qui est juste ou non. Il y a là, plus largement, sous le masque d’un geste apparemment simple, des manières d’exercer la pensée. Un simple rituel de salut contient une distinction éminemment culturelle (Clot, référence web).
62Observer un geste de l’extérieur ne dit encore en rien sur sa signification commune et les modes d’utilisation du geste développé. Tenter de s’approprier un geste par imitation, sans en saisir les codes culturels revient à produire une pâle copie vidée de son contenu signifiant. Tenter de s’approprier un geste sans en saisir la portée et le sens revêt même une violence symbolique forte : c’est entrer chez l’autre sans frapper, comme si on faisait partie de la maison. Comme si, ce faire semblant marque l’usurpation. Se pose alors le problème du geste professionnel maladroit, inadéquat, renvoyant à la difficulté de rencontre, de lien, de compréhension des modes culturels. A l’inverse, le geste professionnel juste, reconnu, sera celui sur lequel on peut s’appuyer, celui qui, au-delà des mots, construira un espace de reconnaissance au sein du collectif ou de la communauté. L’intrusivité du geste maladroit par imitation procède à la mise en situation de mécanismes de défense, de rejet et de rupture de confiance. L’usage déplacé d’un geste renvoie à la maladresse, à la gêne, voire à l’inconvenance. Comment dès lors développer une relation d’aide et de soutien, soutenue par une corporéité adéquate, les mots seuls ne pouvant suppléer à une gestuelle inopportune ? Le geste requiert dans l’activité professionnelle autant d’attention et de spécificité que le mot dans l’activité langagière. C’est la prise en compte des articulations et des complémentarités de ces modes communicationnels qui permet un réel développement dans la relation à l’autre.
63Comme déjà énoncé, l’activité professionnelle du travailleur social se construit dans la relation à l’autre, à l’usager, au client. Le geste de salut offert par le travailleur social en début d’entretien, par exemple, peut fortement influencer la relation à construire, la méfiance ou l’ouverture, le lâcher-prise ou le repli sur soi. La question qui se pose est complexe, démontrant la difficulté et l’incroyable défi auxquels les professionnels du social sont confrontés chaque jour. Comment permettre la rencontre entre des gestes professionnels appris à travers des formations, construits au sein d’une communauté de pairs et des gestes relevant de diverses communautés culturelles, parfois fort éloignés des usages locaux ?
64Donner de l’importance au geste et tenter de le ramener par force ou par volonté dans la boîte à outils du professionnel du social, tenter de le formater en référence à la culture collective de celui que l’on reçoit reviendrait à construire des usages déconnectés de leur sens, de leur signification, de leur référence. L’objectif de la rencontre serait alors détourné par des artifices antinomiques.
65Nous avons repéré que l’imitation du geste relève, sinon de l’absurde en tous les cas de la maladresse, voire de l’importunité.
66Revenir à la question de la rencontre entre des gestes issus de significations culturelles diverses, revient à poser la question de l’activité des professionnels engagée face à une contre-activité des usagers ou, pour le dire autrement : agir, c’est entrer dans l’activité d’autrui en se risquant à un frottement entre deux types d’activités différentes.
67Nous pouvons dès lors nous intéresser à cette contre-activité, qui demande de s’attacher au réel de l’activité, à l’activité en situation, prenant l’action de l’autre, de l’interlocuteur comme un événement qui affecte, qui donne du sens. Cette prise en compte peut amener à penser que l’activité de rencontre demande une attention particulière non seulement aux gestes adressés à soi et de leurs significations culturelles, mais encore plus spécifiquement aux gestes donnant des indications, ou plus précisément des indices d’ouverture à l’entrée dans les codes culturels prévalant pour le sujet. Ceci d’autant plus que l’expérience du geste se situe dans un monde des plus opaques pour celui qui le produit. Le geste souple, approprié, lisse relève du machinal, de l’inconscient, de la routine. Incorporé par celui qui l’anime, il quitte la conscience pour s’exercer dans l’espace normé d’un quotidien spontané.
68Cette capacité à entrevoir des attitudes, des postures invitant à l’échange, à la rencontre, demande un processus se déliant dans le temps. Le déroulement des gestes au gré de la construction d’un espace de rencontre nous enseigne que, quel que soit le niveau de connaissance du métier, de l’expérience du travailleur social, la rencontre avec autrui demande une construction par étapes et une attention particulière aux événements corporels, aussi minimes soient-ils, indiquant l’ouverture ou non aux codes de relations interpersonnelles.
Entrer dans les rituels gestuels des jeunes est une manière pour les professionnels de repérer leur intégration. La manière dont le jeune va saluer le travailleur social indique si celui-ci est accepté comme faisant partie des personnes de confiance ou non. La réponse de l’adulte sur le même registre (gestuel) que le jeune est primordiale pour pouvoir évaluer le type de relation établi. Il ne s’agit pas d’être copain, mais de montrer que les rituels à l’œuvre font sens pour les professionnels, peuvent leur convenir et de fait, entrer dans ce type de reconnaissance. Aller à la rencontre des jeunes, les découvrir sur leurs terrains, c’est aussi accepter leurs modes de se saluer, de se parler, de se comporter. Se pose ensuite la question des limites et des différenciations, qui se jouent aussi au niveau corporel. Les violences verbales et physiques en sont des exemples actuels (Libois & Wicht, 2004, p. 207).
69Il ne s’agit nullement d’enseigner aux travailleurs sociaux les nombreux codes culturels auxquels ils auraient à se confronter. Il s’agit bien plus de prendre conscience de la signification et de la force de communication des gestes dans la relation à autrui. Le professionnel est dans une posture de technicien, au sens de la techné, de la connaissance construite de savoirs techniques lui donnant des outils pour saisir l’importance de sa corporéité au sein de sa pratique professionnelle. Il ne s’agit en aucun cas de transformer artificiellement des gestes issus d’une pratique professionnelle pour se calquer aux comportements des usagers. Etre professionnel c’est utiliser les connaissances alliant techné et métis pour saisir les moments et les espaces de liberté pour une appropriation, une incarnation personnalisée des gestes en regard d’autrui dans une perspective communicationnelle. L’attention à ce processus permet d’acquérir en douceur une confiance dans la capacité à reconnaître et à respecter les modes d’échanges au-delà des difficultés d’intercompréhension verbale.
70Cet espace de pratique en mouvement fait indéniablement référence à l’intelligence pratique, définie par Dejours (1993) comme « une intelligence du corps, son ressort étant la ruse. Elle est au cœur du métier, elle est à l’œuvre dans toutes les activités de travail y compris théoriques, elle est fondamentalement subversive et créatrice, elle est largement répartie entre tous les hommes, elle est pulsionnelle, et sa sous-utilisation est pathogène. »
71La pratique du travail social a une fâcheuse tendance à construire son activité en portant une attention soutenue à la parole, sur les mots invitant à des intentions d’interaction, oubliant fortement le corps agissant dans l’activité. Le corps en action, le corps en réflexion, le corps en parole, mais aussi le corps en gestes, en émotions sans oublier le corps érotique, soulevant les questions de désirs et d’attirance ou a contrario, de rejet…
72Ces questions peuvent être largement débattues en formation et référencées à des supports théoriques interdisciplinaires. Il reste que le corps est le réceptacle des sens et des émotions. Travailler ces notions en utilisant principalement le cognitif ne permet justement pas de mobiliser un autre type d’intelligence, nécessitant un lâcher-prise, une ouverture à l’inconnu du monde corporel. Cela pose un problème épineux pour la formation professionnelle, qui ne peut prétendre à l’acquisition de compétences professionnelles en faisant l’impasse sur les intentions préréflexives du corps. La formation en alternance tente de réconcilier ou d’articuler le cognitif et le corporel.
73Prendre en compte le corps et l’émotionnel comme partie intégrante de l’activité demande un positionnement épistémologique à éclairer, ce sera l’objet de la dernière partie de cet article.
L’agir situationnel
74L’action se construit à partir de présupposés implicites, profondément enracinés dans les traditions de la philosophie occidentale imaginant que l’Homme s’oriente d’abord dans le monde par la connaissance, dégageant ainsi des perspectives dans lesquelles s’inscrit ensuite son action. Ce mode de pensée se situe clairement dans une théorie causaliste de la fin et des moyens dont nous relèverons avec Hans Joas (1999), trois présupposés significatifs :
le sujet maîtrise son corps ;
le sujet est autonome de ses semblables et du contexte dans lequel il agit ;
le sujet a le plein pouvoir ou la maîtrise totale sur le déroulement des actions.
75L’analyse de l’activité part du postulat inverse, dégageant l’expérience comme première ouvrant à la construction de la connaissance cognitive. Prendre en compte le corps comme un espace agissant et constitutif de l’activité oblige à un renversement des trois postulats présentés dans la théorie des fins et des moyens.
76Au vu des arguments développés et soutenus dans cet article, nous pouvons clairement saisir la portée des écrits de Joas sur la créativité de l’agir (1999). Avec lui, nous pensons que comprendre l’action comme non rationnelle demande au contraire de tenir compte de l’importance du contexte dans un double sens. Toute action est située, a lieu dans une situation donnée. Cela présuppose un sujet agissant qui n’est pas seul impliqué dans l’action et que l’enchaînement des actions reste imprévisible. De plus, il s’agit d’introduire les dimensions émotionnelle et spontanée comme source de production d’actions non maîtrisable.
77L’action en règle générale n’est pas d’emblée dirigée vers des fins clairement définies, en fonction desquelles s’effectuerait ensuite le choix des moyens. Le plus souvent au contraire, les fins sont relativement indéterminées et ne se trouvent spécifiées que par une décision quant aux moyens à employer. La réciprocité des fins et des moyens signifie donc un jeu d’interactions entre le choix des moyens et la clarification des fins. En trouvant certains moyens à notre disposition, nous découvrons des fins dont nous n’avions même pas conscience auparavant. « Les end-in-view ne sont pas des états futurs indistinctement perçus, mais des projets qui structurent l’acte présent. Ils nous guident dans le choix entre différentes possibilités d’action, tout en étant eux-mêmes influencés par l’usage que nous faisons de ces possibilités » (Joas, 1999, p. 165).
78La critique de ce modèle causaliste ne débouche pas nécessairement sur sa subordination à un modèle systémique, mais plutôt vise à dégager un autre modèle d’action où l’agir est conçu comme un processus qui, dans l’expérience quotidienne, n’est nullement articulé en fins et moyens, ni en enchaînement de séquences de ce type (Libois & Wicht, 2004). L’expérience causaliste se trouve libéralisée, lorsqu’on considère qu’une multitude de causes est impliquée dans la moindre action, et que toute action provoque une foule d’effets. Nous nous éloignons alors d’une compréhension de l’action comme rationnelle, qui s’appuie sur la pensée d’un sujet capable d’agir en fonction d’un but.
79Dès lors il devient inopportun de considérer l’activité imposée ou prescrite – par soi-même ou par autrui – comme le prototype auquel doit se référer une théorie de l’action. Il s’agit d’accorder une importance essentielle à la différence entre les objectifs prescrits de l’extérieur et les fins qui se dessinent, mais peuvent aussi être révisées et abandonnées, au sein même de l’agir. « Les gestes de routine, l’agir chargé de sens, l’action créatrice, l’acte nourri d’une réflexion existentielle ne peuvent être pensés selon le schéma des fins et des moyens » (Joas, 1999, p. 166).
80Ainsi compris, le concept de situation est susceptible de remplacer le schéma des fins et des moyens comme première catégorie fondamentale d’une théorie de l’action. Dans le langage courant, nous disons que nous tombons dans une situation, qu’une situation se produit, que nous nous heurtons à elle ou que nous y sommes confrontés. Nous exprimons ainsi le fait que la situation est quelque chose qui précède notre action (ou notre inaction), mais qui appelle aussi celle-ci, parce qu’elle nous « concerne », nous « intéresse », ou nous « affecte » (Joas, 1999).
81L’ensemble des éléments apportés dans cet article nous invite à repenser la constitution du schéma corporel dans les théories de l’action.
82Le postulat implicite consiste à admettre que les sujets agissant sont capables d’exercer un contrôle sur leur corps. Sans l’examen approfondi de l’influence et même de la force agissante que représente notre corps dans l’activité, nous risquons d’envisager sans conteste une relation activiste au monde. Toujours en s’appuyant sur les travaux de Joas (1999), nous pensons que la théorie de l’action se doit d’inclure également la passivité, la sensibilité, la réceptivité, la sérénité, états particulièrement agissants dans les métiers des relations humaines. Toutefois, admettre une instrumentalisation totale du corps reviendrait à refuser à l’individu toute capacité d’agir dans la créativité. Il s’agit donc de trouver des points d’équilibre entre l’instrumentalisation et d’autres types de corporéité, qui seraient, eux, d’ordre non instrumental.
83La théorie de l’action doit alors s’intéresser et prendre en compte autant la réalité d’un contrôle corporel, construit comme processus de socialisation, que la manière dont l’individu perd prise ou encore apprend à relâcher ce contrôle, c’est-à-dire à la réduction intentionnelle ou non de l’instrumentalisation du corps. Les phénomènes de l’endormissement, très bien décrits par Merleau-Ponty, sont éloquents à ce sujet : vouloir s’endormir et tenter de se « programmer » dans cette intentionnalité risque de contrecarrer un phénomène qui dépasse de loin toute injonction, et risque de s’avérer tout simplement contre-productif.
84Pour illustrer ce débat, nous proposons deux schémas illustratifs des deux positionnements décrits.
Théorie causaliste de l’agir : le sujet détermine l’action
85Dans cette conception idéaliste de l’agir reposant sur un modèle téléologique, les objectifs et les moyens sont définis préalablement à l’action, en vue de réussir un projet aux effets prédéterminés. Nous sommes dans un schéma de normalisation de l’action, liée à l’intentionnalité du professionnel, dans l’imposition d’un modèle d’action qui entrave le pouvoir agissant et fécond de la rencontre.
86Ce schéma illustre une vision déterministe centrée sur les capacités du professionnel, comme s’il était « seul au monde », seul responsable du déroulement de l’action. Le corps et l’émotionnel dans leur imprévisibilité ne sont pas pris en compte. Les interactions et les effets imprescriptibles de la rencontre entre deux ou plusieurs personnes sont absents de cette construction théorique. Les forces contextuelles agissant sur la situation en jeu sont évincées, ce qui laisserait à penser que le professionnel a la maîtrise totale sur le déroulement des actions. La flèche horizontale linéaire montre que l’ensemble des forces sont axées sur les effets attendus, sans prise en compte de ce qui pourrait intervenir en situation, lors du déroulement de l’action.
87Construire l’activité dans cette optique nous détourne des réalités opérées dans les métiers de l’humain – et de manière peut-être moins spectaculaire mais tout aussi efficiente dans toutes les catégories d’activités produites.
88Une construction de la réalité distincte est présentée dans le second schéma, qui prend en compte l’imprévisibilité produite par l’action située.
Théorie contextualisée de l’agir : le sujet en prise avec la situation
89L’agir est pensé comme un cheminement dans des systèmes de déterminations complexes.
90La réalité est indépendante des désirs de l’individu, mais ceux-ci, par une action adaptée, peuvent aussi transformer la réalité.
91Le contexte est fortement agissant, mû par des forces exogènes comme les contextes sociopolitiques ou encore les contraintes légales, ainsi que par des forces endogènes produites par les interactions au sein de la situation.
92Dans ce schéma, le sujet est un des déterminants de la situation. Il est présenté avec ses trois dimensions principales, afin de ne pas laisser la part de raisonnement, de calcul et de délibération comme force prépondérante au détriment de la perception directe, émotionnelle, sensible, corporelle. L’agent dans ses intentions va être confronté, voire désorienté par les autres déterminants actifs de la situation. Il est pleinement intégré à la situation, qui elle-même est agissante dans le cours de l’action, impliquant de nombreuses forces (autrui, prescriptions, incidents…), ceci dans une totalité dynamique. La situation est le reflet d’un contexte plus général prenant en compte l’ensemble de l’environnement socioculturel.
93L’enchaînement des actions reste imprévisible, car le sujet n’est jamais seul impliqué dans l’action : le « je » est traversé par un champ de forces agissant sur l’action. Le professionnel se doit alors de mobiliser des moyens constitués à partir de l’ensemble de la situation. Les compétences mises en œuvre doivent permettre le cheminement d’un agent dans un système de contraintes diverses, hétérogènes et parfois même contradictoires. Le concept de situation demande à tenir compte des dimensions émotionnelles et spontanées dans le déroulement de l’action. Il s’agit d’accepter l’absence d’un contrôle tout puissant sur le corps et d’intégrer la sensibilité, la réceptivité et la sérénité dans l’interaction comme étant des compétences à l’œuvre dans l’activité.
94L’ensemble des données exposées nous incite à penser l’action comme se détachant de l’intention première des agents, se concrétisant ou prenant forme dans une logique propre et indépendante. Face à cet enchevêtrement non maîtrisable, la capacité professionnelle se situe dans l’acceptation de cette non-maîtrise et dans la capacité à faire accepter et comprendre à l’environnement social et contextuel la richesse et la justesse de ces émergences hors normes préétablies. Ainsi l’action réelle se définit par elle-même, dans le cours de l’activité, et la prescription de l’action doit reposer sur l’acceptation du fait que l’action réelle est impossible et impensable dans une visée prédéfinie. Les textes en amont de l’activité sont indispensables comme repères permettant une construction de sens nécessaire au déploiement du travail humain. L’action, elle, s’affranchit de ces données.
95Nous terminerons cet article par ces quelques paroles de Jean, se laissant aller à deviser devant les images de son activité réelle :
Bien, simplement, je me suis trompé. C’est qu’une fois de plus je me suis fait mon cinéma et puis ce n’est pas parce que je me fais du cinéma que la réalité va s’appliquer à mon cinéma. Et puis après, il faut que je fasse avec ça. Et puis je ne veux pas qu’absolument le film que je me suis fait devienne la réalité. Il faut que j’accepte que les choses elles puissent tourner autrement et que les autres sont aussi importants que moi dans ces moments-là. Donc ils ont décidé que le point important c’était autre chose, donc c’est devenu autre chose. Tout simplement… Oui, alors là, c’est bien. Pour pas que j’aie la tronche qui enfle, je crois que c’est bien de temps en temps de se dire que bon… on participe à quelque chose qui se passe, mais on n’est pas le maître de ce qui est en train de se passer.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Tous les prénoms sont fictifs.
Auteur
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