Introduction générale
Latino-Américains en Suisse : à la découverte de migrations méconnues
p. 11-40
Texte intégral
1Ce livre se propose de combler une lacune : l’absence d’études systématiques sur les migrations latino-américaines en Suisse. Même si le nombre de Latino-Américains installés en Suisse a fortement augmenté ces dernières années, ils demeurent relativement invisibles, par rapport à des migrants d’autres provenances. Il existe quelques études sur des problématiques spécifiques ou des populations particulières, mais il n’y a guère eu de tentatives d’avoir une vision d’ensemble de ces migrations.
2Par ailleurs, même si l’intérêt pour des questions relatives aux modes de vie et à l’intégration des migrants s’est accru lors de la dernière décennie, au point qu’un Programme national de recherche (PNR39) a été consacré récemment aux « Migrations et relations interculturelles » en Suisse, la thématique des migrations latino-américaines n’a été guère abordée dans ce cadre. Bref, ces migrations et leurs conséquences demeurent largement ignorées.
3Plusieurs facteurs expliquent la relative invisibilité de ces populations. Tout d’abord, pendant longtemps on a considéré que les Latino-Américains n’étaient que de passage et que la majorité d’entre eux finiraient par retourner dans leurs pays d’origine, même si l’augmentation constante de leur nombre contredit cette perception. Le fait que d’autres populations migrantes aient été catégorisées comme des « populations à problèmes » en raison de leur statut juridique (requérants d’asile) ou de leur supposée « distance culturelle » (différences religieuses, couleur de la peau), a également rendu les Latino-Américains moins « exotiques » et plus « familiers » (cf. Béday-Hauser et Desibolles dans cet ouvrage). Enfin, la situation découlant de l’absence de statut légal reconnu dans laquelle se trouvent bon nombre d’entre eux, les incite à élaborer un mode de vie basé sur la discrétion, ce qui peut avoir pour effet de moins attirer l’attention des chercheurs et du public sur eux.
4L’étude des migrations latino-américaines en Suisse est pourtant intéressante à plus d’un titre. Tout d’abord, la diversité des causes de départ et des motivations des migrants issus de cette région du monde nous rend attentifs à la nécessité de développer une vision plus complexe des migrations contemporaines. L’importance de la composante féminine dans ces migrations souligne la nécessité d’y inclure de manière plus systématique des approches de genre, pour comprendre cette présence massive qui contredit les images traditionnelles de la migration, associées principalement à la mobilité des jeunes hommes. La relative importance du phénomène des « sans-papiers » parmi les Latino-Américains incite à s’interroger sur les facteurs qui contribuent à la production de ce fait, tels que les rapports Nord-Sud, les politiques migratoires, les réseaux de solidarité informelle, etc. La question des « sans-papiers » amène également des interrogations sur les conséquences de l’absence d’un statut juridique reconnu sur les conditions de vie des personnes concernées, ainsi que sur les rôles du travail social et de la santé communautaire par rapport à ces populations. Enfin, les dynamiques des communautés latino-américaines constituent un lieu privilégié d’observation pour s’interroger sur le sens de l’intégration dans un monde globalisé, où l’ici et l’ailleurs, le proche et le lointain sont au moins aussi importants dans la vie des gens. Les diverses contributions que l’on peut lire dans cet ouvrage apportent un éclairage supplémentaire sur ces diverses questions et sur bien d’autres thématiques en lien avec les migrations d’aujourd’hui.
5Si les trois auteurs principaux de cet ouvrage ont pris l’initiative de réunir les résultats de diverses études sur ces populations et des expériences d’actions auprès de celles-ci, c’est parce qu’il leur semblait important de disposer d’un instrument de synthèse, même non exhaustif, qui permet une articulation entre recherche, intervention et formation. Cet ouvrage s’inscrit, plus largement, dans le cadre des travaux du Centre d’études de la diversité culturelle et de la citoyenneté dans les domaines de la santé et du social (CEDIC), l’un des réseaux de compétences de la HES-SO, dont la vocation est précisément de promouvoir l’émergence de nouvelles connaissances, leur systématisation, leur diffusion et leur utilisation dans l’intervention. Il est donc opportun que le CEDIC cherche à favoriser les échanges entre différents acteurs concernés par une thématique qui articule de manière spécifique les questions relatives à la migration, à la diversité culturelle et à la citoyenneté (ou à son absence), qu’il donne des impulsions à la réflexion sur des thématiques qui intéressent les chercheurs dans ces domaines, mais également les professionnels, les formateurs et les étudiants de la santé et du social. De plus, il se trouve que les trois auteurs principaux de cet ouvrage travaillent depuis plusieurs années sur des questions relatives aux migrations latino-américaines, et il leur permet de mettre en commun leurs savoirs et leurs expériences acquises.
6L’ouvrage se compose de deux parties :
- la première traite des différences facettes des migrations latino-américaines ; l’accent est mis ici sur les causes de la migration, les projets et trajectoires des migrants, leurs épreuves, leurs ressources, leurs modes de vie, en suivant les cas de diverses nationalités, situations juridiques, sociales et temporelles ; c’est cette partie que nous présentons dans cette introduction.
- la deuxième porte principalement sur la rencontre entre les professionnels de la santé et du social, et les migrants latino-américains ; le regard porte sur les interventions, ses exigences, ses limites et ses potentialités. Les auteurs s’interrogent aussi sur les conditions éthiques, politiques, sociales et culturelles qui donnent un sens aux interventions ; une introduction à cette deuxième partie sera présentée de manière plus détaillée plus loin dans cet ouvrage.
Un peu d’histoire
7Les mouvements migratoires entre la Suisse et l’Amérique latine sont anciens. Au XIXe siècle nombre de Suisses ont émigré non seulement vers l’Amérique du Nord, mais également vers l’Amérique latine pour échapper à la pauvreté et/ou pour rechercher de meilleures conditions de vie. En témoignent des villes comme Nova Friburgo au Brésil ou Colonia Suiza en Uruguay. On estime aujourd’hui à environ 50 000 le nombre de Suisses installés en Amérique latine, dont la majorité sont des descendants de ces colons partis chercher fortune outre Atlantique (cf. Bolzman dans ce livre).
8Les mouvements migratoires en sens inverse sont plus récents. C’est surtout à partir des années 1970, avec l’arrivée des premiers exilés des dictatures du Cône Sud, que le nombre de Latino-Américains en Suisse commence à croître. Jusqu’à cette date, leur présence constituait un fait exceptionnel. Les rares Latino-Américains qui séjournaient dans la Confédération étaient issus des élites économiques, diplomatiques ou artistiques et faisaient des séjours temporaires. Les affaires, des études ou leurs activités professionnelles étaient les principaux motifs de séjour.
9D’après la typologie élaborée par Bolzman (2004) concernant les Latino-Américains séjournant en Europe, on peut distinguer historiquement quatre types, que l’on peut trouver aussi en Suisse, et qui correspondent schématiquement à quatre grandes périodes de l’histoire récente de l’Amérique latine : les européanisés, les passeurs, les exilés et les délocalisés.
10Les européanisés appartiennent à l’élite socio-économique et s’expatrient surtout pendant la période exportatrice11 Ils voyagent en Europe pour chercher leurs racines. D’un point de vue identitaire, ils se sentent en effet surtout européens et sont fascinés par le « vieux continent » et sa culture. Les exemples de jeunes gens et surtout de jeunes filles de « bonne famille » envoyés par leurs parents dans des internats prestigieux pour parfaire leur éducation et acquérir une « vraie » culture sont bien connus, même si très peu étudiés.
11Les passeurs sont principalement des artistes et des intellectuels qui voyagent en Europe lors de la période de substitution d’importations. Ils cherchent à créer des ponts entre les deux continents. S’ils sont attirés par l’Europe c’est davantage dans un esprit d’échange et plus critique que leurs prédécesseurs. Un exemple est celui de Violeta Parra qui a séjourné à Genève dans les années 1960. Elle a été une des premières à vivre en communauté dans ce canton, quand ce style « alternatif » n’était pas encore à la mode. Elle fut la première artiste latino-américaine à exposer des tapisseries « traditionnelles » au Musée du Louvre à Paris. Elle a également fait connaître le folklore latino-américain en Suisse et en Europe. L’écrivain Julio Cortázar fit également divers séjours à Genève, où il travailla comme traducteur pour plusieurs organisations internationales. Certaines de ses nouvelles évoquent le regard à la fois curieux et critique qu’il porte sur la ville de Calvin.
12Avec les exilés, l’histoire de l’Amérique du Sud fait son entrée directe dans la réalité suisse et européenne. Le coup d’Etat du Chili, puis celui d’Argentine, interpellent la société suisse à travers l’asile des persécutés dans les Ambassades ou suite aux appels du HCR à accueillir des prisonniers et des réfugiés ayant besoin de protection. Dans les années 1970, on voit arriver pour la première fois un nombre significatif de Latino-Américains. A la différence de l’accueil consensuel fait aux réfugiés de l’Europe de l’Est, celui fait aux Sud-américains reflète les clivages idéologiques de la société suisse de l’époque (cf. l’article de Bolzman sur les Chiliens dans ce livre).
13Les délocalisé-e-s sont les migrant-e-s de l’ère de la globalisation ; ils/elles se déplacent à l’étranger surtout pour gagner leur vie, mais également pour des raisons affectives ou pour des études. Aujourd’hui ils sont des millions de Latino-Américain-e-s à s’expatrier vers tous les continents, et également vers l’Europe et la Suisse. Nombreux sont en effet, les Argentins, Boliviens, Brésiliens, Colombiens, Dominicains, Equatoriens, Péruviens qui parcourent le monde en exerçant les métiers les plus divers, le plus souvent peu qualifiés, qui leur permettent de survivre et de contribuer à la subsistance de leur famille : nettoyage, garde d’enfants ou de personnes âgées, travaux domestiques et travail dans l’hôtellerie-restauration sont quelques-uns des métiers exercés. La nouveauté de ces migrations est l’importance de la composante féminine : l’offre de travaux précaires s’adresse en effet principalement aux femmes. Outre le besoin de gagner sa vie et d’aider sa famille, le projet migratoire des délocalisés est souvent également lié à la possibilité de garantir l’accès à l’éducation à leurs enfants, mais également d’améliorer leur propre qualification. Cependant, à la différence des migrations décrites précédemment, personne n’attend les délocalisés, à l’exception des personnes hautement qualifiées. Les Etats européens ne leur ouvrent qu’exceptionnellement leurs portes. Ils sont considérés comme des indésirables, des intrus, même s’ils fournissent des services indispensables aux sociétés dans lesquelles ils résident. Ils vivent ainsi avec la crainte permanente d’être expulsés, avec la préoccupation constante de se rendre invisibles, de passer inaperçus. Ainsi, même si, avec les délocalisés, l’Amérique latine fait partie de manière structurelle du paysage quotidien helvétique, cette présence est loin d’être reconnue. Nous reviendrons plus loin sur ces nouvelles migrations à travers plusieurs articles qui contribuent à une meilleure connaissance du sujet.
La migration latino-américaine en chiffres
14Nous avons évoqué plus haut l’augmentation de la population latino-américaine en Suisse. Les statistiques sur les Latino-Américains résidents, à savoir ceux en possession d’une autorisation de séjour (permis B) ou d’un permis d’établissement (permis C), montrent bien l’accroissement constant de cette population (cf. Tableau 1). On constate en effet, qu’entre 1973, année d’arrivée des premiers exilés du Chili, et 2005, on est passé de 3 910 personnes à 38 464 personnes. Autrement dit, en un peu plus de trente ans, la population latino-américaine a été multipliée pratiquement par dix !
Tableau 1 : Effectif de la population latino-américaine résidente en Suisse, par nationalité, 1973-2005
Source : OFS, la population étrangère en Suisse, 2006
Note 112
15On observe également que le nombre de ressortissants latino-américains a presque systématiquement doublé d’une décennie à l’autre. L’augmentation a été particulièrement importante entre 1990 et 2000, passant de 13 920 à 28 581 personnes3. Si cette progression se poursuit au même rythme, on peut s’attendre à une population résidente d’environ 56 000 Latino-Américains en 2010.
16La progression du nombre de Latino-Américains en Suisse varie selon la nationalité : entre 1973 et 1980, la plus forte augmentation est celle des exilés du Cône sud : le nombre de Chiliens est multiplié par six et celui des Uruguayens par quatre ; comme il y avait déjà une communauté argentine plus importante, l’accroissement de ces derniers est plus faible.
17Sous la dictature de Pinochet, l’émigration des Chiliens se poursuit dans les années 1980 : ils étaient la communauté la plus nombreuse en 1980 et ils continuent de l’être en 1990, vers la fin de la dictature. Mais on observe que, dans cette décennie, les ressortissants d’autres Etats qui connaissent des troubles politiques, des crises économiques, ou un mélange des deux vont voir leur population croître considérablement : c’est le cas notamment des Dominicains dont le nombre se multiplie presque par vingt, passant de 25 à 491 ; des Brésiliens qui triplent leur présence en Suisse et deviennent la deuxième communauté, et des Péruviens qui doublent leur nombre.
18Entre 1990 et 2000, les Brésiliens deviennent la plus importante communauté latino-américaine de Suisse, le nombre de Dominicains continue à augmenter fortement (dix fois en dix ans) ainsi que, plus modestement, celui des Péruviens. Dans la même période, certains ressortissants d’autres Etats connaissent une augmentation sensible de leur nombre : Equatoriens, Colombiens, Cubains, Mexicains.
19Enfin, lors de la première moitié des années 2000, outre la consolidation de la communauté de résidents brésiliens comme la plus importante d’Amérique latine avec plus de 12 000 personnes4, on continue à observer une augmentation du nombre des étrangers originaires des mêmes pays ayant connu une croissance dans la décennie précédente, à laquelle vient s’ajouter un accroissement de la population argentine résidente, probablement en relation aux difficultés du début des années 2000 dans ce pays.
20Le tableau 2 confirme le nombre croissant d’entrées officielles de ressortissants latino-américains en Suisse. Dans les années 1990, chaque année, la Suisse accueille plus de 4°000 immigrants latino-américains, alors que dans les années 2000, le nombre d’entrées annuelles dépasse les 5 000.
Tableau 2 : Immigration en provenance d’Amérique latine : 1991-2004
Source : OFS, la population étrangère en Suisse, 2005
21Relevons un autre phénomène intéressant : la part très importante de la composante féminine parmi les nouveaux arrivants. En 2004, les femmes représentent 64,5 % des nouvelles entrées et chaque année elles constituent près de deux tiers de l’ensemble de l’immigration latino-américaine. Ce phénomène est tout à fait exceptionnel et distingue les migrations latino-américaines de celles des autres régions du monde où les femmes représentent environ la moitié des migrants. La surreprésentation des femmes latino-américaines est liée notamment à l’importance des mariages avec des ressortissants suisses ou des personnes établies en Suisse, ainsi qu’à l’existence d’une demande significative de main-d’œuvre féminine dans le secteur des services.
22Enfin, près de 60 % des nouveaux immigrants sont de jeunes adultes, dans la force de l’âge, souvent déjà formés et pouvant constituer un apport intéressant à l’économie suisse.
23Outre les statistiques officielles, il existe un nombre élevé, mais par définition difficile à préciser, de Latino-Américains sans statut légal de séjour. Ces personnes ne figurent pas dans les statistiques et l’on dispose seulement d’estimations sur leur importance. Mais on peut chiffrer leur nombre au moins à environ 10 000 personnes. En effet, selon les enquêtes du SIT (Syndicat interprofessionnel des travailleurs de Genève, 2003) à Genève et de Valli à Lausanne, seulement dans ces deux agglomérations vivent près de 5 000 Latino-Américains, lesquels sont présents principalement dans les régions urbaines. Nous reviendrons plus loin sur les « sans-papiers ».
24L’augmentation du nombre de Latino-Américains en Suisse et la diversification de leurs origines sont la conséquence des plusieurs facteurs, dont le processus de globalisation qui a accentué les liens économiques, sociaux, culturels, ainsi que le tourisme entre l’Europe et l’Amérique latine, mais qui a contribué également à l’endettement de l’Amérique latine vis-à-vis de ce continent. Comme le montre l’article de Montaluisa, la globalisation a contribué également à l’augmentation des inégalités, à la paupérisation des classes moyennes, à l’accroissement de la corruption, à l’instabilité voire la violence politique, au manque de crédibilité des institutions et au manque de confiance dans l’avenir dans la majorité des Etats d’Amérique latine. A ces facteurs structurels propres à la situation latino-américaine vient s’ajouter la mondialisation du marché du travail et, dans ce cadre, comme nous l’avons déjà indiqué, une demande importante de main-d’œuvre dans le secteur des services de la part de la Suisse ; des Latino-Américains en manque de perspectives dans leur propre région et informés d’éventuelles possibilités d’emploi dans la Confédération par des connaissances de leur réseau qui se trouvent déjà sur place sont prêts à y répondre. Cependant, les Latino-Américains quittent leur sous-continent avec des projets divers que l’on peut systématiser au moyen d’une typologie.
Une diversité des projets de départ
25Deux variables sont particulièrement significatives pour distinguer les projets de départ5 des Latino-Américains : les buts à atteindre et la durée envisagée du séjour en Suisse. La combinaison de ces deux variables permet de définir quatre types de projets : projet économique/familial ; projet de couple (couple latino-américain et couple mixte) ; projet indéterminé (d’aventure, d’émancipation familiale/sociale, de protection physique de soi-même et de sa famille, absence de projet) ; projet de promotion professionnelle6.
Projet économique/familial
26Le projet économique/familial est dirigé vers l’épargne afin d’améliorer les conditions de vie de la famille. Il s’agit de l’investissement que la famille fait en aidant l’un de ses membres à partir vers un pays étranger. En ce sens on peut parler d’une migration-assurance, pour pallier aux lacunes ou à l’inexistence des systèmes de protection sociale au pays d’origine (Stark, 1991). Les objectifs économiques peuvent être variés : subvenir à l’éducation des enfants, payer des dettes, construire une maison familiale ou établir un petit commerce afin de disposer d’une indépendance économique pour l’avenir. Ce projet est généralement envisagé pour une période courte, de deux à trois ans.
27Les personnes qui mènent ce type de projet peuvent être des mères ou pères de famille, des mères célibataires ou des jeunes femmes ayant pour « mission » d’envoyer de l’argent régulièrement à leurs parents. Pour ce qui est des mères célibataires, elles envoient l’argent à un membre de la parenté, qui souvent prend en charge leurs enfants. Quant aux personnes mariées, elles versent régulièrement une somme à leur conjoint afin, d’une part, de rembourser l’argent emprunté pour faire le voyage et, d’autre part, de participer au budget familial de la famille restée au pays d’origine.
28La majorité de ces personnes ne disposent pas d’un statut légal reconnu en Suisse et exercent surtout les métiers suivants : service domestique et garde d’enfants, travaux dans la construction ou restauration, nettoyage, salon de massage ou diverses formes de prostitution. D’autres ont un statut légal, c’est par exemple le cas des artistes de cabaret ou des employées domestiques du secteur diplomate (pour ces dernières, l’existence d’une législation spéciale régit leurs conditions de travail).
29Dans la majorité des cas, ces personnes ont un niveau d’éducation élémentaire ou ne dépassant pas l’école secondaire et proviennent d’une couche sociale défavorisée. Dans le pays d’immigration, soit elles sont avec leur familles (partenaire et enfants), soit il s’agit de femmes qui se retrouvent seules avec des enfants restés au pays d’origine. Une minorité de ces personnes proviennent d’une couche sociale moyenne/basse avec une formation supérieure. C’est le cas de personnes frappées par la crise économique qui subissent des conditions de vie plus incertaines, ayant des difficultés pour garder ou trouver un emploi ou pour poursuivre leurs études à cause de la fragilisation des revenus familiaux ; ces personnes occupent des emplois temporaires avec des salaires très précaires et ne peuvent pas donc faire face aux différents besoins. A cause de la crise économique en Amérique latine, la classe moyenne perd de plus en plus de pouvoir d’achat, ce qui l’appauvrit et la pousse à envisager la migration comme solution économique.
30Finalement, il est pertinent de remarquer que, même si le projet migratoire est économique et familial, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’éléments de type personnel qui s’y mêlent. C’est ainsi que plusieurs migrants expriment également la volonté d’atteindre des objectifs personnels tels que : « découvrir », « se réaliser », étudier ou épargner de l’argent pour ne pas dépendre de leur famille en cas de retour au pays. L’âge apparaît comme un élément important qui influence les objectifs, les comportements et, d’une certaine manière, le type d’adaptation de la personne.
Projet de couple
31Un projet de couple concerne un projet de vie dans lequel les deux partenaires sont impliqués dans la décision de migrer. Il peut se décliner à partir des éléments suivants : le couple tient avant tout à rester ensemble et partager le quotidien ; un des deux partenaires a des perspectives d’amélioration professionnelle et l’autre le suit ; les deux considèrent le contexte dans le pays de destination comme plus favorable pour l’éducation et les opportunités futures pour les enfants. La migration permet donc de réaliser ces projets et s’articule différemment pour les couples latino-américains et les couples mixtes.
32Du côté suisse, la politique migratoire étant fortement restrictive à l’égard des Latino-Américains, le mariage permet au couple de vivre ensemble sans se heurter à un ensemble de barrières légales et administratives. Il n’est donc pas étonnant qu’un certain nombre de migrants d’Amérique latine « régularise » les liens avec son partenaire par ce biais-là. Cela est vrai aussi bien pour les hommes que pour les femmes, même si les statistiques montrent que le mariage binational est plus souvent le fait des femmes. Parmi les couples, il convient donc de différencier les cas où les deux partenaires sont originaires d’Amérique latine, et ceux dont un seul des conjoints est originaire d’Amérique latine.
Couple latino-américain
33Quand les deux partenaires sont latino-américains, nous pouvons distinguer les cas de figure suivants : l’un des conjoints a une double nationalité (dont une européenne – souvent le cas des Argentins, Brésiliens, Chiliens, etc.) qui permet d’obtenir un permis de séjour et de travail ; le cas échéant, au moins l’un des deux conjoints a une qualification professionnelle élevée qui lui donne droit à un permis de travail.
34Souvent, il s’agit au départ d’un projet provisoire ou temporaire de séjour en Suisse qui peut ensuite évoluer vers un projet définitif.
Couple mixte binational
35Par couple mixte, nous entendons un couple où l’un des partenaires est latino-américain et l’autre suisse ou européen. Par rapport au mariage mixte, nous tenons tout de suite à effacer un mythe, celui du mariage blanc. Nous ne pouvons pas exclure la présence de ce projet de mariage, mais il est loin de représenter la majorité des cas.
36Dans la majorité des couples mixtes, la femme est originaire d’Amérique latine et l’homme est suisse ou européen, et dispose d’un permis valable pour vivre et travailler en Suisse. Il est possible de différencier les couples suivant les lieux où ils ont fait connaissance. Tout d’abord il y a les femmes qui ont rencontré leur mari en Amérique latine. Cette catégorie peut parfois présenter des caractéristiques socio-économiques particulières, c’est-à-dire qu’elle peut être composée de femmes qui appartiennent à une couche moyenne inférieure de la population. Une deuxième catégorie se compose des femmes latino-américaines qui ont rencontré leur futur mari en dehors de leur pays d’origine. Parmi ces femmes on peut encore distinguer celles qui sont parties pour travailler avec un statut socioprofessionnel très élevé et celles qui ont un statut plus bas.
37En effet, le lieu où le couple a fait connaissance nous apporte indirectement des informations quant aux ressources dont disposent les femmes. Par exemple, pouvoir se permettre un voyage en Europe et rencontrer ainsi son conjoint signifie souvent être dotée de ressources économiques plus importantes que celles des personnes qui ont rencontré leur conjoint en Amérique latine. Ces personnes appartiennent ainsi à des couches socioéconomiques différentes (cf. article Mainardi).
38Le projet est envisagé sur le moyen terme, en tout cas jusqu’à la fin de la scolarisation des enfants. Il s’agit rarement d’un projet définitif, à l’exception des couples qui ont déjà essayé de retourner en Amérique latine et dont le retour a été un échec.
Projet indéterminé
39Ce projet est, comme son nom l’indique, imprécis au départ : ni les buts migratoires ni la durée du projet ne sont clairs. Il est caractérisé par l’existence de conditions incitant au départ : société machiste, violence sociale et politique, besoin de rupture avec le milieu d’origine, etc., ou par le fait que la personne ne soit pas intervenue directement dans la décision migratoire (exilés, enfants et adolescents qui viennent avec les parents). Il s’agit moins d’un but de migration que d’une contrainte, motivation ou condition favorable au départ. Les projets indéterminés peuvent avoir des causes variées : recherche d’aventures et de découvertes, quête d’émancipation familiale/sociale, recherche de protection physique de soi-même et de sa famille, mais également absence de motivations claires.
Aventure et découvertes
40Il s’agit de personnes qui sont arrivées avec un projet migratoire visant à explorer de manière ouverte les nouvelles possibilités dans le pays d’immigration, c’est-à-dire, d’avoir un autre type d’expérience, de voyager, de sortir de la maison de ses parents, de visiter la Suisse, de trouver l’amour et se marier, de faire des études et/ou d’apprendre une autre langue ou simplement de mûrir. Ainsi, il s’agit d’expérimenter l’aventure et de tenter sa chance.
41Ce cas de figure concerne des jeunes latino-américains célibataires, sans responsabilité directe d’envoyer de l’argent à leurs familles ; ils n’ont, pour la plupart, pas de partenaire dans leur pays d’origine et viennent d’une couche sociale moyenne ou moyenne inférieure. Ils ont fait des études universitaires ou suivi une formation.
Emancipation familiale/sociale
42Il s’agit pour certaines personnes, surtout les femmes, d’aller vers la quête d’indépendance familiale. Dans une société patriarcale où la fille est sous la responsabilité du père et où ce n’est que par le mariage qu’elle pourra sortir de la maison du père, la migration donne à la femme célibataire la possibilité de s’éloigner et de se libérer de l’environnement familial et de pouvoir prendre ses propres décisions. Il s’agit en général de jeunes femmes, célibataires, ayant une formation universitaire et provenant d’une couche sociale moyenne.
Protection physique de soi-même et de sa famille
43C’est le sentiment d’insécurité vécu au quotidien (violence, guerre) dans le pays d’origine qui motive la migration. C’est les cas des exilés politiques chiliens, argentins, uruguayens des années 1970 et plus récemment des Colombiens et, dans une minorité des cas, des Vénézuéliens. Ceux-ci échappent à la violence en quittant leur pays d’origine pour rechercher la protection dans un autre pays (Suisse). Certains visent à élaborer des formes de solidarité avec leur société d’origine, afin de soulager la situation de ceux restés sur place ou de tenter de rendre possible un changement de la situation politique dans leur pays et de rendre possible ainsi un éventuel retour7. Lorsque les autorités de l’Etat de destination estiment que l’Etat d’origine des exilés est sûr, ces derniers ne recevront pas d’asile politique, ce qui les amènerait à vivre sur le territoire helvétique sans permis de séjour.
Absence de projet
44C’est le cas de personnes mineures qui sont venues avec leurs parents, ou parfois des conjoints des migrants. Ce ne sont pas elles qui ont pris la décision directe d’émigrer en Suisse ; elles n’ont donc fait aucune démarche pour venir en Suisse mais ont plutôt subi la décision de leurs parents ou de leur conjoint. Par ailleurs, au fur et à mesure que le séjour se prolonge, les parents, en situation illégale ou légale par mariage, font venir leurs enfants. Les enfants des sans-papiers sont scolarisés en Suisse jusqu’à un certain point. Ces enfants devenus adultes en Suisse se retrouvent sans perspectives majeures et sont déracinés de leur pays d’origine. Pour ce qui est des conjoints, lorsqu’ils n’ont pas été associés aux projets de départ, cela peut devenir une des sources majeures de tension dans le couple, notamment lorsque les conditions d’insertion sont difficiles dans la société de résidence.
Projet de promotion professionnelle
45Dans cette catégorie, nous trouvons deux catégories de personnes : celles qui émigrent pour se former (études universitaires ou post-grades) et d’autres ayant une formation très élevée et répondant aux besoins de l’économie suisse et entrant dans les critères établis pour le recrutement des travailleurs par la politique suisse d’immigration (« high skilled »)8.
46Pour le projet d’études, il s’agit de jeunes, célibataires, qui viennent d’un milieu où la formation est fortement valorisée. Il est important de mentionner que, dans le contexte latino-américain, les études sont considérées comme l’une des voies privilégiées de mobilité sociale et donc d’obtention d’un meilleur statut social. Ils proviennent d’une couche sociale moyenne/basse ou moyenne/supérieure. Toutefois, en raison de problèmes familiaux (crise économique, séparation, divorce dans la famille), les parents ne pouvaient plus financer les études en l’absence de ressources économiques importantes. Ces derniers, souvent des sans-papiers, doivent premièrement se doter de ressources pour ensuite réaliser leur projet. Ainsi, ils exerceront des métiers similaires à ceux de la catégorie ayant un projet économique et devront – si leur voyage a impliqué l’emprunt d’argent – rembourser les dettes. Mais il y a aussi ceux qui disposent de ressources économiques importantes (famille aisée ou bourse d’étude) et qui obtiennent un permis d’étudiant. Ceux-ci se verront confrontés, une fois leurs études terminées, à l’impossibilité de prolonger leur séjour sur le territoire helvétique.
47La durée envisagée est souvent la durée des études, mais ce projet provisoire peut devenir un projet à long terme en fonction des conditions rencontrées par la personne.
48Pour les « high skilled », il s’agit d’un projet professionnel d’abord. C’est la nature de travail qui compte et non le lieu de destination, qui est choisi en fonction des perspectives professionnelles. La durée est étroitement liée aux besoins des entreprises et de l’économie suisse.
Projets, liens avec le pays d’origine et avec la société suisse
49Les projets de départ exercent une influence sur les modes de vie que les migrants élaborent au cours de leur séjour en Suisse. Tantôt ces derniers orientent leurs énergies et leurs espoirs vers la société d’origine, tantôt vers la société de résidence. Mais souvent, les modes de vie se construisent progressivement et articulent de manière spécifique des liens avec ces deux sociétés.
50Les migrants ayant un projet économique dirigeront leurs efforts et leurs énergies vers l’épargne, en dépensant le minimum indispensable dans le pays d’immigration (un logement modeste, pas de loisirs, négligence de leur santé, etc.)9. Les migrants qui viennent avec des perspectives de promotion familiale (du couple et des enfants), sociale ou encore professionnelle (« high skilled »), investissent davantage d’énergies dans le pays d’immigration en donnant plus d’importance au logement, à l’apprentissage de la langue, à l’élargissement de leur réseau social, par le développement des contacts avec des Suisses ou des étrangers résidents.
51Pour ceux qui n’ont pas de projet ou qui viennent avec un projet indéterminé, l’investissement général dans le pays peut prendre différentes formes, selon les opportunités et les contraintes du moment. Par exemple, pour ce qui est du logement ou l’apprentissage de la langue, les situations observées peuvent être très variables, allant d’un investissement important à pas d’investissement du tout.
52Dans le cas des exilés en particulier, les formes d’insertion sont influencées par leur perception de la durée de leur séjour en Suisse. Ceux qui « vivent avec les valises prêtes » et pensent pouvoir retourner rapidement dans leur pays d’origine, se soucient moins de participer à la société de résidence que ceux qui pensent y rester longtemps. Cependant, même les personnes souhaitant faire leur vie en Suisse peuvent rencontrer des blocages dans l’accès à la vie professionnelle, à la formation ou au logement du fait de leur statut juridique précaire (requérants d’asile ou admissions provisoires par exemple).
Statut juridique et conditions de vie en Suisse : une pluralité des situations
53Les projets de départ subissent en effet des modifications en fonction des possibilités et des contraintes rencontrées dans le pays d’immigration au niveau économique, social et surtout du statut juridique. La politique suisse d’immigration ne reconnaît en fait que certains profils et motifs de séjour dans la Confédération comme légitimes, pour ce qui est des ressortissants non européens. Ainsi par exemple, des employeurs qui souhaitent engager des Latino-Américains dans des métiers peu qualifiés, alors que leurs besoins sont bien réels, n’ont guère des chances d’obtenir une autorisation de séjour pour eux. Plus généralement, les situations vécues par les migrants latino-américains vont varier sensiblement selon les modes de légitimation de leur séjour en Suisse (origines helvétiques, travail, études, mariage, asile, regroupement familial, etc.) et selon les types d’autorisations de séjour dont ils disposent.
54Les migrants les mieux lotis sont ceux disposant d’un passeport à croix blanche du fait de leurs origines helvétiques. En effet, comme le montre Bolzman dans sa deuxième contribution à cet ouvrage, la grande majorité de ces personnes sont nées en Amérique latine, ne connaissent la Suisse que par les récits de leurs ancêtres et ont des projets assez proches de ceux des autres Latino-Américains. Leur grand avantage est de disposer des mêmes droits que la population suisse, y compris de l’accès à l’aide sociale en vue de leur installation dans le pays. Cependant, ces personnes peuvent se heurter à la non-reconnaissance de leurs diplômes étrangers lors de leurs tentatives d’insertion sur le marché du travail.
55Concernant ce dernier aspect, les personnes bénéficiant des meilleures perspectives professionnelles, hélas assez minoritaires, sont celles recherchées pour leurs qualifications élevées et qui disposent d’un contrat de travail leur donnant accès à un permis de séjour stable (B ou C). Elles peuvent travailler dans leur métier et disposer de droits assez proches de ceux de la population suisse, à l’exception des droits politiques.
56Certaines personnes arrivent avec un contrat de travail, mais celui-ci ne permet l’accès qu’à des emplois spécifiques et à des autorisations de courte durée (permis L) qui les placent dans des situations fort précaires. C’est le cas des artistes de cabaret (originaires principalement du Brésil et de la République Dominicaine), dont le statut juridique les met à la merci de leurs employeurs et qui n’ont guère de chances d’accéder à de meilleurs emplois ni de rester légalement en Suisse à terme (cf. articles de Petree et Vargas ; de Mainardi).
57Les études universitaires ou en HES constituent une autre voie de séjour en Suisse. Le statut d’étudiant donne accès à un permis B, valable pendant la durée des études et donc provisoire. Les étudiants doivent souvent travailler à côté de leurs études pour leur subsistance et malgré cela leurs conditions d’existence sont relativement précaires (Bolzman et al., 2006). Ils n’ont guère des chances d’accéder à une stabilisation de leur statut après l’obtention de leur diplôme.
58Nombre de Latino-Américaines et Latino-Américains disposent d’un permis de séjour en raison de leur mariage avec un ressortissant suisse ou avec un étranger résident ; parfois ils/elles arrivent pour rejoindre leur conjoint déjà installé, dans le cadre du regroupement familial. Comme le montre Riaño dans son article, pour ces personnes, et notamment pour les femmes, il est difficile de faire valoir leurs qualifications sur le marché du travail : elles sont souvent confrontées à une déqualification professionnelle ou à une sortie du marché de l’emploi. En outre, du fait que pendant les premières années de séjour en Suisse, leur autorisation de séjour est liée à leur mariage, certaines de ces personnes sont exposées à des formes de violence domestique de la part de leur conjoint, face auxquelles elles sont mal protégées (cf. De Puy et Vasconcelos dans ce livre).
59Certains Latino-Américains sont arrivés en Suisse par la voie de l’asile politique (en particulier dans les années 1970 et 1980), et d’autres continuent à demander la protection de l’Etat helvétique. Si ces personnes obtiennent le statut de réfugié, elles bénéficieront d’une stabilité juridique et de droits proches de ceux de la population suisse, même s’il n’est pas aisé de pouvoir continuer à exercer en Suisse, du moins lors des premières années, la même profession que celle pratiquée au pays d’origine (cf. article de Bolzman). En revanche, aujourd’hui la grande majorité des demandeurs d’asile se voient refuser leur requête et doivent quitter le pays ou y vivre sans autorisation de séjour. Au mieux, certains obtiennent une admission provisoire qui permet de rester en Suisse pendant une durée incertaine et avec des droits limités.
60Un nombre considérable de Latino-Américains vit et travaille en Suisse sans autorisation de séjour. La politique migratoire restrictive de la Confédération ne leur laissant aucune chance de régulariser leur situation, ils sont contraints de vivre dans l’ombre. Il en résulte la « clandestinisation » d’une partie d’entre eux (Bolzman, 2001). Puisqu’ils représentent la figure centrale du migrant délocalisé latino-américain, et plus largement du Sud, en Suisse et dans les sociétés industrialisées, nous leur accorderons une attention particulière.
Les sans-papiers en Suisse
61Selon les estimations du Syndicat interprofessionnel des travailleurs de Genève (SIT, 2003), le nombre des travailleur-euse-s sans-papiers en Suisse est d’environ 120 000. L’institut de recherche GfS à Berne10 estime que les sans-papiers latino-américain-e-s se concentreraient comme groupe principal dans les cantons de Zurich, Vaud et Genève. A Bâle-Ville ce sont aussi les Latino-Américains conjointement avec les ressortissants de l’Europe de l’Est qui apparaissent comme groupe principal.
62A Genève, le SIT constate – à partir de données issues de 1 600 dossiers représentant environ 2 800 personnes11 – que 85 % vient des pays latino-américains (Brésil, Colombie, Equateur, Bolivie, Pérou). Le secteur professionnel qui recrute par excellence une main-d’œuvre « sans-papiers » est l’économie domestique (76,3 % et ensuite la restauration 10,3 %).
63Percevant de bas salaires – dans l’économie domestique entre 800 francs et 1500 francs nets sans charges sociales pour 60 à 80 heures par semaine ; dans la restauration, par contre, les employeurs, dans une grande majorité, déclarent aux assurances sociales –, ces personnes vivent dans des conditions de vie précaires et pour beaucoup d’entre elles, l’accès à l’assurance-maladie n’est pas possible. Les conditions de logement sont iniques. Face à la pénurie de logements, de nombreuses personnes s’enrichissent en sous-louant à des prix exorbitants. Un logement ou un studio qui vaut 600 francs est sous-loué à 1500 ou 1800 francs. Les sans-papiers, vu leurs maigres salaires et la pénurie de logements, s’entassent à six, huit ou dix personnes dans un studio.
64A Lausanne (cf. article Valli), les Equatoriens sont la communauté la plus importante, suivie par celles des Brésiliens, des Colombiens et dans une moindre mesure des Péruviens, Boliviens et Chiliens. Un certain nombre de Colombiens en situation irrégulière sont passés par la procédure d’asile politique de laquelle ils ont été déboutés. A l’inverse, un certain nombre de réfugiés chiliens, rentrés au Chili suite à la restauration de la démocratie, sont revenus et séjournent actuellement en Suisse de façon irrégulière. Les sans-papiers représentent entre 2 000 et 3 000 personnes. Les conditions de vie de ces personnes sont similaires à leurs homologues habitant dans le canton de Genève et sont caractérisées par une extrême vulnérabilité sociale qui s’exprime dans les conditions de travail, la précarité économique et du logement, l’insécurité physique et psychologique, les risques d’atteintes à la santé et peu de chances de formation post-obligatoire pour les jeunes.
Modes de vie et identités des sans papiers
65Afin de comprendre « comment » vivent les personnes sans statut légal en Suisse, Carbajal analyse les conséquences de l’assignation du statut de sans-papiers sur les femmes migrantes latino-américaines. Tel qu’elle l’indique, ce nouveau statut a des conséquences non seulement sur le mode de vie de ces femmes (manière d’organiser la vie quotidienne en Suisse) mais aussi sur leurs identités (sentiment d’illégitimité quant au fait d’occuper une place sur le territoire helvétique de manière « illégale », risque de renvoi à tout moment, incapacité de se projeter dans l’avenir, etc.). Afin de vivre en tant que sans-papiers, ces personnes doivent organiser leur vie quotidienne de manière à ce qu’elles puissent prolonger leur séjour sur le territoire helvétique (il s’agit d’un mode de vie fait des stratégies, des tactiques, de mobilisation des ressources, etc.). Or, ce mode de vie doit être accompagné d’un argumentaire symbolique du bien fondé de l’expérience migratoire (une lecture faite de « bonnes raisons » et qui donne un sens au séjour en Suisse). C’est la maîtrise que ces femmes auront au niveau de ces deux registres (mode de vie et stratégies identitaires) qui leur feront dire : « J’ai une vie normale en Suisse » et ceci malgré le fait qu’elles vivent dans la clandestinité. En effet, comme n’importe quelle autre femme ou homme en Suisse, elles réalisent des activités diverses : participent aux fêtes, organisent des sorties, ont des amis, travaillent, cherchent à devenir indépendantes financièrement, etc.
66Ce sont ces mêmes contradictions auxquelles Perregaux fait référence, lorsqu’elle présente quatre études portant sur les jeunes Latino-Américains sans-papiers. Ceux-ci, à l’instar de leurs copains suisses, sortent la plupart du temps sans problème, vont au cinéma, font du sport, ont des loisirs, se retrouvent entre eux pour aller boire un verre, etc. Ils mènent ce qu’ils appellent « une vie normale d’adolescents ». Or, cette vie « normale » reste « anormale » dans la mesure où le problème de la clandestinité n’est pas résolu et que celui-ci peut resurgir à tout moment : difficultés liées à l’entrée en formation, impossibilité de réaliser leur projet de formation, obligation de travailler clandestinement, etc. Ces jeunes ont été scolarisés en Suisse et malgré le fait d’y avoir passé plusieurs années, ils sont toujours des sans-papiers. Ils se sentent reconnus dans certains lieux et certaines institutions comme l’école et inexistants dans d’autres (des lieux de formation notamment). Leur manque de statut leur fait dire qu’ils se sentent tolérés mais non accueillis.
67Pour ces jeunes, pour les femmes décrites auparavant ou pour d’autres personnes ayant le statut de sans-papier, les projets qu’ils avaient en arrivant ont de la peine à se réaliser. Il faut cependant vivre, sans pouvoir toujours actualiser son projet, en laissant sur le chemin beaucoup d’espoirs et rêves. Or, le fait d’attribuer une nouvelle lecture à la situation vécue (comme Carbajal le dit, étant donné que ces femmes ne peuvent pas changer la situation, elles peuvent quand même lui donner une autre interprétation), la construction d’un nouvel habitus (une forme de socialisation à la clandestinité, qui pourrait fonctionner comme un mécanisme de défense et de protection – cf. article Perregaux) et/ou la mise en place de stratégies identitaires (qui impliquent le fait d’avoir une marge de manœuvre sur la définition de soi, cf. article Carbajal), font de ces personnes des acteurs et actrices sociales qui résistent à la clandestinité.
68Si certaines personnes restent dans l’ombre, d’autres utilisent comme stratégie celle de militer au sein des collectifs de sans-papiers. Il s’agit à travers la visibilisation, de revendiquer une reconnaissance au sein de la société où ils habitent. A cet égard, il est important de remarquer que dans les cantons où il y a (eu) une forte mobilisation de ce type des mouvements, il est possible de remarquer des gains au niveau des modes de vie des personnes sans statut légal, notamment sur le plan de leur mobilité et de leur participation à l’espace public. L’article de Valli met l’accent sur la situation des personnes sans-papiers à Lausanne. Selon lui, depuis 2002, grâce à une certaine diffusion médiatique et à une importante mobilisation des milieux sympathisant avec la cause du collectif vaudois de soutien aux sans-papiers, ceux-ci mènent de plus en plus une vie sociale active (dans les manifestations ou soirées latinos par exemple). Le monde associatif est caractérisé par l’existence de plusieurs types d’associations (tous les principaux groupes nationaux ont au moins une association) ; certaines d’entre elles sont très actives et organisent différentes manifestations durant l’année (par ex. Festival de danses folkloriques ou participation à des manifestations plus officielles). Ces réseaux nationaux constituent certainement l’un des principaux moyens dont disposent les migrants sans-papiers pour réussir leur installation dans le pays d’immigration. Comme l’indique Valli dans sa contribution, les personnes sans statut légal utilisent intensivement leur « capital social » (composé de la famille, la communauté, la population locale solidaire).
69Quoi qu’il en soit, le vécu des personnes sans-papiers est marqué par des difficultés d’ordre différent. Au niveau du travail, les femmes sont engagées dans le secteur domestique, la garde d’enfants ou les nettoyages ; pour les hommes, la recherche de travail est plus difficile (une bonne partie d’entre eux travaillent dans les hôtels, les bars et les restaurants). Or, le fait de trouver du travail reste une préoccupation principale. Le logement représente un autre grand souci des sans-papiers. Ils habitent dans de petits appartements obtenus en sous-location et partagent souvent à plusieurs la même chambre (cf. article Valli). Le vécu des jeunes sans-papiers est également marqué par la précarité à la fois matérielle, psychologique, sociale et affective. Leurs récits de vie laissent entrevoir le besoin de satisfaire des besoins élémentaires de chaque être humain : besoin de reconnaissance, de sécurité, de penser à l’avenir et au lieu où celui-ci pourrait se dérouler (cf. article Perregaux).
La place des réseaux sociaux
70Les migrations latino-américaines constituent rarement un acte solitaire. En effet, il n’est pas étonnant de rencontrer en Suisse des membres de la même famille, des amis et des connaissances issus de la même ville ou du même quartier que les migrant-e-s. Cela témoigne de l’importance des réseaux sociaux communautaires pour les Latino-Américains. Les réseaux assument en effet pour les migrant-e-s des fonctions diverses : ils favorisent l’arrivée de nouveaux et nouvelles migrant-e-s et facilitent leur insertion et leur installation dans la nouvelle société ; ils permettent de garder des liens avec la société d’origine, ils aident à préserver l’identité culturelle et à l’adapter aux nouvelles circonstances, constituent un rempart contre l’isolement et constituent un moyen d’aide mutuelle dans divers domaines (Bolzman, 1996 ; Carbajal, 2007).
71Grâce aux réseaux, les nouveaux venus disposent en effet de soutiens pour s’orienter dans la société suisse, d’informations leur permettant de mieux se débrouiller dans le nouveau contexte (apprendre la langue, mieux comprendre le système sanitaire, scolaire, politique, etc.), de contacts pour accéder à un logement ou à un travail, ou encore de soutiens pour obtenir des aides ponctuelles. Les réseaux représentent également un moyen de socialisation à la nouvelle réalité, comme par exemple connaître les exigences et les normes de la vie professionnelle, obtenir des définitions de ce qu’est un « bon » travail, etc. Le réseau peut constituer également un espace pour aborder des questions qui préoccupent les migrant-e-s, telles que, par exemple, l’éducation des enfants ou la préservation de la langue d’origine. Comme le montrent Petree et Vargas, ils constituent également des canaux pour apporter une aide matérielle à celles et ceux restés sur place, que ce soit des membres de la famille ou de la communauté plus large. Plus généralement, les réseaux favorisent la circulation des biens, des personnes, des messages et des informations entre la société d’origine et la société de résidence.
72Cependant, l’efficacité d’un réseau est liée à son « capital social ». Certaines communautés de migrants se trouvent dans des situations trop précaires pour accomplir pleinement leur rôle de soutien à leurs membres, alors que d’autres, comme le montre Bolzman dans son article sur les Chiliens, du fait de leur implantation plus ancienne, de leur histoire dans la société suisse, peuvent jouer un rôle de lobby efficace en vue d’obtenir certaines améliorations des droits pour leurs membres (Accords bilatéraux de sécurité sociale par exemple).
73Les articles de Ljuslin et al, d’Ospina, de Carbajal, ainsi que de Rothenbuler et al. montrent que le réseau institutionnel non communautaire peut jouer aussi un rôle très important dans la vie des migrants en leur permettant d’accéder à des informations concernant leurs droits, l’aide sociale, la prévention en matière de santé ou à des espaces de sociabilité. Cette dimension est abordée en détail dans la deuxième partie de cet ouvrage.
Transformations de la vie familiale et de couple
74La migration entraîne pourtant des changements par rapport à la conception même de la famille et du réseau social, ainsi que par rapport aux rôles qu’ils accomplissaient dans la société d’origine. Si, dans les sociétés latino-américaines, la famille élargie et d’autres instances intermédiaires (voisins, amis, etc.) occupaient une place importante et favorisaient les liens entre l’espace privé et l’espace public, en Suisse, la vie familiale se privatise et la mobilisation des réseaux informels implique souvent une démarche volontaire et de planification (Bolzman, 1997).
75Cependant, les modifications les plus significatives concernent la place de la famille dans la société et les relations entre conjoints. Ainsi, les notions mêmes de famille, de concubinage, de mariage, etc., que l’on trouve dans les sociétés d’origine, diffèrent du contexte suisse, où la religion a une importance moindre et la valorisation de l’individu est plus centrale. Les rôles attribués aux hommes et aux femmes dans le couple, ainsi que les répartitions des tâches sont également confrontés à d’autres modèles. En particulier, les rapports sociaux de genre (femme responsable de tâches domestiques – reproduction ; homme pourvoyeur de la famille – production) ne se structurent pas de la même manière que dans les pays d’origine.
76D’une manière générale, les contraintes économiques et les possibilités du marché du travail helvétique amènent à une forte augmentation du travail rémunéré féminin en comparaison aux pays d’origine. Dans certaines catégories, comme celles des familles venues avec un projet économique et dont les deux conjoints sont latino-américains, c’est la femme qui devient même le support économique principal dans la famille, car les offres d’emploi (par exemple dans le secteur du care) s’adressent davantage aux femmes qu’aux hommes (Carbajal, 2004). Alors que chez les exilé-e-s politiques ou chez les couples binationaux l’apport économique de la femme est complémentaire de celui de l’homme (Mainardi, 2005).
77Lorsque la femme travaille à l’extérieur, elle assume le plus souvent une double journée de travail, puisque c’est elle qui assure pour l’essentiel les tâches ménagères. Dans les couples où la femme devient le principal pourvoyeur de la famille, une mise question des rôles habituels assumés par chacun des conjoints peut avoir lieu, accompagnée de tentatives de renégociation de la participation de chacun aux tâches domestiques.
78A la fois pour des raisons financières ainsi que pour faire face aux défis migratoires et accomplir le projet de départ, dans certains cas, une flexibilisation des rôles se produit : ainsi l’homme participe davantage à quelques activités, surtout en ce qui concerne la garde des enfants. Dans d’autres cas, en revanche, des résistances masculines sont plus tenaces, ce qui peut créer davantage de crispations et de conflits dans le couple. Dans d’autres situations, ces résistances se combinent avec des comportements d’infidélité masculine, de l’alcoolisme et des dépenses inconsidérées de la part de l’homme, ce qui peut conduire à des situations de séparation ou de divorce.
79En ce qui concerne les cas où l’homme est le pourvoyeur économique principal, il convient de distinguer les couples latino-américains et les couples mixtes. Pour les couples latino-américains, même s’il semble exister un réaménagement des rôles qui vise plutôt un partage égalitaire des tâches domestiques, il n’en reste pas moins que pour une catégorie (surtout des couples provenant des couches populaires), la distribution traditionnelle des rôles reste la même que celle du pays d’origine. Il y a également des couples dont la distribution des tâches ne débouche pas sur un mode de fonctionnement satisfaisant. Ces derniers sont plus conflictuels et ont recours davantage aux séparations ou aux divorces (Bolzman, 1997).
80Pour les couples mixtes, d’une femme latino-américaine avec un conjoint suisse ou européen, la question de la confiance et de la sécurité fournie par l’homme non latino-américain semble centrale. C’est souvent la raison évoquée pour le mariage. Il reste à voir si ces couples fonctionnent sur un partage des rôles ou sur la complémentarité. Béday-Hauser et Desbiolles montrent, dans leur article, que les femmes latino-américaines peuvent se trouver fortement déstabilisées lorsque leur conjoint rencontre des difficultés dans sa vie professionnelle. Une autre source importante de malentendus est liée à la conception de la relation entre les conjoints, la femme privilégiant la famille élargie et l’homme la dyade du couple.
81Pour les couples mixtes constitués d’un homme latino-américain avec une femme suissesse ou européenne, le stéréotype de l’homme macho qui ne fait rien à la maison et qui se soucie principalement de sa réputation reste à démontrer. Bien que parfois cela soit évoqué comme cause de divorce, des études approfondies sur cette question complexe restent à réaliser. En tout cas, Béday-Hauser et Desbiolles mettent en évidence que dans ces couples, les sources de malentendus sont complexes, touchant autant des facteurs culturels (conceptions des rôles des conjoints, de la place de la famille, etc.), que des facteurs statutaires et sociaux (absence de reconnaissance ou discrimination de l’homme dans le monde professionnel, dépendance financière à sa femme, etc.).
82En tout état de cause, les questions de genre semblent centrales dans le fonctionnement des couples en général et cela est aussi vrai pour les couples latino-américains ou mixtes.
Du provisoire à l’installation progressive
83Sayad (1991) écrivait qu’« il n’est pas d’immigration, même réputée de travail et exclusivement de travail (…) qui ne se transforme pas en immigration familiale, c’est-à-dire à fond en immigration de peuplement ». On peut élargir ce constat, pour le cas des migrations latino-américaines et ajouter qu’une grande partie des projets provisoires se transforme en installation à moyen ou long terme, comme le montrent les articles de Bolzman sur la communauté chilienne et de Petree et Vargas sur la communauté dominicaine. De nouveaux projets, renouvelés ou imprécis, sont élaborés, amenant à une sédentarisation progressive des migrants. A cet égard, Véronique de Rudder-Paud (1975) avance comme hypothèse que la prolongation de l’immigration amène, dans un premier temps, l’indécision et l’indétermination et pousse, plus tard, à l’enracinement. Le temps de séjour dans le pays de résidence serait une variable importante dans ce processus. Cette évolution semble être comparable à plusieurs situations observées en Suisse. Mais, à notre avis, il faut comprendre l’installation progressive non seulement comme un processus lié au facteur temps, mais également en relation avec la fonction sociale et économique de la migration.
84Le fait de retourner dans son pays n’est pas en effet un acte simple. Il implique certaines conditions : l’existence de signes extérieurs de la réussite à l’étranger. L’argent en est un signe visible, il fait partie des attentes du contexte social, des amis, de la famille restés au pays : étant donné qu’on ne parle pas de difficultés en Suisse, comment justifier le fait de retourner sans argent ? L’envoi périodique d’argent est une habitude courante : soit pour payer les dettes du voyage – surtout dans un premier temps – soit pour subvenir aux besoins de la famille – surtout dans un deuxième temps. Aussi, étant donné que l’argent envoyé à sa famille au pays devient une partie ou la partie la plus importante du budget familial, comment pourrait-il ne pas prolonger son séjour ? (Carbajal, 2004).
85Or, afin de pouvoir « accomplir » cette mission, la présence d’un marché de travail disponible dans le pays d’immigration s’avère nécessaire. Leo Chavez, à propos de son étude sur les immigrés mexicains sans-papiers aux Etats-Unis, affirme que le travail est un facteur important dans la décision de rester longtemps dans la société de réception. Même s’il s’agit d’un travail et d’un séjour instables, le fait d’avoir la sensation qu’il y a du travail disponible incite d’une certaine manière les immigrés sans-papiers à y rester : « (…) steady work is important. Even if the persons changes jobs frequently, or must rely on a steady supply... those who stay have a sense that jobs are available » (Chavez, 1998). Ces constats concernent également les migrants documentés.
86Le regroupement familial est également un facteur central d’enracinement progressif. En effet, au fur et à mesure que le/la migrant-e commence à se stabiliser, il/elle envoie de l’argent ou un billet d’avion pour un membre de la parenté. A ceci, il faut ajouter la réalité des mères séparées de leurs enfants en Suisse, en raison de la migration : celles-ci ont tendance à faire venir leurs enfants, ce qui a également des conséquences pour une installation provisoire à long terme, car l’idée du retour est toujours présente... (Carbajal, 2004).
Mythe et réalité du retour
87Le projet de retour est en effet, pour ainsi dire, omniprésent dans les discours des Latino-Américains. Il peut être de l’ordre du rêve, du mythe ou prendre la forme d’un projet concret. En tout cas, il témoigne d’une forme de loyauté vis-à-vis du pays d’origine.
88Dans d’autres cas, le projet prend la forme de circulation migratoire. Il s’agit d’une stratégie qui peut avoir plusieurs fonctions : faire avec les restrictions imposées par les lois d’immigration, pouvoir articuler systématiquement l’ici et le là-bas de manière concrète et non seulement symbolique, en actualisant constamment les liens avec les deux sociétés de référence et avec des personnes significatives de part et d’autre de l’Atlantique.
89Mais paradoxalement, ce qui est un motif de départ, le travail, peut aussi être un motif de prolongation du séjour ou de migration répétée. En particulier pour les personnes sans statut légal, le fait même d’être un-e sans-papiers entraîne une situation provisoire. Or, cette condition de « provisoire » est « déstabilisatrice » car le retour n’est pas clair, ni en termes de date (il pourrait avoir lieu même demain), ni en ce qui concerne les conditions de rentrée (volontaire, obligée, forcée). Mais le retour peut également être un élément « stabilisateur », dans la mesure où le retour offre des possibilités de retrouver un statut juridique et social perdu, de revoir la famille, de reprendre contact direct avec la culture du pays. En tout cas, comme le montre l’article de Carrillo et De Souza, un retour forcé, abrupt (suite à un contrôle policier) et donc non planifié, est souvent source de frustration, de honte, voire même synonyme d’échec. En effet, selon les circonstances, ces personnes devront repartir avec les « valises vides » ; de plus, si elles ne disposent pas d’épargne, elles devront tout recommencer à zéro. L’idéal pour beaucoup est de pouvoir rentrer, mais dans des conditions voulues et maîtrisables.
90La question du retour se pose de manière différente pour les jeunes. En effet, ces derniers connaissent le plus souvent mieux la Suisse que le pays censé être le leur. Et ils craignent de devoir vivre dans une réalité qui leur apparaît comme inconnue. De plus, ils ont entendu des discours très contradictoires de la part de leurs parents à propos du pays d’origine : tantôt terre de toutes les merveilles, tantôt lieu de toutes les misères et les souffrances, ce qui ne manque pas de les interroger. Plus particulièrement pour les jeunes sans-papiers – venu-e-s rejoindre leurs parents, socialisé-e-s et scolarisé-e-s en Suisse, n’ayant plus de liens directs depuis plusieurs années avec leurs pays d’origine (en raison du risque de ne pas pouvoir revenir en Suisse) et se retrouvant sans perspectives professionnelles ou d’études supérieures –, le retour, en termes de désir, n’est pas envisagé ni envisageable (Lévy, 2004).
91Parfois, certains couples ou familles essaient le retour, mais les crises économiques actuelles ou les grandes inégalités persistantes dans l’ensemble de l’Amérique latine rendent de plus en plus difficile la possibilité d’une réinsertion professionnelle et économique au pays d’origine.
92Souvent le retour est considéré comme envisageable et probable lors de la retraite. C’est le cas notamment des familles avec enfants : pour elles, il est difficile de concevoir un retour plus tôt dans le cycle de vie ; le retour est alors pensé comme un moment de retrouvailles en fin de vie, « aller finir ses jours » au pays de ses racines. Certains envisagent même un rapatriement après la mort, façon d’être enterré parmi les siens, dans la terre de ses ancêtres.
Des migrations en mouvement, des questions ouvertes
93Les articles présentés dans cet ouvrage permettent d’accéder à une vision plus large et complexe des migrations latino-américaines en Suisse. Ils mettent en évidence la diversité des projets, des statuts, des conditions de vie et des modes de vie. Ils montrent les dynamiques communautaires, la place des réseaux sociaux, les continuités et les transformations dans les relations de genre, la modification des projets migratoires de départ. Cependant, ce panorama est loin d’être exhaustif. Des questions importantes sont encore ouvertes et mériteraient des études plus approfondies.
94Une thématique émergente est celle des Latino-Américains âgés : au-delà du projet de retour lors de la retraite, que feront-ils concrètement ? Y’aura-t-il, comme c’est le cas pour d’autres communautés migrantes, des différences entre les hommes et les femmes ?
95Une autre thématique centrale concerne le regroupement familial. A notre connaissance, à l’heure actuelle, il n’y a guère d’études achevées en Suisse concernant l’ensemble des questions qui se posent, tant à la famille qu’aux professionnels, lorsqu’un enfant, un conjoint ou un parent âgé rejoignent les membres de la parenté déjà sur place.
96Nos observations dans les différentes régions linguistiques de Suisse semblent suggérer des modes d’incorporation différents des Latino-Américains, liés probablement aux différences culturelles et linguistiques propres à la Suisse. Pour ce qui est plus spécifiquement des sans-papiers, leur situation en Suisse alémanique semble plus précaire que dans les régions latines, notamment en ce qui concerne la légitimité de leur séjour et leur visibilité. Des études comparatives seraient fort utiles dans ce domaine.
97La question de l’avenir des sans-papiers reste posée. Quelle place leur fera la société suisse ? Plus spécifiquement, que deviendront les jeunes sans-papiers qui ont fait toute ou une grande partie de leur scolarité obligatoire en Suisse ? Où pourront-ils faire valoir les connaissances et compétences acquises ?
98Aussi importantes que soient les réponses à ces interrogations, et au-delà d’une perspective académique, il nous semble important de rappeler que, comme d’autres migrants, les Latino-Américains disposent de ressources et font face à des contraintes. La valorisation de leurs potentialités, les apports qu’ils pourront faire à la société suisse et à leurs sociétés d’origine est un travail qui leur appartient en partie, mais sans des interlocuteurs disposés à faire un bout de chemin avec eux, sans une politique d’immigration qui allège leurs contraintes, ce travail risque de devenir un fardeau prométhéen.
Bibliographie
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SIT (Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs), Pour mettre à jour l’économie de l’ombre, les explications du SIT concernant ses dossiers déposés le 27 août 2003 au Conseil d’Etat, Genève, SIT, 2003.
Taboada-Leonetti Isabelle, « Le projet de migration. La nature du projet de migration et ses liens avec l’adaptation », in L’année sociologique, vol. 26, 1975, pp. 107-123.0
Notes de bas de page
1 Les relations entre migrations et périodes historiques expriment des tendances fortes, mais on peut trouver chaque type dans les différentes périodes.
2 Les données statistiques par nationalité ne sont pas disponibles avant 1973. Cf. www.bfm.admin.ch
3 Ce chiffre ne tient pas compte des Latino-Américains ayant acquis la nationalité Suisse. Ces dernières années, leur nombre est d’environ 1200 par année (Amman, 2006).
4 D’après le Ministère des affaires étrangères du Brésil, le nombre de Brésiliens vivant en Suisse serait en fait de 26’000 si l’on tient compte des « sans-papiers » et des naturalisés (chiffres cités par Amman, 2006).
5 Cette typologie se base sur les résultats des recherches de Carbajal (2004) et de Mainardi (2005). La typologie mentionnée reprend la terminologie utilisée par Taboada-Leonetti et De Rudder (1975). Nous tenons à souligner que la description des projets intitulés : économique/familial, indéterminé (et ses variantes : projet d’aventure, d’émancipation familiale/sociale, absence de projet) sont issus des résultats d’une recherche portée uniquement sur les femmes latino-américaines sans-papiers (Carbajal, 2004). Toutefois, nos connaissances et observations sur les communautés latino-américaines, nous suggèrent que ce contenu peut être bel et bien valable pour l’ensemble des Latino-Américaines. Cette typologie conserve ainsi un caractère exploratoire qui mériterait d’être confirmé par des recherches futures.
6 On pourrait ajouter aussi un projet de type identitaire, présent parmi les Latino-Américains d’origine helvétique. Tout comme les européanisés, ces personnes se déplacent pour rechercher leurs racines (cf. Bolzman dans ce livre).
7 Pour plus de détails sur la modification des projets des exilés selon l’évolution de la situation politique dans leur Etat d’origine, voir Bolzman, 1996.
8 Ces critères sont définis dans la nouvelle Loi sur les étrangers (Letr, art. 23), acceptée en votation populaire le 24 septembre 2006.
9 Carbajal (2004) analyse les logiques d’action se trouvant à la base de l’organisation des modes de vie des femmes sans-papiers. Elle construit une typologie en considérant les critères suivants : projet migratoire, temps et ressources. Ces logiques sont : logique économique (où le mode de vie est caractérisé par l’épargne maximale au détriment des conditions de vie en Suisse), logique adaptative (où le mode de vie s’adapte aux conditions actuelles de vie de la personne) et logique intellectuelle.
10 Sur mandat de l’Office fédéral des migrations. Cette étude a été réalisée dans les cantons de Genève, Vaud, Bâle, Zurich, Thurgovie et du Tessin.
11 Ces dossiers se sont constitués à partir des permanences spécifiques pour les sans-papiers.
Auteurs
ORCID : 0000-0002-9827-8072
Sociologue et professeur à la Haute école de travail social (hets) de Genève, il est responsable du Centre d’études de la diversité culturelle et de la citoyenneté dans les domaines de la santé et du social (CEDIC), réseau de compétences de la HES-SO. Il est chargé de cours au Département de sociologie de l’Université de Genève où il enseigne la « Sociologie des migrations et des relations interculturelles ». Claudio Bolzman s’intéresse depuis près de trente ans aux migrations latino-américaines. Sa thèse de doctorat porte sur l’exil chilien en Suisse et il est l’auteur de diverses recherches et publications relatives aux migrations latino-américaines
Dr phil. en travail social, elle travaille actuellement à la Haute école de travail social de Genève (hets) dans le cadre d’une recherche portant sur la mixité, la non-mixité et la formation auprès des femmes faiblement qualifiées. Elle est également cheffe du projet « Migration et intimité » (Fondation Profa Vaud) qui promeut la santé sexuelle auprès des populations migrantes. Dams ée cadre de sa thèse de doctorat, elle a traité de la thématique des femmes latino-américaines sans-papiers en Suisse
Après une licence en psychologie clinique, elle se tourne vers la sociologie des migrations avec une thèse de doctorat concernant la migration des femmes brésiliennes en Suisse. Elle travaille ensuite comme formatrice pour une ONG travaillant avec les enfants en situation de rue dans différents pays d’Amérique latine et au Moyen Orient. Actuellement elle travaille à la Haute école de travail social de Fribourg comme chargée de cours en méthodologie de la recherche et directrice de mémoires de fin d’étude. Elle donne aussi des cours à l’Institut de pédagogie curative de l’Université de Fribourg et dans le cadre de l’enseignement interdisciplinaire sur les études genre
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