Préface
p. 6-13
Texte intégral
1Une école de son temps, quel magnifique titre pour un ouvrage historique qui illustre l’évolution permanente d’une institution et sa capacité à se transformer en fonction des réalités et enjeux d’un temps donné. Une évolution contextualisée, faite de continuels renouvellements en adéquation avec les besoins sociaux, le développement des politiques publiques et l’évolution des institutions sociales.
2A la lecture de cet ouvrage, j’ai été particulièrement interpellée par des valeurs défendues qui font continuité, comme un fil rouge qui ne cesse de se dérouler et donne ainsi identité et chair à notre école, accompagné de quelques éléments de différenciation marqués. Tout me semble si différent et semblable à la fois. Une histoire qui s’inscrit dans des temporalités marquées par la singularité de leur contexte, poussant, étape après étape, à construire des dispositifs créatifs en réponse aux défis. Peut-être rien d’autre que ce que l’on nomme aujourd’hui, avec beaucoup d’emphase, les innovations sociales.
3Je repense aux directrices qui ont porté ce projet par leur investissement, par leur engagement, dans des temps où la place de la femme n’était que rarement aux commandes. Puis est venue la période des hommes aux manœuvres, en cultivant une certaine sensibilité des choses humaines, de ce qui nourrit le social. Des hommes et des femmes qui ont su conduire cette institution au gré des discours et des polémiques, de ce qui norme et de ce qui est encore à transformer.
4L’auteur, Didier Cattin, est maître d’enseignement à la HETS depuis 1992 ; il possède à son actif 27 années au service de la formation. Il aura vécu de grandes transformations, tels le passage de la fondation IES à la structure étatique HES, le changement de statut de la HES-SO Genève, devenu un établissement autonome en 2014. Il nous convie à une lecture tout en finesse d’éléments constitutifs et illustratifs de l’évolution d’une école qui traverse des crises pour mieux se développer, telles des mues qui consolident leur cocon et finissent par ressentir le besoin de se réinventer. Il porte un regard aiguisé d’historien, principalement sur la période antécédente à son engagement au sein de l’institution. Il a opéré un choix très minutieux dans les données pour nous faire revivre les grands moments de notre école. L’histoire récente sera, à n’en pas douter, l’objet d’un troisième volume à paraître pour le 150e anniversaire. Il fera suite à l’ouvrage De l’Ecole des femmes à l’Institut d’études sociales, 1918-1993, écrit par Jacqueline Court et Micheline Kretschmer pour le 75e anniversaire.
Une école en mouvement
5Si je devais retenir quelques moments clés des différentes périodes, je relèverais les points suivants :
6En octobre 1918, à la sortie de la Grande Guerre, la nouvelle Ecole d’études sociales pour femmes ouvrait ses portes. Créer une école professionnelle pour femmes de niveau supérieur dans le champ de l’aide sociale fut un projet novateur, hautement politique. Celui-ci s’inscrivait dans le mouvement de professionnalisation de l’assistance au niveau international, entamé aux Etats-Unis. En Suisse, deux écoles voient le jour la même année, l’une à Lucerne, l’autre à Genève. Le projet genevois est porté par un homme, Hans Töndury, jeune universitaire zurichois, engagé dans les questions féministes. Pour tenir ses orientations et mener à bien ce projet, il engage une femme pour diriger l’école, Lucy Sanglet, qui démissionnera rapidement pour des raisons de santé et sera remplacée par Marie Walter. L’ambition ou l’aspiration féministe est clairement à l’origine de notre école.
7Dès son origine, le projet est marqué par l’originalité d’une visée de formation professionnelle de haut niveau alliant théorie et pratique, ce qui la différenciera de l’Université. Aujourd’hui encore, un tiers de la formation Bachelor est délocalisé sur les terrains professionnels. Nous parlons de formation pratique en lieu et place de stage pour illustrer l’importance de cette immersion dans les lieux de travail avec un encadrement et un accompagnement formatif.
8La dimension internationale des études est constitutive du projet initial. Dès 1921, l’école accueille des jeunes femmes de Russie. En 1928, à Paris, a lieu la première conférence internationale des écoles de service social. Directrice d’alors, Marguerite Wagner-Beck sera élue au comité d’organisation et jouera un rôle déterminant au sein de l’International Committee of Schools for Social Work (ICSSW). De nos jours, de nombreux étudiants et étudiantes partent à l’étranger découvrir d’autres réalités et nous en accueillons pour des semestres d’études ou de formation pratique. La HETS est actuellement référente à l’ONU pour l’Association internationale des écoles de travail social (AIETS) et j’ai l’honneur de présider depuis quatre années l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (AIFRIS). L’approche internationale pourrait se prolonger avec un projet de cours en anglais qui permettrait des partenariats enrichis avec les ONG internationales – très présentes à Genève – et l’accueil d’étudiantes et étudiants anglophones. L’ouverture au monde et l’intérêt pour les relations internationales restent pleinement d’actualité. Sans oublier l’organisation régulière de congrès internationaux au sein de notre école, dont celui de l’Association internationale pour la recherche interculturelle (ARIC), qui clôturera l’année du centenaire sur le thème de la migration, question majeure qui bouscule les notions territoriales, que ce soit au niveau géographique, urbain ou encore culturel et social.
9En 1968, année de son cinquantenaire, l’Ecole d’études sociales devient l’Institut d’études sociales, bien connu sous le sigle IES. Les quatre écoles présentes sous le même toit se voient rattachées à un institut. Parallèlement, cette période riche en débats sociétaux aura fortement agité la communauté de l’institut. Des projets de cogestion sont à l’ordre du jour. L’année suivante, le Centre de recherche sociale (CERES) est créé, permettant le déploiement de la recherche sur les questions sociétales. Les recherches menées au sein de notre institution participent à la compréhension des faits sociaux, alimentent les débats et permettent un engagement avisé du corps estudiantin et enseignant, notamment dans les mouvements de société en faveur des droits humains, positionnement constitutif de la culture de notre école.
10En 1978, en plein essor de la formation d’adultes, se crée le Centre d’études et de formation continue (CEFOC). Ce projet répond au besoin de perfectionnement des professionnels engagés dans les institutions et associations qui se multiplient rapidement sur le territoire genevois. L’Institut d’études sociales aura été, une fois de plus, précurseur. Le Centre de formation continue poursuit aujourd’hui sa mission, dans l’optique du long life learning, projet de société qui promeut des formations continues certifiantes tout au long de la carrière professionnelle.
11En 1980, l’Institut d’études sociales défend un nouveau plan d’études qui allie les trois métiers historiques du travail social, soit l’animation socicoculturelle, l’éducation sociale et le service social, sous l’appellation INTEREC. Une révolution qui fera couler beaucoup d’encre, au sein de l’école mais également dans les institutions et autres sites de formation romands. En 2020, sortira un nouveau plan d’étude cadre porté par le domaine Travail social de la HES-SO, incluant les quatre écoles de Travail social de Suisse romande. Quarante ans plus tard, le débat à propos de l’articulation de ces trois orientations du Bachelor of Arts en Travail Social est toujours d’actualité.
12Poursuivant son évolution, l’année 1993 inaugurera la création de l’Ecole supérieure de travail social, qui délivrera un diplôme d’Ecole supérieure (ES). Le projet initial de formation de haut niveau dans les domaines du social s’enracine.
13En 1995, l’Ecole romande de psychomotricité quitte la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE) de l’Université de Genève et rejoint l’Institut d’études sociales. Par son expertise en la matière, cette nouvelle filière offre une place privilégiée à l’enseignement du corps, de la psyché et du mouvement, dans le rapport à soi, à l’espace et à autrui. Une expertise qui ne cesse de s’accroître, par l’approche clinique et scientifique qu’elle développe. En 2019, cette filière ouvrira un cursus Master et un Centre d’expertise et de recherche clinique en intervention psychomotrice (le CERIP).
14En 2002, les formations de Travail social et de Psychomotricité rejoignent la Haute école spécialisée genevoise (HES-SO Genève) et délivrent des diplômes de niveau Bachelor. Parions que Hans Töndury n’aurait pas imaginé un tel développement pour son projet de formation supérieure pour femmes. Visionnaire, il aura non seulement atteint son objectif mais aussi initié cette ligne novatrice d’une formation professionnelle de haut niveau, jouant un rôle d’ascenseur social non plus uniquement pour les femmes, mais encore pour toute une génération de jeunes porteurs de maturités spécialisées, qui peuvent, dès lors, rejoindre un niveau d’étude tertiaire. L’accès à la maturité professionnelle peine encore à trouver ses marques dans le champ du social à Genève et reste à encourager.
Une école dans le monde
15En considérant le siècle d’existence de notre école, je relève une continuité dans la nécessité de dépasser des barrières, de genre ou de classes sociales, et dans la capacité à incarner les réalités socio-politiques du moment. C’est aussi cela, l’innovation sociale.
16La célébration du Centenaire de la Haute école de travail social (HETS) à travers ses expositions et ses nombreuses réalisations socioculturelles, en collaboration avec les institutions sociales et leurs publics, illustre l’ancrage de notre école au sein de la Cité et sa volonté de travailler en réseau pour participer de manière on ne peut plus active aux enjeux du vivre ensemble, thème retenu pour notre manifestation d’octobre 2018.
17L’actualité de ce début de XXIe siècle nous incite à penser qu’il y a encore beaucoup à faire du côté des droits sociaux, qui s’articulent aux enjeux de durabilité si prégnants à ce jour et pour l’avenir. C’est un des aspects que nous avons également exploré durant ces festivités, dans le cadre d’un partenariat avec la Ligue suisse des droits de l’Homme.
18En 1918, l’école accueillait principalement des jeunes femmes de la bourgeoisie protestante comme premières étudiantes. Certes, à cette époque, le projet d’ouvrir une formation universitaire aux femmes dans le champ de l’accompagnement social était on ne peut plus à l’avant-garde. Aujourd’hui, celle-ci donne l’accès à la formation professionnelle de haut niveau à des jeunes issus de catégories socio-économiques très diversifiées.
19Cette génération d’étudiantes et d’étudiants, par leur diversité, permet un accueil ajusté aux réalités multiples des personnes en situation de précarité.
Une école en lien avec l’évolution des enjeux sociaux
20Ces cent années auront produit des changements de paradigmes, parfois radicaux, concernant l’orientation de l’intervention et de la formation. Il importe de se rappeler que la professionnalisation des métiers du social s’est réalisée de pair avec l’évolution de la formation et des processus de reconnaissance au niveau cantonal et fédéral.
21Dans une Suisse aux prises avec des crises socio-économiques majeures, donnant lieu à la grande grève générale de 1918, les modèles de bienfaisance et de charité ont montré leurs limites. Face à l’ampleur des besoins sociaux, il s’est avéré urgent et nécessaire de construire des modèles de solidarité encadrés et durables. Ainsi, le siècle passé aura-t-il vu naître les premières politiques sociales, une nouvelle forme de protection des plus faibles, définie par un contrat social étatique donnant un rôle majeur à l’Etat et aux services publics.
22Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les modèles d’intervention évolueront au fil des changements sociétaux. De manière très raccourcie, nous pourrions relever le passage des modèles d’insertion à celui d’intégration, pour arriver aujourd’hui à l’inclusion, concepts représentatifs du positionnement de la société et des travailleurs sociaux face à leurs publics.
23C’est aussi le champ de la participation, de la citoyenneté active et de la démocratie de quartier qui aura animé la deuxième partie du XXe. En ce début de XXIe, les débats s’accrochent sur les thématiques d’autonomisation, d’empowerment et d’autodétermination dans un Etat social actif, qui bouleversent encore une fois les modèles antécédents attachés au care, au travail social collectif et communautaire.
24Parallèlement au développement de la formation, les métiers de l’humain suivent un mouvement de transformation continue. Aujourd’hui, l’enjeu majeur consiste à penser et construire des pistes d’intervention adaptées aux problématiques sociales dans un monde en mutations profondes. Si celui-ci est porteur d’innovations spectaculaires, par l’avènement de la digitalisation et des neurosciences, il ne peut prendre le risque de laisser pour compte de nombreuses personnes qui ne répondent pas, ou plus, aux nouvelles exigences si concurrentielles. C’est l’enjeu majeur du vivre ensemble qui se confronte aux évolutions sociétales et numériques, dans un monde globalisé.
25Les défis d’aujourd’hui marqueront l’histoire de demain. Promouvoir les connaissances et les échanges autour des réalités locales, nationales et internationales en lien avec la pratique des outils numériques conditionnera des modèles d’intervention sociale et de politique sociale inédits. Un nouveau contrat social sera indubitablement à penser en lien avec la transition écologique et les nouveaux modes de financement participatifs. Les transformations du monde du travail demanderont à repenser les différentes modalités de solidarité et de protection sociale. Les nécessaires transformations des métiers historiques du travail social nécessitent aujourd’hui une approche plus transversale, tant les frontières sur les terrains professionnels dépassent les anciennes identités et demandent une dynamique interprofessionnelle. Le secteur médico-social aura à innover sur les territoires urbains, de manière concertée, au service de publics pluriels et de populations vieillissantes.
26La migration, forcée ou non, illustre les déplacements toujours plus conséquents sur la planète et est d’ores et déjà un des enjeux majeurs pour les années à venir.
27Il nous faudra nécessairement poursuivre l’information et la sensibilisation de toutes et tous pour créer une société inclusive, solidaire et participative. Créer des leviers forts avec la société civile pour promouvoir les dix-sept recommandations de l’ONU1 à l’aune de 2030. Autant de défis globaux et locaux qui engagent un accompagnement des personnes en difficultés, mais aussi des collectifs et des institutions pour promouvoir ensemble des transformations des modes de vie et de consommation sans oublier l’urgence de la redistribution des richesses, tant l’écart entre riches et pauvres se creuse.
28Tant d’enjeux et de défis à mettre en œuvre au sein des formations en travail social et en psychomotricité, qui demandent des nouvelles pédagogies pour répondre aux modalités variées de l’accès à la connaissance. La HETS poursuit son évolution au gré de la vitalité des membres appartenant aux corps estudiantin, de l’enseignement et de la recherche, qui questionnent les transformations du rapport aux savoirs, aux normes sociales et au monde du travail. Elle est une communauté formative au rendez-vous des priorités actuelles et d’avenir, par la qualité des relations et des connaissances qu’elle produit. Tenir ces nouveaux paris constitutifs d’une société plurielle et solidaire est certainement l’une des priorités de ce début de XXIe siècle. La HETS, dans sa tradition de participation aux évolutions tout en gardant l’humain au centre de son action, a et aura encore un rôle majeur à jouer.
29Aujourd’hui, 200 personnes terminent chaque année leur formation initiale et obtiennent le titre de Bachelor en Travail social ou en Psychomotricité ; un Master en Travail social, porté par les quatre écoles romandes, accueille une trentaine de participantes et participants ; et plus de 1500 personnes exerçant dans le champ du travail social suivent des cours de formation continue et postgrades au CEFOC.
30Célébrer notre centenaire et écrire la préface de cet ouvrage commémoratif est l’occasion pour moi de remercier tout le personnel de la HETS pour son investissement sans faille et la communauté estudiantine qui, par son dynamisme, parfois même impertinent, nous oblige à repousser les frontières de ce qui nous paraissait acquis ou évident. Grâce à cet élan et à cet engagement citoyen, l’avenir me paraît ouvert à un projet de société plus solidaire et respectueux de la diversité. L’histoire de notre école retracée dans cet ouvrage illustre combien le passé nous renseigne sur le présent et sur l’avenir et, avec du recul, nous pouvons prendre conscience de la manière dont ce qui paraît novateur ou perturbant l’a été à d’autres moments et a construit une histoire qui ne cesse de se transformer et de se répéter à la fois.
Notes de bas de page
1 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/
Auteur
Directrice de la HETS
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Le Travail social à la recherche de nouveaux paradigmes
Inégalités sociales et environnementales
Claudio Bolzman, Joëlle Libois et Françoise Tschopp (dir.)
2013
Pédagogie de l’antiracisme
Aspects théoriques et supports pratiques
Monique Eckmann et Miryam Eser Davolio
2002
Mineurs confiés : risques majeurs ?
Étude de droit suisse sur la responsabilité civile, contractuelle et pénale des adultes qui prennent en charge des mineurs hors du cadre familial
Yves Delessert
2018
Une école de son temps
Un siècle de formation sociale à Genève (1918-2018)
Didier Cattin (dir.)
2019