L’étudiant·e à la recherche d’une différence qui crée sa différence
L’entretien pédagogique centré sur la solution
p. 77-103
Texte intégral
« Car les Six Livres ne sont rien de plus que des traces laissées par les pas des anciens souverains ; ils ne peuvent être en même temps la trace et ce qui a produit la trace. Les discours que vous tenez sont de l’ordre de la trace ; la trace est l’effet de la chaussure, elle n’est pas la chaussure. »
Tchouang Tseu (Billeter, 2004, p. 64)
1A partir de ma fonction de référent du processus de formation (RPF) à la Haute école de travail social (HETS), je présente dans cet article une réflexion personnelle sur le thème de la tension existant entre transmission pédagogique et prise en compte de l’expérience de l’apprenant·e. Sur la base de nombreux entretiens individuels filmés et analysés, dont quelques extraits viendront illustrer mon propos, je m’intéresse à cette part de mouvement que les étudiant·e·s génèrent eux-mêmes au cours de leur processus de formation. En tant que formateur, je cherche à promouvoir un accompagnement pédagogique mettant en lumière les ressources dont dispose l’étudiant·e pour transformer sa propre expérience en force d’apprentissage et de changement. La réflexion présentée dans cet article, alimentée par des notions issues de l’approche systémique et de l’approche centrée sur la solution (ACS), crée des liens entre ces théories et la situation d’entretien. Elle entend ainsi cerner des points susceptibles d’éclairer et soutenir une démarche d’accompagnement pédagogique.
2Mon intérêt pour ces questions avait commencé lors de ma précédente carrière de travailleur social auprès des mineur·e·s et de la famille (1984 – 2004). La pression normative exercée par le mandat institutionnel avait suscité une forme de « résistance » individuelle, élaborée aussi collectivement avec quelques collègues, ayant contribué à développer une approche favorisant l’expression de l’expérience des personnes en vue de la transformer en une connaissance de vie partagée, valorisée, défendue auprès des instances officielles dans l’optique d’être reconnues socialement. Du côté des professionnel·le·s, cette faculté d’interaction repose sur un engagement comportant une dimension éminemment subjective, une écoute et une sensibilité non seulement nécessaire à la relation de personne à personne mais qui constitue la condition même de l’activité (Dubreuil & Janvier, 2015, p. 58-59). La pratique expérimentale à laquelle se réfère cet article s’inscrit dans cette même veine, consistant à mettre en valeur non seulement ce que font les étudiant·e·s, mais aussi leur cheminement. En effet, au cours des entretiens individuels, il est fréquent que les étudiant·e·s partagent quelque chose de l’ordre de leur « équation personnelle » (Bellier, 2004, p. 243), donnant à voir un questionnement tout à fait personnel susceptible d’être élaboré et relié à la trame de ce qui pourrait devenir un savoir-faire professionnel. A l’inverse de ce que l’on peut observer sur les terrains de nombreuses institutions sociales, avec l’apparition de dérives managériales responsabilisant à outrance les professionnel·le·s et occultant du même coup la responsabilité de l’organisation, la prise en considération de cette dimension individuelle peut s’avérer, en contexte de formation, être un facteur propice au développement de connaissances.
3L’intérêt du retour sur soi ne consiste pas en une focalisation psychologisante visant à cerner le fonctionnement intrapsychique de la personne en formation (introversion, transfert, résistances, etc.) et déniant, par la même occasion, l’influence du contexte qui l’entoure. Il ne s’agit pas non plus de se limiter à ne voir, dans les situations rapportées par les étudiant·e·s, qu’un problème relationnel circonscrit à quelques personnes, ce qui risquerait de dépolitiser froidement une situation elle aussi imbriquée dans un contexte. Nous allons le voir, ce qui fait l’intérêt de ce passage par l’individualité repose sur l’idée féconde que toute perception est d’abord autoréférentielle (Duss-von Werdt, 2010), ce qui rend pertinente, dans le contexte d’un entretien pédagogique, une démarche d’élaboration par l’étudiant·e de ses repères, de son épistémologie. Roustang le décrit de manière édifiante (2003), la démarche en solitaire ne se détourne pas d’une vision holistique, elle serait, au contraire, à l’origine du lien social tant elle présuppose qu’on ne peut attendre des autres un changement si l’on ne peut soi-même modifier sa propre vision du monde. Cela revient à oser une forme d’indépendance envers les modèles de pensée, à commencer par ses propres certitudes, afin de libérer un espace favorisant de nouvelles combinaisons d’éléments, une réorganisation du regard porté sur l’expérience personnelle, autrement dit, une ouverture à quelque chose de différent. Cette dimension subjective, puisée dans l’expérience vécue, acquiert une valeur relationnelle et sociale dès lors qu’elle est exprimée et partagée.
4Après quelques réflexions sur le thème de l’expérience, j’évoquerai la question des ressources, notion que j’utiliserai dans son sens « interne », c’est-à-dire des acquis réalisés par une personne et de ses potentialités. Des références aux théories systémiques, avec en particulier les apports de Gregory Bateson, alimenteront la réflexion pédagogique. Pour ce qui est de l’ACS, un bref historique et quelques concepts utiles au processus de l’entretien pédagogique seront présentés. Je terminerai sur ce qu’un tel changement de perspective vient bousculer à l’égard de la posture de formatrice ou de formateur.
5Dès lors qu’on s’intéresse aux ressources de l’étudiant·e, on peut toujours s’interroger sur leur part d’antériorité et sur celle de leur (co-) construction au cours de l’entretien, mais ne s’agit-il pas d’un mystère ressemblant étrangement à l’histoire de l’œuf et de la poule ? C’est bien là que tout commence…
Expérience, compétence et transmission
6De nombreuses recherches ont jeté l’ancre dans l’océan de l’analyse de l’activité, avec pour fond la question épineuse de la nature de l’expérience, de la connaissance et de sa supposée transmission. Il est nécessaire de formuler quelques réflexions sur ces thématiques afin de montrer en quoi elles peuvent exercer une influence sur la tournure de l’entretien, dès lors qu’elles sont mises en perspective avec les ressources de l’étudiant·e.
7Si le référentiel des compétences professionnelles en vigueur dans les hautes écoles nous sert de repère et de langage commun, ne construit-il pas aussi un idéal avec des effets pervers ? L’injonction de compétence générerait-elle le sentiment d’incompétence ? L’enseignement dans le champ du travail social place les pédagogues face à un redoutable paradoxe. Si des connaissances, savoirs et concepts peuvent être enseignés, les compétences ne peuvent, quant à elles, pas être transmises tant elles font appel à une complexité de paramètres autant cognitifs que contextuels. Comme le mentionne Le Boterf (1994, p. 16), la compétence ne signifie pas posséder une connaissance et un savoir-faire acquis au cours de la formation, elle est affaire de mobilisation des ressources […] de l’ordre du « savoir-mobiliser » en situation professionnelle. Toutefois, la notion de compétence suscite de nombreuses controverses, en particulier quant aux conditions de sa mobilisation. De fait, la façon d’appréhender l’action varie si l’on se réfère, d’un point de vue déterministe, à des forces agissant en amont de l’action (contexte politique, social, culturel, etc., ainsi que liées à des facteurs personnels et psychologiques) ou si l’on considère l’action comme étant par essence toujours située, autrement dit immergée dans une situation complexe, avec les innombrables contingences qui en font sa singularité. On peut relever que la première vision met l’accent sur une causalité diachronique, alors que la seconde insiste sur la dimension synchronique de l’action : les professionnel·le·s n’accomplissent pas une tâche en se conformant à une forme prédéfinie mais, tout en étant en prise directe avec les événements, en s’ajustant en permanence à la part d’imprévisibilité et d’incertitude inhérente à l’action (Friedrich, Mezzena, Seferdjeli & Stroumza, 2014). Cette théorie de l’ajustement, si elle convoque une vision systémique en appréhendant l’action comme une interaction avec un environnement complexe, redonne par la même occasion de l’ampleur au savoir-faire professionnel, un pouvoir d’agir se traduisant par son aptitude à composer avec ce qui advient dans la dynamique du moment présent.
8La nature de l’action professionnelle amène nécessairement la formatrice ou le formateur à questionner le rôle joué par l’expérience lors de l’action. Schématiquement, l’expérience pourrait être abordée selon deux visions. D’une part, comme une somme de connaissances, explicites ou pas, capitalisées au cours de situations outillant une personne, dans un domaine d’activité donné, de manière à mieux pouvoir gérer des situations à venir. Pour reprendre l’extrait de Tchouang Tseu cité en épigraphe, l’expérience serait alors la trace, un bagage provenant du passé, jugé indispensable pour nous éclairer, voire pour reproduire une action. D’un autre côté, l’expérience est aussi conçue comme la connaissance en train de se faire, entre expérimentation et observation. Poursuivant avec la métaphore de Tchouang Tseu, il s’agirait ici de la chaussure. Ne dit-on pas « faire l’expérience de » en référence à ce qui est éprouvé dans l’instant par un sujet ? Un éprouvé renvoyant à l’émotion et au corps en mouvement, lieu de rencontre avec le réel par une action immergée dans son écosystème, chevillée à sa globalité écologique, dans une interdépendance avec les innombrables facteurs qui la constituent et contribuent à influencer le cours de la situation, produisant des effets tout en étant elle-même soumise à de constants feedbacks auxquels elle est sommée de s’ajuster en permanence.
9Cette réflexion nous renvoie à ce que l’étudiant·e peut dire et faire de ses expériences passées, non pas pour en faire des tremplins prédictifs de ses futures actions, mais plutôt pour se lancer à la conquête de sa propre connaissance. C’est une opportunité de nous dégager du référentiel de compétences parfois réifié en un objectif abstrait et inaccessible, et de nous appuyer sur le primat que l’étudiant·e, en tant que sujet éprouvant le réel par lui-même, est susceptible de construire une connaissance depuis le regard porté sur soi-même, sur les autres et les situations qui les unissent.
10Lors de ces moments d’échanges privilégiés, force est de constater que les étudiant·e·s tentent de répondre à ce qu’elles ou ils s’imaginent être des attentes de l’école en termes de niveaux de performance visés, comme s’il y avait une très forte suggestion du dispositif scolaire autour de ce qui n’est pas encore su, le système d’évaluation et de notation n’étant pas étranger à cette représentation. Une étudiante formule, par exemple, une difficulté récurrente en lien avec son impression d’imiter son praticien formateur lorsqu’elle mène des entretiens, estimant qu’elle devrait au contraire être plus facilement autonome et trouver une façon de s’y prendre qui lui est propre. Une autre souhaitant « arrêter de dire oui à tout » et de ne pas être en mesure ensuite de tenir ses engagements. Un troisième étudiant se demande comment poser des limites lorsqu’un jeune fait apparaître une dimension plus personnelle à la relation, ou encore, un autre fait état de sa grande difficulté à prendre sa place au sein d’une équipe. A partir de là, on peut recadrer cette quête de compétences sous l’angle d’une recherche d’autodétermination, un désir d’être à l’origine de ses choix et actions (Carré & Caspar, 2004).
Epistémologie, une recherche des différences ?
11Lors des entretiens, les étudiant·e·s sont dans le sentir leur situation, comme dans un espace intermédiaire, un mouvement de fond où pourrait se recomposer l’identité. Nourrissant l’illusion d’une greffe de l’expérience, mieux encore, d’une transfusion expérientielle, elles et ils se surprennent à rêver d’être ce professionnel, souvent incarné par leur praticienne ou praticien formateur (PF) qu’ils côtoient quotidiennement pendant leur formation pratique, dont ils admirent l’aisance à comprendre et même anticiper la réaction d’un·e bénéficiaire. Fascination et frustration se mêlent à la crainte de ne pas y arriver, de décevoir, de se tromper, de ne pas honorer les responsabilités qui leur seront confiées sur le terrain. Le mythe selon lequel la bonne réponse préexiste quelque part a la vie dure et induit une démarche de recherche souvent fragilisée par la crainte d’essuyer un échec. Or, si l’on accepte le postulat que la théorie n’est autre que de la pratique conceptualisée, il se peut que l’accompagnement pédagogique ait alors à valoriser les doutes de l’étudiant·e en prenant appui sur une écoute tant de sa singularité que de son écologie, invitant à l’émergence de l’expérience du sujet. Il s’agit ainsi d’accompagner l’étudiant·e afin qu’elle ou il s’approprie la part qui lui revient, reliée à son vécu dans l’action, à la fonction utile de ses gestes et attitudes, à l’intention positive qui transparaît dans ses actes, à ses valeurs élaborées ou en gestation.
12Le changement de posture est fondamental car, finalement, il semble que l’étudiante ou l’étudiant soit sous-estimé comme « lieu » de production d’un savoir. Concevoir la formation comme une transformation au cours de laquelle l’étudiant·e a une place centrale est une façon de voir qui renverse la perspective pédagogique. Les étudiant·e·s sont alors tant les sujets de cette réflexion que les actrices et acteurs de cette transformation. Lors de ce moment d’accompagnement qu’est l’entretien peut s’élaborer un langage commun, une rythmique intérieure, un nouveau type de relation pédagogique intimement colorée par un rapport au temps tout particulier. Etre compétent est parfois appréhendé comme s’engager dans un tunnel pour devenir bon, il s’agit alors d’inciter à sortir la tête à l’air libre et convier la personne au-delà des rôles attendus.
13L’aventure de la cartographie nous apprend que l’on nommait « Terra incognita » une région non explorée, vers laquelle on s’aventurait pour en modifier les limites. Dans la lignée de Korzybski, avec sa formule Une carte n’est pas le territoire (2007), il peut nous être utile d’y déceler l’idée que le cheminement de l’entretien se déroulerait comme si l’on invitait le sujet à établir la carte du territoire de son expérience. Si l’on développe cette métaphore, dresser une carte selon une nomenclature, en notant démographie et superficie, en inscrivant les différentes altitudes et en mentionnant la végétation, est analogue à faire apparaître, lors d’une discussion, les constats et représentations de la personne, les différences d’effets qu’elle attribue à ses actions, révélant ainsi les reliefs d’un potentiel pouvoir d’action et de changement déjà à l’œuvre. Les circonstances de l’expérience étant muettes, c’est à l’individu que revient le rôle de les faire parler, de leur attribuer un lien logique, de créer son propre ordonnancement entre les choses exerçant une influence sur les faits (Ogien, 2007). Se perdre fait alors partie de l’aventure et c’est à cette voyageuse ou à ce voyageur, encouragé·e par son assistant·e, de paramétrer son GPS sur les parallèles et méridiens d’une carte fabriquée sur mesure.
14La pensée de Bateson1 ouvre des voies fructueuses pour densifier cette réflexion. Dans son article « Forme, substance et différence », consacré à Korzybski (Bateson, 1980), il affirme que ce sont « les nouvelles d’une différence » (1980, p. 250) qui nous parlent, les écarts entre ce qui était prévu et ce qui advient. Aussi, si une carte n’est pas le territoire, cela signifie également que les mots, les idées, les théories ne peuvent rendre compte de la profondeur de l’expérience. D’après Bateson, ce serait une manœuvre à la Procuste (1980, p. 248) que d’affirmer le contraire, jamais une carte touristique ne suscitera l’émotion que nous éprouvons en admirant un paysage, de même qu’une carte des menus ne restituera pas les saveurs et senteurs d’un plat ! Reste que les livres ont pour fonction de propager une idée au-delà de la vie de son auteur·e et de connecter l’individu à un Esprit plus vaste formé par le système social et l’écologie planétaire (1980, p. 258).
15Bateson définit par ailleurs l’épistémologie comme « la science qui a pour objet elle-même » (1996, p. 310) en y adjoignant le fait que les processus de production de la connaissance sont façonnés par les organes sensoriels et que « l’épistémologie doit toujours s’immiscer entre ma perception organique du monde et moi-même » (1996, p. 310). Et l’auteur de souligner qu’il n’existe pas d’expérience directe du monde extérieur, celle-ci est nécessairement produite par l’intermédiaire des sens. L’épistémologie, découlant d’un processus organique, confère à la connaissance un caractère relatif par essence puisque déterminé par la nature des organes. Les organes sensoriels des animaux, permettant, par exemple, la vision nocturne ou encore la perception de fréquences sonores inaudibles pour l’être humain, sont de simples exemples de la relativité des perceptions. Cette épistémologie trouverait ainsi son origine dans un champ fondamentalement personnel, étant donné qu’elle découle d’une expérience physiologique du réel. L’expérience n’est-elle que subjective ? questionne alors Bateson. Y répondre serait empreint d’un profond paradoxe puisque ces postulats sur l’épistémologie, insiste-t-il, nous incitent à penser que nous ne pouvons être sûrs de rien, et encore moins dans le domaine des sciences humaines (1996, p. 311).
16Un extrait d’entretien peut illustrer la richesse que recouvre l’exploration de cette dimension corporelle. L’étudiante mentionnée ci-dessous présentait son questionnement relatif à la confiance en soi et à sa difficulté à prendre la parole en classe. Au cours de la conversation, nous convenons aisément que la confiance en soi ne se délimite pas au seul contexte de la classe :
Etudiante : Oui, ça dépend sur quel terrain on est !
AT : Avez-vous un exemple d’un terrain où cela se passe différemment ?
Etudiante : Heu, enfin… je ne sais pas… heu… (s’anime, commence à faire des gestes), en fait je fais beaucoup de cheval et je sais que c’est un endroit où je suis complètement à l’aise parce que je suis sûre de ce que je fais…
AT : Et comment ça se passe pour vous quand vous êtes à l’aise sur votre cheval ?
Etudiante : Je sais que j’ai un cheval très sensible, il ne sera pas pareil suivant mon humeur et mon stress.
AT : D’accord. Imaginez… vous êtes sur le cheval, là…
Etudiante : Hmm, hmm (se met en arrière sur sa chaise)
AT : Quelles sensations avez-vous, c’est comment ?
Etudiante : … la liberté…
AT : … Oui, OK, comment percevez-vous cette liberté ?
Etudiante : Je me sens bien, libre, comme si en fait… dans l’espace… où tout est bon, où je sais… enfin… où j’oublie tout ce qu’il y a autour et que (regarde par la fenêtre, en l’air…) j’ai l’impression que c’est apaisant.
AT : Apaisant…
Etudiante : Oui, où je sais que j’oublie les problèmes… il n’y a que moi qui compte, enfin que nous…
AT : Et physiquement ? Ça se traduit comment ?
Etudiante : Physiquement ?
AT : Oui.
Etudiante : Apaisement.
AT : Où se situe cet apaisement dans le corps ?
Etudiante : Partout je pense
AT : D’accord, partout. Y-a-t-il en endroit particulier qui vous vient ?
Etudiante : Oui, les fesses… et les cuisses.
AT : Et vous le sentez comment cet apaisement dans ces parties-là ?
Etudiante : Moins crispée, mes muscles ont pu se relâcher…
AT : Quand on est relâché sur un cheval, qu’est-ce qui est différent ?
Etudiante : (se redresse, paraît plus détendue) Il sent si je suis trop tendue, plus je le tiens aux rênes fort, plus il va être nerveux, alors que si je suis détendue il va être beaucoup plus calme. Plus je suis détendue, plus je vais lui faire confiance et plus il se sentira en confiance lui aussi. En fait c’est une histoire de confiance… le cheval m’apporte quelque chose qui peut me détendre alors que… (marque une pause)
AT : (silence)
Etudiante : … avec le cheval je ne peux pas tricher, émotionnellement il sera de toute manière comme je suis. C’est un peu contradictoire, le cheval m’apaise… alors qu’en classe… j’ai peur du jugement des autres. Mais on peut aussi dire que moi, si je me détends et que je peux exprimer mes émotions, je ferai plus confiance aux autres et inversement.
AT : Ah, OK ! Intéressant comme analyse !
Etudiante : Ben, disons que c’est comme ça que je le vois après coup !
AT : Oui, et je suis impressionné par ce lien que vous faites ! Et alors, avez-vous un exemple d’une fois où vous avez exprimé vos émotions et que cela vous a aidée ?
Etudiante : Heu… par exemple dimanche, j’étais un peu stressée pour heu, quelque chose de personnel, et ma sœur m’a dit : « C’est fou comme il stresse, ça va toi ? » J’ai pu parler à ma sœur et directement j’ai pu me détendre, du coup j’ai senti que mon cheval aussi.
AT : Ah !
Etudiante : Oui, il est très très sensible !
AT : Si je comprends bien, le fait d’en avoir parlé avec votre sœur vous a détendue et du coup votre cheval aussi, c’est ça ?
Etudiante : Je pense oui, enfin, c’est comme ça que je l’ai vécu en tous cas, et après je sais qu’il était beaucoup plus calme et moi aussi !
17Cet exemple montre en premier lieu comment le passage par l’expérience physiologique invite la créativité : l’étudiante, se sentant autorisée à le faire, estime pertinent d’évoquer la situation d’équitation pourtant bien éloignée du contexte initial de son questionnement. Et de fait, quelle est l’analogie avec la situation de la classe exposée par l’étudiante et pourquoi choisir d’entrer dans cette situation ? En dépit du contexte fort différent de l’acquisition de cette connaissance, ce qui peut faire lien, ce sont les ressources mobilisées par cette étudiante, le fait de s’imaginer sur le cheval, d’éprouver ici et maintenant l’expérience sensorielle de son apaisement en se focalisant sur certaines parties de son corps, d’évoquer le stress d’un moment et sa disparition instantanée par le fait d’en parler à sa sœur. L’étudiante transférera-t-elle par la suite cette connaissance au contexte de la classe ? Comme le mentionne Perrenoud, la notion de transfert évoque une idée matérialiste de la connaissance, comme s’il s’agissait de circulation de denrées que l’on déplace tout en les détachant de leur source, ou alors de bits déplacés d’une zone à une autre d’un ordinateur (Perrenoud, 2000, p. 49). L’idée de transférabilité prend un tout autre sens si l’on s’éloigne de la logique linéaire pour entrer dans une approche circulaire de l’expérience. Ce qu’il semble déjà important de mettre en exergue, c’est que cette expérience sensorielle a été réalisée par l’étudiante elle-même, ce n’est pas l’enseignant qui transmet un savoir. De ce fait, cette expérience se situe dans ce lieu originel évoqué plus haut qui est le rapport à soi, et c’est à partir de cette origine qu’elle peut se transformer au gré des différents contextes sans jamais se détacher de sa source. Elle devient déjà connaissance pour cette étudiante à partir du moment où elle établit une corrélation entre son état de stress et ce qu’elle a fait (parler avec sa sœur) pour parvenir à un état différent. En outre, l’expérience directe réalisée en présence de son RPF, à savoir imaginer une situation agréable tout en se reliant à ses sens et générer ainsi une détente interne, n’est pas qu’un exercice, elle prend une valeur interactionnelle ayant un effet sur le réel ou, en d’autres termes, sur son système relationnel immédiat ! Une expérience de remise en mouvement, un déplacement, un changement a eu lieu.
18Pour Bateson, c’est la différence, perçue par « balayage » (1996, p. 317), qui produit de l’information. Elle rend compte d’un mouvement, d’une nouveauté, de quelque chose qui a changé dans le temps ou qui, en creux, ne s’est pas produit comme prévu ; « la substance du savoir est toujours faite de nouvelles différences » (1996, p. 317). D’où son célèbre aphorisme : « une différence qui crée une différence est une idée » (1980, p. 48). Une différence qui s’annonce comme quelque chose d’abstrait mais qui, insérée dans le flux du temps, a quelque chose à voir avec le changement. Et pour l’étudiante en question, son expérience devient connaissance, une différence qui fait sa différence, parce qu’elle lui a été singulièrement utile.
19L’histoire des sciences nous indique à quel point l’attention accordée aux différences est à l’origine de bien des découvertes. Les Grecs observaient la voûte céleste, reportaient la position des étoiles sur des cartes et constataient les différences de positions depuis d’autres lieux. C’est ainsi qu’Aristote avait acquis la certitude que la Terre était sphérique bien avant Copernic, Kepler et Galilée, et bien plus encore depuis que les images d’Apollo 8 nous ont donné à voir de magnifiques levers de Terre.
20En référence aux théories de Bateson, la prise en compte des différences comporte à mon sens deux points essentiels. Primo, c’est l’association des différences entre elles qui aide à construire une information ; elle provient ainsi de la mise en tension dynamique d’un élément avec son environnement parsemé d’autres éléments, elle n’est pas localisée dans une seule partie. Secundo, cette information n’est ni matérielle ni quantifiable, étant donné qu’il s’agit, dans le contexte qui nous occupe, d’une idée au sens de Bateson. Si l’approche systémique nous enseigne à déplacer notre regard vers les effets produits par les actions plutôt qu’à chercher vainement à isoler le pourquoi de leur avènement, elle nous incite aussi à nous intéresser à ce qui se passe entre les choses, autrement dit à remettre du mouvement, à donner une nature cinétique à notre réflexion en l’insérant plus largement dans la dynamique des interactions. La formulation d’une idée, pouvant faire sens en tant que connaissance, va donc émerger de ce que les protagonistes d’une conversation vont considérer comme une nouveauté entre deux situations différentes, une forme de comparaison entre des différences et « seules celles qui font une différence deviennent de l’information… » (Bateson, 1984, p. 300). Cette différence de différences, cette information qui émerge de ces comparaisons sera considérée comme telle dans le contexte de la relation pédagogique à partir du moment où elle sera retenue comme utile et pertinente dans le processus de construction des ressources professionnalisantes.
L’approche centrée sur la solution, une ressource pédagogique ?
21La notion de différence, en tant que source épistémologique, représente la clé de voûte de l’approche centrée sur la solution élaborée par Steve de Shazer et Insoo Kim Berg au BFTC2. De Shazer y a consacré un ouvrage (1996), dans lequel il expose les fondements philosophiques de l’approche. Prolongeant les théories de Bateson, du MRI3 avec Watzlawick et Weakland, s’inspirant en particulier des apports du constructivisme de von Glasersfeld, s’imprégnant des travaux de Wittgenstein au sujet du langage et passionné par les expériences menées par M. H. Erickson en matière d’hypnose, de Shazer a bâti son approche sur la valorisation et le déploiement des ressources des personnes. Un des fondements distinguant l’ACS de l’approche systémique réside dans le fait que thérapeute et bénéficiaire travaillent à la recherche d’exceptions, c’est-à-dire de perceptions, pensées et sentiments « qui contrastent avec la plainte et qui, amplifiés par le thérapeute et/ou accrus par le client, possèdent le potentiel de nous amener à une solution » (de Shazer, 1996, p. 95-111). En d’autres termes, ils explorent ensemble les moments et interactions dans la vie de la personne où tout se passe comme si le problème était mis en suspens et construisent de ce fait une réalité basée sur un processus de changement déjà à l’œuvre (de Shazer, 2002, p. 4). Un axiome important de l’ACS, « les attentes influencent le comportement » (de Shazer, 1999b, p. 45), découle de ce processus d’accompagnement. Ici, il s’agit de focaliser son intérêt sur ce qui fonctionne pour la personne, en lui suggérant de faire plus de « ce qui marche » et en se concentrant sur « une petite chose facile à faire à titre expérimental » (de Shazer, 2002, p. 84). Ces pratiques ne sont pas sans rappeler l’effet Pygmalion ou prédiction autoréalisante (Rosenthal & Jacobson, 1994), émanant d’expériences menées dans les milieux scolaires et démontrant combien le regard et l’attitude de l’enseignant·e produisent chez l’élève un comportement confirmant cette attente, qu’elle soit positive ou négative. Mais la différence notable avec les conditions de l’expérience de Rosenthal est que l’attente dont nous parlons ici est moins celle de la ou du thérapeute que celle de la cliente ou du client lui-même. Celui-ci, en portant un regard décalé sur sa situation, notamment à travers le prisme de ses ressources, en parlant dans le détail de ce qui pourrait advenir de différent si une petite chose se modifiait dans son attitude, est susceptible de changer son rapport aux autres, comme si le fait de se livrer à une description vraisemblable pouvait être « prémonitoire d’une réalité » (de Shazer, 1999a, p. 298). En ce sens, lorsque de Shazer affirme : « Ce à quoi l’on s’attend influence ce que l’on fait » (Dolan & Pichot, 2010, p. 207), il invoque le pouvoir d’autosuggestion de la personne et rejoint alors pleinement les fondements de l’hypnose ericksonienne (Haley, 1984).
22Pour proposer un accès à ce nouveau paradigme, de Shazer et son équipe ont élaboré un type de rhétorique, une structure de questions projectives spécifiques à leur approche. Avec l’ACS, le questionnement cherche à activer un processus et, pour l’accompagnant·e, « le contenu des réponses est moins important que le mouvement qui se produit » (Nannini, 2014, p. 47). A travers cette remise en mouvement, c’est la temporalité qui est réintroduite. La structure du questionnement présuppose une position dynamique, éveillant ainsi une valorisation des potentialités de la personne accompagnée.
La recherche des ressources, un jeu de langage
23A l’instar de la métaphore du verre à moitié vide ou à moitié plein, j’ai pu constater lors d’entretiens pédagogiques qu’une approche nommant les compétences professionnelles à acquérir a souvent pour effet d’amener la discussion sur le terrain des déficits, la compétence dont les étudiant·e·s pensent manquer en vue de réaliser une action professionnelle. Dans l’échange, tout se passe alors comme si les problèmes existaient par eux-mêmes, indépendamment de notre façon de les nommer, d’en parler, de les interpréter. Comme le relève Gergen, un des représentants du constructionnisme social, focaliser la conversation sur les incapacités de quelqu’un revient à réifier un problème avec pour effet de créer un monde dans lequel les capacités d’action de la personne apparaissent comme immobiles et où ces limitations, ainsi renforcées, contribuent de manière récursive à produire le fonctionnement mis en cause (Gergen, 2005, p. 115). Dans une certaine mesure, cela veut dire que la description d’un problème est autoréalisante, « elle contribue à faire exister comme réalité ce qu’elle désigne » (Melchior, 1998, p. 67). Du coup, l’inverse étant aussi vrai, une voie possible consiste à dialoguer avec l’étudiant·e afin de fabriquer du sens en faisant exister des expériences diverses, utiles et constructives, en proposant un échange redonnant au doute et à l’incertitude toute l’énergie créative qu’ils recèlent.
24Il vaut la peine ici de citer comment de Shazer a décrit la notion de jeu de langage élaborée par Wittgenstein, notion particulièrement instructive dans le cadre de cette réflexion. Se déroulant dans un contexte donné, « le sens des mots est déterminé par la façon dont ils sont employés par les divers participants » (de Shazer, 1996, p. 84). Le sens ne découle pas de la somme des mots dans une phrase, ni de l’addition du sens de l’ensemble des phrases, « il se développe et prend forme dans un processus d’interaction » (de Shazer, 1999a, p. 72). Dès lors, « comprendre une phrase c’est comprendre le langage, ou le contexte, dans lequel la phrase est dite » (de Shazer, 1999a, p. 73). De Shazer explique dans ses ouvrages que le langage est une mise en forme, selon des critères collectifs, d’une expérience privée dans le but de la rendre compréhensible à d’autres personnes. Ainsi, si les jeux de langage sont « des activités partagées et structurées culturellement qui sont centrées sur la façon dont les gens utilisent le langage pour décrire, expliquer et justifier » (de Shazer, 1996, p. 86), ils sont de surcroît un système de communication, « des activités par lesquelles sont construites et maintenues des réalités et des relations sociales » (de Shazer, 1996, p. 86). A l’instar de Wittgenstein, de Shazer recourt à la métaphore de la partie d’échecs (de Shazer, 1999a, p. 73) pour rendre compte du fait qu’un jeu de langage découle de règles et d’une grammaire (de Shazer, 1996, p. 90), mais surtout que les paroles prononcées par l’un et l’autre des protagonistes sont en rapport entre elles et conditionnent le jeu en cours (de Shazer, 1999a, p. 70).
25Influencés par le modèle médical, les métiers de la relation d’aide et les jeux de langage qui s’y rapportent découlent bien souvent du paradigme de résolution de problèmes : selon cette logique, c’est en épuisant tous les éléments constitutifs d’un symptôme, en cherchant à comprendre son mécanisme et en l’analysant que l’on parvient à une solution (De Jong & Berg, 2002, p. 6-12). Observons au passage que le mot résolution renvoie aux mathématiques, à la physique, à la chimie, sciences dont la logique occidentale peut se résumer par la formule : « à chaque symptôme son remède ». Le chemin du problème est ainsi considéré comme la voie royale menant à la solution. Il est d’ailleurs intéressant de se rappeler que les termes solution et résolution découlent d’une même étymologie latine : solvere, dissoudre (Dauzat, Bubois & Mitterand, 2001, p. 663 et p. 717). Résolution ne serait-il alors rien d’autre que solution affublé du préfixe ré4, comme pour indiquer le processus qui y mène et souligner l’idée que ce n’est qu’à force de tentatives répétées que l’on éradique un problème ? Cette logique impliquerait deux prémices : la solution serait construite selon la logique constitutive du problème et il s’agirait d’investiguer minutieusement pour en dégager une vérité univoque. Le sens du mot résolution varie encore selon ses multiples combinaisons, dont deux porteuses d’un sens que l’on peut questionner : la décision – prendre une résolution – et la détermination – faire preuve de résolution (Le Robert, 2007, p. 915). L’assemblage de ces acceptions profile l’idée que l’on résout un problème en décidant d’y revenir et avec détermination.
26Nannini précise que parler d’un problème est en soi un jeu de langage découlant d’un « mode de raisonnement, un mode de questionnement » (2014, p. 72) qui, fondé sur une explication causale et déterministe, convoque l’expertise de l’intervenant·e dans l’interprétation des circonstances. Cette approche déploie concrètement ses effets en tenant bien souvent l’individu à l’écart d’une véritable participation au processus de réflexion ; ce n’est qu’une fois la décision prise qu’on lui demandera d’adhérer à l’action. Or, l’ACS, dont l’appellation pourrait finalement prêter à confusion au vu des éléments sémantiques que nous venons d’aborder, est construite sur le jeu de langage des solutions procédant d’une tout autre logique. Emergeant d’un monde envisagé comme complexe, non déterministe et de ce fait imprévisible, les solutions sont toujours des créations singulières. Ne reposant pas sur un savoir préalable, elles ne découlent pas de l’expertise de la professionnelle ou du professionnel, ce dernier se comportant « de telle manière qu’il soit clair pour son client que celui-ci dispose de tout ce qui lui est nécessaire » (de Shazer, 2002, p. 90) pour explorer les solutions. Le langage des solutions, ainsi que la répartition des rôles qu’il présuppose, produit un effet émancipateur des personnes accompagnées et implique d’entrée une coopération entre protagonistes.
27Il y a ainsi rupture logique, changement de paradigme. Dans la mouvance d’Erickson (Haley, 1984), l’ACS repose sur le postulat qu’il n’y a pas besoin de comprendre les raisons d’un problème, ni d’ailleurs d’échafauder des théories psychologiques de la personne (de Shazer, 2002). Il s’agit d’imaginer le changement comme étant déjà advenu pour que le mystérieux processus y conduisant se mette en route. Il me semble utile de souligner ici que la focale de l’échange va cibler sur ce que désire la personne, son projet. Il s’agit alors de susciter une discussion, par une série de questions, visant à mettre des mots sur ce que la personne fait déjà en direction de son but. Le problème a ainsi un tout autre statut, il peut être mis de côté ou être utilisé comme un point de comparaison servant à relever une différence. Au fond, le problème est un concept, une construction et, en tant que tel, il ne s’agit pas de chercher à le supprimer mais à orienter la conversation sur les attentes de la personne « indépendamment du problème » (de Shazer, 1999a, p. 297), vers ce qui pourrait constituer une différence significative pour elle, afin d’en épaissir la description, de la faire exister et d’impulser un mouvement.
28On peut dès lors concevoir qu’il y ait un jeu de langage propre au contexte pédagogique ; l’expérience que j’ai menée avec bon nombre d’étudiant·e·s fait apparaître que si l’ACS offre une technique d’entretien, elle permet surtout d’instaurer un jeu de langage propre à la construction des ressources. Ce jeu de langage émerge d’une pratique relationnelle par le biais de laquelle il est « négocié » (de Shazer, 1996, p. 87), convention entre protagonistes élaborant des règles et une grammaire de référence, ce langage commun invoqué plus haut.
29Le sens même du mot « ressources » prendra ainsi une tonalité particulière au gré de l’entretien, il sera convenu que la finalité de l’échange consistera à orienter le mouvement vers cette recherche avec un regard lucide et complexe de la réalité. Cela impliquera de façonner une vision différente des rôles en présence, changement reposant sur l’importance accordée à la formulation des choix de l’étudiant.e, de ses désirs et besoins en tant que socle pour la direction que va prendre l’entretien.
Le futur antérieur : un voyage dans le passé à partir du futur
30Si l’entretien est instauré comme un moment prévu d’office dans le cursus de formation, il s’agit de lui donner un caractère dynamique par lequel l’étudiant·e peut se réapproprier la démarche proposée. Dès lors, il m’a paru pertinent d’annoncer préalablement le mode relationnel sur lequel la discussion sera construite. La caractéristique de cet entretien réside, nous venons de le voir, en un changement de représentations sur la répartition des rôles des protagonistes, en une transformation du dogme selon lequel l’enseignant·e serait l’expert·e de la désignation des aspects que l’étudiant·e devrait travailler et des moyens à déployer pour réaliser les apprentissages en question.
31La recherche d’un « projet commun » (Korman, 2004), souvent explorée au cours des thérapies ACS, a la particularité de se focaliser sur ce que la personne accompagnée désire atteindre et/ou changer et permet de rendre explicite ce sur quoi l’entretien va porter et en quoi le fait d’en parler pourrait influencer les choses. Lors de l’entretien pédagogique, énoncer la question du projet commun est une entrée en matière aussi originale que surprenante : « Après notre discussion, ce soir ou demain, quelle sera la petite différence qui vous fera dire que cela a valu la peine que nous ayons discuté, à quoi verrez-vous cela ? » S’attendant à ce que l’utilité de l’entretien soit prédéfinie, les étudiant·e·s paraissent souvent déboussolé·e·s par cette question un peu alambiquée. « Votre question est compliquée ! » est, en substance, une réponse assez fréquente traduisant la surprise face à cette inversion des rôles. Mais la complexité de cette question réside dans sa nature projective, déplaçant résolument la focale vers ce qui se passera après coup, en s’intéressant à l’effet – une différence – imputable à l’entretien alors qu’il vient à peine de débuter.
32Comme mentionné auparavant en référence aux apports de Bateson, l’approche solutionniste propose d’aller défricher les terrains inconnus de l’expérience, et même un avenir différent, afin de commencer à les faire exister. Le questionnement orienté sur la solution contient un saut qualitatif de taille, puisqu’il s’agit de se projeter dans l’avenir en imaginant à quoi ressemblera le moment sans le problème en question. Le curseur temporel est résolument déplacé à un moment du futur proche qui contribue également à produire l’effet de surprise relevé plus haut, il s’agit d’une véritable gymnastique temporelle pour se situer au bon moment. Loin de surgir du pays des bisounours, où il suffirait de « faire comme si de rien n’était » pour occulter les difficultés et attendre que jaillisse une solution, l’approche proposée ici invite au contraire la personne à se livrer à un exigeant travail d’imagination que nul ne peut fournir à sa place, travail d’observation différentielle consistant à préfigurer le changement en imaginant les différences constatées dans la réalité sans le problème. Outre la mobilisation de l’imaginaire et sa dynamique autosuggestive relevant du langage hypnotique, l’originalité de l’approche est que l’on ne s’intéresse pas au comment le problème aura disparu. La recherche de moyens de changement n’étant pas le centre d’intérêt de l’approche centrée sur la solution, les questions projectives encouragent la personne, lorsqu’elles sont amenées avec une subtile obstination, à construire une nouvelle réalité en la tissant sur une trame interactionnelle intégrant les divers protagonistes de la vie de la personne.
33Un nouvel exemple permettra d’illustrer mon propos. Lors d’un entretien, une étudiante, alors qu’elle va bientôt commencer un nouveau stage, évoque son appréhension et ses doutes quant à sa capacité à s’engager dans l’action :
Etudiante : J’ai des craintes par rapport à ce qu’ils attendent de moi… ça ne va pas être facile et ça me bloque… il va falloir que je sorte de ma coquille… (rit)… d’un côté ça me stresse mais je suis super enthousiaste… je me sens déjà plus à l’aise dans le fait de rencontrer les gens dans ce stage que dans le précédent… il va falloir que j’ose faire des choses… quitte à me planter ! Oser tout simplement proposer, essayer… selon ce que je vois. Enfin, il ne faudra pas hésiter, proposer ci, ça… une sortie, et puis elle a dit (sa future PF) : « si t’arrives pas… on te proposera des trucs ! »… J’ai toujours un peu la peur de ne pas avoir d’idées… je n’ai pas envie de rester bloquée là-dessus comme l’année passée… si ça se trouve il y aura une dynamique qui fera que je pourrai proposer des choses…
AT : D’accord. Ça va si on se centre un peu là-dessus maintenant ?
Etudiante : Oui, d’accord !
AT : Alors, je vais vous poser une question un peu bizarre… autour du miracle…
Etudiante : Oui, c’est bientôt Noël ! (rit)
AT : Après notre discussion vous allez regagner vos activités de fin de journée… ensuite vous rentrerez chez vous… vous passerez la soirée… et, comme d’habitude, vous irez vous coucher… Pendant la nuit, pendant que vous dormirez… un miracle va se réaliser…
Etudiante : Hmm, hmm…
AT : … la difficulté que vous avez évoquée va se résoudre toute seule pendant la nuit… mais… lorsque vous vous réveillez le matin… vous ne savez pas qu’un miracle s’est produit, puisque vous dormiez… A quoi allez-vous vous rendre compte que ce miracle a eu lieu ?
Etudiante : Heu… (20 secondes de silence)… dans le travail ?
AT : … (signe des épaules et de la tête signifiant « c’est égal »)
Etudiante : Hmm, hmm… Je pense que ça se passera assez vite… je me lèverai… et je ne vais pas hésiter 50 fois avant de m’habiller… c’est une question de confiance en soi et donc je pense que je vais le remarquer très vite… quand je sors de la douche (rit)… ouais, je pense que je le saurai là, je n’aurai pas besoin de réfléchir 150 fois…
AT : D’accord, vous vous levez, vous vous douchez et n’allez pas hésiter avant de vous habiller. C’est cela qui sera différent ?
Etudiante : Oui, et puis je n’aurai pas peur de faire les choses, de prendre la parole !
AT : Pas peur de prendre la parole ! Alors, à quoi les personnes autour de vous vont se rendre compte qu’un miracle a eu lieu ?
Etudiante : (nouveau silence)... Peut-être que l’on me verra un peu plus… par exemple, d’habitude si je peux éviter de passer devant la classe je le ferai !
AT : Hmm, hmm… donc là, les autres, ils verraient quoi alors dans ce cas là ?
Etudiante : Ils verraient que je serai moins timide que maintenant… ils verraient quelqu’un qui se prend en mains plutôt que quelqu’un qui fuit.
AT : D’accord. Mais concrètement ils verraient quoi ?
Etudiante : Par exemple, ma PF me verrait parler, faire une présentation, être spontanée pour présenter, parce que quand il faut prendre l’initiative pour présenter c’est pas mon truc, donc là il y a un changement…
AT : Hmm, hmm, OK, et comment vous vous apercevrez qu’ils se sont rendu compte de ce changement ?
Etudiante : … Hmm ! Ben si c’est des gens que je connais bien ils me feront une remarque, ça ne passera pas inaperçu quand même !
AT : D’accord ! Actuellement, sur une échelle de 0 à 10, sur ce point-là, que je qualifierai de « sortir de votre coquille », ce sont vos termes en gros…
Etudiante : Hmm, hmm.
AT : De 0 à 10, en sachant que 0 c’était l’état initial au moment d’entrer en formation et que 10 c’est le jour où le miracle s’est produit.
Etudiante : Ouh là là !
AT : Aujourd’hui, où en êtes-vous ?
Etudiante : Hmmmm… (silence)… 5, par là, il y a encore un bout !
AT : 5 ! (regard étonné). Comment avez-vous fait pour vous retrouver à 5 ? Par quel cheminement ?
Etudiante : Heu… (silence)… je pense que je crois plus en moi, avant je prenais 3 jours pour commencer à écrire un texte, maintenant je me dis : « tu sais, tu sais, peu importe ce qu’il y a dedans, mais au moins tu sais ! », je sais me forcer, demander des avis, parce qu’avant j’avais l’impression que ce que je disais était incompréhensible, et les autres me disaient tout à fait sincèrement : « mais oui, c’est tout à fait compréhensible ! »
AT : Et ça vous faisait quoi d’avoir ce retour ?
Etudiante : Ben, plaisir ! Mais c’est à force de demander, que j’ai commencé à y croire un peu !
AT : Le fait de vérifier qu’il y avait une différence entre votre perception et celle des autres ?
Etudiante : Oui, et j’ai pu voir qu’il y avait une différence parce que, vraiment, j’avais l’impression que ce que j’écrivais n’avait aucun sens, et puis les notes ont suivi aussi, je me suis donnée comme une folle et ça a payé, je ne travaille pas que pour les notes mais ça valide quand même que je suis capable !
34Cette approche a la particularité de relier les domaines de vie des personnes sur un continuum, le fil rouge serait leur attitude vis-à-vis d’elles-mêmes lorsqu’elles traversent les divers contextes de leurs activités, qu’elles soient personnelles ou professionnelles.
35Effet de surprise, sujet décalé de la « question miracle » – outil emblématique de l’ACS – qui produit une rupture et une propulsion dans l’imaginaire. Si de Shazer définissait le miracle « comme un effet sans cause » (1999a, p. 129), son évocation ouvre bien souvent la porte à un registre intime, comme dans l’extrait ci-dessus : le moment chez soi, le coucher, le sommeil, le lever, la douche et la myriade de petits gestes de mise en route.
36Le côté jeu du miracle, avec l’entrée dans le registre de l’irrationnel, modifie le contexte de la discussion où une question fantaisiste donne implicitement la permission à des réponses de même nature, élargissant ainsi le champ des possibles. Par exemple, un étudiant répondant à la question miracle : « Je sourirai à mes parents », ou encore, pour un autre : « Je viendrai à l’école en vélo. »
37Il semble aussi y avoir un effet de validation pour l’étudiant·e, quant à l’importance et à la transversalité de son expérience, avec la découverte que des gestes paraissant anodins peuvent en fait revêtir une valeur insoupçonnée, y compris pour la formation professionnelle !
38A noter également la fonction des silences égrenant la conversation. Au lieu d’être considérés comme des trous à éviter, ils peuvent prendre leur place comme moments de réflexion, de répit. Lorsque le silence intervient après des questions projectives, telles que la question miracle, ou à propos d’expériences personnelles, ou encore relatives à ce qui pourrait être différent, il est important de considérer que ces questions requièrent beaucoup de réflexion (De Jong & Berg, 2002, p. 37-38). Accepter ce silence est une manière de créer un espace « de réflexion » (Korman, 2004, p. 7). Cela revient non seulement à valider la difficulté de ces questions, mais communique aussi à l’étudiant·e qu’en matière d’expérience, on ne peut répondre à sa place, il lui faut élaborer sa propre signification. Le silence et le rythme de l’échange qui en découle contribuent à placer l’apprenant.e au cœur de cette recherche.
Posture de non-savoir
39Le terreau relationnel que proposent les approches systémique et centrée sur la solution, en particulier lorsqu’il est question de conduire un entretien pédagogique, offre la possibilité de s’autoriser un espace différent dans lequel préside une posture de non-expert. Alors, la posture d’expertise, localisant le savoir comme l’attribut de l’enseignant·e se jouant dans une relation verticale à l’étudiant·e, se métamorphose en une posture de non-savoir. Nous l’avons vu, il n’est pas question ici de savoirs disciplinaires, mais bien de savoirs issus de l’expérience de l’étudiant·e, établissant dès lors une relation horizontale, voire même verticalement inversée. Cette nouvelle posture expérimentée en entretien fait trembler les enjeux de pouvoir, le rapport au savoir de la formatrice ou du formateur lui-même, la reconnaissance que le savoir lui confère dans le monde académique et surtout la position qu’occupe ce même savoir dans son rapport aux étudiant·e·s.
40L’entretien de type ACS se présente comme un accompagnement, jalonné de questions chercheuses de ressources, dont le message situe les sources d’un savoir du côté de la personne accompagnée. L’ACS, comme technique d’entretien, évoque l’art de la maïeutique dont excellait Socrate. Comme le relève Hadot, lorsque Socrate clame « qu’il ne sait qu’une seule chose, à savoir qu’il ne sait rien » (1995, p. 52), il critique en fait le dogme selon lequel le savoir serait un objet achevé et transmissible. Ne sachant rien et, de ce fait, n’enseignant rien non plus, Socrate « se contente de questionner […] et ce sont ses interrogations qui aident ses interlocuteurs à accoucher de leur vérité » (Hadot, 1995, p. 53), à engendrer une connaissance qui leur est propre. Ce détour philosophique a quelque chose à voir avec l’état d’esprit ayant prévalu dans la situation pédagogique relatée dans cet article.
41Souvent reliée à tort à la méthode Coué, l’ACS est considérée comme une approche triviale et simpliste, consistant grosso modo à nier l’existence des problèmes pour orienter le regard uniquement vers ce qui « va bien ». Il apparaît, au contraire, que l’ACS prend bel et bien en compte les difficultés formulées par la personne, elle propose cependant une façon très différente d’aborder les choses ; parler de ce que la personne souhaite voir arriver de différent dans sa situation et de sa part active à l’égard de ce changement. Nous l’avons vu, l’analyse et la compréhension du problème n’étant pas nécessaires, l’approche va consister à s’intéresser aux expériences que les personnes réalisent, souvent à leur insu et dans différents domaines de leur existence, contenant des germes d’alternatives, de savoir-faire, des potentialités qui, formulées, validées et amplifiées, peuvent contribuer à orienter favorablement les expériences à venir en direction du projet de la personne.
42Il s’ensuit que le système de croyances de l’accompagnant·e, ses présupposés et résonances sont résolument mis en sourdine. Cela ne consiste pas en une passivité mais, comme le mentionnent De Jong & Berg, cela revient « à guider en restant un pas en arrière » (2002, p. 57). L’intervenant·e s’emploie à écouter attentivement, par son attitude active et curieuse, afin d’orienter la discussion vers les sujets qui contiennent une pépite de ressources : chercher « ce qui marche », en quoi ce que fait la personne à un moment donné lui a été ou lui sera utile.
43L’écoute est la clé de voûte de l’ACS. Dès lors que l’on commence à élaborer et poser des questions visant à recevoir l’information et non à confirmer nos propres conceptions, alors on commence à écouter réellement, avec une « curiosité étendue et authentique » (De Jong & Berg, 2002, p. 28). Cette écoute des réponses permet en retour de construire de nouvelles questions afin d’épaissir les éléments amenés par la personne, de les rendre plus explicites.
44L’expertise du contenu de l’expérience et du sens qui peut y être donné se trouve donc entre les mains de la personne accompagnée. L’expertise de l’accompagnant·e porte quant à elle sur le processus bien particulier de l’entretien, son savoir-faire réside dans le fait de développer « l’oreille du constructeur de solutions » (De Jong & Berg, 2002, p. 29) en prenant le parti de « se fier aux perceptions et explications du client » (De Jong & Berg, 2002, p. 28). Il s’agit bien des fondements d’une posture écologique cherchant à ne traiter que l’information provenant du sujet, dès lors considéré comme expert de sa vie.
Conclusion
45Dans le contexte de ces entretiens pédagogiques, il a été question de mettre autant que possible de côté les a priori, notamment sur la pertinence ou non du domaine de l’expérience que l’étudiant·e choisit d’explorer. Il s’est agi également de s’efforcer de ne pas chercher, du moins dans un premier temps, à établir de lien logique entre l’expérience discutée et les compétences professionnelles répertoriées dans les plans de formation. De même, il a été utile de se détourner de la tentation d’élaborer une théorie psychologique explicative des difficultés de l’étudiant·e et de se centrer résolument sur ce qui marche. Il est impératif de souligner qu’ouverture et disponibilité ne signifient pas passivité et inconsistance mais, comme nous l’avons relevé précédemment, qu’elles relèvent d’un ajustement à la complexité de ce qui advient au cours de l’entretien.
46L’entretien ACS, tel qu’il apparaît dans les ouvrages spécialisés se référant à un contexte thérapeutique, se déroule selon un protocole précis, certaines étapes profilant un certain type de questions : projet commun, question miracle, questions à échelle numérique, recherche d’exceptions, pause, feed-back et prescription de tâches (De Jong & Berg, 2002). Il est clair qu’en situation pédagogique, ce déroulement gagne à être assoupli, adapté aux objectifs de l’entretien ainsi qu’au contexte bien différent de la formation. Dès lors, certaines séquences de l’échange prendront une coloration « vraiment ACS » alors que d’autres s’avéreront correspondre à un échange plus « classique ».
47Toutefois, en toile de fond, je remarque en quoi le terreau théorique présenté dans cet article exerce une influence surtout sur le plan de la posture pédagogique, s’avérant être une prédisposition à un accompagnement de type maïeutique. Elle requiert en particulier une résolution à ne pas céder à la tentation de prodiguer des conseils, une obstination à inviter l’étudiant·e à mettre en mots ce qu’elle ou il fait déjà, une patience ainsi qu’une rigueur afin que l’information ne soit pas suggérée par des questions suggestives. Ces points d’attention sont autant de voies sur lesquelles s’engager afin de valoriser l’expérience pour en faire un objet de connaissance. Cette posture d’accompagnement, lorsqu’elle repose sur un arrière-plan de connivence entre étudiant·e et formateur, peut donner l’élan à un mouvement à deux : mouvement de l’étudiant·e à la recherche de sens en lien avec ses potentialités et sa créativité, mouvement de la formatrice ou du formateur, qui se décentre de ses présupposés pour laisser place à la survenance de quelque chose de différent, à l’étonnement, à la surprise.
48Sur le plan conceptuel, il est tentant d’établir des similitudes entre l’ACS et l’empowerment5 (Bacqué & Biwener, 2015) ou encore le développement du pouvoir d’agir (Le Bossé, 2003). Pourtant, contrairement aux pratiques mentionnées ci-dessus, visant à l’origine à modifier les rapports de force sociétaux, la littérature ACS ne fait quasiment pas apparaître de dimension politique dans ses fondements et cette absence se fait notablement sentir dès lors que l’intervenant·e évolue dans le champ du travail social. L’accompagnement ACS, provenant des milieux thérapeutiques centrés sur l’individu, n’a pas été modélisé pour s’adresser à des groupes ni même à des collectivités en vue d’agir sur le contexte social et politique.
49De fait, dès que l’on sort du salon confiné de la thérapie, contexte, pressions et prescriptions d’autres protagonistes s’avèrent omniprésents. La posture professionnelle se complexifie dès lors que la demande n’émane pas exclusivement de la cliente ou du client, et qu’elle s’imbrique avec un mandat de contrôle social. Relevons néanmoins que le terme « client » employé dans la littérature ACS l’est justement, en dépit de ses consonances mercantiles, pour débarrasser la relation de toute allusion à la maladie, de la dépendance induite par le cadre thérapeute-patient·e, mais aussi pour modifier la position de savoir-pouvoir traditionnellement conférée à la ou au thérapeute et du rapport de forces qu’elle entretient. Cette autre posture, propice à l’autodétermination dudit client, fait apparaître des similitudes avec celle de la formatrice ou du formateur considérant l’étudiant·e comme « pièce maîtresse » dans la production de son savoir.
50Notons néanmoins que certains ouvrages (Berg & Kelly, 2001 ; Dolan & Pichot, 2010) font bien apparaître cette complexité institutionnelle dans laquelle la hiérarchie et les protocoles institutionnels agissent, pour ne citer que ces facteurs, sur une part importante de cette réalité. Une conversion des professionnel·le·s à l’ACS requiert alors une transformation en profondeur de toute l’institution.
51La pratique des thérapeutes ACS, bien qu’elle vise à se distancer du paradigme de résolution de problèmes, évolue néanmoins dans le contexte où les personnes consultent précisément parce qu’elles sont aux prises avec ce qu’elles considèrent être un problème. Nous l’avons vu, le contexte des entretiens pédagogiques réalisés est tout autre. Je relève principalement le fait que les étudiant·e·s ne se trouvent pas nécessairement confronté·e·s à un problème et que la demande ne provient pas formellement d’elles ou eux. De fait, elles et ils sont immergés dans un processus d’apprentissage se construisant pas à pas, avec des étapes prévues dans le parcours de formation telles que les entretiens dont il a été question. Ces distinctions étant posées quant au contexte de formation, force est de constater que les besoins des étudiant·e·s sont, somme toute, assez proches des visées de l’ACS : développer une connaissance qui fasse sens pour les personnes concernées. C’est ici que l’ACS, par son approche ciblée sur les pratiques et les souhaits des personnes concernées, peut s’avérer fructueuse pour faire émerger la connaissance qui se niche dans leurs expériences. A l’instar de l’hypnose ericksonienne (O’Hanlon, 1995), l’originalité de l’ACS consiste à encourager la personne à imaginer et décrire les détails d’une situation correspondant à ses aspirations propres ; les expériences que j’ai pu réaliser lors de nombreux entretiens m’ont permis d’en faire des leviers dynamiques dans l’interaction avec les étudiant·e·s.
52Mon questionnement dans cet article a ainsi concerné les voies d’élaboration de la connaissance et le fait de mettre en valeur l’expérience des étudiant·e·s. J’ai voulu montrer comment l’ACS m’interpelle et en quoi je la considère comme une approche qu’il est aussi possible de déployer dans l’accompagnement pédagogique. Sortant du dualisme théorie-pratique, bousculant la notion de savoir au cœur de l’activité pédagogique, elle contribue à mon sens à limiter le risque d’une entrée essentiellement focalisée sur des compétences prédéfinies. Le « non-savoir », la non-expertise préconisée avec l’ACS sont tout à fait propices au concept de « formateur "accoucheur" » (Delasale & Martin, 2014, p. 66), vu depuis la perspective du sujet en formation accompagné dans la construction de ses connaissances. Dans ce contexte, l’accompagnement pédagogique consiste à proposer des directions, pas des contenus, à laisser des interstices, des espaces ouverts favorisant une circulation possible des idées. Ainsi vu·e comme garant·e d’un processus, la formatrice ou le formateur met son savoir au service de cet accompagnement. On pourrait ainsi schématiser les deux pôles entrant en jeu dans la construction du savoir avec, d’un côté, l’apprenant·e expert·e de l’itinéraire de sa connaissance et, de l’autre, la formatrice ou le formateur expert·e du processus de mise en visibilité de ce savoir en gestation.
53Si le contexte de la formation continue en travail social se prête mieux au déploiement d’une telle posture de formatrice ou formateur que celui de la formation de base, il n’en demeure pas moins que la situation d’entretiens individuels RPF offre une réelle opportunité de pratiquer l’ACS. Valorisant l’expertise de l’étudiant·e, stimulant substantiellement sa mise en travail, exploitant pleinement ce moment d’entretien allant bien au-delà de la finalité d’un « point de situation », les apports de cette entrée pédagogique sont nombreux.
54Diverses questions et pistes sont encore à analyser, comme la séance d’évaluation de la fin d’une période de formation pratique réunissant l’étudiant·e, la ou le PF de terrain et la ou le RPF, séance à la fin de laquelle l’étudiant·e est prié·e de sortir de la salle pour que les deux autres partenaires de cette réunion, pourtant annoncée comme tripartite, délibèrent. S’il est vrai que les pratiques en formation d’adultes sollicitent de plus en plus la participation des étudiant·e·s dans la construction des savoirs, l’expérience s’arrête abruptement ou presque dès lors qu’il s’agit d’évaluer et attribuer des notes. Le thème du rapport au savoir, vu comme rapport de pouvoir, reste tout compte fait un sujet sensible, pour ne pas dire tabou, dans les lieux de formation pour adultes.
55Sur un autre plan, il est intéressant de mentionner le retentissement surprenant des entretiens individuels que j’ai menés sur la dynamique du groupe RPF concerné. Introduire un rapport situant l’expérience au centre de la démarche pédagogique génère finalement une relation différente entre les étudiant·e·s lors des regroupements RPF. Désigné·e·s comme expert·e·s principaux des connaissances affinées pendant leur formation, en particulier lors des périodes de formation pratique, les étudiant·e·s développent ensuite un climat propice à l’écoute, à l’échange en vue de valoriser les réflexions issues de leurs pratiques respectives, diminuant d’autant les velléités de porter un jugement de valeur. La connaissance n’étant plus exclusivement localisée du côté de l’enseignant.e, les étudiant·e·s deviennent co-responsables de la production des savoirs et de leur formation. En outre, certaines formulations typiquement ACS expérimentées lors des entretiens, peuvent par la suite faire l’objet d’exercices afin que les étudiant·e·s s’initient non seulement à une technique, mais surtout au type de rapport aux bénéficiaires qu’elles présupposent, ce qui peut donner lieu à de riches discussions en groupe sur les questions de posture professionnelle.
56Ce texte est le fruit d’expérimentations et réflexions s’étendant sur plusieurs années. En même temps, l’écrire m’a donné l’occasion de continuer à penser cette expérience, de la relier aux courants et auteur·e·s qui attisent depuis longtemps ma curiosité et ont un impact dynamique sur mon activité de formateur. Cette conclusion ne met ainsi un point final qu’à cet article, ma pratique restera en mouvement, dans une éthique de la lenteur, incomplète par essence, en transformation par nécessité.
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Notes de bas de page
1 Dans les deux tomes de Vers une écologie de l’esprit (1977 ; 1980), Bateson a développé une théorie de l’information, et en particulier de l’apprentissage, qu’il a organisée en trois niveaux, posant notamment les bases des concepts d’apprendre à apprendre et de changement de paradigme. A de très rares exceptions près, les travaux de Bateson ne sont étonnamment pas mentionnés par les pédagogues aujourd’hui.
2 Brief Family Therapy Center de Milwaukee, dans le Wisconsin (Etats-Unis).
3 Mental Reaserch Institute de l’école de Palo Alto en Californie (Etats-Unis).
4 Etym. lat. : retour en arrière, répétition (Dauzat, Bubois & Mitterand, 2001, p. 650).
5 Nous assistons aujourd’hui à une instrumentalisation néolibérale de ces approches avec les politiques d’activation menées par l’Etat de même que par certaines approches managériales : toutes deux reposent sur le principe de faire porter la responsabilité des objectifs d’insertion sociale / de production par les bénéficiaires / les salariés (Bacqué & Biwener, 2015, p. 140).
Auteur
Diplômé de l’Institut d’études sociales de Genève, il a longtemps œuvré dans le champ de l’accompagnement des jeunes et des familles avant de s’orienter vers la formation d’adultes. Il est aujourd’hui maître d’enseignement à la Haute école de travail social (HES-SO/Genève). Son expérience de terrain est complétée par un parcours académique atypique durant lequel il obtient divers certificats postgrades : Praticien formateur HES, Approche systémique en travail social, Approche centrée sur la solution ainsi que deux certificats en techniques hypnotiques. En 2016, il se forme également à la didactique pour enseignants HES. [antonio.testini@hesge.ch]
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