Chapitre III. L’héritage de la deuxième génération : état de la question et témoignages
p. 61-155
Texte intégral
Éléments théoriques
Résumé des principales études recensées sur la transmission du traumatisme
1A notre connaissance, peu de recherches sur l’impact d’un vécu de guerre sur les descendants ont été réalisées en France49. La plupart des études consultées portent sur les descendants de survivants de la Shoah. L’intérêt porté pour les descendants coïncide avec la levée du silence sur la Shoah et sur la déportation. La chronologie des études correspond donc au long silence sur ce vécu.
2Nous relaterons les recherches réalisées sur cette population en supposant que la transmission emprunte des voies partiellement similaires. Le traumatisme de la déportation, le milieu familial et social particulier, marqué par ce vécu ainsi que le silence sont des aspects relativement communs aux deux populations. Nous pouvons retenir, en parcourant des études américaines et israéliennes, que l’impression des générations suivantes est d’être hantées par le passé parental.
3En outre, les résultats de ces recherches ont largement guidé nos investigations et nos entretiens. La thèse de Breton (1993), plus proche de notre problématique et résumée ici, sera citée à plusieurs reprises tout au long de ce texte. En effet, cette dernière nous a largement guidée dans la construction de notre problématique, tout en nous différenciant par l’emphase accordée au traumatisme et à sa transmission.
4La difficulté, pour ces enquêtes, a été de pouvoir tirer des généralités, compte tenu des différences individuelles du parcours des survivants avant et après la Libération. Une analyse épidémiologique et comparative de l’impact du traumatisme des camps est impossible, étant donné le nombre de variables interférant sur les résultats.
5Pourtant, les traces laissées par le vécu concentrationnaire ont pu être liées à des problèmes affectifs ou de personnalité des enfants de survivants, même s’il est irréalisable d’isoler tous les facteurs complexifiant cet héritage.
Barocas, C.B. et Barocas, A. (1973, 1980)
6Les recherches ont porté sur les descendants de déportés juifs et ils furent parmi les premiers à relier les particularités psychiques des enfants de survivants au trauma parental. Ils ont démontré que les enfants héritent de l’angoisse de séparation et de mort. L’histoire traumatique passée influence le psychisme dans la mesure où les enfants s’identifient à leurs parents et se sentent porteurs à leur tour de l’histoire parentale.
Last et Klein (1981, 1984)
7Leurs recherches ont été menées en Israël, tentant de découvrir une logique entre le statut parental de survivant de la Shoah et la personnalité de leurs enfants. La plupart des résultats relatent le fonctionnement psychique perturbé des survivants : un état dépressif continu, le refoulement et le manque d’affectivité. Ces symptômes empêcheraient un investissement affectif, car l’énergie psychique est utilisée pour la capacité d’adaptation et pour résorber les troubles. Ces recherches n’ont pas mis en évidence une transmission directe du traumatisme, mais un mode particulier d’éducation et une perception diffuse du traumatisme parental à travers le comportement et les attitudes auprès de leurs enfants. En effet, les symptômes des survivants déportés empêchent une disponibilité affective complète. Ainsi le trauma affecterait la capacité de maternage, ou de « paternage », par une disponibilité inconstante étant donné le syndrome de répétition et de reviviscence.
8La transmission des symptômes parentaux se réalise dans le cadre de la relation d’objet avec leurs enfants. En effet, les parents survivants peuvent surprotéger ou surinvestir leurs enfants en lien avec leurs angoisses restées présentes. De plus ces enfants n’auront pas pu exprimer d’agressivité, pourtant bien naturelle, au risque de l’assimilation par eux-mêmes avec le bourreau nazi et de leur culpabilité. Selon Klein (1973) la venue de l’enfant a eu pour fonction la réparation ou l’annulation du passé. L’enfant serait un prolongement de la partie vivante d’eux-mêmes et la preuve qu’ils sont bien en vie. Cette mission est bien lourde à porter.
Zajde (1993)
9Zajde a réalisé une recherche portant sur les mécanismes en jeu dans la transmission du trauma chez les descendants de Juifs déportés. Les témoignages recueillis dans cette étude illustrent de manière poignante le poids de l’histoire. Que ce soit dans le silence ou/et dans la conscience diffuse de troubles physiques ou psychiques, tous ces enfants ont capté, malgré eux, la souffrance parentale à travers le filtre du comportement de leurs parents et malgré la volonté de garder le secret. Selon les témoignages récoltés dans cette étude, beaucoup de descendants de survivants font des cauchemars portant sur les événements de guerre (arrestation, camps, fuite, etc.). Le vécu parental caché ou exprimé marque profondément l’esprit de l’enfant ou du jeune. Zajde relève que les survivants transmettraient à l’enfant un certain sentiment d’insécurité et des angoisses de mort. Elle situe la transmission de la Shoah dans le contexte particulier de la culture juive. Les thèmes de persécution de la tradition juive et de l’identité juive sont très présents et démontrent une expérience de tout un peuple unique et « hors du commun » (p. 214). Les descendants des survivants juifs ont la triste particularité d’avoir perdu un grand nombre des membres de leur famille. Ce deuil impossible et ce vide dans la filiation ont un impact certain sur leur devenir. De plus, ils portent souvent le prénom d’un disparu, prénom lourd à assumer puisqu’il représente une tentative de faire revivre le mort !
10L’appartenance identitaire à la culture juive, la rupture de la filiation (amputation généalogique, Wilcowicz, 1997) le déracinement complexifient la transmission du trauma.
Breton, C. (1993)
11Cette recherche a porté surtout sur l’impact de la Résistance et de la déportation sur la socialisation des descendants.
12La thèse de Breton a porté sur :
la réadaptation à la vie sociale des déportés,
la transmission intentionnelle ou non du vécu de la déportation et de l’engagement dans la Résistance,
les effets sur les descendants.
13La population étudiée comprenait 15 familles de résistants déportés en camp de concentration dont les descendants sont nés après-guerre. Cette recherche qualitative a été complétée par une enquête auprès de 60 descendants visant à vérifier les résultats de la partie qualitative.
14Elle a mis en évidence la réinsertion professionnelle difficile, quoique réussie, de la première génération, le rôle joué par les liens sociaux entre les survivants et le renforcement d’un engagement idéologique ou associatif après une période « moratoire » due aux résistances internes ou externes. La Résistance, puis la déportation génèrent des attitudes spécifiques et des valeurs renforcées chez les parents.
15Les deux tiers des descendants relèvent des troubles liés à la déportation, dont des cauchemars, des longues maladies, une extrême nervosité, de l’anxiété, des phobies. Quelques-uns soulignent le « ressassement » du passé. Ce milieu familial aurait fragilisé un descendant sur trois, les conduisant à recourir à une aide psychologique. Ainsi les descendants ont baigné dans un milieu où la déportation prenait une grande place même si, paradoxalement, les survivants en parlaient peu directement à leurs enfants. Breton parle de « culture ou de subculture de la déportation » (p. 62). Une partie des descendants a ressenti la détresse psychologique du parent déporté et exprime un sentiment d’altérité tout en étant relativement bien intégré socialement et professionnellement.
16Parmi les valeurs transmises, la tolérance, la solidarité, le respect d’autrui et la défense des libertés sont celles les plus citées par les descendants, qui ont ressenti la profondeur des valeurs parentales, vécues de l’intérieur et non pas seulement comme une adhésion intellectuelle. Breton relève qu’une préoccupation commune des enfants de déportés est celle de la violence politique et de la guerre. Ils n’ont pas repris à ce stade de l’enquête (1993) la mission de témoignage ou de mémoire (memorial candle) de leur parent. Nous supposons que la mort du parent déporté pourrait modifier ces résultats.
Bar-On (1995)
17Bar-On a entrepris une recherche sur l’impact de l’Holocauste sur trois générations en relatant la biographie de cinq familles. Il souligne, à juste titre, que la transmission du trauma collectif de la déportation et du génocide est indissociable de la structure familiale et de son histoire. Il est difficile, voire impossible, dit-il, d’isoler l’influence de l’Holocauste d’autres facteurs liés à l’histoire familiale et à la personnalité. Les sujets construisent et reconstruisent leur histoire en fonction des expériences passées et présentes (remaniement psychique d’après Freud). Des expériences positives sociales, professionnelles, familiales, peuvent réduire les effets du trauma initial. A contrario, des expériences de vie semées d’embûches peuvent aggraver le traumatisme.
18Selon Bar-On (p. 334), les interviewés balancent entre deux pôles :
celui de se libérer du passé, de l’horreur de l’Holocauste et d’oublier ;
celui de préserver et cristalliser la continuité familiale et se souvenir.
19Ainsi, selon cet auteur, certains expriment la peur et d’autres l’espoir. La transmission peut prendre plusieurs formes, dont la paralysie ou l’admiration.
20Son étude montre pourtant un impact certain sur la deuxième génération (difficulté d’individuation) et la volonté de la troisième génération d’aller de l’avant, de s’affranchir du passé, une curiosité et un intérêt distancés, moins émotionnels. Contrairement aux présupposés de nombreux « psys » affirmant que la résolution ne peut passer que par la parole, Bar-On affirme que la naissance et l’éducation des enfants et petits-enfants ont donné l’opportunité de « dépasser » les souffrances oubliées. Les survivants oscillent entre le souvenir et l’oubli – le souvenir tyrannique qui ressurgit sans crier gare – et la volonté d’oubli propulsant vers la vie et le présent. L’histoire parentale peut écraser, éclipser l’histoire personnelle soit par l’admiration, soit par l’envahissement du vécu parental.
21Cette étude montre donc bien qu’il y a transmission à laquelle les descendants agissent ou réagissent, par l’acceptation ou le refus, par l’émotion ou la distance (intellectualisation). Bar-On met donc le doigt sur l’impossibilité de tracer des causalités simples.
Sagi-Schwartz & al. (2004)
22Une recherche récente a été menée par une équipe internationale (Israël, Hollande, Allemagne). Elle souligne la difficulté de tirer des conclusions sur l’impact du traumatisme sur les familles. En effet, les recherches épidémiologiques ne montrent pas de problèmes psychologiques notoires chez les survivants et leurs enfants ; elles relèvent, au contraire, une bonne adaptation globale. Par contre, les recherches cliniques soulignent les effets pathologiques du vécu concentrationnaire. Les recherches sur la transmission intergénérationnelle ne donnent pas non plus de résultats significatifs.
23Cette étude s’est basée sur la théorie de l’attachement en tentant de démontrer que le deuil ou le traumatisme non résolus induisent une « désorganisation de l’attachement » (p. 81). La fonction « des relations d’attachement est de servir de source de sécurité pour l’enfant » (p. 80). Les troubles consécutifs au traumatisme, dont l’anxiété, une disponibilité inconstante perturbent le sentiment de sécurité dont a besoin tout enfant pour se développer.
24L’échantillon de cette recherche a été constitué de deux groupes de grands-mères et leurs filles dont un seul a vécu l’Holocauste (environ 50 familles dans chaque groupe). La méthode a consisté à recueillir les données auprès des deux générations par auto-questionnaire sur « les représentations mentales actuelles des relations antérieures d’attachement » (p. 89) et sur « des mesures d’anxiété et de stress traumatique » (p. 90) puis à effectuer des observations sur la troisième génération, âgée de 12 à 15 mois.
25Les résultats indiquent que « les survivants montrent plus de deuil non résolu ou de traumatisme (…) plus d’anxiété et de stress traumatique » (p. 99) que les personnes qui n’ont pas connu l’Holocauste. Pourtant, ils ont réussi à maintenir une bonne adaptation, mais qui reste fragile en cas de stress ou de difficultés. Quant à la transmission à la deuxième génération, il n’y aurait aucune différence entre les enfants de survivants et les enfants du groupe de comparaison n’ayant pas vécu la Shoah : « Nous n’avons trouvé aucune transmission intergénérationnelle de l’attachement désorganisé ou de symptômes de stress traumatique » (p. 101).
26Ainsi, comment cette deuxième génération a-t-elle pu se protéger de l’expérience traumatique de leur parent ? Le fait que ces familles aient vécu en Israël, ou le sentiment d’appartenance à une communauté « avec une mémoire collective de l’Holocauste » (Frankl, 2004, p. 103) et à une nation en construction, a sans doute contribué à jouer un rôle protecteur et d’adaptation – donnant un sens à leur existence et offrant une réhabilitation. C’est pourquoi les diverses études donnent des résultats si controversés, puisqu’elles portent sur des populations provenant de lieux géographiques variés.
27Nous supposons que les survivants de la Shoah en France ou en Europe, où le silence a prévalu durant de nombreuses années, pourraient montrer une adaptation plus difficile ; ces derniers ayant voulu se confondre dans le sentiment nationaliste : ils étaient Français avant tout.
28Nous constatons donc que selon l’angle d’approche de la question, selon le nombre de personnes interviewées, selon leur implication, il y aurait plusieurs voies possibles d’interprétation. Les résultats actuels ne sont guère significatifs quoique les thèmes d’angoisse de mort, le sentiment d’insécurité et le surinvestissement des enfants soient récurrents. Des recherches sur toutes populations ayant vécu des ruptures et des persécutions, un génocide ou encore la destruction systématique infligée par un régime totalitaire, devraient se poursuivre. S’y atteler pourrait mener à des pistes intéressantes et novatrices quant à l’éducation à la paix. Selon Bensoussan50, la faculté de penser a fait défaut. Dépister « les jalons du crime » donne un regard critique, voire préventif. L’étude des mécanismes de transmission est aussi un axe de compréhension incontournable.
Aspects théoriques sur la transmission
29La transmission a toujours été reconnue depuis la nuit des temps et par toutes les cultures. Ce qui paraît plus récent, en Occident, c’est la prise en compte des pathologies liées à la transmission ou aux dettes générationnelles.
30L’intérêt pour la transmission transgénérationnelle51 de la Shoah n’a pris son essor que depuis les années 1970 où de nombreux témoignages des enfants de survivants montrent l’impact affectif du vécu parental.
31Chaque être humain s’intéresse à son passé et aime évoquer les souvenirs. Cette mémoire inscrit l’individu dans son appartenance à l’espèce humaine. Freud insiste à plusieurs reprises sur le fait que s’il n’y avait pas transmission, chaque être humain devrait recommencer à zéro : il n’y aurait ainsi ni progrès, ni développement de la société humaine.
32Selon Cyrulnik, « les jeunes doivent supporter la blessure de leurs parents, la mort en héritage… La honte, l’inquiétude transmise… le désespoir de ne pas savoir altèrent les enfants de victimes autant que ceux des bourreaux » (2003, p. 55). Cette persistance de la souffrance de toute victime de violence totalitaire laisse des traces sur les générations suivantes, ce qui expliquerait les contrecoups de l’histoire. Selon Bailly (1996, p. 58) : « On peut se demander si les catastrophes sociales que représentent les traumatismes majeurs à l’échelle d’une population n’ont pas laissé des cicatrices plus importantes que l’on ait cru jusqu’ici. » Selon cet auteur, la question de l’influence d’un vécu traumatique mène à mieux comprendre la répétition des conflits armés. Il s’agirait selon lui d’attitudes héritées des traumatismes passés.
33Ancelin-Schützenberger (1993, pp. 65-74) aborde aussi la question de la transmission des traumatismes de guerre ou de génocides en démontrant que la « mémoire perdure » (p. 71). Selon cet auteur, « la solution n’est pas seulement politique ou économique : elle est peut-être liée (…) à la loyauté familiale et culturelle invisible (…) et au fait de pouvoir dire l’indicible, et l’impensé, de pouvoir se faire entendre, de faire reconnaître les faits, les torts, et essayer de réparer la mort, l’injustice subie, l’éviction, le rejet » (p. 72).
Lien mémoire familiale et identité
34La mémoire familiale façonne l’identité de chacun qui s’élabore en rapport à l’histoire familiale, sociale et culturelle. La personnalité se constitue par une série d’identifications essentiellement inconscientes. L’identité personnelle se construit à partir de composantes internes et externes et se remanie toute la vie. Celle-ci s’inscrit entre le passé et l’avenir et ne surgit pas de nulle part. Cette mémoire se réfère à un ensemble de valeurs liées à l’expérience vécue. Elle est le signe d’une appartenance sociale et culturelle.
35Selon Muxel (2002, p. 13), il existe trois fonctions de la mémoire : transmission, reviviscence et réflexivité.
« La fonction de transmission » est cette nécessité impérative de transmettre aux générations suivantes. Tous les individus reçoivent en héritage une partie de la psyché de leurs ascendants, tout en maintenant un écart vis-à-vis de cet héritage. « La mémoire obéit à un impératif de transmission non pas seulement parce qu’elle impose un devoir de mémoire, mais aussi parce que quelque chose de l’identité propre du sujet en dépend » (p. 14). Témoigner obéit aussi à une impulsion abréactive du devoir de mémoire. La narration de son expérience permet ainsi de transformer la reviviscence ou la remémoration par une mise à distance de l’événement. « Je serai incapable de dire si nous témoignons par une sorte d’obligation morale envers ceux qui se sont tus, ou au contraire, pour nous délivrer de leur souvenir. La chose certaine est que nous obéissons à une impulsion puissante et durable » dit Primo Levi (cité par Rosenblum, 2000, p. 117). L’injonction de parler s’inscrit contre le silence imposé, et l’engouement actuel pour la mémoire serait une sorte de formation réactionnelle d’un peuple culpabilisé pour n’avoir pas pu entendre. La prochaine disparition des derniers témoins ajoute à la frénésie testimoniale.52
« La fonction de reviviscence » porte sur l’aspect affectif conscient ou inconscient, lié aux résurgences de souvenirs. Cette reviviscence a été très présente chez les déportés qui en parlaient plutôt entre eux lors de réunions commémoratives. Cette fonction a rapport à la mémoire d’un vécu. Cette mémoire serait comme une sorte de « réserve d’impressions et d’images (…). Cette mémoire agit comme une empreinte qui façonne les contours de l’identité affective de l’individu » (Muxel, 2002, p. 24). Elle est proche du fonctionnement de l’inconscient où le refoulement et l’oubli agissent comme un moyen protecteur contre les souvenirs impossibles. Ainsi la reviviscence s’immisce entre la résurgence des souvenirs et les oublis. Cette fonction a sans aucun doute influé sur l’identité des descendants.
« La fonction de réflexivité » (p. 30) consiste en une évaluation de sa destinée. Il s’agit ici de porter un regard critique sur l’expérience familiale et sur le passé, de s’en écarter et de s’en distancer. Ce travail de la mémoire est celui d’une mise à distance pour construire une identité séparée et éviter la répétition. La transmission de l’histoire familiale et collective n’est pas une pure reproduction, mais passe par la reconstruction pour s’en affranchir. Nous verrons plus loin que cette fonction a joué un rôle protecteur pour les descendants.
De la filiation à la transmission
36La filiation assigne à l’individu une place dans la hiérarchie des générations et au sein de la société. Le lien de filiation est structuré par deux axes selon Guyotat (1985) : « L’axe institué » qui correspond aux institutions et au juridique et qui repose sur un système d’interdictions et d’autorisations, où chacun est inscrit et reconnu comme fils ou fille de tel autre ; « l’axe imaginaire » où le sujet construit son roman familial, appelé aussi « lien de filiation narcissique ». Le lien de filiation est ce par quoi un individu se vit comme relié à ses ascendants par le lien institué et le lien affectif. Ce lien n’existe pas sans transmission : celle du patronyme, d’une part, selon « l’axe institué » et celle, d’autre part, de la culture familiale selon « l’axe narcissique » ou affectif. Les défauts de transmission provoquent des « trous » psychiques et un vide identitaire. « Il n’y a pas de filiation sans transmission » dit Rosolato (cité par Soulié, 2003, p. 20). Ainsi, cet auteur met en valeur l’irréductible d’une transmission.
Les modes de transmission
37Le concept de transmission est d’origine systémique, mais cette question a toujours été au centre des préoccupations et des réflexions des psychanalystes53. Il met en évidence les phénomènes de répétition transgénérationnelle : les « loyautés invisibles », les secrets de famille ou les fantômes de l’inconscient parental.
38Les transmissions peuvent être conscientes et intentionnelles (les valeurs, les habitudes, les manières d’être) mais surtout inconscientes (les identifications, les conflits non résolus, les deuils, etc.). Elles traversent les descendants de manière positive ou négative. Il n’y a pas d’individus sans influences, nous sommes tous sous influence, malgré le désir et l’illusion d’être son propre guide et « hors influence ». Chaque individu naît dans une constellation familiale, elle-même reliée à d’autres constellations familiales, sociales et historiques. Tout sujet doit découvrir que le monde n’a pas seulement commencé avec ses parents, mais qu’il est aussi le fruit d’un monde existant bien auparavant : chaque individu est le maillon d’une chaîne humaine inscrite dans l’histoire de l’Homme. La notion de transgénérationnel dénie le fantasme d’auto-engendrement puisque chaque sujet est inscrit dans l’histoire de ses ascendants. Le désir narcissique de singularité et d’absolue liberté est mis à mal. La marge de manœuvre est étroite, mais chacun reconstruit ses héritages et s’en détache.
Dette et loyauté
39Toute transmission implique un « contrat narcissique et un contrat social » (Aulagnier, 1975, cité par Kaës, 1989, p. 182). Pour honorer ces deux contrats, l’individu se doit de transmettre ce qui lui a été transmis. Cette transmission inclut les idéaux et les valeurs de l’ensemble familial et social dont il est issu (qui assure une appartenance à l’espèce humaine et à son groupe). Chaque sujet porte la mission « d’assurer la continuité des générations et de l’ensemble social » (Kaës, 1989, p. 182). Dans chaque famille existe un système de comptabilité inconsciente qui règle les obligations et la place de chacun. Chacun porte des dettes vis-à-vis de sa famille et se doit d’honorer ce qui lui a été transmis, pour justement liquider la dette. C’est ce qu’on appelle « les loyautés familiales invisibles » (Boszormenyi-Nagy, 1980). Les loyautés invisibles concernent le sentiment de dette inconsciente que tout descendant ressent à travers les générations antérieures ; elles sont dites « invisibles » parce qu’elles sont souvent inconscientes et involontaires et pèsent sur le devenir du descendant.
40Si l’événement traumatisant est indicible pour les parents, l’héritier aura pour dette de dépasser la « crainte de l’effondrement » (Winnicott, 1975, p. 147) par un acte médiateur et de « triangulation entre soi, les ascendants et le monde » (Altounian, 2000, p. 151). Cet acte passe par le langage ou l’écriture : ainsi les traces laissées par les parents se transforment en paroles. Selon Altounian (2000, p. 135) « il incombe à tout enfant (…) de survivants (…) la tâche de signer l’après-coup du traumatisme parental pour s’inscrire dans une généalogie ». Elle démontre que l’héritier doit trouver les moyens d’expression pour s’en détacher, au risque de le vivre comme un fardeau.
41Dans cette perspective, celle de l’appropriation de son héritage et celle de l’affranchissement d’une dette générationnelle, pourrions-nous dire que les descendants n’échapperaient pas au « devoir de mémoire », à l’impératif de dire la nécessité d’une vigilance contre toute violence ? Peut-être, mais dans la mesure où l’héritier aura trouvé les voies d’expression et où il aura assumé cette transmission. Mais il y a plusieurs voies pour que les traces du passé ne soient pas un fardeau ou un boulet traîné toute sa vie, pour que cette injonction morale et psychique soit dépassée. Les descendants ne reprennent pas forcément le flambeau de la mémoire ; les recherches sur les descendants de la Shoah ne concluent pas non plus sur un héritage obligé. Certains, malgré les traces du passé parental, tentent d’oublier pour reprendre confiance en la vie et se projeter vers l’avenir ; chez d’autres persiste une souffrance phobique vis-à-vis du monde extérieur ; pour d’autres encore l’investissement familial, social et professionnel les propulse hors du passé. Ces générations sont marquées par un dénominateur commun : une gravité de leur conscience et de leur représentation du monde.
Transmission et traumatisme
42Selon Waintrater (2004), pour les familles ayant vécu un génocide, les loyautés et la transmission empêchent toute différenciation, l’extérieur étant vécu comme une menace. La fonction de contenant psychique est mise en échec.
43La transmission transgénérationnelle des traumas se produit lorsque le traumatisme n’a pu être élaboré ou que le deuil s’avère impossible. Ce qui n’a pu être élaboré par celui qui a subi le traumatisme réel sera légué aux descendants, qui vivront ce traumatisme sous forme fantasmatique ou sous forme de symptômes : « Ce qui s’est trouvé désavoué de la réalité de la violence meurtrière, tant au plan de l’histoire collective et de sa mémoire qu’au plan de l’histoire privée et de ce qui la rend accessible au souvenir, ne peut se manifester que sous la forme de sa répétition à la génération suivante » (Levy, 1993, p. 55).
44Si les transmissions ne sont pas dites, qu’elles soient tues ou cachées, elles traversent les descendants sans être élaborées et se répètent négativement. Le passé des ascendants peut être vécu comme un fardeau si aucune parole n’est prononcée pour donner un sens. Wilgowicz (1997, p. 77) parle d’« identification vampirique » inconsciente : « certains descendants répètent sans le savoir, ce qu’ils n’ont pas ressenti eux-mêmes, ce qui n’a pu être dit, compris, même pensé. Ils se font dans leurs actes les porte-parole d’une histoire qui ne leur appartient pas, les porte-douleur de vies qui ont été brisées, les porte-mémoire de ceux dont les nazis voulaient effacer jusqu’à toute trace de présence sur la terre ». L’emprise du traumatisme, à travers la répétition et ses symptômes, contribue à entraver la construction de l’identité du descendant. Beaucoup de familles utilisent un enfant pour remplir le rôle de « bougie mémoriale » et cet enfant endosse le fardeau émotionnel des parents.
Rupture protectrice
45Pendant de nombreuses années, les nazis ont occupé la place du père tout-puissant qui peut jouir de l’autre à sa guise – hors castration et hors la loi, mais incarnant leur loi. Deux mondes coexistaient pour les nazis : un monde hors la loi symbolique et un monde rigide, obsessionnel où une autre loi régnait avec ses interdits fondamentaux. Ce clivage laisse exploser les pulsions primaires : certains humains étaient des numéros, d’autres restaient humains, tout simplement.
46Si nous insistons sur ce mécanisme – ayant autorisé les bourreaux à agir, c’est bien parce qu’il implique une désillusion complète quant à la protection d’une loi symbolique structurant les descendants. Ainsi, le chaos peut s’installer à l’occasion de circonstances propices : comment avoir confiance et se sentir en sécurité après une telle constatation ? Cette brisure protectrice d’une loi humanisante et réunifiante démontre ses forces destructrices et menace le sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. Dans les cas de traumatismes collectifs, il y a atteinte profonde à l’identité et « au sentiment d’appartenance à la communauté humaine, aux interdits fondamentaux » (Soulié, 2003, p. 24). En effet, lorsque l’histoire met à mal l’assurance d’une protection, la transmission serait négative et empreinte d’un sentiment d’insécurité. « Lorsqu’une puissance tyrannique exerce un pouvoir arbitraire, le contrat de protection est rompu » (Soulié, 2003, p. 21).
47Pour les sujets, il s’agit « de se défendre de manière projective d’un monde arbitraire et menaçant » (Soulié, 2003, p. 21). L’insécurité et la peur provoquées par le vécu parental influeraient sur la personnalité et la vision du monde des descendants : il ne s’agit plus d’un monde idéalisé ou bienveillant, mais d’un monde menaçant. La conscience de « la rupture de la loi humaine », des interdits fondateurs, terrorise les enfants de déportés (Winter, 1993, p. 237). Le mythe freudien de la horde primitive où tout est permis et tout est possible est ainsi réactualisé. Les descendants ont été confrontés à cette réalité selon laquelle le monde, son monde, celui de ses parents ou grands-parents peuvent basculer dans un monde hors castration, où les pulsions se déchaînent sur un pan d’humanité. « L’écroulement de ce qui assurait à chacun, à son insu, inconsciemment, la certitude de l’existence d’un pacte entre l’homme et lui-même et les autres, cet écroulement a eu lieu, quelles que soient nos forces de dénégation : pour ceux qui l’ont vécu et ne lui ont pas survécu et pour ceux qui sont restés en vie, et pour les deux générations au moins qui sont nées après » (Zaltzman, cité par Chiantaretto, 2004, p. 119).
48Nous rappelons que les études connues n’ont pas mis en évidence une pathologie manifeste, mais soulignent l’existence d’un sentiment d’altérité renforcée et celle d’une sensibilité exacerbée aux valeurs humanistes.
Les effets sur la personnalité des descendants
49Les traumatismes massifs subis par les victimes qui ont survécu aux persécutions nazies marquent indéniablement le développement de leurs enfants nés après leur libération. Selon la conception de Lacan, le symptôme de l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale. Cette deuxième génération, souvent elle-même parent, doit supporter les résidus transmis dans sa propre parentalité. Ces enfants ont été sans doute investis de manière particulière et servent de passerelle vers la vie.
50Cette question de la transmission transgénérationnelle suscite de nombreuses controverses, mais selon plusieurs auteurs, le trauma parental agit sur la personnalité des descendants. S’il ne s’agit pas de transmission directe de symptômes, il y aurait influence sur le développement psychique : « Le descendant de la génération qui a subi un traumatisme conserve un potentiel important de voir s’inscrire le même type de traces traumatiques dans sa constitution psychique puisqu’il aurait reçu la transmission fantasmatique du traumatisme historique » (Synodinou, 2000, p. 153). Il y a ce que l’on pourrait appeler persistance traumatique d’une expérience de guerre dans le champ de la mémoire autant singulière que collective. « Il va presque de soi que le moyen de surmonter, par l’identification, l’impossibilité des parents à prendre le deuil, que cette participation identificatoire à leur destin de persécution et à leurs objets perdus, comme compromis défensif, ne fait pas seulement intervenir le destin réel de ces parents mais aussi les fantasmes des enfants, (…) qui se sont nécessairement infiltrés et ont coloré ces identifications, les ont structurées et liées de manière conflictuelle » (Haesler, 1991 p. 135). Selon Haesler, le destin des parents va être activé et se perpétuer à la troisième génération. Ces identifications vont déterminer les étapes de la parentalité et « s’insinuer dans la relation à leurs enfants ».
51Des études psychosociologiques ont confirmé un impact pathogène ou fragilisant de certaines attitudes parentales. Une attitude de surprotection, un fort investissement narcissique – dédommageant la souffrance subie, l’injustice et les ruptures de projet de vie – une attitude de méfiance et d’insécurité du déporté, conduisent à une adaptation insuffisante à la réalité (Breton, 1993, p. 125). Francesconi (1990, cité par Breton, p. 125) explique aussi que le besoin irrésistible de bonheur « obligé » et d’unité familiale de la part des survivants empêche l’enfant d’exprimer un moindre malaise ou quelques velléités d’opposition (évitement des conflits). Ce dernier est piégé dans le désir du parent : l’objet même de son existence vise à combler les manques et les pertes. Il devient l’objet du désir de la mère ou du père. L’enfant en devenir ne peut se considérer comme sujet.
52Ainsi, le mandat transgénérationnel exerce de fortes pressions sur l’enfant à partir des rôles et des images que se font les parents, mais aussi à partir de l’idéalisation naturelle de l’enfant. Le fonctionnement psychique pousse l’enfant à idéaliser le parent, si bien que pour en être aimé, il s’imagine qu’il doit être parfait. Cette forte idéalisation entraîne le sentiment de ne pas « être à la hauteur », la mise à mal de l’estime de soi ainsi qu’une lutte permanente et une forte exigence pour honorer ce mandat. L’héroïsme parental pourrait déprécier, voire écraser, le sentiment de valeur personnelle du descendant et l’idéal du moi serait tyrannique. A contrario, l’admiration pourrait nourrir le narcissisme, par identification au héros. Etre le fils ou la fille de cette personne, qui a risqué sa vie pour un idéal, lui procurerait une immense fierté.
53Des troubles du processus de séparation de la deuxième génération ainsi qu’une inhibition de l’agressivité ont été maintes fois relevés par de nombreux auteurs. Les enfants ont du mal à exprimer leurs désirs en s’opposant à leur parent. Les relations conflictuelles sont réprimées au profit de la nécessité ressentie de protéger leur parent de la souffrance et de la fragilité. De plus, le survivant transmettrait à l’enfant son sentiment d’insécurité et d’infériorité lié à son expérience dégradante : nous étions des « Stücke » (terme utilisé par les nazis pour désigner les déportés). L’humiliation leur colle à la peau. La personnalité sera marquée par une moindre affirmation de soi, une autodépréciation et une diminution de la capacité d’autonomie ainsi que par le besoin d’échapper au sentiment d’infériorité (dû autant à la prise de conscience du vécu d’avilissement du parent qu’à l’idéalisation abordée ci-dessus). Ainsi, l’idéalisation fréquente de la part des descendants tend à blesser l’estime de soi et l’attitude surprotectrice du parent provoquerait un manque d’autonomie.
54Les symptômes précités des déportés tels que l’anxiété, la nervosité, l’insécurité, les cauchemars, etc. ont été perçus par de nombreux descendants (Breton, 1993) sans pour autant empêcher leur adaptation globale (sociale et professionnelle).
55Selon ces constats, une bonne partie des descendants auraient intériorisé « le désarroi psychologique » (Breton, 1993, p. 411) du parent déporté. Les plus adaptés ont ainsi dû développer des mécanismes de résilience, d’autres ont été fragilisés.
Certains mécanismes de défense
56L’écoute du récit des déportés alterne entre fascination et évitement. L’ère des témoignages participe à cette fascination. Nous savons bien que l’horreur, la violence, la détresse provoquent une certaine fascination morbide : les programmes télévisés montrent l’intérêt porté à des scénarios épouvantables. Les grappes de curieux agglutinés autour d’un accident relèvent tout autant de cette fascination. La barbarie au XXe siècle instituée par les nazis et la destruction massive sciemment organisée exercent encore une certaine attraction sur un bon nombre de personnes. L’éducation à la paix devrait tenir compte de cette fascination à laquelle personne n’échappe complètement ! Les descendants vont osciller entre fascination morbide (répulsion-attraction) et fascination admirative – les images des camps à leur disposition et/ou l’écoute des récits de leur parent provoquent l’une ou l’autre, voire l’une et l’autre – sans s’y autoriser ni même en avoir conscience.
57La fascination morbide est très culpabilisante, d’où l’alternance vers l’admiration (sorte de formation réactionnelle). Elle peut être considérée comme un mécanisme de défense d’identification à l’agresseur en adoptant le symbole de puissance qui le désigne. Ce mécanisme est aussi une manière de se sentir acteur pour ne pas subir l’événement. L’humiliation et la honte ressenties à travers l’épreuve parentale sont des sentiments entachant l’image de soi. C’est pourquoi le descendant pourrait « préférer » s’identifier au plus fort. De plus, les descendants ont pu s’être identifiés à l’agresseur, au bourreau, lorsqu’ils n’ont pas répondu aux attentes parentales et lors de conflits ouverts avec leur parent déporté. Certains témoignages nous le confirment.
58La fascination admirative est une identification au bon objet par idéalisation de la personne, en assimilant ses qualités, permettant de nourrir le narcissisme. Mais cette idéalisation peut entraîner un sentiment d’infériorité et une course vers une réussite sociale et professionnelle pour satisfaire l’objet idéalisé et dépasser le sentiment d’infériorité. Mériter l’estime implique de répondre aux attentes parentales compensatoires et souvent imaginaires. Plusieurs études, dont celle-ci, indiquent que la plupart des descendants reconnaissent une admiration et de la fierté vis-à-vis du parent résistant déporté.
59En outre, l’évitement caractéristique de la deuxième génération est un mécanisme de défense participant au déni de la souffrance perçue et bien souvent partagée. Celui-ci permet de se dégager des identifications envahissantes, de préserver l’image d’un parent protecteur et de se constituer en sujet séparé. Ces mécanismes de défense coexistent bien souvent et certains paraissent plus adaptés pour maintenir un équilibre, selon les périodes de vie et la personnalité du sujet.
Entre facteurs de risque et facteurs de protection
60Nous savons bien que les traumatismes quels qu’ils soient, et d’autant plus leur éventuelle transmission, ne mènent pas automatiquement à leur répétition. C’est pourquoi après avoir développé les facteurs de risques liés à la transmission du trauma parental de la déportation, nous aborderons la capacité de résilience des descendants, concept qui s’inscrit contre la fatalité de la répétition transgénérationnelle. Face au vécu traumatique de la déportation, considéré comme un facteur de risque, les descendants développent donc aussi des facteurs internes ou externes de protection.
61Le concept de résilience introduit une rupture par rapport au présupposé de répétition intergénérationnelle et de causalité linéaire. Cette capacité, peu exploitée dans la littérature à propos des descendants de déportés, dépend de deux principaux facteurs internes et externes : la fonction de réflexivité (Muxel, 2002, p. 30) et le rôle de l’environnement social. « La fonction de réflexivité » est liée à la capacité de distinguer la réalité extérieure de la sienne propre. Elle dépend de la « force » et de la diversité des identifications ainsi que de la conscience d’un moi séparé. Cette capacité de mentalisation et de différenciation est un facteur de protection. Elle induirait une rupture dans la chaîne des générations, une discontinuité des transmissions. La capacité d’interpréter les émotions et les attitudes parentales permet de donner un sens aux comportements et les rend prévisibles. Cette fonction rend possible la compréhension des états émotionnels et des attentes. Par ce processus se produit une différenciation entre soi et l’autre, facteur d’adaptation qui permet de se dégager d’un sentiment de responsabilité.
62L’environnement dans lequel a évolué l’enfant joue un rôle certain. La qualité des relations interpersonnelles du réseau social et familial ainsi que le soutien, actuel et antérieur, peuvent être une aide précieuse pour se « désintriquer » de la vulnérabilité et de la souffrance maternelles ou paternelles.
63La souffrance parentale induirait-elle une forme de résilience chez les enfants de survivants ? Considérant que les rescapés des camps auraient développé une forme de résilience puisqu’ils ont pu faire face à l’horreur (par la capacité de rêverie, la foi, l’amitié et la solidarité), y aurait-il eu une transmission de cette capacité d’adaptation aux descendants ? Certains de nos témoins confirment l’héritage d’une « force morale ».
La marge de manœuvre des descendants
64Le regard psychologique implique une construction plutôt déterministe tout en tenant compte des variables exerçant une influence sur le développement de l’être humain. S’il n’y a pas de causalités linéaires, ni de transmissions automatiques, nous savons bien que l’individu se construit par identifications. Ces dernières sont multiples : les premières sont celles liées aux parents puis viennent celles dépendantes de la culture dans laquelle ont vécu les sujets et enfin celles liées aux pairs. « L’histoire de vie se construit, dans la complexité, au croisement de l’histoire personnelle, de l’histoire familiale et de l’histoire sociale » (de Gaulejac, p. 34, 2003).
65Identifications et transmissions ne signifient pas, pour autant, une copie conforme aux modèles proposés ou rencontrés. Nous verrons que toute transmission est une reconstruction : nous verrons que de multiples facteurs déterminent les influences. Ainsi nous sommes déterminés par notre biologie, par nos gènes, par nos hormones, bref notre constitution, mais nous sommes aussi le fruit d’une culture familiale, sociale et historique. Comme les fruits d’un pommier qui ont des caractéristiques similaires, il n’en reste pas moins que chaque pomme a une forme, une saveur, une couleur toutes différentes. Nous sommes déterminés par nos rencontres heureuses ou malheureuses, par les événements traversés, par nos ancêtres, mais au cœur de toutes ces influences subsiste un noyau intrapsychique individuel.
66Malgré ces déterminismes, chaque individu est singulier, car il assimile ses héritages et les accommode (au sens piagétien) à sa manière, en fonction de sa structure psychique et cognitive. La liberté consiste à assumer la responsabilité de ce que chacun fait de soi et de sa vie, avec ses héritages sur le dos. Comme l’a dit Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on fait de l’homme mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui » (cité par de Gaulejac, 2003, p. 32). C’est aussi reconnaître les transmissions et les dettes sans les subir, mais en se les appropriant ou en les rejetant sciemment (puisqu’il y a des transmissions irrecevables) – long travail de maturation et de dégagement.
67Ainsi, les transmissions ne sont évidemment pas que négatives ou pathogènes, mais elles sont aussi bénéfiques et structurantes : l’héritage d’un idéal et d’une foi en l’humanité est un bel héritage. La perception diffuse, voire confuse de la souffrance derrière cet engagement a sans doute touché les descendants, mais ils ont aussi été marqués par la force de l’engagement parental. Nous aborderons plus particulièrement les transmissions négatives, celles de la souffrance muette et emmurée, tout en tenant compte de la résilience partagée et acquise durant leur parcours de vie et de leur lien aux valeurs héritées.
68Une négociation est nécessaire entre l’imposition d’une affiliation et l’appropriation du passé. Certaines images de la mémoire familiale plus ou moins mythiques (héros ou victimes) peuvent être écrasantes. Cette mise à distance d’un passé, parfois lourd à porter, s’entremêle avec les loyautés familiales et la reconnaissance d’une dette. Dette de vie pour l’enfant d’un survivant, mais aussi mission de vie : héritage qu’il doit assumer. Cette fonction nous intéresse particulièrement puisque nous allons investiguer, explorer quel regard auront les descendants sur l’histoire individuelle et collective de leurs parents. Quelle distance critique auront-ils ?
TÉMOIGNAGES
69Il sera question de double transmission54 puisqu’il s’agit, d’une part, de celle des valeurs de la Résistance et, d’autre part, de l’impact des séquelles traumatiques de la déportation. Ces deux types de transmissions sont indissociables, car le vécu de la déportation a exacerbé les valeurs de la Résistance – justifiant que la souffrance subie a porté ses fruits, la Libération, grâce au fait d’avoir résisté et lutté contre l’occupant. Le sacrifice de sa personne n’a pas été vain, même si la Nation ne l’a pas tout de suite et véritablement reconnu.
70La singularité de cette transmission consiste donc en ces deux paradoxes :
le silence, associé à une « culture » de la déportation (voire un culte ?), conduit à une confusion entre ces deux messages : d’une part le manque d’échanges directs permettant de donner un sens aux signes de détresse psychique ou aux attitudes particulières du rescapé et d’autre part les échanges affectifs ou les conversations entre déportés créent une forte dissonance,
la double identification à la victime et au héros : l’engagement dans la Résistance (porté par des valeurs fortes), puis le traumatisme de la déportation, marquent une empreinte sur la trajectoire des descendants. Nous supposons que les enfants de résistants déportés auraient subi une influence double et paradoxale : celle-ci serait marquée par le sentiment de fragilité et de souffrance parentale, associé à celui de force, de courage et d’engagement (fort payé) pour la défense de valeurs (perception héros/victime). Cet héritage reste complexe et indissociable : nos témoignages mettront en exergue cette intrication ou tenteront d’en démêler les mailles.
71Nous avons choisi de citer de larges extraits des entretiens55 avec les descendants pour illustrer nos propos théoriques sur la transmission tout en les complexifiant. Pour rappel, l’un de nos objectifs était de leur offrir l’opportunité de s’exprimer sur leur vécu d’enfants de déportés. Nous présentons donc le recueil du discours sur les thèmes sur lesquels nous les avons questionnés. Nous n’avons pas pu cependant toujours les interroger sur les mêmes thèmes56, c’est pourquoi certains ne seront pas cités à tous les items. Nous avons renoncé à donner des interprétations individuelles ou familiales, par souci d’éthique. Ainsi nous introduirons des commentaires sur l’ensemble des personnes interviewées, visant à relever les éléments significatifs pour l’ensemble tout en notant les différences interindividuelles, et consistant en une synthèse des réponses sur chaque thème, la partie théorique éclairant par elle-même ces discours sans pour autant la répéter ici. Nous avons aussi choisi de résumer les principaux constats sur chaque axe, malgré les répétitions inhérentes à cette présentation.
72Ce découpage a pour but de mettre l’accent sur chaque aspect de la problématique, mais chaque thème et chaque sous-thème sont liés et intriqués aux autres. Les modes de transmission influent sur les répercussions qui dépendent elles-mêmes de plusieurs facteurs, dont l’investissement familial, le rapport au monde externe et les séquelles traumatiques du déporté.
73Les deux axes retenus sont les suivants :
74Axe 1 : Modes de transmission et sources d’information
75Axe 2 : Impact sur l’enfance et sur le parcours de vie d’adulte
Axe 1 : Modes de transmission et sources d’informations
76Nous présenterons les modes de transmission selon le découpage thématique suivant :
Du silence à la parole : découverte progressive du passé parental
Immersion dans une culture de la déportation : la discrète participation aux rencontres entre déportés
Rapport émotionnel à la nourriture : rappel de la faim et signe de vie
L’enfant, témoin de la souffrance parentale : représentation du traumatisme et connaissance des séquelles physiques et psychiques
Résilience et force de vie : point de vue des descendants sur les facteurs de reconstruction du parent rescapé
77Au retour des camps, les déportés ont dû reconstituer leur santé physique puis psychique. Ils se sont mariés et se sont ainsi projetés vers la vie en tentant d’oublier leurs souffrances. Cet « oubli » est lié à l’indifférence de la société à leur retour et, nous le répétons, à la difficulté de dire l’impensable, à l’inénarrable.
78Les rencontres entre camarades d’infortune et leur amitié fraternelle ont pourtant laissé émerger les souvenirs. Si les épreuves ont été plutôt cachées et tues, comment les enfants ont-ils pu connaître la déportation de leur parent ? Quelles ont été les sources d’information ?
79Par quelles voies les descendants ont-ils pu apprendre la déportation de leur parent ?
80Nous verrons que la transmission a principalement passé par l’écoute des échanges entre déportés, les descendants étant baignés dans ce milieu quelque peu étrange, et par l’observation de conduites particulières durant leur enfance.
Du silence à la parole : découverte progressive du passé parental
81Bernadette (mère déportée)
Bernadette n’a pas vraiment appris directement et explicitement la déportation de sa mère durant son enfance mais par l’écoute des conversations entre camarades déportés très présents à la maison :
Je sens la déportation comme présente en permanence avec des allusions qui sortaient en même temps, peut-être pas un récit (…). On savait que c’était une espèce d’horreur (…) on a des souvenirs très, très particuliers… très difficiles (…). J’ai beaucoup entendu et, plus que des témoignages directs de maman, j’ai beaucoup entendu des camarades de camp discuter entre elles… donc elles reprenaient l’histoire indéfiniment sur des détails (…). Elle en parlait rarement directement.
Elle évoque des échanges avec d’autres enfants de déportés :
On se disait beaucoup que nos mamans nous parlaient beaucoup de la Résistance et de la déportation et qu’Alice [amie déportée] n’en parlait absolument jamais, jamais à ses enfants. Par contre : elle en a beaucoup parlé à sa petite fille, je crois aussi parce que c’était l’enfant de sa fille, elle était souvent chez elle, et puis je crois particulièrement intimes.
Bernadette a surtout entendu des paroles sur les facteurs de survie dans les camps :
Nos parents nous parlaient beaucoup (…) et on connaissait bien sûr leur vie (…). Elle ne m’a jamais parlé d’elle en déportation, de ce qu’elle a subi, c’est plus justement ce qu’elle, ce qu’elle… ne voulait pas subir qu’elle m’a raconté (…). C’est comme quelque chose qui était, à l’intérieur de maman et qui était pas… de notre connaissance humaine.
Bernadette a réalisé tardivement la cause de la surdité de sa mère :
Elle a parlé des coups qu’elle avait reçus… mais avant elle n’en avait jamais parlé.
Certains souvenirs ont malgré tout été échangés :
Elle nous a raconté des trucs, moi je me rappelle une histoire qui me terrifiait complètement : d’un SS qui enfonçait un tire-bouchon dans un gamin devant sa mère.
La mère de Bernadette voulait transmettre un message de vigilance, mais c’est surtout un message d’espoir et de confiance qu’elle transmet :
Il fallait qu’on comprenne l’horreur de ce qui s’est passé, mais elle nous a toujours protégés en même temps, et c’est vrai, elle a toujours mis en avant la solidarité avec ses camarades, cette tendresse : l’horreur est possible mais… aussi le plus beau, j’ai connu. Elle disait : « J’ai connu le pire, mais j’ai aussi connu le meilleur de l’homme au camp » et ça, c’est vraiment des choses… alors transmises de manière très forte, très, très forte.
Bernadette constate le besoin de sa mère de communiquer tout en cachant l’horreur de son expérience :
Il y a vraiment quand même une volonté à communiquer, à se rendre fortes à communiquer, à ce que l’autre entende, même si en fait elles racontent, elles racontent là encore des choses d’espoir, c’est plein d’espoir ce qu’elles veulent dire.
Elle a cherché des informations par les amies de sa mère :
Mais moi, j’ai toujours essayé d’apprendre des choses sur le camp de manière détournée, parce que c’était difficile de demander directement à maman.
C’était donc plus facile pour Bernadette de demander des informations à des amies de sa mère que directement à sa propre mère.
Elle dit aussi avoir eu une certaine saturation :
Petits, on ne lui a pas posé de questions… je pense qu’il y a eu une période très insouciante et (…) on lui marquait beaucoup de tendresse, mais il y a eu une période, comme ça, de rébellion.
La connaissance de la déportation de sa mère s’est ainsi construite par l’écoute des conversations entre déportés. Bernadette a bien perçu des messages positifs et de vigilance contre toute violence. En questionnant peu, elle a donc évité une confrontation trop directe avec la souffrance maternelle.
82Corinne (mère déportée)
Corinne a surtout compris la déportation de sa mère tardivement, car le silence prévalait :
Ma mère n’en parlait pas, mais elle en souffrait parce qu’elle avait besoin d’en parler (…). Il y a eu la prise de conscience qu’elle était différente, et ensuite elle en a parlé peu à peu.
Corinne relate le texte écrit par sa mère, à l’attention de ses enfants, sur ses souvenirs de la déportation, sorte de testament, vécu comme : un privilège, un cadeau, ou un secret.
Les paroles se délient durant les quinze dernières années de sa vie, car :
Elle se sentait libre d’en parler (…) Enfant, c’était presque un sujet tabou, car son mari l’en empêchait.
La participation aux commémorations a aussi été une source d’information où un partage s’instaure :
Je l’accompagnais à toutes ces réunions… donc on pouvait en parler plus facilement et plus spontanément parce que là elle estimait que j’étais assez formée, donc j’étais de taille à supporter peut-être un certain nombre de choses (…). Elle parlait surtout des bons moments.
La bibliothèque familiale, très fournie, fut une autre source d’information :
Elle avait tous les livres possibles concernant la déportation, et cette partie de la bibliothèque, je l’ai conservée parce que je trouve que c’est important.
Corinne savait, enfant, que ces livres étaient là et que « c’était quelque chose d’important ».
83Jacqueline (mère déportée)
La mère de Jacqueline en parlait beaucoup trop, selon Jacqueline :
On revenait toujours là-dessus (…) elle en parlait trop (…) moi ça m’agaçait (…) pour moi ça a toujours été là.
Les informations qu’elle a reçues étaient partielles et il était difficile de comprendre :
J’ai toujours cru que c’était uniquement la guerre entre les Français et les Allemands, elle n’a jamais mentionné les Alliés (…). On se rend compte qu’il y a toute une autre facette de l’histoire dont elle n’a jamais parlé.
La mère de Jacqueline racontait :
Beaucoup d’anecdotes sur ses journées, sur le travail qu’elle devait faire, que ce soit à l’usine d’armement, où que ce soit… ils ont dû faire de la déforestation.
Jacqueline réagit par le rejet de ce ressassement continuel, ainsi elle refuse les lectures sur ce sujet ou des visionnages de films sur la guerre par saturation :
C’est le rejet (…). J’ai pas envie de lire.
A propos de la Résistance :
Elle la met beaucoup en avant, d’ailleurs, j’ai longtemps cru que si les Français avaient gagné la guerre, c’était grâce aux résistants.
Ceci perturbe beaucoup Jacqueline de n’avoir pas reçu des informations objectives :
Elle m’a toujours fait croire que sans les résistants la guerre aurait été perdue.
Pourtant, cette croyance transcende la souffrance subie de la mère de Jacqueline.
Le ressassement intarissable du passé parental provoque donc un sentiment de saturation, auquel Jacqueline réagit en tentant d’objectiver cette part de l’histoire familiale.
84Olivier (mère déportée)
Il se rappelle peu de paroles pendant l’enfance sur le vécu maternel :
Elle n’aimait pas beaucoup en parler (…) je ne me souviens pas tellement avoir posé des questions.
Olivier aurait pris connaissance de la déportation de sa mère surtout lors des rencontres avec d’autres déportées amies en visite.
Le secret partagé :
C’était comme un secret, c’était quelque chose dont il était difficile de parler et c’est très difficile pour un enfant de faire dire à sa mère ou à son père quelque chose qu’elle ou qu’il garde pour lui-même.
Olivier tente de comprendre ce silence en exprimant sa propre difficulté à savoir et à entendre des récits d’horreur :
Puis moi je n’avais pas envie de savoir.
D’autre part, il explique ce silence par le désir de sa mère de protéger ses enfants :
Si on en parlait peu c’est parce qu’il y avait un nœud pour elle et qu’elle n’avait sans doute pas envie de nous infliger cette souffrance qu’elle avait elle-même endurée (…).
Je crois que lorsque l’on a des épreuves comme ça très fortes, très intimes, vis-à-vis de ses proches, on essaie de les dissimuler… on n’en parle pas ouvertement. Elle a essayé de ne pas nous faire porter le poids de sa propre souffrance… malgré tout cette souffrance est passée.
Ses parents, cependant, en parlaient beaucoup entre eux : sans doute les conversations familiales ou amicales ont été les principales sources d’information.
Malgré la volonté réciproque de se protéger de la souffrance, Olivier n’a pas été épargné.
85Sylvain (mère déportée)
Durant l’enfance, l’expression de la souffrance de la mère de Sylvain a été si forte qu’il ne pouvait en parler :
C’était très présent mais pas explicité (…) au début, c’était vraiment un sujet tabou, dès qu’on abordait le sujet, ma mère changeait de tête, elle se mettait, comment, dissociée un petit peu, elle était dans ses souvenirs, elle avait un air un peu bizarre, perdu d’un petit enfant comme ça et j’avais l’impression qu’elle avait l’air de souffrir, donc il ne fallait pas amorcer le sujet pour moi.
Puis des tentatives d’échange se sont instaurées :
Donc, je me suis imprégné un petit peu des bribes d’informations qu’elle me donnait, des bouquins qu’elle avait, encore que c’était un peu dur pour moi.
Plus tard, la mère de Sylvain témoigne auprès de jeunes, comme beaucoup de déportés, mais elle en parle peu à ses propres enfants :
J’ai gardé cette inquiétude par rapport à la questionner.
La peur ressentie durant l’enfance de raviver la souffrance persiste.
Si le silence prévalait pour le confort des deux parties, les symptômes dépressifs
et dissociatifs ont été une source d’information non négligeable.
86Nathalie (mère, grand-mère et père déportés)
Nathalie a peu échangé avec sa mère, mais elle a peu à peu compris et réalisé que de nombreux membres de sa famille ont été déportés ou sont morts en camp de concentration, par sa grand-mère et quelques anecdotes.
Durant l’enfance de Nathalie, c’est le silence qui prévalait, c’est à l’adolescence que Nathalie a osé questionner :
Un jour j’ai dit à mon père : « On aurait jamais dû, la Résistance n’aurait jamais dû tuer des Allemands ». A 14 ans vous avez encore quelque chose qui était non compris et quand j’ai vu dans son regard quelque chose comme si je n’existais pas, enfin c’était un regard qui était insupportable, quelque chose d’insupportable pour lui, et je l’ai vu sans comprendre exactement pourquoi il a quitté la pièce.
Suite à cet événement, Nathalie essaie de reconstruire les pièces du puzzle avec ce qu’elle a entendu, puisque sa mère et sa grand-mère parlaient entre elles :
Elles disaient des choses qui ne nous étaient pas destinées à moi et mes frères et sœurs. J’en ai entendu des choses, sans comprendre ce que ça voulait dire, mais j’ai entendu parler de pendaisons, de l’appel au matin… ça a toujours été des images qui ont été dans ma tête.
Le mystère subsiste, puisque ces paroles n’avaient pas de sens pour elle, enfant.
Nathalie n’a pas questionné, mais elle a entendu les échanges entre sa grand-mère et sa mère, paroles suscitant des images fantasmatiques effrayantes :
J’imaginais des scènes de mères obligées de se déshabiller devant leurs filles, mais sans comprendre le sens et sans poser de questions.
L’écoute de ces conversations provoque une certaine confusion entre l’imaginaire et le réel. Le silence et l’écoute des bribes de conversations provoquent une forte dissonance et une grande perplexité :
C’est très difficile de vous dire comment c’était quand j’étais enfant, c’était à la fois présent et violent, il n’y a rien qui se disait, jamais, jamais.
Nathalie s’est trouvée confrontée à deux sortes de discours et des réactions très différentes : d’une part sa mère, qui parlait de la déportation par anecdotes et sans émotion, d’autre part sa grand-mère, qui exprimait sa souffrance :
Quand ma mère parle de déportation, elle ne parle que de choses étranges, elle parle que de choses presque drôles.
Par contre :
Ma grand-mère parlait beaucoup plus des choses que ma mère avait subies (…) donc c’est des échos très très différents : chez ma grand-mère qui raconte des choses, qui raconte avec des pleurs dans les yeux, dans la voix, ma mère qui raconte des trucs qui sont aberrants, que je ne comprends pas et qui sont violents aussi, qui sont édulcorés, qui sont curieux.
Il y avait de nombreux livres dans leur bibliothèque sur la déportation, sur la guerre : J’ai compris que mon père avait été déporté et que ma mère avait été déportée, je me souviens, je regardais toutes les images pour voir si je les reconnaîtrais sur les photos.
Le vécu familial de déportation et la mort de son oncle en camp ont pesé lourdement sur la personnalité de Nathalie, provoquant une certaine confusion entre l’émotion emmurée et l’émotion libérée. L’émoussement affectif et le gel de l’émotion de sa mère l’ont plus touchée et perturbée que les larmes de sa grand-mère. On remarque une forte dissonance affective et cognitive troublant Nathalie.
87Aurélie (père déporté)
La principale source d’information pour Aurélie fut le rapport à la nourriture de son père et quelques bribes de conversations glanées lors des rencontres entre déportés. Aurélie découvre progressivement la déportation de son père à travers les photos de mariage :
Moi je l’ai su dès que j’ai été en âge de comprendre parce que mes parents se sont mariés après la Libération. Donc les photos de mariage, j’avais un papa squelettique, j’avais un papa très maigrichon qui était affaibli… très tôt j’ai su que mon père avait été déporté, mais c’était vraiment des petits bouts parce qu’il n’en a jamais parlé.
Le mode d’expression était chargé d’émotion :
On ressentait à la façon dont il s’exprimait, dont il parlait.
Les attitudes paternelles dévoilent la souffrance physique et psychique :
Je le savais, je savais parce que… pour les repas.
Elle justifie le silence paternel par un besoin de protection :
Je pense qu’il avait encore trop de souffrance, et cette souffrance, il n’avait pas envie de nous la transmettre, il n’avait pas envie non plus de la revivre, ils avaient peur qu’il y ait une part d’incrédulité aussi, que les gens ne croient pas vraiment tout ce qui s’est passé et je pense surtout… qu’il voulait nous protéger de tout ça, il voulait pas trop nous faire vivre ce qu’il avait vécu.
Aurélie n’a entendu son père raconter ses épreuves que tardivement, ce qui la désole :
Je l’ai appris il n’y a pas très longtemps, quand ils ont fait le témoignage, et cela a été très dur parce que… on se doutait, il y avait des trucs, parce qu’il disait faut manger parce que vous ne savez pas ce que c’est d’avoir faim, vous ne savez pas ce qu’est la souffrance.
Elle a aussi pris conscience de la déportation de son père en participant aux commémorations, sans vraiment toujours comprendre :
Il nous emmenait très jeunes, on savait pas trop pourquoi, mais on est montés au plateau où il avait fait de la Résistance, il nous montrait : « Ça, c’est un trou d’obus »,ce sont les seules choses réelles dont je me souviens parce que ses malheurs… non, mais il voulait quand même montrer qu’il avait fait de la Résistance.
Pourtant, dès l’adolescence, elle a entendu souvent son père exprimer :
Plus jamais ça, j’espère que tu le connaîtras jamais.
Elle a été confrontée aux images lors d’une exposition :
Je me souviens de la première chose qui m’avait frappée, je devais avoir 16-17 ans, c’est quand il a fait sa première exposition, c’est la première fois que je voyais des images sur les camps… là j’avais été frappée parce que ces expositions, il y a des images, c’est du réel, c’est des vraies photos… et c’est poignant.
C’est la première fois qu’ils en ont parlé ouvertement.
Elle ne lui a donc jamais posé de questions, tout en pressentant un vécu de souffrances hors du commun, par le biais du comportement paternel envers la nourriture et à l’occasion des participations aux commémorations.
88Catherine (père déporté)
Catherine a réalisé la déportation de son père par des images qu’il lui montrait :
Dans ses grands moments, il nous montrait toutes ses photos comme ça, c’était d’un déprimant… donc on le supportait très mal. On était pas toujours réceptif non plus… c’était tellement un calvaire pour eux que l’on n’aimait pas savoir des fois.
Le comportement paternel et ses débordements l’ont informée de sa souffrance, et en même temps elle essayait de ne pas savoir et d’y échapper.
89Daniel (père déporté)
Pour Daniel, la transmission s’est passée par une écoute « passive » en questionnant peu :
Jusqu’à un certain âge, jusqu’à 12 ans, on écoute mais on n’approfondit pas trop… et à partir de 15 ans on veut savoir un peu plus et on questionne. C’est vrai que c’est un sujet qui a toujours été difficile à aborder parce qu’il avait toujours beaucoup de retenue (…) il fallait le pousser dans ses derniers retranchements pour qu’il nous explique ce qu’il avait connu (…) il n’en parlait pas facilement, il fallait quand même le questionner.
Lorsque son père se décidait à en parler, l’émotion et la souffrance accompagnaient son récit :
Il racontait ses souffrances et c’est vrai que c’est tout de suite l’émotion qui prenait le dessus… donc on sentait que c’était fort quand même,
ce qui peut expliquer la difficulté de questionner son père. En effet, ouvrir une blessure contenue n’est pas facile, voire impossible pour l’enfant de déporté, qui préfère éviter d’être confronté directement à la souffrance.
90Marie (père déporté)
Marie est née en 1940, date à laquelle son père a été arrêté, puis libéré en 1942 :
Je l’ai vu, mais je ne m’en souviens pas.
Par la suite, son père a été de nouveau arrêté et déporté.
Elle a appris la déportation de son père à travers les nombreuses visites des résistants sans vraiment réaliser ce qu’il se passait :
J’ai vécu dans ce milieu de Résistance… et quand j’étais enfant, je me souviens de ces résistants qui arrivaient le soir… j’étais un petit peu leur mascotte parce qu’ils avaient quitté leurs enfants… c’est un souvenir très petit et très fort, étrange… une ambiance étrange à la maison, trois personnes dans la journée, quarante le soir… je percevais ce regard, j’ai souvenir de mon petit pot et du regard, une attention tournée vers l’enfant, des larmes et des joies en même temps.
Les camarades résistants parlaient entre eux du père de Marie avec dévotion :
On me parlait de ce père… on en parlait à travers les amis en se disant : « Qu’est-ce qu’il dirait Marcel ? » Il y avait un père qui n’était pas là, qui devait revenir, mais disons que ce père, peut-être, ne reviendrait pas… c’était très flou tout ça.
A son retour du camp, les anciens camarades de Résistance échangeaient sur la déportation avec le père de Marie :
J’ai su beaucoup de choses quand il parlait avec les autres.
L’atmosphère particulière à la maison lors des réunions entre résistants pendant la guerre, puis entre déportés a fortement marqué Marie durant son enfance.
91Mathilde (père déporté)
Pour Mathilde, la connaissance de la Deuxième Guerre mondiale a été double, par sa mère et par son père. Sa mère est Juive orpheline et Mathilde se sent très concernée par la Deuxième Guerre mondiale et l’Holocauste :
Nous, on a tout le temps été au courant (…) on était né là-dedans… nous on est né en sachant qu’il y avait la guerre, que mon père avait été déporté, qu’il avait fait de la Résistance, il nous avait raconté deux ou trois petites choses.
Elle s’est aussi documentée sans vraiment questionner :
Par des lectures, donc par les souffrances… j’ai lu les atrocités qui s’étaient passées, c’est vrai que ça nous perturbait de s’imaginer que notre père avait vécu ça… mais il était humble… il en a vraiment parlé quand même plus tard, peut-être par l’intermédiaire des petits-enfants… nous, on savait, mais on n’osait pas lui poser de questions parce que du moment où on nous en parlait pas… c’est qu’il y a des choses qu’il ne voulait pas dire.
Le silence et la difficulté d’échanger sur cette histoire douloureuse restent prédominants pour cette famille. Tardivement, la solidarité filiale pour la mémoire s’est exprimée par un encouragement et une aide dans l’écriture des souvenirs de son père.
92Nicole (père déporté)
Nicole en a toujours entendu parler, mais avec de la souffrance :
Papa m’a toujours parlé, toujours du début à la fin, il en parlait (…) j’avais l’impression que ça lui faisait beaucoup de peine, il pleurait, c’était jamais simple (…) surtout en vieillissant, parce qu’au départ c’était anecdotique. Il avait d’abord beaucoup le sens de l’humour mais à la fin de sa vie c’était plutôt la sensibilité. A 12 ans, j’ai questionné papa, il m’a alors tout raconté, le voyage… sur lequel j’ai lu des choses épouvantables.
Depuis la tendre enfance, Nicole a donc été témoin de beaucoup d’émotions et de souffrances lors de leurs échanges.
93Sophie (père déporté)
Sophie garde le souvenir de « quelque chose » d’envahissant et d’impressionnant :
C’est une histoire qui a tout le temps imprégné notre enfance (…) cela a toujours été présent, donc c’est difficile de dater à un moment de sa vie… et c’est quelqu’un qui a toujours raconté, mais il a toujours raconté un certain nombre d’histoires, c’est un conteur d’abord… donc cela s’articulait autour de quelques récits clés de la guerre, de la déportation, généralement ça clouait tout le monde… il n’y avait plus grand-chose à dire après… c’était tellement impressionnant que ça ne pouvait que créer le silence : c’étaient des histoires comme ça héroïques, des faits marquants, beaucoup d’emphase.
Elle a entendu les paroles paternelles par morceaux, sans continuité et avec beaucoup d’émotions :
C’étaient des flashs… des bribes… des morceaux, des impressions, des anecdotes, mais pas une histoire… pas un avant, un après… comme des explosions de souvenirs… comme des bombes, des choses comme ça très fortes d’émotion (…). Il avait un regard très particulier, il avait un regard au fond effrayant et effrayé, les yeux grands ouverts et… mais ça, c’est plus tard que j’ai vu ça… ça se mélange où je me situe enfant, adolescente, adulte.
Elle a eu beaucoup de mal à lui faire parler de ses sentiments :
Chaque fois que j’ai essayé de le questionner sur des choses plus ressenties… il ne répond pas ou bien il se met en colère, il se fâche.
Ainsi le passé parental a toujours envahi le présent de Sophie : l’héroïsme et la force l’ont largement impressionnée, voire écrasée et dévalorisée.
94Eric (père et beau-père déportés)
Eric a peu connu son père, mais il en garde une image indélébile :
On n’en avait jamais vraiment parlé, j’ai perdu mon père quand j’avais 2 ans, c’est l’image de quelqu’un qui est allongé sur un lit d’hôpital, puisqu’il est mort des suites de la déportation (…). C’est un flash et c’est vrai que ce flash je l’ai encore, c’est quelque chose que je n’ai pas oublié.
Plus tard, les explications de sa mère ont donné sens à cette image :
J’ai découvert la déportation à travers ma maman, vers 7-10 ans je ne sais pas, j’ai appris que mon père avait été déporté, qu’il était mort des suites de la déportation (…). En plus, la façon dont mon père est décédé, ça m’a toujours interpellé… j’ai toujours voulu savoir exactement ce qu’il s’était passé, ma mère m’a raconté un certain nombre de choses, les souffrances, l’arrestation, le retour et puis le décès.
L’image d’un père alité et souffrant lui a fait prendre conscience de son histoire de déporté.
Commentaire
95La majorité des descendants exprime le sentiment d’un savoir diffus mais permanent sur la déportation de leur parent. S’il y a eu un certain silence, ils ont eu connaissance de la déportation de manière indirecte à travers l’écoute des conversations familiales ou surtout l’écoute des conversations entre déportés. Les descendants relèvent que ce qu’ils ont entendu porte sur des anecdotes ou les conditions de survie : la faim, le froid, la fatigue, les coups, des anecdotes de bravoure. Cependant ils ont peu échangé sur les émotions ou sur la souffrance du déporté.
96Certains expliquent ce silence et ce demi-dévoilement comme une volonté de protection mutuelle, pour ne pas raviver la souffrance ni effrayer l’enfant. Toutes les personnes interrogées n’ont, en effet, pas questionné durant l’enfance, ni par la suite, évitant ainsi la résurgence d’émotions. Les réactions d’extrême tristesse ou de colère du déporté ont empêché un échange entre les deux générations. Deux personnes parlent de souvenirs ressassés et envahissants, ce qui provoque un rejet et une saturation. La découverte de photos d’un parent malade et amaigri leur a fait prendre conscience du vécu de déporté, autre source d’information pour quelques-unes.
97Pour beaucoup d’entre eux, la participation à des commémorations, puis dès l’adolescence, une documentation leur a permis de donner sens aux bribes d’information entendues dès l’enfance.
98Ce n’est que tardivement, à l’âge adulte, que les descendants essaient timidement d’échanger avec leur parent. Pourtant, le récit chargé d’émotion contenue porte toujours sur les faits et les moyens de survie. Cette absence ou cette parcimonie de paroles et l’impossibilité de questionner ont certainement produit un effet de dissonance, situation paradoxale et inconfortable, voire troublante pour le descendant. Il y aurait une sorte de double message : savoir et ne pas savoir, secret partagé sur une souffrance indicible mais « suintante ».
99Nous savons que la reconstruction de la personnalité passe par la parole. Or il y a eu occultation de l’expérience. Le déni joue un rôle aussi destructeur que le traumatisme lui-même. Les conséquences du trauma sont plus importantes et durables s’il n’a pas été reconnu. « L’effacement du meurtre collectif et de la violence d’Etat sape le socle narcissique de l’engendrement ; il atteint, pour la détruire, la mémoire et la transmission. Ce qui est effacé comme n’ayant pas eu lieu, n’a pas de lieu où s’inscrire, pour être pensé, et pour articuler le cours des histoires individuelles avec le cours de l’histoire collective » (Kaës, 1989, p. XV).
100Selon de nombreux témoignages, le silence avait pour but de protéger les leurs (« je me suis tue pour ne pas importuner la famille » selon une déportée interrogée) mais dépendait aussi de la volonté d’oubli (tourner la page, être dans la vie) et du refus de la société d’entendre. « Les survivants pourraient vouloir protéger leurs enfants de la blessure et de la douleur trop forte entraînées par le récit des traumas subis par leurs parents qui font de ceux-ci des violentés, des humiliés, des blessés, et non plus des figures parentales solides, fiables, respectables » (Weil, 2000, p. 174). Pour les enfants, c’est trop brutal : ce que la déportation révèle de la nature de l’Homme et de la souffrance parentale est inacceptable et insupportable. Ainsi nous constatons qu’il y aurait eu une volonté parallèle des parents comme des enfants de se protéger mutuellement : une sorte de « double mur » (Bar-On, 1995, p. 20) : les parents se taisent, les enfants ne questionnent pas.57 Il y aurait eu une sorte de consensus entre ceux qui n’étaient pas prêts à écouter et ceux qui n’étaient pas prêts à parler, consensus évitant une charge émotionnelle trop intense. L’après-guerre fut une période d’euphorie de la paix retrouvée et de la libération que personne ne voulait ni ne pouvait troubler.
101L’interdit d’interroger les parents a deux raisons principales :
ne pas les faire souffrir en leur rappelant une tragédie et pour ne pas les renvoyer à leur culpabilité de survivants ;
éviter d’acquérir un savoir effrayant sur l’histoire d’un meurtre collectif.
102La génération d’enfants de déportés est née dans une ambiance de reconstruction sous une chape de silence.
103Nous insistons sur la question du silence, car elle est récurrente, pour montrer que la transmission peut être muette et inconsciente. Ce silence pourrait être apparenté à un secret : « le secret est un ensemble de connaissances, d’informations, qu’une ou plusieurs personnes veulent se réserver pour elles-mêmes, qu’elles ne partagent qu’avec certains élus » (Ebendinger-Cury, 1996, p. 16). Le maintien du secret vise à préserver les autres d’effets pathogènes ou de la découverte de transgressions d’interdits fondamentaux. Questionner ses parents implique de prendre le risque de les bousculer, la peur de percer un secret ou de les désidéaliser (Tisseron, 2001). Le silence peut donner l’impression que l’on cache quelque chose, l’enfant pressent le pire et se sent responsable de la souffrance parentale. L’ambivalence face au secret – où le sujet évite d’en parler pour ne pas perturber son enfant et où le désir irrésistible de le partager afin de s’en soulager, fait que les secrets suintent toujours.
104Si beaucoup de déportés n’ont pu raconter directement l’indicible et l’horreur, leur souffrance « transpirait » malgré eux. Les enfants n’ont souvent pas questionné pour ne pas raviver la souffrance perçue. Selon Ancelin-Schützenberger (1993, p. 69), « il ne faut pas sous-estimer l’importance de la communication non verbale et de l’impact de l’expression des sentiments par le langage du corps et par le silence révélateur ». En effet, la transmission passe par d’autres voies que la parole : par une manière de penser ou d’être, par le mode de relation, par les émotions. Ainsi la transmission se serait passée de manière souterraine pour beaucoup de familles. L’âme meurtrie des déportées planait au-dessus du berceau.58 Nous rappelons que l’absence de paroles s’accompagnait d’un bain de culture de la déportation, provoquant une forte « dissonance » (Breton, 1993, p. 275). Ainsi le silence devenait d’autant plus pesant et mystérieux, sorte d’emprise du secret, visant à se protéger soi-même tout autant qu’autrui ; secret de Polichinelle puisque la famille entière partage ce secret à demi dévoilé. L’histoire morcelée de la déportation entraîne l’impossibilité de comprendre, ce qui troubla les descendants : l’absence de sens est souvent pathogène.
105L’étude de Breton (1993) montre aussi que l’immersion des descendants dans un milieu emblématique de déportés a fragilisé ou marginalisé leur identité.
Immersion dans une culture de la déportation : la discrète participation aux rencontres entre déportés
106L’immersion dans un milieu de déportés et la participation aux commémorations ont été une des principales sources d’information sur la déportation pour la plupart des personnes interrogées.
107Pourtant, plus jeunes, les descendants ne comprenaient pas toujours ces conversations et cette atmosphère intime, très particulière, entre déportés.
108Bernadette (mère déportée)
A propos du lien entre déportées, Bernadette est admirative et peut-être un peu envieuse :
Cette solidarité incroyable, cette tendresse, cette affection, on a toujours senti que c’était vraiment fort, c’est-à-dire que pour nous, on disait toujours quand on était petits « les bonnes femmes de… » [nom de l’association] avec affection, mais en même temps avec beaucoup d’insouciance.
Un certain sentiment d’exclusion a été ressenti avec une touche de reproche :
Moi je lui en veux d’avoir cette espèce d’écoute… certainement décourageante quand on était petits puis ados.
109Corinne (mère déportée)
Corinne relève l’atmosphère très particulière entre déportées provoquant un certain sentiment d’exclusion et une forte vénération :
C’était absolument extraordinaire comme atmosphère, en même temps une extrême gravité, et ça m’a beaucoup frappée : elles chantaient, elles se rappelaient des souvenirs, des anecdotes qui étaient parfois drôles parfois tragiques (…). L’amitié entre elles comptait plus que tout (…). Disons que, quand j’étais petite, ça m’apparaissait comme un monde… fermé dans lequel je n’avais pas ma place.
Ce milieu lui paraissait inaccessible :
J’avais l’impression que quand elle partait et que je ne pouvais pas l’accompagner, que c’était quelque chose qui était absolument sacré.
110Olivier (mère déportée)
Olivier a surtout été frappé par l’intensité des liens entre déportés, qui lui ont paru extraordinaires et exclusifs, hors d’atteinte. Il a donc vécu une forte immersion dans ce milieu de déportés :
Elle vivait des trucs affectivement tellement forts avec ces femmes qui ont vécu la même chose qu’elle, que moi, je ne fais pas le poids (…). C’est de l’ordre du tabou, de l’inaccessible (…). Ça conforte l’idée que si on ne l’a pas vécu, on ne peut pas comprendre.
Ces liens entre déportés indescriptibles provoquent le sentiment de ne pouvoir ni rivaliser avec cette fraternité restauratrice ni la partager.
111Sylvain (mère déportée)
Pour Sylvain, c’était très présent de par sa participation à des réunions commémoratives et les nombreuses visites des amies déportées. Mais :
C’était quelque chose dont on était tenu à part, dont on était un peu séparé.
Un certain sentiment d’exclusion de ce monde particulier et de cette atmosphère « sacrée » entre déportées s’exprime.
112Nathalie (mère, grand-mère et père déportés)
J’ai réalisé longtemps après que tous les gens que j’ai fréquentés, c’était des gens qui tournaient autour de la déportation.
Elle souligne qu’elle n’avait pas reçu d’explication :
Tous les amis de ma mère, tous ceux qui circulaient, qui rentraient, c’étaient des anciens déportés, mais c’était pas dit.
Elle a donc été immergée dans ce milieu où elle a pu recueillir des bribes d’informations, mais il lui manquait la possibilité de donner du sens et de comprendre le milieu dans lequel elle baignait. Cette absence de compréhension du monde dans lequel elle vivait, a provoqué un sentiment d’exclusion.
113Marie (père déporté)
Elle a toujours participé aux rencontres entre déportés ou aux congrès :
Ça a été un vécu de fille de déportés avec les adultes (…). J’ai vécu la déportation, la Résistance, l’engagement très proche avec eux.
A propos des relations entre déportés, Marie a eu l’impression d’un monde à part, hors du commun et de liens fraternels intenses, tout en se sentant paradoxalement participante et intégrée dans ce monde :
Je sentais que c’était autre chose (…) je faisais partie de ce monde et j’ai gardé ce sentiment d’enfant de quelqu’un de précieux… C’est quelque chose de précieux ce monde à part dont tout le monde parle… ils me l’ont donné un peu… il y avait des gestes fraternels… ce contact physique qu’ils avaient entre eux, ces regards je les ai vus.
Contrairement à nos autres témoignages, Marie semble avoir partagé, par petites touches, cette atmosphère d’intense fraternité.
Commentaire
114Les descendants qui se sont exprimés sur les rencontres entre déportés, ont été frappés par la solidarité et la force de l’amitié entre eux. L’intensité des liens et l’entraide ont permis de survivre dans les camps, puis de se reconstruire ou de survivre. Beaucoup de descendants expriment un sentiment d’exclusion et d’inaccessibilité. La « communauté affective » (Halbwachs, 1968, cité par Breton, 1993, p. 206) des déportés a été bien perçue par les enfants, qui la respectent avec l’intuition, peut-être, de l’aspect réparateur et thérapeutique de cette appartenance. Cette atmosphère entre déportés, ce monde à part dans lequel les enfants ne pouvaient avoir de place, a provoqué pour certains une touche de jalousie. C’est à travers ces échanges entre déportés, où le silence était rompu, où les souvenirs ressurgissent en désordre, où le partage affectif et intime s’exprimait en force, que les enfants ont peu à peu pris conscience, sans toujours comprendre, que leur parent a été déporté. Nous avons vu que les descendants ont dû chercher plus tard des informations pour donner sens à tout ce qu’ils ont entendu. Un sentiment d’étrangeté et de dissonance est dû à la gravité des échanges et à la légèreté des anecdotes.
115Les déportés, frères et sœurs de camp, ont constitué une nouvelle famille, parfois ressentie comme étant plus investie que les liens maternels ou paternels, ce qui pouvait provoquer un sentiment d’exclusion et de jalousie, affects assez vite réprimés ou contenus. L’intensité des liens ressentie lors des retrouvailles entre déportés provoque aussi un sentiment de « platitude » du quotidien familial, puisque l’enfant a eu l’impression de ne pouvoir rivaliser avec cet amour fraternel.
116Ce milieu, presque occulte, auquel personne d’autre ne peut participer, est ressenti avec ambivalence par l’enfant : d’une part, il « sait » que ces retrouvailles sont salvatrices et le libèrent, d’autre part, le sentiment d’exclusion est douloureux, car l’enfant veut être « roi » dans le cœur de sa mère ou de son père.
117Le sceau du secret a été brisé, involontairement par les bribes d’informations glanées ici et là et par une conscience diffuse de la souffrance subie. Le milieu social et familial dans lequel ils vivaient les a imbibés de cette atmosphère propre aux échanges et aux retrouvailles entre déportés. « Nous notons l’existence d’une situation quelque peu paradoxale dans la mesure où la plupart des descendants pouvaient percevoir presque quotidiennement la spécificité de leur milieu parental et en même temps n’obtenir que très peu d’informations verbalisées de la part du déporté, cette situation de dissonance les a amenés à s’informer par eux-mêmes. » (Breton, 1993, p. 275).
Rapport émotionnel à la nourriture : rappel de la faim et signe de vie
118La plupart des enfants de déportés ont perçu un rapport à la nourriture chargé du vécu parental, de leur souffrance, de la faim. Si tous ont relevé qu’il ne fallait jamais rien gaspiller, ils ont aussi nuancé par rapport à l’époque après-guerre, où la consommation était plus parcimonieuse.
119Certains ont eu connaissance de la déportation de leur parent et l’ont comprise surtout à travers ce comportement spécifique envers la nourriture.
120Nathalie (mère, grand-mère et père déportés)
Nathalie se souvient d’un rapport de violence autour de la nourriture, car sa mère les forçait à manger malgré quelques velléités de résistance des enfants :
Quand quelqu’un ne voulait pas manger, manger la soupe ou des choses comme ça, elle demandait aux frères de tenir, boucher le nez, elle enfournait les cuillères de force dans la bouche, c’était vraiment des séances de torture, quand on les subissait c’était insupportable et quand on le voyait sur les autres, c’était aussi insupportable.
Nous supposons que le refus de manger était trop insoutenable pour sa mère, après avoir vécu une faim tenace, ce qui pouvait la rendre violente.
121Daniel (père déporté)
Daniel explique que son père, suite à la déportation, ne gâchait rien et exigeait que les enfants finissent correctement leurs assiettes. Il a par ailleurs hérité de cette attitude.
Il a tellement souffert de la faim, de la soif qu’il avait du mal à comprendre qu’on puisse laisser au bord de notre assiette… son fromage, il fallait qu’il racle la croûte au maximum, et ça, c’est quelque chose que je fais machinalement.
Cette attitude perdure tout au long de sa vie, même avec ses petits-enfants :
Quand ils étaient petits, il n’aimait pas trop que les enfants laissent de la nourriture dans l’assiette, il fallait finir jusqu’au bout, et il disait : « J’ai tellement crevé de faim ».
122Mathilde (père déporté)
Bien que le père de Mathilde ait peu parlé de sa déportation, il rappelait à ses enfants la faim tenace des camps :
Il fallait toujours finir même le petit morceau de pain, il fallait le finir, un verre d’eau, il fallait le terminer, il fallait que les assiettes soient vides… Gamin, c’est un petit peu astreignant, on ne comprend pas tout, donc ce n’est pas toujours évident.
Cette injonction à ne rien gaspiller fut difficile à comprendre en tant qu’enfant.
Il disait : « Vous voyez, faut manger parce que vous ne savez pas ce que c’est d’avoir faim, vous ne savez pas ce que c’est la souffrance… nous on a manqué de nourriture, donc il faut que tu manges. »
123Nicole (père déporté)
Nicole savait qu’il ne fallait rien perdre à cause du vécu de déportation de son père :
Ça faisait partie du quotidien (…) c’était inné quoi, il n’avait pas raconté son vécu mais par contre il disait : « On finit son assiette parce que moi j’ai eu faim ». On savait que papa avait eu faim dans sa vie, qu’il avait vécu quelque chose de pas ordinaire.
Cette attitude envers la nourriture s’est transmise aux deux générations suivantes, de manière presque obsessionnelle :
Le repas, ne pas gaspiller, ramasser, ça a poursuivi deux générations, parce que ma fille est pareille, finir son assiette, son verre d’eau, finir son pain, ramasser ses miettes autour de son assiette.
124Sophie (père déporté)
Sophie se souvient que son père mangeait beaucoup et qu’il exigeait de ses enfants de faire de même, pour être forts et résistants :
Il fallait manger… lui, c’était un ogre… moi, je l’ai vu comme un ogre, il avait d’abord un appétit conséquent et puis, je pense une sorte d’anxiété, donc il mangeait vite, beaucoup. Et puis ne rien jeter, il fallait manger, il fallait manger, finir l’assiette… il fallait manger pour résister.
L’aspect émotionnel et surinvesti vis-à-vis de l’alimentation est fortement ressenti par Sophie :
Il y avait une anxiété, mais pas forcément dite… j’ai quelques photos de lui après-guerre, c’était un spectre donc il avait quand même une sorte de boulimie… quand les gens ont eu faim, c’est pas la qualité qui compte mais c’est la quantité.
Sophie relève que bien se nourrir signifie acquérir de la force et de la résistance pour affronter le pire. Pour son père, le gaspillage semble donc de moindre importance, car la nourriture en quantité signifie résistance à tout.
125Eric (père et beau-père déportés)
Eric relève que le gaspillage est insupportable pour ceux qui ont eu faim :
Il ne fallait rien laisser, ne pas laisser de pain, ne pas laisser de nourriture dans les assiettes… je crois que cela a été une constante : ils ont tellement eu un manque de nourriture qu’ils ne supportent pas que l’on gaspille.
Il a donc pris conscience de l’aspect émotionnel du rapport à la nourriture des déportés.
Commentaire
126La faim persistante durant la déportation a fortement marqué les déportés. Ce rapport extrême à la nourriture, très chargé d’émotion, a été un mode de transmission de la souffrance endurée. Certains n’ont pris conscience de la déportation que par le comportement parental particulier envers l’alimentation. Ils ont senti le lourd enjeu et ont gardé une extrême sensibilité envers la nourriture. Au-delà du silence du déporté, son rapport à la nourriture laisse suinter sa souffrance et ses émotions, captées par les descendants.
127Même si la volonté de parcimonie était d’époque, les descendants ont bien souligné le lien du comportement émotionnel envers la nourriture avec la déportation. Les études consultées relèvent également une attitude particulière, marquée affectivement, envers l’alimentation.
128Il nous paraît évident que la souffrance liée au manque de nourriture reste inscrite dans le souvenir des déportés, d’autant plus que cette sous-alimentation pouvait être signe de mort et de maladie. C’est pourquoi, à leur retour, le rapport à la nourriture fut si investi par les déportés, car signe de vie.
129Les descendants interrogés, sans en avoir souffert pour la plupart, ont bien perçu les enjeux autour de l’alimentation. Tout refus et tout chipotage furent impossibles au risque de déclencher de la violence, car la violence subie des privations durant la déportation peut ressurgir à tout instant. Beaucoup de descendants se sont pliés à ces injonctions impératives de respect de la nourriture et de son importance pour la survie. D’autres ont tenté de résister, comme beaucoup d’enfants, mais sans issue.
130Ainsi, ce rapport à la nourriture a été une source d’information de la déportation du parent rescapé, mais aussi a eu certainement un retentissement sur l’enfance et la vie adulte, puisque certains descendants répètent la même attitude obsessionnelle, voire phobique envers le gaspillage.
131Un tel comportement, si chargé de souvenirs douloureux, aurait pu provoquer des troubles alimentaires vers l’excès ou l’abstinence, mais nos témoignages ne confirment pas cette assertion.
L’enfant, témoin de la souffrance parentale : représentation du traumatisme et connaissance des séquelles physiques et psychiques
132La perception des séquelles traumatiques a été variable selon l’âge des descendants, mais la plupart ont ressenti une sensibilité particulière, surtout les jours anniversaire. Les enfants de déportés ont aussi eu connaissance des séquelles physiques de leur parent, mais les troubles psychiques ont été plus difficiles à détecter, d’autant plus durant leur prime jeunesse où l’enfant ne comprend pas les signes de nervosité ou les signes dépressifs. En outre, l’insouciance infantile a sans doute protégé les descendants et empêché la conscience de la présence de troubles psychiques. Nous savons aussi que la perception du traumatisme est souvent inconsciente et souterraine.
133Bernadette (mère déportée)
Bernadette exprime sa surprise de découvrir la résurgence du traumatisme chez des personnes ressenties comme fortes :
Tout à coup vlan, vraiment d’une façon incroyable, un effondrement et de personnes qu’on sentait tellement, tellement fortes.
En effet, le temps nécessaire à l’expression de la souffrance peut être long (temps de latence). Elle parle peu des séquelles psychiques, car sa mère semble avoir préservé sa famille en « cachant » ses douleurs, mais cette dernière n’aurait pas échappé aux cauchemars comme de nombreux déportés. La connaissance des séquelles physiques de sa mère s’est effectuée relativement tard :
J’ai su qu’elle avait un problème, elle a toujours eu un gros problème de surdité qui s’est aggravé à la fin de sa vie, elle a parlé des coups qu’elle avait reçus.
La discrétion de sa mère envers ses souffrances a pu préserver Bernadette d’une transmission pathogène.
134Corinne (mère déportée)
Corinne n’a pas vraiment perçu de troubles durant l’enfance, mais elle s’en est rendu compte plus tard :
Elle a connu la dépression beaucoup plus tard et ça, je m’en suis rendu compte parce que j’étais plus âgée bien sûr d’abord, et qu’ensuite elle me l’a raconté. Elle m’a dit qu’elle avait pensé au suicide à ce moment-là parce que… elle n’en pouvait plus, c’était trop par rapport à tout ce qu’elle avait déjà vécu.
Les traumas cumulatifs brisent les défenses et provoquent un effondrement. Le fort investissement familial de la mère de Corinne et le don de soi qui la caractérisait auraient pu cacher ou mettre en veilleuse sa souffrance :
Aider les autres est un chemin de la réparation.
Ainsi Corinne fut épargnée d’une confrontation trop directe aux séquelles parentales.
135Jacqueline (mère déportée)
Jacqueline a su très tôt que sa mère avait des séquelles physiques liées à la déportation :
Elle avait des problèmes de santé, elle a toujours eu des problèmes digestifs, elle avait des problèmes de sommeil, enfin elle a toujours, malheureusement, des problèmes de sommeil.
Ces troubles neurovégétatifs ont souvent empêché une totale disponibilité maternelle.
136Olivier (mère déportée)
Olivier nous parle surtout des séquelles physiques de sa mère, puisqu’elle a eu des problèmes digestifs :
Toute sa vie elle a souffert le martyre de douleurs intestinales ou de l’estomac, une angoisse contenue, des maux de ventre.
En relevant l’angoisse contenue, Olivier est donc bien conscient que cette angoisse peut s’exprimer par des troubles psychosomatiques.
137Sylvain (mère déportée)
Sylvain se souvient d’une forme de dépression permanente qu’il ne comprenait pas durant son enfance :
Elle pouvait pleurer tout à coup, on ne savait pas pourquoi.
Il relève un sentiment d’un maternage anarchique :
Un excès : par moments j’étais surprotégé et par moments, quoique je fasse, je ne pouvais rien faire, il ne fallait pas la déranger.
Les reviviscences, propres à tout traumatisme, altèrent et contaminent la relation en la rendant imprévisible et incompréhensible. Le manque de compréhension des comportements parentaux est invalidant et pesant pour l’enfant qui peut très vite se culpabiliser, se croyant au centre et responsable de l’humeur parentale. Ne pouvoir aider ni distraire sa mère de la résurgence de ses douleurs provoque aussi un sentiment d’impuissance.
138Nathalie (mère, grand-mère maternelle et père déportés)
Nathalie relève surtout les cauchemars et la violence, symptômes caractéristiques des déportés. Sa mère lui disait :
« J’ai des cauchemars, et c’est tellement insupportable que je me lève tout de suite, il faut que j’allume la télé ou la radio, je vais manger pour qu’il n’en reste rien. » La prise de conscience des souffrances de sa mère la rend plus humaine aux yeux de Nathalie :
Depuis la déportation, elle fait des cauchemars et ça m’a beaucoup touchée d’entendre ça, comme si c’était la seule trace d’humanité qui restait chez cette femme, ça m’a donné du respect pour sa souffrance.
Nathalie relate des souvenirs de violence ressentie comme gratuite et fortuite.
La violence survenait sans raison :
Elle frappe, elle frappe sans savoir pourquoi.
Par contre, elle compare l’expression des séquelles traumatiques entre ses parents, qui sont bien différentes, l’une étant plus intériorisée et l’autre plus extériorisée, mais la violence aléatoire est bien plus invalidante et effrayante pour l’enfant :
Mon père pleurait toutes les nuits, alors que ma mère criait et frappait, vraiment ils n’ont pas eu la même réaction l’un et l’autre.
Si la violence a été, à juste titre insupportable, la connaissance des cauchemars de sa mère donne du sens à la souffrance. Nathalie a été le témoin de plusieurs réactions bien différentes, qui pouvaient passer par la violence, les larmes, les cauchemars ou encore l’anesthésie affective.
139Aurélie (père déporté)
Aurélie n’a aucunement perçu de séquelles durant l’enfance, puisqu’elle avait l’impression, dit-elle, d’une vie normale :
On avait l’impression d’une vie tout à fait normale, l’impression qu’il n’y avait rien eu avant, c’était le contraire, mon père était un boute-en-train, j’ai plus l’image d’un père bon vivant.
Elle pense que son père a tout fait pour protéger sa famille :
Je pense que c’est un acte de courage de sa part, parce qu’il s’est quand même effacé pour nous permettre de nous épanouir finalement.
Plus tard, elle se rend compte de l’extrême sensibilité de son père :
Une sensibilité interne (…) je l’ai senti plus vulnérable. Avec l’âge, ses anciennes souffrances reviennent en surface… ça doit rouvrir certaines blessures, il a une sensibilité plus importante que quelqu’un qui n’a pas souffert.
A l’âge adulte, elle a appris les difficultés traversées par son père :
Une fois que j’ai été en âge de mieux comprendre, il m’en a parlé plus facilement, même des troubles qu’il a de santé, même des trucs intimes.
Aurélie est donc une des rares personnes témoignant d’une absence de symptômes, physiques ou psychiques. Elle aurait surtout été mise au courant de la participation de son père à la Résistance en l’accompagnant aux commémorations durant son enfance, mais sans réaliser le vécu de déportation.
140Catherine (père déporté)
Catherine a surtout perçu les troubles de son père à travers ses colères et son isolement :
C’est vrai, ce qu’on ressent en étant enfant de déporté, c’est qu’il y a des grands moments de tristesse, de colère aussi et on perçoit comme ça en étant tout petit, il y avait des menaces, il y a eu des moments terribles quand même.
Son père restait de longs moments en retrait :
Il avait des grands moments où il ne parlait pas non plus, où il restait sur le balcon tout seul à méditer.
Les journées anniversaire déclenchaient de la violence :
Il y avait des moments de crise, surtout le 11 novembre, alors là les 11 novembre, on les appréhendait d’une force avec ma mère et mon frère, c’étaient pas des bons moments.
La violence ressurgissait de manière aléatoire :
Il avait des colères sans qu’on s’y attende, sans raison.
Elle ajoute même un épisode qui l’a beaucoup marquée :
Il nous a menacés de son arme parce que ma mère lui avait dit qu’il mettait trop de gruyère dans sa soupe… et là c’était l’horreur ce soir-là. Il nous l’a jamais refait d’ailleurs… il avait des coups de gueule comme ça… et on n’était pas grands.
Ce souvenir déclenche une forte émotion chez Catherine.
Ces séquelles traumatiques ont fortement pesé sur l’atmosphère familiale.
141Daniel (père déporté)
C’est surtout les jours anniversaire que la tristesse se déclenchait et que son père devenait très émotif :
Le jour de l’anniversaire, de la commémoration, il pleurait… c’est quelqu’un de très fort, mais c’était le jour où la cicatrice… on aurait pu penser que ça l’aurait endurci mais non, il était très sensible. (…) Il y avait des signes forts, des journées fortes dans l’année où là ça ne passait pas du tout. Le jour de Noël, c’est le jour où il a été arrêté. Chaque année, jusqu’à sa mort, il était sensibilisé par ces dates, le jour de la Libération, par exemple. Ce sont des choses qui sont restées gravées chez lui, il était triste à l’approche des fêtes de Noël, il pleurait des fois.
Enfant, il ne comprenait pas, puisque Noël aurait dû être un jour de joie. Daniel ajoute :
Il était très nerveux.
Les jours anniversaire sont des moments clés pour les déportés et Daniel a très vite perçu la souffrance déclenchée par ces journées où le souvenir de blessures non cicatrisées, le souvenir de morts sans sépulture, le souvenir de la déchéance reviennent à la mémoire des rescapés.
142Marie (père déporté)
Son père a été très malade durant cinq ans après son retour, il ne marchait pas du tout :
C’était un homme très fragile ; il était vraiment très fatigué, très nerveux.
Marie souligne les différentes facettes de la personnalité de son père : la générosité, l’engagement et la souffrance persistante :
Il était double, il y avait cet homme qui au retour de guerre avait faim en permanence, il disait : « La petite, faut qu’elle mange ». Il avait des moments, il ne supportait rien et d’autres moments de don à nous tous et à moi en particulier… il y avait en même temps une douleur permanente que je sentais.
Il y avait presque deux vies, il y avait la déportation, dont on gardait l’expression à la maison… sans forcément les raconter, mais les douleurs étaient là et ça, c’était très lourd à la maison, et puis il y avait l’homme à l’extérieur qui redevenait le militant lumineux, actif et efficace, aimé, et puis il y avait l’homme blessé.
La dissociation de son père fut très perturbante pour Marie, qui n’a pu se construire une image solide et stable.
La souffrance s’exprimait sans plaintes, mais imposait le silence :
Une victime qui ne se plaignait jamais et très blessée… un bruit, c’était, un bruit était insupportable à la maison.
Il avait des maux de tête et : « Chut, papa a mal à la tête ».
Marie souligne la labilité émotionnelle de son père :
Des douleurs que l’on perçoit, que l’on sent au travers de quelques crises nerveuses. La violence, parfois, surgissait :
Il y a eu quelques fois où il a eu contre moi une violence verbale… rare mais quand ça venait c’était terrible, personne ne maîtrisait ses excès verbaux.
A la fin de sa vie, il est devenu plus violent :
Il a commencé à faire des crises nerveuses… et puis un jour il a sauté à la gorge de maman… la nuit il n’avait qu’une idée c’est de partir… il est devenu violent les quatre derniers mois.
Fragilité et force sont les deux facettes que Marie nous transmet de l’image de son père.
143Mathilde (père déporté)
Pour Mathilde, les troubles de son père s’exprimaient par des colères :
Il avait des colères… on ne savait pas pourquoi… on sentait que là il y avait plein de choses qui se passaient dans sa tête qu’il ne disait pas… on savait pas pourquoi d’un seul coup il avait ces coups de colère qu’il n’arrivait pas vraiment à contrôler, puis il s’en allait.
Elle explique et justifie ce comportement :
Il a peut-être une sensibilité plus exacerbée.
La violence serait une tentative, mise en échec, de contenir les souvenirs douloureux. L’absence de prévisibilité et le manque de sens des colères paternelles prétéritent la confiance et affectent la relation.
144Nicole (père déporté)
Nicole souligne surtout les nombreuses séquelles physiques de son père telles que la tuberculose, des problèmes dentaires, une hernie discale due aux coups reçus :
Mon père a fait une tuberculose dix ans après. (…) Il avait les dents râpées par un SS.
Peu de questions ont été posées sur la connaissance des troubles psychiques, c’est pourquoi Nicole parle plutôt des séquelles physiques. De plus, la perception de symptômes psychiques est moins évidente.
145Sophie (père déporté)
Sophie relève surtout la colère et certains aspects phobiques de son père :
Il disait qu’il faisait des cauchemars… je ne le voyais pas comme malade (…) il avait des colères, c’était quelqu’un d’assez véhément, une violence.
A propos des colères, elle exprime une certaine crainte :
Il hurlait… ça prenait tellement de place que ça suffisait à faire reculer l’autre. Et à propos des phobies, elle nous dit :
Quand il ne va pas bien, tout devient dramatique : avec les enfants, s’ils vont sur le balcon, ils vont tomber en bas, on allume le gaz, tout va exploser… enfin, je veux dire chaque geste peut avoir des conséquences dramatiques, dans le sens catastrophique.
Cette impression de danger perpétuel fait qu’il tend à surprotéger les enfants et leur inculque un sentiment de catastrophe imminente :
Par rapport à son expérience de la déportation, ce qui est le plus à mettre en relation, c’est ce côté dramatique. Tout… je veux dire ça ne donne pas beaucoup d’élan pour la vie parce que tout va être catastrophique. (…) Il a quelque chose de très émotionnel lié au feu, c’est parce qu’il a dû brûler des cadavres.
Du point de vue des séquelles physiques, Sophie se rappelle :
Il était très affaibli, très maigre… il a eu des problèmes au bas du dos, il a dû se faire opérer pour un tassement de vertèbres… il a eu des cicatrices parce qu’il a eu plein d’abcès.
Ainsi, les colères et les phobies de son père lui ont donné un message d’insécurité constante et ont provoqué une certaine crainte envers lui.
Commentaire
146Plusieurs descendants ont été confrontés à la violence, verbale ou physique. Ces derniers, adultes, l’ont comprise comme une expression de la souffrance du parent déporté.
147Une attitude dépressive s’exprimant par un retrait, des pleurs, de la tristesse a été aussi perçue par certains d’entre eux. Beaucoup parlent de cauchemars et de nervosité. Nous savons que ces symptômes sont caractéristiques des déportés.
148L’attitude envers l’alimentation n’a pas été considérée comme l’expression d’un trouble par les descendants ; pourtant ce rapport émotionnel à la nourriture peut être considéré comme un symptôme.
149La nervosité a été le trouble le plus cité par les descendants interrogés. Cette nervosité s’exprimait par des colères non justifiées aux yeux des descendants. Le ressassement a été peu relevé par nos interviewés alors que ce symptôme de répétition du souvenir douloureux est souvent décrit dans les études sur la déportation.
150Quelques-uns nous parlent du syndrome d’anniversaire où le déporté montre une extrême tristesse, un retrait ou de la violence : les jours anniversaire sont en effet des périodes difficiles, réactivant le souvenir douloureux, les pertes subies et la culpabilité du survivant. Pourtant, ils permettent un rétablissement s’ils sont inscrits dans des rituels de commémoration en hommage aux morts et aux rescapés. Le dilemme d’anniversaire porte sur son potentiel d’élaboration et sur le réveil de la souffrance.
151La plupart ont eu connaissance des séquelles physiques de leur parent, mais plus tardivement, excepté un descendant qui a eu très tôt connaissance des maux d’estomac de sa mère et des troubles du sommeil.
152Les déportés eux-mêmes se sont peu exprimés sur leurs difficultés d’adaptation, mais ils nous ont parlé essentiellement de leurs cauchemars, qui sont moins perceptibles pour les enfants.
153Nous pourrions nous interroger sur le peu d’observation de troubles liés aux séquelles de la déportation. Comment les parents ont-ils pu « cacher » leurs symptômes ? Nous pensons que l’investissement familial des déportés a été un rempart contre l’expression de la souffrance, si bien que les enfants l’ont relativement peu ressentie, consciemment du moins. L’égocentrisme et l’innocence de l’enfance ont pu occulter l’expérience de leur parent.
154Nous savons aussi que l’investissement familial et social colmate les blessures et propulse vers la vie, ce que confirment nos témoignages. La relative adaptation des déportés aurait préservé les enfants, mais nous verrons que ces derniers ont, malgré tout, ressenti des répercussions sur leur histoire de vie. La découverte tardive de la souffrance de leur parent a été source de tristesse et de culpabilité pour certains.
Résilience et force de vie : point de vue des descendants sur les facteurs de reconstruction du parent rescapé
155Cette question n’a pas été posée systématiquement à tous nos interviewés mais les descendants nous ont livré leur propre compréhension des stratégies développées pour survivre, sachant qu’après la Libération le parent rescapé a dû se réinsérer professionnellement en priorité et construire une famille. Ces facteurs influent fortement sur la transmission du traumatisme : plus le déporté élabore le trauma, plus il est apaisé, et plus l’enfant en sera dégagé.
156Bernadette (mère déportée)
Bernadette pense que l’écriture a été un facteur de reconstruction quoiqu’elle s’étonne du temps qu’il a fallu à sa mère pour témoigner :
C’est un signe de construction de pouvoir le dire, l’écrire (…) et en même temps, ce qui est quand même dégoûtant, pourquoi elle a mis si longtemps à l’écrire, est-ce que c’est parce que personne pouvait l’entendre avant ? Est-ce que c’est parce qu’elle avait besoin de cette longue distance ahurissante pour pouvoir l’écrire ?
Elle explique que ce temps de latence aurait eu pour but de protéger la famille :
C’est un travail extraordinaire que maman a fait (…) mais justement, elle s’est battue, elle s’est dit : il faut que j’en parle, mais en même temps il ne faut pas que je détruise les miens.
Beaucoup d’auteurs démontrent la nécessité du passage par l’écriture pour surmonter le traumatisme. Plusieurs parmi les déportés que nous avons rencontrés, ont d’ailleurs écrit un livre de témoignage, donnant ainsi l’occasion d’échanger avec leurs enfants et leurs petits-enfants.
157Corinne (mère déportée)
Corinne souligne l’importance des retrouvailles entre déportées :
Je crois justement que le fait de se retrouver avec ses camarades a été extrêmement précieux pour son équilibre.
En effet, cette communauté affective a été un des principaux facteurs de restauration pour la plupart des déportés.
158Olivier (mère déportée)
L’investissement familial et social, ainsi que la foi et un caractère fort ont été des aides essentielles, selon Olivier :
L’amour pour son mari, l’amour pour sa famille, la foi, plus un caractère très trempé, beaucoup de courage et beaucoup d’abnégation personnelle.
Nous avons vu dans la partie théorique que l’investissement familial et social est un facteur restaurateur, ce que confirme Olivier.
159Sylvain (mère déportée)
Pour Sylvain, sa mère dépasse la souffrance endurée par les témoignages :
L’étape suivante, c’était que ma mère était très résiliente par rapport à son problème, c’est-à-dire qu’elle a utilisé un peu son problème pour témoigner, justement pour garder la mémoire de ce qui s’est passé, elle a commencé à parler beaucoup de ce qui s’est passé.
L’engagement pour la mémoire est un facteur de résilience, chemin que de nombreux déportés ont suivi, quoique tardivement.
160Aurélie (père déporté)
Pour Aurélie, le silence et le refoulement ont été favorables à un retour à la vie normale :
Quand on a eu très mal, on n’a pas envie de reparler de ce qui nous a fait souffrir, on essaie d’évacuer et je pense qu’il y a eu une période où ils ont essayé d’évacuer tous ces mauvais souvenirs.
Pourtant, l’émotion persiste quand il en reparle :
L’émotion est intacte quand il en parle maintenant… il a la voix qui se bloque, il ne peut plus parler, il a encore une sensibilité extrême à tout ça. Donc il n’a absolument pas oublié, tout est resté intact dans sa tête : les petits détails ressortent, la moindre petite chose ressort, mais à mon avis ils ont essayé de recommencer à vivre quand ils ont été libérés, une vie normale, le principal souci c’était la vie de famille, c’était le travail.
Pour se lancer vers une vie « normale », mettre les souffrances passées entre parenthèses peut être adaptatif. Ce besoin de normalisation humanise ceux qui ont été privés du statut d’être humain.
161Daniel (père déporté)
Un mariage rapide après son retour, l’investissement professionnel et, surtout, la force physique ont permis à son père de dépasser le traumatisme de la déportation :
Ça a été une aide précieuse à sa reconstruction, il a fondé une famille, il a abordé une vie professionnelle.
Le retour à une vie « normale » permet de surmonter le passé :
Il a donc essayé de vivre pleinement, sans oublier.
L’éducation reçue et une vie saine furent des facteurs de résistance :
Mon père venait de la campagne et j’ai l’impression qu’il y a là une force supérieure par rapport à une personne de la ville, mon père me disait que s’il a résisté, c’est sans doute parce qu’il avait une vie saine avant, il venait de la campagne.
162Marie (père déporté)
Le militantisme, la protection familiale et, dans une moindre mesure, l’admiration de ses compagnons ont permis à son père de se propulser vers la vie :
Mon papa a repris sa vie militante, c’est-à-dire, de ce qu’il avait vécu, il en a fait quelque chose, il s’en est aussi sorti par le militantisme et par un cocon à la maison, c’est-à-dire, le cocon permettait de sortir les douleurs qui n’ont jamais été perçues à l’extérieur.
Comme pour beaucoup, l’engagement et la famille furent des aides indispensables pour le père de Marie.
163Mathilde (père déporté)
Mathilde a fait partie d’associations pour faire plaisir à son père. Cet engagement pour la mémoire répare et permet d’exprimer une reconnaissance filiale.
Je pense que ça lui faisait du bien, on voyait que ça lui faisait plaisir.
Elle mentionne aussi la libération par la parole et la force de caractère :
J’avais l’impression que ça les libérait d’en parler (…) il n’avait jamais perdu le moral, mon père… un moral d’acier, c’est ce qui l’a toujours tenu… ce qui l’inquiétait c’était de savoir s’il saurait encore conduire.
Ainsi, la parole partagée, le devoir de mémoire et la force morale ont été salvateurs.
164Nicole (père déporté)
Son père s’en est sorti par :
sa force de caractère, et puis il faisait partie de l’association… donc ils se rencontraient de temps en temps, ils avaient quelques réunions, peut-être qu’ils en parlaient.
La force psychique et la communauté affective préviennent un effondrement.
165Sophie (père déporté)
Sophie pense que la reprise des études a été le principal facteur de reconstruction pour son père :
Il s’en est sorti grâce à l’éducation, aux études, c’est très imprégné.
L’investissement intellectuel permet donc de mettre à distance les émotions négatives ou douloureuses.
Commentaire
166La plupart des descendants relèvent que c’est surtout l’investissement familial et professionnel qui aurait été un moyen de surmonter le trauma. Les rencontres régulières entre déportés où la solidarité et la fraternité perduraient, où ils avaient enfin la possibilité de parler et de partager, furent importantes pour retrouver ou maintenir un certain équilibre et pour les soutenir. La force, morale et physique, fut aussi un facteur non négligeable. Les déportés interrogés nous confirment ces constats.
167Les témoignages oraux ou écrits ont été considérés par quelques descendants comme bénéfiques, même s’ils ont été tardifs.
168Pour une descendante, le silence et un relatif refoulement auraient aidé son père à son retour. Pour une autre, le militantisme et le soutien familial ont été salvateurs.
169Les études consultées montrent aussi l’importance de cette « communauté affective » (Halbwachs, 1968, cité par Breton, 1993, p. 206) ainsi que celle de la famille. L’impulsion à témoigner et l’engagement pour la mémoire de la déportation furent aussi réparateurs.
Résumé Axe 1 : Modes de transmission et sources d’information
170Ainsi, les principales sources d’information proviennent de bribes de conversations glanées durant les rencontres entre déportés, mais pour beaucoup le silence, de l’ordre du secret, un tabou selon certains, fut troublant. Ces entretiens révèlent une impression d’évidence, d’un savoir inné sur le vécu maternel ou paternel, d’un bain permanent, de quelque chose de très présent, tellement présent, implicite, que l’on ne sait plus s’il y a eu paroles ou non. Souvent les enfants ne questionnent pas avant l’adolescence ou l’âge adulte, par peur de raviver la souffrance, de braver le secret, l’intime, et enfin pour se protéger eux-mêmes. La perception intuitive d’une réalité indicible et d’une souffrance contenue eut un fort impact sur les descendants. Leur évaluation des répercussions montre combien ce passé les a touchés et combien il a marqué leur enfance et leur histoire.
171La thèse de Breton (1993) confirme ces résultats selon lesquels les modes de transmission furent : le milieu et la culture de la déportation, le rapport affectif à la nourriture et la perception de troubles physiques ou psychiques.
172L’absence de sens dû au silence, associé à des conversations entendues dès l’enfance, semble fragiliser ou du moins perturber les descendants, ce qui entraîne un effet de dissonance entre le silence et la perception de la souffrance, entre le silence et les bribes d’informations. C’est pourquoi, à l’adolescence, ils ont cherché à s’informer pour recoller les morceaux du puzzle. La mise en lien de toutes ces informations a donc été effectuée tardivement, au plus tôt à l’adolescence, âge où les descendants ont essayé de donner un sens à toutes les impressions reçues du vécu de leur parent. La découverte tardive de la souffrance de leur parent a été source de blessures et de culpabilité pour certains.
173Les recherches effectuées concluent également sur l’absence de paroles directes. Pourtant, certains survivants ont partagé leur vécu concentrationnaire, parfois avec excès, provoquant une saturation et de l’agacement chez les descendants. Ce ressassement est une des caractéristiques du syndrome des déportés. Néanmoins, la connaissance directe donne un sens aux symptômes perçus. L’image de victime perturbe la confiance et altère la relation, incitant l’enfant à « surcompenser » les douleurs.
Axe 2 : Impact sur l’enfance et sur le parcours de vie d’adulte
174Nous présenterons les témoignages selon le découpage thématique suivant :
Injonction au bonheur : la surprotection et l’atmosphère fusionnelle
Entre héros et victime : images du parent déporté
Impact des identifications : sentiment d’interdit de faiblesse et désir d’être à la hauteur de l’héroïsme parental
Rupture protectrice : monde extérieur menaçant et vécu d’altérité
Le devenir du traumatisme : évaluations subjectives à propos des répercussions du vécu parental sur le parcours de vie des descendants
Sortir de la répétition : facteurs de protection et marge de manœuvre des descendants
Le devoir de mémoire : héritage de valeurs
175Les suites de la déportation sont évidentes par ses séquelles et marquent l’histoire de la deuxième génération. Certains ont développé des troubles, d’autres des mécanismes de défense ou des moyens de se protéger. Les conséquences se situent à plusieurs niveaux : psychiques, psychosomatiques, sur la personnalité et la vision du monde. L’impact sur la vie des descendants passe par plusieurs voies : une injonction au bonheur, une surprotection parentale, un idéal du moi sévère et exigeant, le sentiment d’un monde menaçant et une image idéalisée du parent. Tous ces aspects sont liés et se répercutent les uns sur les autres, mais nous les présentons séparément pour plus de clarté.
Injonction au bonheur : la surprotection et l’atmosphère fusionnelle
176Le fort investissement narcissique familial a été un facteur de restauration et de réparation de la souffrance infligée pour les déportés. Cet aspect que nous considérons comme un facteur de reconstruction et d’aide à la survie a été peu abordé lors de nos entretiens, mais nous vous livrons le point de vue de quelques descendants.
177Le désir d’offrir le bonheur que le parent déporté n’a pas eu et d’épargner les enfants de tant de souffrance implique une forme de contrainte et d’injonction à ne pas transgresser. Les enfants peuvent être chargés de restaurer le narcissisme du parent et le combler par ses réussites. Les conséquences d’une telle injonction peuvent être une surprotection de la part du parent déporté ainsi qu’une contrainte à afficher un bonheur excessif, au prix d’une moindre autonomie et d’une falsification de ses propres émotions.
178Bernadette (mère déportée)
L’investissement familial a donné un caractère très fusionnel entre les membres de la famille :
On était très très fusionnels, on était beaucoup ensemble.
Cet aspect fusionnel, dont nous avons déjà parlé, est une conséquence de la recherche compensatoire des blessures passées.
179Corinne (mère déportée)
Corinne confirme la volonté maternelle d’offrir le bonheur à ses enfants tout en les protégeant :
Mère protectrice, elle voulait toujours le meilleur pour nous… elle s’est toujours entièrement sacrifiée, elle était dévouée aussi avec des personnes extérieures, c’était presque excessif.
Corinne compare cet engagement passionnel envers la famille à la manière dont sa mère s’est jointe à la Résistance. La protection, voire la surprotection, peut être reliée à la perte de confiance en l’humanité, après un vécu dans les camps. Le bonheur ne peut être atteint que dans l’intimité familiale.
180Olivier (mère déportée)
Le bonheur et l’épanouissement de ses enfants ont été importants pour la mère d’Olivier :
« La seule chose qui compte pour moi, c’est que vous soyez heureux », disait ma mère. Elle croyait que l’on va épargner à ses enfants ses propres souffrances, les traumatismes que l’on a subis soi-même en les passant sous silence et en étant gai, accueillant.
L’enfant compense les souffrances endurées et représente une bouée de sauvetage :
On était un peu pour elle comme une bouée dans son propre chemin de malheurs, c’est-à-dire qu’elle voulait absolument que l’on soit heureux… elle nous inventait au fur et à mesure des rôles un peu héroïques et elle nous voyait certainement mieux que nous l’étions, c’est moi qui le vois comme ça.
Ce désir d’épanouissement a entraîné une forme de surprotection :
J’ai été très vite sorti de la réalité et maintenu dans cette relation très osmotique avec ma mère mais en même temps très fragilisante. (…) J’ai le sentiment qu’elle me protégeait plus qu’on la protégeait.
L’unité familiale dédommage et répare la souffrance subie. L’enfant représente aussi le prolongement de soi et une preuve de vie, vie menacée durant la déportation.
181Sylvain (mère déportée)
Sylvain exprime combien, selon lui, la maternité a été salvatrice et compensatoire des souffrances subies :
J’étais un peu la compensation des camps, je dois ma vie au camp.
Sylvain pense également que l’enfant, passerelle vers la vie et prolongement de soi, réparateur du passé douloureux, fut une aide précieuse, stimulant le retour vers la vie et la recherche d’un bonheur familial.
182Marie (père déporté)
Protéger contre des agressions potentiellement présentes fut une mission fortement ancrée chez son père :
Moi, j’ai été surprotégée… parce que j’étais enfant unique, très malade tout le temps …
Son père voulait aussi lui donner des armes contre toute agression potentielle. Nous retrouvons ce désir de protection contre le monde extérieur menaçant.
183Sophie (père déporté)
Sophie se souvient de l’inquiétude de son père lors de leurs sorties, désirant les protéger du monde extérieur, vécu comme dangereux :
Toujours inquiet quand on s’en allait, même grande, toujours inquiet, ça s’est accentué avec l’âge, c’était un angoissé.
L’épanouissement de ses enfants est important pour son père :
Le fait de vouloir le bonheur de ses enfants, je dirais pas à tout prix, quoi.
Le monde reste menaçant pour celui qui n’a plus foi en un contrat social, ce qui provoque la perte de confiance envers le monde extérieur et une impulsion de protection auprès de ses proches.
Commentaire
184Certains descendants ont surtout souligné l’investissement parental comme compensatoire et réparateur des épreuves subies.
185D’autres études corroborent la présence de ce fort investissement familial, avec comme corollaire une surprotection. Ce désir du meilleur pour ses enfants n’est pas l’apanage des familles de déportés, puisque chaque famille comporte un projet parental pour ses enfants, projet réparateur de sa propre enfance où la mère ou le père rêve d’un enfant brillant de succès. La particularité consiste dans l’aspect surprotecteur et fusionnel des familles de déportés. Pour ces derniers, il subsiste une méfiance et le sentiment d’un monde menaçant, qui les incite à vouloir protéger leurs enfants d’autant plus. Ce surinvestissement familial et la recherche de réparation à travers l’enfant, preuve de vie, ont été des aspects également constatés dans d’autres études.
186La prise de conscience de la fragilité et de la vulnérabilité du parent entraîne un sentiment d’absence de protection et une difficulté à s’affronter. Le parent idéal, fort, tout-puissant, invincible est mis à mal. La blessure toujours active rend le parent vulnérable. C’est ainsi que l’enfant aurait pu négliger ses propres besoins émotionnels et empêcher son processus d’individuation. Les affects négatifs sont refoulés ou contenus. Les enfants ont du mal à laisser émerger une critique ou un reproche. Certains, saturés, tentent de s’en dégager par une prise de distance ou un éloignement ; parfois même l’agressivité peut être retournée contre soi. Nous avons constaté la difficulté de laisser pointer le moindre reproche lors de nos entretiens, au risque de se sentir culpabilisé.
Entre héros et victime : images du parent déporté
187L’image du parent déporté est fortement corrélée à la double identification au héros et à la victime. Nous avons constaté que cette idéalisation pose problème et incite le descendant à surpasser ses propres capacités (pour être à la hauteur) ou lui inflige un sentiment d’infériorité. Mais cette admiration peut aussi être considérée comme positive, car stimulante.
188Olivier (mère déportée)
Olivier exprime une forte admiration pour le courage et la force, l’abnégation et la tolérance de sa mère :
Elle était perpétuellement tolérante et compréhensive, une mère très aimante. (…) Il y a un mot très important chez elle : « il faut faire confiance » (…) elle avait l’art de voir à travers les gens et de tirer le meilleur d’eux-mêmes.
L’héroïsme de sa mère lui donne une image très idéalisée :
C’est une image tellement idéalisée et tellement remarquable que c’était presque difficile… cet aspect victime quand j’étais enfant, je ne le ressentais pas du tout. Si je savais bien qu’elle avait été déportée… mais j’en faisais quand même une sorte d’idole, une sorte de personnage qui avait surmonté tous les obstacles, qui était plus forte que les autres.
Olivier relève surtout le côté héroïque de sa mère, quoique un peu écrasant pour sa propre estime.
189Sylvain (mère déportée)
Les premières images sont celles d’une victime, mais elles évoluent :
Victime, mais maintenant je la vois un peu héroïne.
Le côté résistant était très effacé, elle en parlait très peu.
L’évolution des images est peut-être due au parcours de sa mère, qui passait par une dépression pour finir par un engagement pour la mémoire.
190Aurélie (père déporté)
Aurélie se représente son père plutôt comme victime, parce qu’il s’est fait prendre. Actuellement, elle admire son courage :
Parce qu’alors franchement, ça, il ne nous l’avait pas dit et pourtant c’était tout à son honneur ce qu’il avait fait là-bas, mais il ne nous en a jamais parlé non plus.
Cette fluctuation d’images est liée au silence de son père, puis à sa propre évolution et à sa prise de conscience des actes de courage du père.
191Daniel (père déporté)
Daniel met en avant l’image d’un père héroïque, auquel il s’identifie :
Ça a toujours été mon phare, c’est lui qui a guidé un petit peu ma voie… Il y a un titre de film, « Mon père, ce héros », je crois que c’est un peu ça, je l’ai toujours mis au-dessus, je mettais mon père sur un piédestal.
L’idéalisation et l’admiration renforcent l’identification à son père.
192Mathilde (père déporté et mère orpheline juive)59
Mathilde exprime de l’admiration :
J’ai toujours été en admiration pour mon père qui s’est battu et pour la famille de ma mère, qui l’a cachée.
Cette admiration l’incite à s’engager.
193Nicole (père déporté)
Nicole voyait son père comme un héros :
Pour moi, il y avait deux sortes de papa, il y avait les héros et ceux qui les avaient vendus.
Elle garde aussi cette image de héros plutôt que de victime.
194Sophie (père déporté)
Durant l’enfance, l’héroïsme et la force physique ont été les images dominantes mais elles ont évolué :
Ma vision de petite fille, c’était un homme très grand, très fort, une sorte de colosse… qui avait vécu des choses invraisemblables… Il avait un regard très particulier, il avait un regard au fond effrayant et effrayé, les yeux grand ouverts. (…) Je pense que je l’ai perçu comme un héros quand j’étais petite fille… mais maintenant je le perçois plus comme une victime que comme un héros.
Elle exprime une forte admiration pour son père, mais à présent elle le voit plus comme une victime, car :
J’ai réalisé à quel point il a été cassé.
Elle sera partagée entre cette image de héros donnée à l’extérieur et celle de victime, plus intime.
La force morale et la résistance physique perçues ont effacé ou du moins atténué l’image de victime, provoquant une admiration craintive.
195Eric (père et beau-père déportés)
Eric garde l’image de victime de son père, mais il exprime de l’admiration :
Je vois plus la personne qui souffre, parce que c’est la seule image qui me reste de mon père.
Les résistants et les déportés l’impressionnent par leur courage :
Ils m’ont impressionné… surtout par leur volonté, c’est ce qui m’a toujours impressionné : leur envie de se battre… ils ont eu un courage qui est extraordinaire pour faire face aux Allemands, aux forces de Vichy et en plus ensuite pour résister dans les camps, pour survivre dans les camps. (…) Je suis très fier parce qu’ils ont combattu le fascisme et le nazisme, évidemment c’est viscéral.
Cette image de victime s’explique par le fait qu’Eric a connu son père très malade des suites de la déportation. Il exprime une grande fierté pour ces combattants, nourrissant sans doute son narcissisme et réparant la perte précoce de son père.
Commentaire
196Nous constatons que les images héros/victime fluctuent et se mélangent, celle de héros compensant celle de victime et rééquilibrant la perception de fragilité parentale.
197L’image héroïque nourrit le narcissisme, mais peut être écrasante et peut provoquer un complexe d’infériorité, tout en étant plus valorisante que celle de victime, image dépréciative, empreinte de tristesse.
198Tous expriment beaucoup d’admiration et de fierté pour le courage de leur parent, pour l’engagement pour la Résistance et pour leur capacité à survivre à l’horreur. Cette image idéalisée du parent va avoir des incidences sur le désir « d’être à la hauteur ».
Impact des identifications : sentiment d’interdit de faiblesse et désir d’être à la hauteur de l’héroïsme parental
199Les déportés ont dû faire face à l’horreur : leur force morale et physique leur a permis de survivre. Après la Libération, leur lutte pour le retour à une vie normale malgré la persistance de la souffrance intérieure, les a protégés d’un effondrement. Ainsi les difficultés quotidiennes, les tracas de l’existence semblent futiles quand on a affronté la mort.
200Les descendants ont-ils hérité de cette capacité à dépasser les épreuves banales de la vie que leur parent déporté a valorisée et encouragée ? Comment rivaliser avec un parent qui a risqué sa vie pour défendre la liberté et la patrie ? Certains descendants se questionnent sur leur résistance et ressentent un sentiment de ne pas être à la hauteur. Ce complexe d’infériorité les a poussés à se surpasser en réussissant au mieux leur vie professionnelle ou à reprendre le flambeau de la mémoire. Ce sentiment est d’ailleurs lié à l’image idéalisée de leur parent.
201Corinne (mère déportée)
Corinne s’efforce d’être à la hauteur et digne de sa mère en étant exigeante envers elle-même :
J’ai toujours voulu aller (…) au-delà de mes limites. Donc je me suis toujours efforcée d’être première de classe, de réussir, enfin j’étais perfectionniste (…) pour me rendre digne de ce que ma mère avait fait.
Cette loyauté exprime un désir de réparation en accomplissant et en comblant le projet parental, qui l’a poussée vers une réussite sociale et professionnelle.
202Olivier (mère déportée)
Pour sa mère on devait se contrôler, ne pas se plaindre et « garder pour soi ses propres souffrances » (à relever que l’éducation de cette époque tendait vers cet objectif) :
Il fallait être dans son regard aussi élevé que possible… ce n’est pas facile d’avoir une mère de cet acabit.
Le projet parental était exigeant :
Pour ma mère, on pouvait être soit un saint, ce qu’il y avait de mieux, soit un héros qui avait donné sa vie pour la patrie, soit un très grand artiste, mais si ce n’était pas l’une de ces trois choses-là, il n’y avait pas de voie de salut.
L’éducation de sa mère portait déjà cette exigence :
D’après l’éducation que ma mère a reçue, on était obligé de résister (…) il fallait tenir debout tout seul… l’on ne parlait pas de ses petites douleurs.
Etre à la hauteur d’une telle image idéalisée n’est pas simple :
C’est pas facile d’être le fils d’une sainte. Il faut arriver à s’en sortir soi-même… on devait résister.
Ainsi Olivier ne peut rivaliser avec une telle image idéalisée ni répondre au projet parental. Il ne pouvait exprimer ses propres émotions et les plaintes enfantines et a dû les étouffer pour correspondre aux « exigences » maternelles (ressenties et interprétées par Olivier, imaginaires et subjectives).
203Aurélie (père déporté)
Elle décrit ses parents comme des personnes volontaires qui lui ont appris à :
foncer, ne pas trop regarder en arrière, ne pas s’apitoyer sur son sort, aller de l’avant.
204Daniel (père déporté)
Daniel se questionne sur sa propre capacité de résistance :
N’ayant pas connu toutes ces atrocités, je me demande si j’aurais été assez fort pour supporter tout ça. Il fallait être surhumain pour résister.
Il aurait hérité de ce besoin d’être fort et droit :
Maintenant je suis rigoureux, j’essaie d’être fort… il ne faut pas se plaindre… j’ai peut-être récupéré, avec un décalage, cette sensibilité.
La résistance à toutes épreuves, la droiture ont donc été des injonctions morales héritées.
205Marie (père déporté)
Marie tente de résister à la souffrance et de ne pas se plaindre :
Ce désir d’être dur à la souffrance, ce désir, si je souffrais, je supportais (…) il fallait que je me surpasse… je ne sais pas souffrir… dès que la douleur est finie je l’élimine… j’élimine la souffrance. (…) Je crois que je ne pleure pas parce que j’ai appris à ne pas pleurer… on ne pleure pas, parce que l’on sait supporter les choses, parce qu’on est un être humain et qu’un être humain analyse les choses.
Elle a aussi l’impression de ne pas faire assez bien, à travers ses cauchemars :
Et quand il est mort, on me demandait le carré de pain et je ne le donnais pas… culpabilité de manque d’être à la hauteur… j’ai des cauchemars des Allemands, des squelettes …
Cette loyauté envers la mémoire de son père est exigeante pour Marie ; elle la paie du déni de sa souffrance et de symptômes psychosomatiques.
206Sophie (père déporté)
Sophie pense que les petits problèmes de l’existence ne peuvent être pris en considération face au vécu de déportation :
Par rapport à ce qu’il avait vécu, c’était tellement indépassable… d’un côté ce sera toujours moins important, nos sentiments, nos émotions, c’était… pas qu’elles n’étaient pas prises en considération, mais elles étaient toujours relativisées au niveau d’une échelle tellement plus grande que… elles ne pouvaient pas être prises à leur valeur …
L’interdit de faiblesse est lourd à assumer, avec l’impression de devoir refouler ses propres émotions et de ne pas être prise en considération, ni comprise. Les « bobos » n’ont aucune valeur, car ils sont insignifiants :
C’est compliqué, on arrive avec un chagrin : ce n’est rien du tout… avec un besoin… Alors qu’est-ce qu’il faut vivre pour être entendu, remarqué ? (…) Etre forte. Du reste, il me disait : « Tu es forte ».
207Eric (père et beau-père déportés)
Eric aurait capté le message d’interdit de faiblesse :
Mon beau-père a toujours été un battant… donc c’est des qualités que l’on apprend et puis que l’on essaie aussi de passer à nos enfants : ne jamais se décourager, faire face dans les moments difficiles… je crois que c’est un peu le message que nous a laissé mon beau-père, il ne s’est jamais vraiment écouté, il a toujours été de l’avant. (…) Il ne faut pas se plaindre pour des petites bricoles, c’est malvenu parce que s’ils s’en sont sortis c’est parce qu’ils se sont battus (…) on essaie de s’accrocher, de se battre, de travailler jusqu’au bout, c’est le message qu’ils nous ont fait passer.
L’interdit de plaintes, la lutte contre toute adversité, le refus de s’apitoyer sont donc des attitudes héritées par Eric.
Commentaire
208Les personnes qui se sont exprimées sur l’héritage de la force morale, nous ont livré la difficulté d’égaler l’image du parent idéalisé. Ils ont appris à ne pas se plaindre et à dépasser les embûches en relativisant leurs souffrances. La plainte est donc impossible. Il est en effet difficile de prendre en compte les petites difficultés quotidiennes, les « bobos » de l’enfance s’ils sont comparés à un vécu de déportation. Cet interdit de faiblesse a entraîné une discordance entre le monde interne de l’enfant et la réalité externe. Nombreux sont les descendants qui se sont efforcés d’être à la hauteur et d’honorer les demandes réparatrices de leur parent. Certains se sont sentis écrasés par l’ampleur et l’inaccessibilité d’un tel projet, d’autres ont développé un idéal du moi exigeant. L’image du déporté peut aussi contribuer à un sentiment d’infériorité.
209La plupart des descendants ont honoré les attentes parentales et ont su dépasser les sentiments de dévalorisation. Ils ont cependant exprimé l’écart entre l’image admirative envers leur parent et leur propre réalisation, avec des doutes sur leur capacité à s’engager comme leur ascendant l’a fait au risque de sa vie.
210Les enfants ont du mal à laisser émerger une critique ou un reproche, les affects négatifs sont refoulés ou contenus. C’est ainsi que l’enfant apprend à négliger ses propres besoins émotionnels, ce qui empêche son processus d’individuation.
Rupture protectrice : monde extérieur menaçant et vécu d’altérité
211L’attitude parentale défensive et surprotectrice a eu pour effet de produire une méfiance envers le monde extérieur, transmise aux enfants de déportés.
212Nous avons déjà parlé de l’impression que pourraient ressentir les descendants d’une rupture protectrice et de celle d’un monde extérieur menaçant. La connaissance intime de la déportation affecte leur vision de l’homme. Le sentiment d’altérité est renforcé par la perte de confiance en l’autre mais aussi en soi-même.
213Bernadette (mère déportée)
Bernadette ressent la déportation comme effrayante :
On savait que c’était une espèce d’horreur et c’est comme si c’était quelque chose, enfin un truc monstrueux et je comprends que je n’ai pas voulu poser de questions, parce que c’est un truc qui, qui me foutait une pétoche incroyable et puis c’était quand même compliqué dans la vie de notre mère.
Elle se questionne sur l’aspect double de l’être humain, cultivé tout en étant capable d’atrocités :
Au-delà de la souffrance du déporté, ça veut dire qu’effectivement, ça reste quand même une immense interrogation, comment un système, un pays, une culture de grands musiciens, de grands philosophes, de grands poètes, de grands scientifiques, industrialisés, moderne… peuvent fabriquer et faire marcher une machine pareille. Je veux dire, c’est un gouffre ennemi pour l’homme, on se dit… c’est impensable et puis c’est… ça qui nous interpelle au-delà de la souffrance des déportés qui ont été confrontés à ce… qui se sont retrouvés dans l’œil de ce cauchemar énorme. C’est quelque chose auquel, que l’on doit quand même regarder en face.
Peut-être qu’effectivement ça peut remettre en question tout ce que l’on a pu imaginer sur l’espèce de clivage de l’homme qui progresse, la civilisation.
Bernadette exprime ses interrogations et sa perplexité sur l’image double de l’être humain où la culture, la science ne préviennent pas de la violence ni des pulsions destructrices.
214Corinne (mère déportée)
Malgré un certain silence, Corinne a perçu une « différence » et une vulnérabilité, liées à la déportation. Ce sentiment d’altérité est peut-être renforcé par le fait qu’elle ne vivait pas en France.
215Olivier (mère déportée)
Olivier ressentait le monde extérieur comme menaçant et dangereux, seule la maison est sécurisante :
La maison c’était le lieu dans lequel on était à l’abri, en sécurité, alors que l’extérieur c’était le lieu où on était en danger.
Olivier a ressenti de manière intuitive chez sa mère :
une sorte de méfiance a priori contre un ordre qui pouvait devenir à n’importe quel moment très, très agressif, très marqué aussi par l’injustice sociale.
Pourtant :
Elle avait la capacité extraordinaire de dominer sa propre inquiétude et de donner la paix.
Mais cette pacification se réduit au cocon familial. Ainsi, il ne se sentait bien qu’à la maison :
La maison, c’était le lieu du bonheur et j’ai eu une enfance très, très heureuse, et l’extérieur, c’était un écho de souffrances qu’elle avait elle-même perçu comme menaçant.
La prise de conscience que l’Homme est capable du pire reste une menace pour Olivier :
On est un peu les enfants du camp parce que l’on a reçu à travers cette transmission la conscience, un avertissement que cela peut se reproduire à tout moment (…) que cette menace continue d’exister, ce qui nous rend à la fois forts et fragiles parce que c’est une expérience forte ; mais fragiles parce que l’on se sent éventuellement menacés dans des trucs très, très simples. (…) Une sensibilité plus grande et surtout la peur que cela se reproduise, tout le temps.
Le comportement phobique et craintif d’Olivier semble bien être lié à la connaissance de l’histoire maternelle et à celle de l’histoire des camps.
216Sylvain (mère déportée)
Sylvain exprime un sentiment d’altérité et de méfiance :
J’étais toujours un petit peu effacé vis-à-vis des petits copains. (…) J’avais une espèce de doute en moi : attention danger, tout est nuancé en fait, il y a du bon et du mauvais partout.
La protection maternelle contre un monde extérieur menaçant induit un sentiment de méfiance. La prise de conscience de la dualité pulsionnelle de l’être humain (pulsion de mort côtoyant celle de vie) provoque un doute sécuritaire.
217Marie (père déporté)
La déportation et l’attitude critique de son père lui ont appris à nuancer :
Il y a toujours eu ce discours d’analyse… Sur la plage quand j’entendais parler allemand, je sursautais et je disais : « C’est des Allemands », et mon père a toujours repris les choses : « Attention nous parlons du nazisme ». Alors c’est vrai, depuis l’enfance je n’ai pas reçu ces horreurs… enfin le fait de dire que l’Homme est mauvais… au milieu de toutes ces horreurs, j’ai eu cette grande chance que mes parents m’expliquent… l’Homme a du bon, il a du mauvais, et on apprend à réfléchir.
Le père de Marie lui aurait transmis des messages de tolérance et de confiance, par les nuances apportées sur son vécu des camps et sur celui de la guerre.
218Mathilde (père déporté)
La prise de conscience des atrocités commises lors de la Deuxième Guerre mondiale entraîne un besoin de se battre :
Les hommes étaient capables de faire toutes sortes d’atrocités… et c’est clair, j’en ai énormément conscience mais par contre, ce qui est paradoxal, c’est qu’en fait je me bats contre cela et je me suis battue contre ça dans l’éducation des enfants… j’avais besoin de me battre contre les gens qui… s’en contrefoutent. moi j’ai plus envie de me battre.
La réaction de Mathilde à la connaissance de cet événement de l’histoire a été une impulsion incontournable vers l’engagement et vers la lutte contre toute attitude d’exclusion.
219Nicole (père déporté)
Nicole exprime surtout un sentiment d’altérité :
C’était jamais pareil, on prenait des tas de précautions avec moi.
Le vécu paternel provoque donc un sentiment d’étrangeté et de protection par rapport à ses pairs.
220Sophie (père déporté)
Sophie constate que la déportation a affecté sa vision du monde :
C’est la présentation d’un univers où l’on n’a pas envie de vivre… un côté profondément désespéré.
En parlant de l’impact de la déportation, elle nous explique ses jeux d’enfant où l’extérieur représentait un danger.
Elle garde une forte aversion pour les images de violence :
Quand nous voyons des films de guerre, moi j’ai des crises, j’ai dû sortir du cinéma… on avait été très sensibilisés… des essais de sirènes, jusqu’à il y a quelques années, je ne pouvais pas supporter, ça me faisait pleurer.
Sophie tente d’éviter ce monde menaçant, se dit saturée des images de violence et de cette immersion dans ce désastre de l’histoire paternelle.
Commentaire
221L’absence d’une image d’un parent fort et tout-puissant, invincible affecte les identifications et entrave le sentiment de sécurité. La prise de conscience de la fragilité et de la vulnérabilité du parent entraîne un sentiment d’absence de protection et une difficulté à s’affronter.
222Les enfants de déportés ont acquis une conscience aiguë de la dualité de l’être humain, où les pulsions de mort côtoient celles de vie, où le vernis de civilisation et de progrès peut s’écailler à tout moment propice.
223La confrontation directe avec les conséquences de la déportation les a marginalisés et leur donne un sentiment d’être différents par rapport à leurs pairs, peut-être plus insouciants et naïfs. Ainsi cette connaissance leur a fait perdre une certaine innocence mais leur permet d’être vigilants contre toute tentative totalitaire et contre toute atteinte aux droits de l’homme.
Le devenir du traumatisme : évaluations subjectives à propos des répercussions du vécu parental sur le parcours de vie des descendants
224Cette question est délicate pour les descendants, qui continuent à vouloir protéger leur parent. Reconnaître que l’on a souffert du vécu parental peut être culpabilisant car sans commune mesure avec le vécu du déporté : on ne rivalise pas avec une épreuve telle que celle de la déportation. Comment oser exprimer un retentissement de ce passé en comparaison avec le traumatisme du déporté ? C’est pourquoi les descendants restent très discrets dans leurs paroles ou se rétractent, voire se justifient en exprimant une souffrance malgré tout présente. Ils ont aussi appris à dépasser et réprimer tous affects négatifs (bonheur forcé) et ont intériorisé l’interdit de faiblesse, si bien que certains minimisent sans doute cet impact. Ils ne sont donc pas habitués à être en contact avec leur monde interne. Rappelons aussi qu’à l’époque, il valait mieux réprimer ses émotions et ravaler les souvenirs aux confins de la mémoire. De plus leur bonne adaptation globale atténue les signes d’une transmission négative et pathogène sauf pour certains d’entre eux qui ont dû se battre contre les fantômes du passé.
225Bernadette (mère déportée)
Bernadette exprime un double sentiment, une sorte de saturation mais aussi une certaine culpabilité de n’avoir pas su écouter :
J’ai le sentiment qu’il y a eu une période où je n’avais pas vraiment envie d’écouter, j’avais envie d’insouciance, ça devait être la période de l’adolescence. (…) Puis quelque part, les choses vous rattrapent et j’ai quand même le sentiment permanent de gravité, de gravité et de responsabilité. (…) Mais notre incapacité à entendre, ça m’a fait pleurer et il n’y a pas très longtemps, ça m’est arrivé comme un boomerang aussi, c’est fou qu’on était si peu… comme si c’était trop terrible pour entendre quoi !
Bernadette pense que le vécu de sa mère lui a donné une certaine gravité et un fort sentiment de responsabilité :
Ce qu’elle a engendré, ce qu’elle a transmis ? Je penserais à la souffrance, mais je pense quand même à la gravité, je trouve que ça rend grave, ça transmet de la gravité de la vie de l’homme, une vision de la vie assez grave quand même, et puis j’ai un sentiment de responsabilité permanente envers le monde, envers le monde entier. (…) C’est quelque chose qu’on partage forcément avec elle.
Elle se souvient d’une souffrance, qui la touche beaucoup :
C’est une souffrance qui a été diffuse dans la ronde des événements familiaux, enfin qui nous a touchés particulièrement. (…) Il y a eu quelque chose qui s’est passé d’un peu particulier.
Elle exprime une forte sensibilité et de la difficulté à être confrontée à des images de déportation :
J’ai du mal à lire et voir des choses sur la déportation, ça me rend malade… et j’arrive pas à accepter que maman, enfin… enfin c’est des images, j’arrive pas. « Parce qu’un enfant n’aime pas voir sa mère souffrante ? » demande l’interlocuteur.
Non, non, c’est inacceptable.
Nous retenons une certaine culpabilité pour n’avoir pas su entendre ainsi que l’héritage d’une « gravité ». Celle-ci signifie-t-elle la perte de l’innocence et de celle de la confiance aveugle en l’être humain ?
226Corinne (mère déportée)
Corinne semble avoir beaucoup soutenu sa mère et montre une forme de parentification, bien qu’elle n’en ait pas souffert, elle se sent depuis son enfance en charge de soutenir sa famille :
J’ai pris la responsabilité de la famille, en quelque sorte.
La fragilité maternelle fut compensée par le désir de réparation de sa fille, celle-ci pressentant sans doute cette vulnérabilité.
227Jacqueline (mère déportée)
Jacqueline montre une certaine ambivalence par l’expression d’une forme de rejet, de saturation, tout en se sentant très empathique :
C’est négatif, ça m’a quelque part gâché mon enfance. Ma mère était toujours mal à cause de ça, ça m’agaçait.
Le rabâchage intarissable et la difficulté de se dégager de la souffrance passée ont été perçus par Jacqueline avec un certain agacement, car sa mère était trop centrée sur son histoire envahissante et sur sa santé.
Selon Jacqueline, le refus du ressassement, la saturation ont été quelques fois source de conflit et de culpabilité :
Elle me reproche beaucoup de ne pas assez l’écouter, de ne pas assez la questionner, de ne pas m’y intéresser… de toujours lui dire qu’elle en parle trop, on s’affronte beaucoup par rapport à ça.
Pour Jacqueline, l’indisponibilité de sa mère et les difficultés quotidiennes étaient toujours reliées à ses problèmes de santé :
Elle ne racontait pas des choses trop terribles quand j’étais enfant, si ce n’est de dire qu’elle avait des problèmes de santé à cause de ça. (…) C’est la faute encore une fois du camp si elle n’a pas pu travailler.
Elle pense qu’une forte émotivité est liée à son vécu familial :
Je pleure immédiatement,
contrairement à sa mère, qui s’est endurcie, selon elle.
Pourtant, malgré le sentiment de saturation, elle exprime de l’empathie pour sa mère :
Moi, de me dire que ma mère a souffert comme ça, qu’elle a vécu comme ça, qu’elle était habillée comme ça, je pense que ça m’atteint plus que quelqu’un d’autre.
L’exposition permanente à la souffrance maternelle provoque le besoin de s’en distancer en développant un esprit critique tout autant que de l’empathie. L’hypersensibilité de Jacqueline est reliée à cette expérience d’une mère fragile et vulnérable.
228Olivier (mère déportée)
Olivier présente des troubles psychosomatiques identiques à ceux de sa mère :
J’ai même mal au ventre exactement de la même manière que ma mère, et c’est quelque chose de profondément psychique et pourtant toute sa vie elle a souffert le martyre de douleurs intestinales.
Il fait des cauchemars portant sur la guerre et la peur de la Gestapo :
Je me souviens de pas mal de cauchemars et de problèmes scolaires… j’étais certainement marqué par sa propre souffrance. (…) Cette histoire d’être arrêté toutes les nuits par la Gestapo dans les lieux de mon enfance, c’est assez brutal, car je faisais souvent le rêve que j’étais moi-même arrêté par la Gestapo… et en particulier la Gestapo venait dans l’entrée me chercher moi ; toute la famille était réunie et maman disait : « Eh bien oui, on n’y peut rien, il faut que tu y ailles ». C’est un rêve extrêmement écœurant, et la peur des flics, la peur de l’armée, la peur.
Olivier exprime le sentiment d’absence de protection et d’impuissance vécu durant ses cauchemars :
J’avais l’impression que l’on ne pouvait rien pour moi.
Les conséquences sur sa personnalité furent une certaine fragilité et des symptômes phobiques :
C’est un effet très, très profond, très caché, très souterrain et qui est plutôt une souffrance. (…) Pendant notre enfance, je pense qu’on était marqués par ça, très, très marqués, mais comme quelque chose qui s’est passé avant et dont elle n’avait pas tellement envie de parler pour ne pas nous infliger quelque chose dont elle avait elle-même profondément souffert.
Malgré le désir de sa mère d’épargner les enfants, Olivier pense qu’il a hérité d’une vulnérabilité et d’une certaine anxiété :
Je pense que j’ai hérité d’une sorte d’inquiétude, d’une certaine fragilité… et dans mon enfance elle était certainement très forte. (…) Je crois que la souffrance, elle est quand même passée, elle a été quand même transmise, même si elle a beaucoup pris sur elle. (…) Je crois qu’une partie de mes inquiétudes, de mes préoccupations, de mes bouleversements, de mes fragilités est liée à cette expérience.
Olivier présente une claustrophobie liée à la vision d’un monde menaçant et d’une certaine surprotection maternelle :
Pendant très longtemps, et c’est encore le cas, je ne pouvais être dans une maison si je ne connaissais pas les sorties de secours… il fallait que je puisse m’échapper.
A l’âge adulte, Olivier tente de donner un sens à son vécu :
Je pense être très lié à cette expérience de la déportation, qui n’était pas totalement intégrée chez elle, je veux dire, elle arrivait très bien à s’expliquer, à exprimer les choses, mais elle était encore le lieu, en sommeil, d’une très grande souffrance.
Il se considère comme une victime transgénérationnelle :
Je me considère comme étant aussi une victime ayant été touchée, nous étions les dépositaires de cette expérience… les héritiers de cette expérience.
C’est pourquoi il a accepté de témoigner pour notre recherche et c’est la première fois qu’il en parle :
Pour pouvoir dénouer ce nœud… je suis dans une période où j’essaie de comprendre les choses dont j’ai souffert, donc j’en parle plus maintenant que je n’aurais pu en parler il y a quelque temps. Je crois que beaucoup d’enfants de déportés ont étouffé les choses pour pouvoir s’en sortir eux-mêmes.
Olivier ressent profondément le lien entre sa propre souffrance et celle perçue de sa mère :
Je pense que je suis le fils de… [nomme le camp de concentration de sa mère].
La répétition des symptômes et la fragilité existentielle ont balisé le parcours d’Olivier. Témoigner, pour lui et en mémoire de sa mère, lui ouvre le chemin de la distance face à cet héritage douloureux.
229Sylvain (mère déportée)
Sylvain exprime plusieurs sentiments liés à la déportation de sa mère : de la culpabilité, une forme d’identification à l’agresseur, une fascination associée à un évitement et une prise de distance pour se protéger.
L’engagement de sa mère pour la mémoire à travers les témoignages fait poindre une espèce de reproche, car son besoin de distance l’empêche de s’impliquer. L’évitement réciproque fut un obstacle pour aborder ce sujet.
Il s’identifie aux souffrances maternelles :
C’est comme si je vivais des moments qu’elle a vécus, un peu à travers elle. Je crois que j’ai pompé un peu comme une éponge.
A propos des cauchemars dont il a eu conscience, il s’identifiait à sa mère : Ma mère en a rêvé, elle en rêve encore et moi j’en ai aussi rêvé d’ailleurs : j’ai l’impression d’y avoir été quelque part dans les camps.
Il exprime de la culpabilité :
C’était culpabilisant, style que dès que je faisais une bêtise, j’avais l’impression d’être le méchant nazi. (…) Si j’étais le méchant, j’étais l’équivalent des bourreaux. Je n’avais pas le droit d’être méchant, mon père me disait que ma mère avait assez subi, qu’il ne fallait pas lui faire de la peine ; il y avait une espèce de menace en permanence.
L’interdit d’agressivité était pesant pour Sylvain, s’identifiant alors à l’agresseur. Le transgresser pourrait produire une tristesse, voire un effondrement de la mère qui l’effrayait et le culpabilisait.
Une inquiétude persiste encore à l’âge adulte :
J’ai gardé cette espèce d’inquiétude par rapport à la questionner, ce n’est pas seulement la peur de lui faire mal, mais aussi la peur d’avoir mal, aux répercussions par rapport à tout ça, donc il y a un évitement de ma part.
Fascination et répulsion coexistent : pour la culture allemande, d’une part, et pour l’horreur commise, d’autre part :
J’ai une espèce de fascination de ce qui a pu se passer, de comment c’est possible que l’être humain soit capable de choses incroyables : c’était une fascination pour ce double aspect de l’homme, l’aspect beau comme celui de la culture allemande, la musique. (…) C’est ma mère qui m’a transmis cette fascination [en lui montrant des photos de beaux officiers allemands et en louant la culture allemande]. Il y a tout ce côté fascination pour l’art allemand, pour la culture allemande, et en même temps c’est l’être humain qui m’inquiète.
Nous remarquons chez Sylvain plusieurs mouvements allant d’une forte identification à l’évitement. Il exprime une forte empathie pour sa mère :
J’ai la haine contre les hommes et les femmes qui ont fait ça à ma mère. Dès que j’en parle, j’ai l’émotion qui vient, ce n’est pas anodin.
Malgré sa capacité résiliente, Sylvain montre encore une forte sensibilité à l’histoire familiale.
230Nathalie (mère, père et grand-mère déportés)
La transmission de la souffrance a été évidente pour Nathalie, s’exprimant par de nombreux symptômes tels que l’anesthésie affective, un retrait social, un détachement.
Nathalie a hérité une dureté pour soi-même et pour les autres :
Je ne ressens aucune douleur, un mépris complet de toute souffrance, une impression de dureté. (…) J’avais aucune émotion, j’étais comme ma mère. Rien n’est imbibé d’émotions, ma mère, elle n’a plus d’émotions, jamais. (…) Quand ma grand-mère est morte, c’est la seule fois où j’ai vu un peu d’émotion. (…) La valeur suprême, c’était cette force absolue et cette absence de sentiments, c’était la valeur de la famille.
La répétition des symptômes parentaux, dont l’anesthésie affective et un état dissociatif, lui semble évidente :
J’ai pris conscience que je faisais la même chose, il n’y avait aucun contact physique chez nous, mon père ne disait ni au revoir ni bonjour… il n’y avait jamais de signes (…) il y avait des crises d’autisme… sans trop savoir pourquoi, je coupe, je coupais tout, presque tout, c’est-à-dire c’est comme si le monde entier n’existait pas… un clivage, une coupure complète avec tout… et quand je suis dans ce monde-là, je suis invulnérable, je suis toute-puissance, inatteignable. (…) Je crois qu’il y avait une coupure pour moi par rapport à toutes les blessures possibles.
Cette coupure et ce clivage ont en même temps protégé Nathalie de plus de souffrances et d’un effondrement.
Plusieurs enfants présentent divers troubles psychosomatiques :
On est plusieurs dans cette famille à avoir eu un problème de cancer, j’ai beaucoup somatisé, mes frères et sœurs aussi, on a toujours besoin de toucher la mort, tout le temps.
Ainsi, Nathalie fut confrontée à de nombreuses difficultés dans son parcours de vie. L’ampleur des séquelles traumatiques de ses ascendants déportés et les deuils familiaux non résolus peuvent expliquer cette transmission mortifère et pathogène. Le manque de compréhension de ce monde chaotique et imprévisible, l’absence de sens et les messages familiaux divergents, voire opposés, ont contribué au développement de symptômes.
231Aurélie (père déporté)
Aurélie n’a pas vraiment souffert du traumatisme de son père, puisqu’elle a appris sa déportation tardivement, mais elle se dit « marquée » :
On a de la peine à croire que ces gens-là ont vécu ce genre de trucs. (…) Je n’ai pas trop souffert que mon père ait été déporté.
Pourtant, sa prise de conscience, même tardive, par un doute, par une perception de comportements particuliers ou par quelques paroles « lâchées » l’ont sensibilisée et de l’émotion surgit :
Ça remue, ça remue beaucoup… traumatisée n’est pas le mot, mais marquée… marquée oui, sans que l’on ait besoin de poser de questions.
Une certaine culpabilité pointe :
Je me dis que je me serais peut-être comportée autrement si j’avais su tout ce qu’il a subi.
Aujourd’hui, elle aimerait :
le chouchouter un peu plus, le comprendre et lui parler.
Elle excuse aussi ses sautes d’humeur :
Avec tout ce qui s’est passé, c’est normal.
Aurélie semble donc avoir été épargnée d’un impact pathogène, mais elle garde une forte sensibilité.
232Catherine (père déporté)
Catherine relativise l’impact du vécu paternel car elle semble avoir trouvé des facteurs de protection à travers la protection de sa mère :
C’est elle qui a amorti, voilà.
Les nombreuses absences de son père pour son travail permirent d’éviter une trop forte exposition aux troubles paternels et à sa violence.
233Marie (père déporté)
Marie, née en 1940, se souvient de la peur des Allemands :
C’était presque une histoire que l’on me racontait, il y avait un papa… je n’ai pas de douleur à ce moment-là… j’ai vécu dans une ambiance très protégée… J’ai des souvenirs des Allemands, le soir, qui passaient, et j’avais peur de la tempête, pour moi, les Allemands et la tempête c’est la même chose.
La vision dissonante de son père faible l’a fortement choquée ainsi que le rejet ressenti à cause de sa souffrance :
Je vois maman et ma grand-mère s’agiter, faire un grand lit avec ces grands draps blancs… et le gendarme est arrivé en nous disant qu’il est là… Nous nous sommes précipitées… je l’ai vu arriver… c’est une vision… avec un costume avec des raies blanches… je vois le bruit des chaussures et puis on l’a mis dans ce lit. On parle d’un papa et puis c’est ça qui arrive… donc il était dans ces grands draps blancs, c’est quelque chose qui m’a beaucoup frappée parce qu’il était frêle… et malgré tout, ce papa dont on m’avait parlé, j’ai voulu m’en approcher, je suis montée sur le lit, j’étais enfant, j’ai dû appuyer sur son ventre et je lui ai fait mal, il a poussé un cri… avec ses 32 kg… il m’a envoyé cette douleur que je lui ai faite… Ça a été difficile de retrouver papa comme ça… d’abord de le voir arriver comme cela… un enfant n’a pas vu ces choses-là, et puis ce premier contact qui a été pour moi un contact de rejet, alors que lui, c’était un geste physique.
Elle ne lui en a jamais reparlé :
Il a été tellement autre chose que je n’ai jamais su lui dire.
Plusieurs troubles psychosomatiques ainsi que des cauchemars ont perturbé son enfance :
Tout le temps, depuis que papa est revenu… Maman me disait que je n’ai jamais dormi, enfant, elle se levait, j’étais les yeux toujours ouverts comme ça, elle disait : « Tu étais angoissante, tu ne pleurais pas, tu ne réclamais rien ». Je ne dors toujours pas et plus tard, quand papa est arrivé, les cauchemars liés à cette vision du retour et à la peur de ne pas être moi-même à la hauteur s’il arrivait quelque chose, si cela se reproduisait… Je savais qu’il ne fallait pas apporter d’autres douleurs aux deux.
C’est souvent des cauchemars où je suis torturée et où je pars, je suis torturée et je pars.
Elle a conscience de la répétition et de la reproduction des attitudes paternelles : Je vois que je reproduis la même chose, quelque chose qui monte jusque-là et qui s’arrête, vous savez avec l’œil qui s’agrandit et la chose… le pleur que l’on refoule, je sais que je reproduis la même chose.
Des vomissements et des maux de tête continuels :
J’ai eu une scolarité très perturbée… tous les matins je suis partie en vomissant… toujours, dès que j’ai une contrariété, je vomis aux spasmes et j’ai toujours eu des maux de tête terribles, qui continuent d’ailleurs.
Marie relie ses problèmes de santé au vécu paternel :
Je crois que c’était une réaction, est-ce que c’était une façon de faire tourner la famille vers moi… ma façon de dire : je suis là ?
A l’adolescence, il y a eu un refus : elle disait à sa mère qui lui demandait compréhension pour son père :
« J’en ai marre de t’entendre dire ça, il n’en reste pas moins que j’ai eu mes douleurs. » Je l’ai dit avec un peu d’agressivité.
Marie, ayant vécu la guerre et la menace permanente des nazis durant la prime enfance, montre un vécu plus douloureux de cette période. La dissonance entre la vision imaginaire d’un père héroïque et celle d’un père malade, maigre et affaibli, ajoute des embûches à son développement de petite fille. Ses nombreux symptômes, presque identiques à ceux de son père, démontrent une transmission pathogène, ayant eu un fort impact sur sa personnalité et sur son équilibre psychique.
234Mathilde (père déporté et mère orpheline juive)
Mathilde exprime une certaine tristesse à l’idée de la souffrance de son père :
Ça m’a fait pleurer… en fait ce qui m’a fait pleurer, c’est mon père qui nous racontait par bribes… on en parlait, mais c’était des petites histoires.
235Nicole (père déporté)
Nicole fait le rapprochement entre le choix de son métier de couturière et sa grand-mère, morte en 1942 : donc à son retour de déportation, le père de Nicole a appris la mort de sa mère :
Mon grand-père m’a tellement parlé de ma grand-mère qui était couturière… qui faisait des merveilles… j’avais vraisemblablement des dispositions …
Nicole parle de cet héritage comme d’une sorte de réparation, pour son père, de la perte de sa mère.
Elle dit par ailleurs que jamais elle n’achèterait une Mercedes et qu’elle voit les Allemands comme :
un peuple de moutons… ce sont des gens disciplinés.
Elle se dit « marquée » par le vécu de déportation de son père et c’est sans doute pourquoi elle a accepté de témoigner.
236Sophie (père déporté)
Sophie exprime une crainte de son père et une certaine fascination de la guerre : Je baissais les yeux,
dit-elle, quand elle percevait une sorte de regard effrayant de son père, ce qu’il racontait était :
fascinant et écrasant… Je n’ai pas osé le regarder dans les yeux avant 20 ans, je ne pouvais pas.
Ses jeux d’enfant ont été souvent des jeux de survie :
Je me suis raconté très tôt des histoires reliées à la guerre, c’est-à-dire que les jeux avec mes poupées, c’était… on était dans une grotte et… à l’extérieur, c’était le danger… il y avait toujours des histoires de survie… dans une grotte il y avait de l’eau, il y avait… on devait faire pousser du blé, il y avait des animaux, on pouvait survivre, mais c’était en dehors de la guerre.
Durant l’enfance, elle fut sous l’emprise d’une espèce de fascination-répulsion :
Quand j’étais enfant, j’étais scotchée, c’est… il n’y a pas de distance possible… il n’y a pas de réflexion. (…) J’étais fascinée par des images de guerre.
A propos de la guerre en ex-Yougoslavie, elle exprime une relative phobie des images violentes :
Je ne voulais plus rien savoir, saturée.
La transmission entraîne une attitude grave face à la vie :
Une sorte de gravité, c’est compliqué d’être léger, de rigoler.
La reproduction des scènes de guerre et la difficulté de s’en distancer sont l’expression d’une transmission directe du vécu paternel.
237Eric (père et beau-père déportés)
Eric ayant perdu son père très jeune, se sent un peu orphelin :
Je pense que j’ai été un peu traumatisé, j’ai toujours ressenti ce vide de père et puis une non-reconnaissance de l’Etat français de la déportation de mon père. Donc, j’ai vécu ça assez mal… c’est pour cela, d’une certaine façon, que je me suis impliqué très, très fort… pour ne pas perdre la trace de mon père.
L’image de son père malade et alité l’a profondément touché :
Ça a été vraiment marqué au fer rouge.
Son adolescence a été perturbée par ce manque de père :
J’ai eu une adolescence un peu difficile, avec des maux d’estomac qui étaient psychosomatiques, je devais somatiser l’absence de père, repenser à la souffrance qu’il avait eue… et puis cette image qui ne me fuit pas d’une certaine façon. (…) J’ai la photo de mon père sur mon bureau, mais mon père jeune, en pleine force avant la guerre, c’est pas lui que j’ai connu, c’est une sorte de mourant, voilà, c’est un mourant que j’ai vu et c’est dur. (…) Ça m’a fragilisé un petit peu à l’adolescence, maintenant ça s’est tassé.
L’histoire d’Eric met en évidence deux aspects de la transmission : la perte douloureuse et l’image d’un parent souffrant, d’une part, et le manque de reconnaissance politique, d’autre part.
Commentaire
238Nous ne pouvons conclure sur une transmission des symptômes post-traumatiques, mais nous pouvons relever une grande vulnérabilité et une forte sensibilité des descendants. Nous notons une répression des affects assez commune et une prise de distance cognitive face à leur passé, en essayant de comprendre et de justifier les symptômes devinés durant l’enfance et l’adolescence. C’est ainsi qu’ils ont pu donner du sens à leur perception diffuse de « quelque chose » de particulier, de différent et qu’ils ont essayé de comprendre les dysfonctionnements tels que la dépression, l’irritabilité, la colère, la violence ou encore le retrait. Des effets de clivage et de dissociation affective ont été aussi exprimés.
239Les études cliniques consultées corroborent ces constatations sur l’impact du vécu post-traumatique des déportés, tout en confirmant une bonne adaptation et une bonne capacité à surmonter les épreuves de l’enfance. Nous supposons que l’éducation sur la capacité à faire face et à être à la hauteur a porté ses fruits, par identification au parent résistant à toute épreuve.
240La plupart des descendants expriment un sentiment de tristesse, voire de souffrance et de sensibilité exacerbée. Près de la moitié des personnes interrogées témoignent d’une transmission, en exprimant les difficultés auxquelles elles ont dû faire face pour dépasser ou digérer cet héritage. Pour quelques-unes, il leur a fallu des années de thérapie. Les personnes que nous avons ressenties comme les plus vulnérables sont celles qui ont subi une certaine violence et celles qui n’ont pu donner sens, pendant leur jeunesse ou prime enfance, à ce qu’elles ont capté et ressenti. Si elles ont pu témoigner, c’est grâce à une prise de distance acquise au long des années. Malgré tout, prendre conscience de l’immensité de la souffrance de son père ou de sa mère ne peut qu’affecter l’enfant, qui supporte mal un parent « défaillant » ou en proie à une douleur indicible.
241Quelques descendants présentent des troubles psychosomatiques qu’ils relient à la déportation de leur parent. D’autres disent avoir fait des cauchemars ; des attitudes phobiques ont été aussi exprimées. Les descendants ont navigué dans un monde incompréhensible. Selon l’étude de Breton (1993) un tiers des descendants ont présenté des difficultés psychologiques, nécessitant pour certains une prise en charge thérapeutique. Les entretiens réalisés confirment les conclusions de cette étude.
Sortir de la répétition : facteurs de protection et marge de manœuvre des descendants
242Comment les descendants ont-ils pu réaliser une relativement bonne adaptation malgré cette transmission d’un vécu horrifiant ?
243Plusieurs de nos interviewés sont soit actifs dans des associations pour la mémoire de la déportation, soit ils ont aidé ou du moins encouragé le parent déporté à écrire un livre, soit encore, pour trois d’entre eux, ils ont réalisé un film de témoignage. Ces formes d’implication peuvent avoir joué un rôle protecteur. Certains ont dû faire des thérapies, d’autres passent par l’oubli, le refoulement, la mise à distance ou encore par un parti pris positif sur la vie.
244Jacqueline (mère déportée)
Les facteurs de protection ont été l’évitement des conflits, l’amour parental, une attitude positive :
Un bon caractère, positive, l’amour parental, les vacances formidables, ensemble, j’allais toujours bien, je ne faisais jamais d’histoire, je me suis toujours conformée. Jacqueline a supporté les plaintes et le ressassement de sa mère ainsi qu’un « déficit » de disponibilité, à cause de sa santé. En réaction, elle s’implique beaucoup auprès de ses enfants en offrant une grande disponibilité et une présence stable :
Avoir une famille unie, qui marche bien, c’est très important ; pour moi, la réussite familiale passait avant toute chose.
L’investissement familial et professionnel ainsi qu’un évitement des conflits ont été des stratégies de protection.
245Sylvain (mère déportée)
La distance et l’humour ont été pour Sylvain des facteurs de résilience :
Je n’arrivais jamais à être à fond dans des histoires, j’ai toujours été un peu en recul, critique. J’avais aussi besoin de garder une certaine distance, un certain humour pour ne pas être écrasé par son incroyable lucidité et cette capacité de voir.
Les deux ingrédients de la résilience : la distance et l’humour, ont été adaptatifs. Le choix professionnel fut réparateur également :
Les « psys » ont un peu tendance à régler leurs propres problèmes à travers leur profession.
La distance est un facteur de protection dans la mesure où elle est assumée et consciente et non défensive.
246Nathalie (mère, grand-mère et père déportés)
Nathalie a dû passer par un long chemin pour se dégager de l’histoire familiale et pour ressentir ses émotions emmurées pendant longtemps :
Le chemin a été de retrouver cette souffrance individuelle qui était aussi en lien avec la déportation.
Relier l’histoire collective de la Deuxième Guerre mondiale à l’histoire familiale et individuelle la dégage du poids de la pathologie familiale :
Ce qui se passait dans la famille, c’était pas seulement une histoire entre moi et mes parents, c’était moi et toute cette violence vécue par eux qu’ils ne pouvaient pas digérer, dans laquelle on était plongés.
Le choix professionnel n’a pas été anodin dans ce processus de réparation :
On est plusieurs à avoir fait une thérapie et à être devenus psychothérapeutes, les autres sont dans la violence, dans la maladie psychosomatique.
Les nombreuses séquelles suite à son vécu familial furent « résorbées » par des psychothérapies et par son choix professionnel.
247Aurélie (père déporté)
Aurélie adopte une attitude positive face aux difficultés :
Ça va toujours bien, on pousse pour que ça aille mieux.
Ce positivisme volontaire lui permet d’affronter les difficultés quotidiennes et pourrait bien être l’héritage de l’interdit de faiblesse et celui de l’identification à l’image héroïque.
248Catherine (père déporté)
Le refoulement fut le principal mécanisme de défense de Catherine :
C’est vrai que quand ça ne me plaît pas, j’oublie, j’essaie d’oublier, j’occulte tout ce qui ne va pas maintenant… c’est une manière de se sauver aussi.
Elle a donc appris toute petite à se taire et à ne pas réagir :
On ne posait pas de question, on encaissait et on se taisait.
Le sens retrouvé grâce aux thérapies lui a donc permis de prendre de la distance.
249Marie (père déporté)
Marie pense que les troubles psychosomatiques étaient pour elle un moyen d’expression :
Tous ces vomissements, j’ai dû l’exprimer comme ça, et puis j’avais ma petite vie, mes lectures, mes parents.
L’explication du nazisme et le sens donné à cette histoire paternelle l’ont aidée à dépasser les émotions et sa sensibilité :
On peut agir sur les choses négatives qui se passent.
Elle parle de son continuel besoin d’analyse, qui l’aide à prendre du recul :
Ce besoin de dire : mais pourquoi je réagis comme cela ? et c’est essentiel.
Le désir de se comprendre soi-même, l’introspection ont été des stratégies pour prendre de la distance. Les troubles psychosomatiques, moyen d’expression privilégié de sa souffrance, ne paraissent pas adaptatifs.
250Sophie (père déporté)
Donner du sens a permis à Sophie d’élaborer son passé, avec l’aide de nombreuses thérapies :
J’ai fait des thérapies, pas une, mais deux ou trois et puis ensuite je l’ai affronté au fond… avec ma caméra, je me trouve quelque part en face.
Le choix professionnel a été important pour dépasser les blessures d’enfance :
C’est donner du sens et replacer les choses… essayer de mettre les choses à leur juste valeur et retrouver une échelle, de retrouver les liens.
251Eric (père et beau-père déportés)
Eric répare, en quelque sorte, son enfance en honorant la mémoire de son père :
Son absence m’a à la fois fait mal mais, en même temps, je me suis juré de ne pas l’oublier et donc c’est à travers ce que je fais maintenant que je continue à penser à lui d’une certaine façon.
L’engagement pour la mémoire, par loyauté filiale, est un facteur de résilience, car il donne un sens à la souffrance et à la perte.
Commentaire
252Certains descendants se sont protégés de la souffrance parentale par une distance critique, de l’évitement ou encore de l’humour pour ne pas être envahis et meurtris. Pour d’autres, des thérapies, le choix professionnel et un engagement social ont joué un rôle réparateur. Une personne relève que ses troubles physiques ont été l’expression de sa souffrance et une manière de se protéger. Nous verrons que la transmission des valeurs fut aussi un facteur de reconstruction et de protection.
253Nous avons rencontré des personnes où la souffrance persistait ou se réveillait du fait que c’était la première fois qu’ils en parlaient. Leurs témoignages auraient eu pour but d’élaborer la transmission du traumatisme en présence d’interlocuteurs attentifs.
Le devoir de mémoire : héritage de valeurs
254L’engagement parental pour la Résistance était lié à des valeurs démocratiques et humanistes. La transmission de ces valeurs aux enfants de déportés est incontournable. En effet, nous avons vu que l’adhésion aux valeurs portées par leur ascendant fut un facteur de résilience pour beaucoup de descendants interrogés.
255Bernadette (mère déportée)
Trouver un sens à sa vie est le message fort qu’elle a reçu :
Pour elle, ce qui était important, c’était que notre vie ait un sens… dans la liberté de choix, mais il faut que cela ait un sens. (…) Il se trouve que toutes les deux, un peu comme elle, on a eu un engagement plus social et politique.
La continuité familiale dans l’engagement social et politique provient de l’éducation reçue et des identifications. Bernadette relève le fort sentiment de responsabilité que lui a transmis sa mère :
C’est presque viscéral, c’est un mode de survie d’être dans ces combats-là, de justice.
L’engagement social et politique est lié à la transmission maternelle :
C’est sûr que ça a influencé ma vie de militante un moment donné, le fait que j’ai plutôt été vers une profession sociale, c’est à la fois bien entendu des valeurs qu’elle nous a transmises, le sens de la responsabilité.
Bernadette se sent la mission de continuer l’action de sa mère :
On a un vrai devoir… de solidarité… je me sens vraiment un devoir de dire… je me sens tout à fait concernée, je pense que l’on aura à répondre… on est les nouveaux témoins… est-ce que l’on en sait assez ?
La mission de devoir transmettre et de témoigner sur cette page de l’histoire est profondément ressentie par Bernadette.
256Corinne (mère déportée)
Corinne souligne aussi que les témoignages dans les écoles sont importants :
Je pense que l’on ne doit pas oublier, en aucun cas.
La responsabilité est la valeur fondamentale qu’elle aurait héritée :
J’ai hérité une certaine forme de responsabilité, je veux dire, j’estime que si l’on est la fille de quelqu’un qui a pu faire ce qu’elle a fait, on ne peut pas se permettre de se laisser aller ou de faire n’importe quoi, donc je l’ai pris comme une mission pour moi-même.
On voit ici qu’il y a une injonction intériorisée d’honorer les valeurs parentales.
La question se pose du courage, que l’on n’est pas sûr d’avoir soi-même. Corinne admire l’engagement maternel :
Elle s’est occupée de plusieurs personnes défavorisées, elle courait toute la journée… engagement presque excessif.
Corinne s’est engagée à l’Unesco pour la compréhension internationale et la paix :
Ma mère nous a donné une éducation à la paix, certainement.
Le choix professionnel est lié à l’intérêt de sa mère pour l’histoire :
C’est ma mère qui m’a donné le goût de l’histoire.
Son engagement actuel serait lié à celui de sa mère :
J’ai dû hériter de ma mère de s’engager à fond et avec enthousiasme, l’engagement de ma mère pour la Résistance a été une ouverture vers les autres certainement …
se mettre au service d’une cause… je pense que, pendant sa déportation, elle a joué un rôle parmi ses camarades en tant que personne solidaire et je pense que c’est ce dont j’ai hérité.
A propos de devoir de mémoire :
Nous, les enfants, nous devrons continuer en en parlant autour de nous, la chose la plus importante qu’il ne faut pas perdre, ce sont les souvenirs directs des personnes qui ont passé par là.
Corinne est donc très investie pour la mémoire, car elle se sent très impliquée dans l’histoire maternelle.
257Jacqueline (mère déportée)
Pour Jacqueline, il s’agit d’informer sur l’histoire :
S’ouvrir aux événements du monde.
D’autre part, elle accompagne quelques fois sa mère à des commémorations. Elle est abonnée à un journal de résistants, elle est aussi allée visiter un camp. Elle garde en elle cet esprit résistant :
Faire face à l’adversité, ne pas se laisser aller, continuer.
Elle adhère à la nécessité de la mémoire, mais elle relativise :
Il faut que ça se sache au même titre que d’autres épisodes importants de l’histoire. Il ne faut pas que ce soit la seule facette de la Seconde Guerre mondiale non plus.
Quant à la transmission aux petits-enfants, elle pense que c’est sa mère qui doit leur expliquer :
C’est à elle de le leur expliquer, ce n’est pas à moi.
Jacqueline aimerait que ses fils rencontrent plus régulièrement leur grand-mère pour en parler, sachant « qu’elle s’en occupe beaucoup » mais au lieu d’anecdotes, elle aimerait que sa mère raconte une histoire « linéaire », objective.
En émettant ce désir de partage entre la première et la troisième génération, quelle mission donne-t-elle à ses enfants : pont entre les deux générations ?
L’objectivité de l’histoire est primordiale pour Jacqueline, plus que la mémoire vivante, sachant que celle-ci déforme et reconstruit le souvenir.
258Olivier (mère déportée)
Olivier relève surtout le devoir de vigilance :
On a reçu à travers cette transmission la conscience que cela peut se reproduire à tout moment. (…) Peut-être que je me sens, par certains côtés, plus touché par les atteintes à la dignité de la personne, l’ayant éprouvé dans ma chair.
Il exprime une inquiétude pour l’avenir :
C’est un problème qui continue d’exister… la bête, elle existe toujours, elle sera toujours là… je suis en train de vivre ça en ce moment, les conséquences d’un engagement assez fort, même très fort, peut-être maladroit… on ne sort pas indemne.
On retrouve la clairvoyance de la dualité humaine et le besoin d’être vigilant contre tout dérapage :
Maman disait qu’il y avait en chaque personne quelque chose d’exceptionnel, d’unique, d’irremplaçable, qu’il soit beau, laid, riche, pauvre, malade… que tout le monde était susceptible à un certain moment d’être victime ou bourreau.
259Sylvain (mère déportée)
Sylvain a appartenu à des groupes religieux, de plus il a refusé l’armée (objection de conscience) par désir pacifiste.
Il souhaite protéger ses enfants de la conscience que l’être humain peut être bon et mauvais, de la désillusion, et préserver l’innocence :
Je ne veux pas faire subir à mes enfants ce que j’ai subi.
Les valeurs pacifistes ont été transmises par la famille et renforcées par le vécu de sa mère.
A propos du devoir de mémoire :
Je pense qu’il faut en parler.
La paix a été la valeur la plus prégnante dans son parcours. La prise de conscience de la dualité humaine est un facteur de prévention, selon Sylvain, puisqu’elle permet de la maîtriser par l’éducation :
La seule façon d’éviter que les choses ne se reproduisent… c’est de prendre conscience du côté facho que l’on a tous en nous. Prévenir, c’est reconnaître la part nazie en nous, c’est une attention permanente aux extrêmes, aux extrêmes en nous, à l’extérieur, c’est à ça qu’il faudrait éduquer.
Nous soulignons la contradiction des propos de Sylvain : d’une part, il veut protéger son fils et maintenir son innocence par le silence, d’autre part, il préconise une éducation à la complexité de l’être humain et à sa dualité.
260Aurélie (père déporté)
Aurélie pense avoir hérité de toutes les valeurs humanistes, mais aussi :
Il y a quelque chose lié à la survie… il faut un toit, boire, bien manger… l’amitié, le partage, l’échange. J’ai été trop préoccupée pour m’en sortir psychiquement… maintenant mon engagement est plutôt humain, c’est ma façon de vivre, d’accueillir.
Et aussi : J’ai une conscience, je vote régulièrement.
261Daniel (père déporté)
Daniel pense avoir hérité des valeurs paternelles :
Il avait quand même certaines rigueurs, certaines valeurs au départ et ces valeurs, cette rigueur, je pense pleinement les avoir récupérées. (…) Ce qu’il a connu a eu un impact sur ma vision de l’homme… parce que moi, je prêche la tolérance, contre le racisme… c’est parce que je les ai récupérées de lui.
Il exprime le désir de ne pas entretenir une haine envers les Allemands :
Je ne voulais pas qu’il y ait un ressentiment indéfini face aux Allemands, il y a un devoir de vigilance mais pas de haine.
La tolérance et la rigueur morale sont donc des valeurs fortes héritées de son père.
262Mathilde (père déporté)
Si son père n’avait pas été déporté, elle pense que son éducation aurait été autre : On n’aurait pas été élevés de la même façon… on avait une ouverture d’esprit bien supérieure à celle des autres gens.
Les valeurs transmises sont : la tolérance, la solidarité, le devoir de mémoire.
Elle s’est engagée pour la mémoire de la déportation :
J’ai fait partie de l’Amicale de Saxenhausen… et puis on est allés à des congrès avec eux, on voyait que ça lui faisait plaisir.
Mathilde est aussi membre des Amis de la fondation pour la mémoire des déportés et internés résistants et patriotes :
Parce que j’aimais les voir se retrouver, ce sont des hommes qui s’embrassent. Cet engagement vise la lutte contre le totalitarisme :
Pour que ça ne revienne jamais.
La transmission du vécu de déportation a donc apporté une ouverture d’esprit menant à plus de tolérance et à un engagement.
263Nicole (père déporté)
Nicole s’est associée à l’engagement militant de son père :
Il était aussi engagé politiquement, je l’aidais à faire des tracts.
Les valeurs fondamentales, pour Nicole, sont :
Le respect des autres, le droit à la différence, mon père, c’était surtout le respect.
264Sophie (père déporté)
Sophie continue à s’engager pour la mémoire :
Je continue à aller aux congrès… chez nous on est militants… j’ai toujours été engagée… ce qui m’importe, c’est de parler.
Pour elle, c’est une façon de continuer l’engagement de son père :
C’est une fidélité bien sûr, c’est une continuité et c’est une absolue nécessité… compte tenu du contexte actuel …
Elle dit encore, en citant Condorcet :
Il n’y a pas de liberté pour l’ignorant.
Un sentiment de nécessité accompagne son engagement :
Ces valeurs, je les ai assimilées, comprises, faites miennes… ça allait de soi.
La transmission passe par les séquelles traumatiques et par les témoignages :
Les séquelles traversent les générations… et ce qu’elles impriment aux générations qui suivent… le témoin est indissociable de cette construction de l’histoire… une histoire qui serait désincarnée …
L’engagement de Sophie paraît injonctif et traduit une forme de loyauté envers son père.
265Eric (père et beau-père déportés)
Eric est très investi pour le devoir de mémoire :
Je me suis toujours juré que je ne l’oublierai jamais et donc que je servirai de relais. (…) Quand j’ai fait mes études, je m’étais juré de ne jamais abandonner le problème de la Résistance et de la déportation.
Eric s’est engagé dans une association pour la mémoire de la déportation, pour honorer la mémoire de son père :
C’est vrai que ça m’a poussé à prendre des responsabilités à l’Association des amis pour la fondation de la mémoire de la déportation.
Il s’investit aussi auprès de ses élèves en invitant des déportés à témoigner dans ses classes.
Les valeurs importantes pour lui sont :
La tolérance, le droit à la différence et puis la solidarité… c’est vrai que ces valeurs viennent aussi de nos parents… savoir ouvrir sa porte, ne pas gaspiller, oui, peut-être que ça vient aussi des valeurs de la déportation.
L’engagement pour la mémoire semble réparer les blessures d’enfance tout en honorant la mémoire de son père. On retrouve donc une forte loyauté.
Commentaire
266La plupart des descendants adhèrent au devoir de vigilance et à celui de résistance à toute tentative totalitaire et à tout acte bafouant la dignité humaine. Beaucoup se sont engagés socialement ou politiquement. Comme nous l’avons souligné auparavant, les descendants ont repris les idéaux et les valeurs de leur parent par loyauté et pour honorer la dette familiale. Cette transmission de valeurs liées à la Résistance et à la déportation n’ont pas été ressenties comme injonctives mais comme « viscérales » et incontournables. Nous pensons que l’adhésion aux valeurs transmises correspond à une réparation de la souffrance parentale tout autant que celle des enfants de déportés. Une conscience aiguë de la fragilité de la démocratie et des valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité) imprime une couleur injonctive et émotionnelle à cet engagement. La loyauté est très contraignante pour les descendants interrogés : dévier de la trajectoire tracée serait vécu comme une trahison, voire comme une revictimisation. Une partie des descendants s’est engagée soit dans une action sociale, soit pour la mémoire de la déportation, ce qui est probablement dû au fait que nous les avons recrutés à travers les associations. Avec un échantillon différent, dans d’autres études, nous retrouverions peut-être moins cette injonction d’engagement pour la mémoire.
267La poursuite du devoir de mémoire concerne surtout ceux dont les parents sont morts. Nous pensons que la loyauté est plus agissante lors de la perte des siens.
Résumé Axe 2 : Impact sur l’enfance et sur le parcours de vie d’adulte
268Toutes les personnes interviewées ont relevé ce fort désir fusionnel et réparateur chez leur parent. L’investissement familial compenserait les souffrances subies.
269Les survivants considèrent leurs enfants « comme des rédempteurs messianiques » (Kestenberg, cité par Anthony et Koupernik, 1974, p. 297).
270Le besoin d’unité familiale et la forte cohésion pourraient entraîner des difficultés d’individuation et de séparation. L’enfant réprime ses affects et refoule son agressivité, pour ne pas infliger plus de souffrances. Nombreux sont ceux qui n’ont pas exprimé d’agressivité et qui ont montré une certaine soumission au désir parental. Mais ils ont aussi reçu le message d’épanouissement personnel et de liberté, valeurs chères au cœur des déportés.
271Plus d’un tiers des descendants présentent des troubles tels qu’une anesthésie affective, un retrait social, des phobies, des cauchemars, ainsi que des symptômes psychosomatiques tels que des maux de ventre, des maux de tête, des vomissements, etc. Nous soulignons également que ces symptômes sont caractéristiques de la pathologie des déportés. Les descendants ont relié leurs difficultés existentielles et physiques à l’expérience de la déportation, au point où certains se sentent « fils du camp ».
272Hormis ces répercussions, l’image admirative envers le parent déporté, pour son courage, ainsi que l’interdit intériorisé de faiblesse et de plaintes ont pu entraîner la formation d’un surmoi excessif et celle d’un idéal du moi exigeant. L’héritage d’une force morale a été le lot de la plupart des descendants, mais avec l’impression, pour certains, que leurs sentiments ou leurs besoins étaient peu pris en compte et paraissaient futiles.
273L’atmosphère de vulnérabilité, la surprotection et la méfiance vis-à-vis du monde extérieur ont fragilisé certaines personnes. En effet, la prise de conscience que l’Homme peut être capable du meilleur comme du pire et la rupture d’un contrat social de protection laissent émerger un sentiment de menace permanent ; certains expriment même une souffrance phobique vis-à-vis du monde extérieur, et la plupart gardent une forte méfiance.
Deuxieme génération : conclusion
274Selon Breton (1993, p. 260) et en accord avec nos témoignages, les descendants ont appréhendé la déportation à travers plusieurs modes :
une transmission verbale indirecte et informelle (écoute des conversations et récit anecdotique) : les bribes de conversation attrapées par les descendants portent souvent sur des épisodes drôles et de bravoure contre le système concentrationnaire. Les atrocités et l’horreur des camps ont été peu évoquées même entre déportés, qui se remémorent donc les moyens de rester en vie dans les camps plutôt que le quotidien dégradant et harassant. Ces souvenirs leur ont sans doute permis d’oublier la souffrance au profit de leur endurance : il s’agit d’une mémoire sélective visant à donner une meilleure image de soi ;
une transmission non verbale par le biais d’attitudes spécifiques telles qu’une sensibilité exacerbée autour de la nourriture (bien manger et ne rien jeter), une perception de symptômes (cauchemars, maladies, anxiété, phobie) et la participation à des cérémonies commémoratives ou aux réunions amicales entre déportés.
275Etre fils ou fille de déporté implique donc un héritage incontournable et indéniable, qu’il soit positif, négatif ou « entre-deux ». La transmission fut le plus souvent informelle. En effet, les rencontres et les amitiés fortes entre déportés à l’occasion desquelles les souvenirs, anecdotiques ou dramatiques, ressurgissent, n’ont pu mettre de côté, ni éviter les oreilles enfantines. Il s’agit de transmission de comportements, de valeurs et/ou de souffrance : partage douloureux d’un passé traumatique éprouvant l’équilibre familial. Pressentir les troubles parentaux et prendre conscience de la nature humaine entraînent une expérience bien singulière qui laisse des traces indélébiles sur le psychisme et le développement de l’enfant. Il va de soi que ces transmissions agissent par identifications inconscientes et projectives (Ciccone, 1999).
276L’obligation ou l’impulsion d’engagement (pour des valeurs liées à la Résistance et renforcées après la Libération) est un facteur de résilience pour les deux générations. Cependant, la souffrance endurée du déporté donne à ces messages un caractère émotionnel, trop émotionnel, duquel les descendants pourraient tenter de se dégager, par un refus ou une mise à distance. A contrario, le caractère injonctif de ces messages pourrait les emprisonner – otages du passé parental ?
277Le recueil thématique de témoignages des enfants de résistants déportés démontre la vulnérabilité des descendants s’exprimant par une forte aversion contre toute violence et/ou par des symptômes psychiques. Ils ont aussi hérité d’une forme de contrainte à l’adhésion aux valeurs humanistes et démocratiques pour lesquelles leur parent s’est battu : les enfants ont ainsi repris à leur compte soit un engagement actif, par un transfert du devoir de mémoire et de responsabilités, soit un engagement plus passif, par seule intériorisation des valeurs morales insufflées.
278Nous constatons une corrélation entre la perception des troubles du parent déporté (anesthésie affective, émoussement, retrait, dépression et enfin colères) et les difficultés des descendants.
279Les troubles de la relation, les comportements imprévisibles, une angoisse contenue ont menacé l’équilibre du descendant : la qualité de l’attachement fut donc perturbée. La plupart des familles interrogées ont eu une bonne adaptation, mais la souffrance de la mère ou du père n’a pu être occultée dans l’intimité familiale. Nous trouvons une régulation émotionnelle dysfonctionnelle : en effet le surinvestissement familial, une surprotection versus retrait/silence, tristesse, asthénie et la fatigue due aux nuits envahies par les cauchemars, ont eu une incidence certaine sur le développement des enfants. La volonté des déportés rescapés d’épargner les leurs, en contenant leur souffrance et en maintenant le silence, n’était pas suffisante face à la résurgence du traumatisme et à ses effets insidieux. La transmission inconsciente a fait son chemin, car tout enfant capte, comme une éponge, la souffrance parentale, par des messages non verbaux, des attitudes particulières et parfois une disponibilité anarchique.
Eléments déterminants de la transmission transgénérationnelle
280L’immersion dans ce milieu familial et social de déportés a induit chez les descendants :
un caractère d’exclusion, de mise à l’écart par rapport au partage affectif entre déportés, tout en étant surinvesti par le parent ;
une impression d’étrangeté, voire d’irréalité, face aux souvenirs échangés entre déportés, celle-ci étant due à la gravité des échanges et la légèreté des anecdotes (dissonnance).
la réception de messages contradictoires comme la conscience de la force du lien lié à une épreuve collective et de l’insignifiance du quotidien, la chaleur et la magie des échanges rendent ce quotidien insipide et fade ;
un sentiment de platitude contre celui de l’intensité des liens entre déportés et contre le vécu « hors du commun » du déporté.
281La connaissance du vécu de déporté et de la souffrance parentale ainsi que la représentation du traumatisme ont eu, pour beaucoup, plusieurs répercussions telles que :
l’idée que les problèmes relatifs à la vie de l’enfant ne peuvent égaler le vécu parental d’où un sentiment de ne pas être à la hauteur puisque face au passé « héroïque » parental, la vie de la génération suivante peut paraître futile ;
un interdit de plaintes ou d’insatisfaction, un « interdit de faiblesse » face aux difficultés mineures de l’existence (Francesconi, 1990, cité par Breton, 1993, p. 122) ;
un refoulement de l’agressivité ;
un sentiment de culpabilité ;
un sentiment d’absence de protection face à un monde menaçant et barbare tout en étant surprotégé par le parent déporté ;
une perception admirative du courage de l’engagement parental associée à celle de fragilité émotionnelle, psychique ou physique (détectée à travers les symptômes et l’état de santé) soit une « atmosphère de vulnérabilité » (Breton, 1993, p. 122) ;
un sentiment de marginalité et d’altérité ;
une adhésion aux valeurs ressenties comme injonctives et « viscérales » ;
une parentification (soutien du parent blessé), processus de réparation de la blessure parentale ;
une identification au parent victime (variable selon le sexe du descendant) et une pathologie post-traumatique.
Synthèse et principaux constats
282L’association du silence et de l’immersion dans un milieu social de la déportation crée une dissonance cognitive et affective. Le clivage du traumatisme entraîne un attachement ambivalent et insécurisant. L’ombre du non-dit embrouille les repères de l’enfant : d’un côté, l’enfant perçoit des comportements de parent blessé, de l’autre côté on lui offre l’image d’un parent suradapté. Une vision du monde menaçante (vigilance, méfiance) entraîne un sentiment d’altérité et de marginalité. La surprotection et le surinvestissement familial impliquent une contrainte vers le bonheur à tout prix (bonheur obligé), un interdit de faiblesse ainsi qu’une inhibition de l’agressivité (évitement des conflits) puisqu’il emprisonne l’enfant dans un milieu fermé et surprotégé. Cette contrainte au bonheur enferme l’enfant dans une prison dorée.
283Nous avons vu aussi que de nombreux symptômes ont perduré et affecté les enfants de déportés. L’invisible du traumatisme ombrage les descendants. Ces derniers ont pu surmonter les épreuves familiales, mais une partie d’entre eux ont nécessité de l’aide et du temps pour prendre de la distance. Nous avions un fort a priori à propos d’une transmission incontournable et d’une pathologie post-traumatique avérée : nous conclurons sur une incroyable capacité de reconstruction et d’adaptation des déportés et sur une pulsion de vie qui les a incités à chercher du réconfort auprès de leur communauté affective ; celle-ci les a aidés à surmonter leurs souffrances. Nous finirons aussi par découvrir que les descendants ont su panser et « transcender » leurs blessures d’enfance en acceptant cet héritage, renforçant ainsi leur adhésion à des valeurs humanistes et démocratiques. La connaissance du double vécu, engagement-déportation, provoque un mélange de fierté et d’angoisse. La double facette, héros pour l’extérieur et victime pour l’intimité familiale, est partagée par plusieurs lorsqu’ils nous livrent l’image de leur parent déporté. Le besoin d’une image stable est empêché et perturbe les identifications. Si l’image du héros les nourrit et construit le narcissisme, elle écrase aussi l’identité des enfants en les fragilisant. Les sentiments de ne pas être à la hauteur illustrent ce double mouvement. L’identification à la victime mène à l’interdit de faiblesse, incitant l’enfant à ne jamais se plaindre ni à être à l’écoute de ses propres sentiments. Cette relative adaptation se joue au prix d’une mutilation du self : la mutilation du self signifie le développement d’une personne suradaptée, une personne « comme si ». La perte de confiance en soi et en l’environnement empêche d’être soi-même.
284Le fantasme d’invulnérabilité, propre à tout enfant, fut inopérant. Il nous semble évident qu’un traumatisme d’une telle ampleur, brisant l’illusion d’une civilisation en progrès, affecte plusieurs générations par la confiance meurtrie. La gravité de la conscience, que beaucoup ont partagée, la désillusion d’un monde pacifié impriment une sensibilité exacerbée et une forte vulnérabilité qui les mènent à ouvrir leurs antennes contre toute menace ou à l’évitement. Cette vigilance leur donne cette gravité.
Transmission positive ou/et négative ?
285La question se pose de conclure sur une transmission positive réussie ou/et négative (pathogène). Les personnes que nous avons rencontrées se situent plutôt vers une mémoire positive et une transmission réussie, car elles tirent les leçons de l’histoire parentale. Nous constatons un certain dégagement du traumatisme, même s’il a fallu du temps, beaucoup de temps pour prendre du recul. En effet, certains ont eu besoin de nombreuses années et d’un long cheminement pour se libérer de l’héritage douloureux. D’autres, en s’engageant pour la mémoire de la déportation ou dans d’autres actions à caractère humaniste honorent la mémoire familiale. Ce côté militant en héritage les rapproche de la force et du courage de leur parent, restaurant ainsi leur narcissisme. La reprise des valeurs est incontournable et réparatrice. Nous avions supposé qu’elles étaient injonctives, mais nos entretiens ne le confirment pas. La loyauté filiale est à l’œuvre sans nécessiter une pression parentale, car l’injonction est fantasmatique.
286Quelques descendants expriment une souffrance encore présente, blessure d’enfance pas tout à fait cicatrisée. Nous supposons que le témoignage de ces derniers, plus meurtris, est un premier pas vers une élaboration et vers une digestion de ce passé familial. La recomposition de son passé à la lumière du présent et l’intégration de celui de ses parents libèrent de l’emprise mortifère de la transmission. Les paroles sont déliées pour beaucoup d’entre eux qui peuvent enfin aborder ce passé avec leur parent, même si c’est encore difficile.
287Nous constatons la singularité de chaque parcours d’enfant de déporté : leur vécu et leurs sentiments restent complexes et varient avec de nombreux facteurs impossibles à vérifier dans cette étude qualitative. Cependant nous sommes frappés par la gravité et par les émotions, parfois contenues, se dégageant de ces entretiens.
288Nos témoignages se situent donc entre les deux pôles positifs et négatifs de la mémoire. Cette variante dépend de leur parcours singulier, de leurs âges respectifs, de leur personnalité et enfin des séquelles traumatiques du parent déporté.
289Si les descendants nous ont peu parlé de la Résistance, c’est bien que la déportation, avec son lot de souffrances, a été bien plus marquante et effrayante pour eux. Malgré tout, « l’héroïsme » implique une identification valorisante, ce qui explique, nous pensons, le moindre impact de la déportation, l’un contrebalançant l’autre. La force et le courage du héros, versus la faiblesse et la souffrance de la victime équilibrent l’image du parent et les identifications.
290Si aujourd’hui les victimes sont « héroïsées »60, à l’époque des descendants et de leur parent, la force et le courage, seuls, étaient valorisés et reconnus. Ainsi la représentation de parents victimes de folie meurtrière ne pouvait qu’entacher le narcissisme de l’enfant et son sentiment de sécurité. C’est pourquoi nous trouvons une alternance d’images parentales marquées par la prédominance de la souffrance ou par celle du courage. Nous avons supposé une double identification des descendants au héros et à la victime, ce que corroborent nos entretiens.
291Ainsi l’association Résistance et déportation montre comment elle a joué pour les déportés un rôle restaurateur par le sens donné à l’événement et comment, pour les enfants, elle a permis une construction identitaire « narcissisante » et réparatrice par l’adhésion aux valeurs humanistes et démocratiques.
Notes de bas de page
49 Suite à nos recherches documentaires, nous croyons pouvoir affirmer qu’il y a eu peu de recherches sur ce double objet (Résistance et Déportation) ni sur les descendants de la troisième génération. La difficulté de se procurer directement toutes ces études sur la Shoah, le barrage de la langue et leur quantité aux USA ou en Israël, nous ont empêchée d’établir un état de la question exhaustif. A notre connaissance, hormis la recherche de Breton, il n’y eut depuis peu que deux autres recherches portant sur la transmission du vécu des résistants déportés. D’ailleurs, poursuivre la démarche et développer la problématique avec des regards croisés ne sera que plus fructueux pour la connaissance et la prévention.
50 Interview TSR, 3 mars 2004, Genève.
51 Nous avons choisi le terme de transgénérationnel et non intergénérationnel parce que le trauma traverse les générations et ne se situe pas entre celles-ci.
52 Waintrater (2000, p. 206) parle de « pacte testimonial », envisagé durant la déportation au nom des morts, pour que la mémoire perdure.
53 Ces concepts de loyauté et de transmission traverse les disciplines ou les conceptualisations des identifications et des héritages avec des termes tels que « fantômes (Fraiberg, 1983), téléscopage (Faimberg, 1988), visiteurs du moi » (Mijolla, 1986).
54 Il s’agit bien de la représentation du traumatisme et non du réel.
55 De larges extraits d’entretien se justifient dans la mesure où ils sont utilisés à titre d’illustration des éléments théoriques. En outre, malgré quelques répétitions le discours et les mots employés montrent bien la charge émotionnelle les accompagnant. D’ailleurs, cette étude n’a pas d’autre prétention que de décrire et synthétiser les témoignages récoltés, puisqu’elle est exploratoire et qualitative.
56 La difficulté de les revoir (distance et temps), pour compléter les entretiens, a été une des causes de ces variations.
57 Si de nombreuses études ont souligné ce silence, nous verrons que dans certaines familles, l’hémorragie des souvenirs est également pesante pour la deuxième génération. L’enfant préfère une image solide et sécurisante que celle d’une mère ou d’un père souffrant. Du moins, l’enfant sait ainsi qu’il n’est en rien responsable de l’état psychique ou physique de sa mère ou de son père, il pourrait donc s’en dégager plus facilement.
58 En référence au fantôme de la chambre d’enfants de Fraiberg.
59 L’entretien ayant été mené en présence de son père, il nous a été difficile de la questionner sur les incidences du vécu parental.
60 La génération née après-guerre hérite de la culture de l’héroïsme mais aussi de la culture victimaire : « La génération des baby boomers oscille entre une conscience tragique et une conscience lyrique » (Apostolidès, 2003, p. 207) Cependant, l’apologie de la victime est relativement récente.
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