Préface
p. 7-8
Texte intégral
1Pour tenter d’échapper quelques instants à l’enfer quotidien qu’elles avaient à vivre dans les camps nazis, les déportées se laissaient, parfois, emporter par le rêve. Les plus jeunes d’entre elles s’imaginaient alors libérées (événement bien improbable, hélas !), fondant un foyer, ayant des enfants, ce qui serait vécu comme une vengeance suprême sur les nazis qui avaient voulu les exterminer. Dans leur délire onirique, elles négligeaient l’éventualité d’une empreinte néfaste sur leur descendance, de leur vécu concentrationnaire.
2Pour certaines, ce rêve est devenu réalité ; malgré cette phrase d’Himmler en 1945 : « Aucun détenu ne doit tomber vivant entre les mains de l’ennemi », il y eut des rescapés et nous en sommes. Le recul du temps nous a amenées à nous poser des questions sur ce que nous avons légué à nos jeunes.
3Irène Mathier, fille et petite-fille de déportées, s’est trouvée devant les mêmes interrogations. Avec sa grande curiosité intellectuelle, avec son empathie à l’égard de ceux et celles dont la jeunesse s’est passée dans des conditions identiques à la sienne, elle a pris son temps, s’est déplacée ici et là, elle a mis tout son cœur (et je le sais grand) afin d’obtenir des réponses éclairantes dans ce domaine.
4La première génération fut enfermée dans un long temps de mutisme. L’environnement, sortant de la guerre, n’était pas prêt à s’ouvrir à d’autres souffrances. Nous-mêmes n’avions pas très envie de dire l’indicible. Les mots n’avaient pas la même densité pour nous que pour les écoutants.
5Portant encore des séquelles physiques de ma captivité, j’avais à me reconstruire, et cela aussi psychiquement. Pendant des années encore, je ne savais plus très bien qui j’étais. Il ne fallait pas, non plus, se laisser aller au ressentiment, à la haine. Si Cyrulnik a dit : « Le pardon est le passage obligé de l’apaisement », nous l’avions spontanément compris. Plusieurs de nos associations avaient adopté, comme leitmotiv : « non à la haine ! non à l’oubli ! »
6Oublier ? nous ne le pouvons, tenaillées que nous sommes par l’obligation morale de témoigner de ce mal absolu que fut le nazisme, près des jeunes que nous appelons à la vigilance.
7En outre, je conteste cette phrase de Wieviorka : « Le témoignage s’adresse au cœur et non à la raison ». Au début de mes témoignages, je précise toujours que je parle, non pas pour attendrir mon auditoire, ni m’attendrir sur mes souffrances passées, mais bien plutôt pour faire appel à leur raison, à leur sens critique, les amener à réfléchir sur cette idéologie monstrueuse que fut le nazisme et à s’opposer avec conviction à la résurgence d’un tel régime.
8Nos descendants ont eu à « faire le deuil d’une enfance lisse, d’une humanité civilisée, d’un contrat social inviolable »1. En l’absence de transmission formelle, ils ont dû évoluer au milieu des non-dits alors qu’ils avaient la prescience d’une réalité effrayante. Ils ont eu à décrypter ce mutisme, l’interpréter, transpirant à travers les séquelles de notre captivité : humeur changeante, angoisse, dépression, rapport affectif et spécifique à la nourriture… « expérience bien singulière qui laisse des traces indélébiles sur le psychisme et le développement de l’enfant ».
9Leur en reste une souffrance : « blessure d’enfance non cicatrisée. […] Ils ont dû trouver du sens à des impressions enfantines d’une histoire muette mais perceptible. »
10Réconfortent la première génération des phrases concluantes de la recherche : « Il leur a fallu du temps pour prendre du recul mais ce long cheminement a pu les préserver d’une transmission pathogène » ou « Les personnes rencontrées se situent plutôt vers une mémoire positive et une transmission réussie », « Certains d’entre eux ont trouvé l’apaisement en s’engageant pour la mémoire ou pour des actions humanistes ».
11Un grand merci à Irène qui « malgré des doutes, des émotions, des souffrances enfouies et réveillées par l’écoute des descendants » a entrepris ce long travail de recherche. Ce faisant, elle a rassuré la première génération en disant : « La reconstruction cognitive de cet impact dégage les descendants d’un héritage négatif et les propulse vers un engagement et une intériorisation des valeurs humanistes ».
12Ce faisant, elle a donné à la deuxième génération « l’occasion de s’exprimer sur un vécu de souffrances » et l’impression de n’être « plus seuls dans la honte et la culpabilité de leur mal-être ».
13De cette recherche « partage douloureux d’un passé traumatique éprouvant l’équilibre familial », l’enseignante est ressortie avec une conviction renforcée sur la nécessité d’éveiller le sens critique des élèves ou des étudiants, de les orienter vers le refus de toute dictature et une réelle application des droits de tout être humain. Ceci, vrai chemin vers la paix, car René Cassin le disait : « Il y aura des guerres tant que les droits de l’homme ne seront pas partout respectés ».
14Et nous pourrons, ainsi, espérer, comme le souhaite Irène, progresser vers « plus d’humanité, de tolérance, de justice ».
Notes de bas de page
1 Toutes les citations sans indication de source proviennent du présent ouvrage.
Auteur
Résistante déportée au camp de concentration de Ravensbrück
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