Chapitre I. Cadre général
p. 11-25
Texte intégral
Introduction
1Les mauvais traitements à l’égard des aînés au sein de la famille sont bien plus nombreux et plus occultés que ceux en institutions. En effet, les mauvais traitements en institutions proviennent le plus souvent du personnel qui est épuisé et/ou mal formé. De plus en plus d’EMS (établissements médico-sociaux) et de structures hospitalières sont sensibilisés à ces phénomènes qui peuvent guetter n’importe lequel de leurs soignants dévoués. La remise en question et le travail d’équipe autour de la recherche de solutions acceptables pour tous trouvent généralement un écho favorable. Il n’en va pas de même pour la famille, qui fonctionne la plupart du temps en vase clos et qui laisse somme toute assez peu d’occasions aux intervenants extérieurs de réfléchir et d’agir sur les phénomènes de maltraitance (violences conjugales, maltraitances des enfants et des membres âgés).
2Lorsque l’on parle de maltraitances des personnes âgées, la question qui revient le plus souvent est : combien ? Nous ne connaissons malheureusement que l’extrême pointe de l’iceberg, car les maltraitances familiales sont, pour la plupart, dissimulées, secrètes, taboues, et, de ce fait, les chiffres actuellement disponibles sont très faibles par rapport à l’ampleur du phénomène. En effet, il n’est pas aisé, sur le plan épidémiologique, de saisir quantitativement le phénomène, non seulement en raison du secret qui l’entoure, mais aussi sans doute parce que les études ne cernent pas toutes la même chose. Ces deux éléments se retrouvent souvent lorsque l’on veut mettre en chiffres des données mal définies ou trop larges. On peut s’exposer alors à deux risques : celui de surestimer le phénomène si le champ a des frontières trop floues et celui de le sous-estimer si sa définition est trop restrictive. Entre plusieurs études, la différence peut aller du simple au double.
3On estime que 10 à 20 % des personnes âgées sont victimes de maltraitances isolées ou répétées (de Saussure 1999 ; 11). On parle d’ailleurs d’actes maltraitants lorsque ceux-ci sont isolés et de maltraitance lorsque cette dernière s’instaure comme mode relationnel unique et récurrent. « Maltraité » signifie bien que l’on aurait pu être « traité » différemment. Certains tendent à minimiser le chiffre de 10 à 20 % en ne retenant que les cas graves, nécessitant l’intervention d’un tiers (hôpital, cadre infirmier, assistant social, membre extérieur de la famille, médecin traitant, etc.). D’autres estiment que les statistiques sont faussées par le silence, le secret, essentiellement au niveau des familles. En effet, si la famille est le cercle social le plus chaleureux et le plus rassurant qui soit, il n’en reste pas moins qu’elle peut être aussi le « creuset de toutes les violences ». Les maltraitants sont en majorité des membres de la famille, à plus de 55 % plus précisément (ALMA France 2000), et par ordre de fréquence : les fils, les filles, les cousins, les neveux, les nièces, les conjoints et enfin les petits-enfants (adultes ou adolescents). Les familles, lieux du meilleur et du pire, constituent un monde fermé qui refuse souvent une aide extérieure. Ce monde à part, à l’abri des regards, fournit un terrain plus que fertile au tabou. Tabou de la violence conjugale, tabou de la maltraitance sur les enfants, mais surtout tabou de la maltraitance sur les aînés.
4En effet, cette problématique n’a pas réellement intéressé les spécialistes durant de nombreuses années, ce qui a fortement contribué à faire perdurer le tabou, qui a deux alliés efficaces : le silence et le temps. A travers cet ouvrage, nous désirons donc briser le silence qui charge si lourdement le quotidien de bon nombre de personnes âgées. Dénoncer ces violences, tellement variées et variables, a longtemps fait penser qu’il ne s’agissait que d’une coquetterie de chercheurs du domaine psychosocial. Le secret était non seulement bien gardé, mais aussi légitimé par des dictons comme : « Qui aime bien, châtie bien ! » Affirmer l’existence des maltraitances, c’est se trouver confronté à l’incrédulité, au déni. Persister, c’est voir parfois émerger des drames, des chagrins, des souffrances immenses. Tout le monde sait quelque chose mais se tait, d’autant plus lorsqu’il s’agit de la famille. Le silence et le temps sont donc les deux alliés naturels de ce scandale qu’est la maltraitance des aînés, en famille comme ailleurs.
5Parlons à présent de la famille en général, même si nous y reviendrons ultérieurement de façon plus précise. La famille constitue le système social le plus violent qui soit, et pourtant c’est le plus ancien, même si l’on est passé de la horde à la famille nucléaire, voire monoparentale. Echappant à toute loi qui ne lui est pas intrinsèque, établissant des règles de vie et des rapports interpersonnels qui lui sont propres, la famille survit au travers des générations en se transmettant des éléments de vie psychiques, génétiques, biologiques, sociaux, qui parfois évoluent, diffèrent, s’altèrent ou même disparaissent, mais qui conservent une constante très troublante : le secret, fait d’amour et de haine, de passion et de violence, d’attraction et de répulsion. Souvent, trop souvent, peut-être même toujours, l’argent sous toutes ses formes est au centre des conflits. Argent, présent ou absent, source de tant de drames. Face au vieillard qui se transforme, qui agresse, qui annonce sa mort prochaine explicitement ou implicitement, la famille va ressentir une dépression individuelle ou groupale qui signe ce moment de bascule entre la bataille pour la vie et la résignation face à la mort. Elle va éprouver de la honte face à ces changements bio-psycho-sociaux, de la culpabilité face à son attitude envers l’aîné (surtout si elle le place en institution) et de l’angoisse, avant tout une angoisse de mort qu’elle pourra essayer d’atténuer au travers d’un deuil anticipé : ne plus voir l’aîné, c’est déjà l’enterrer.
6Nous peignons là un tableau très négatif des familles et de la vieillesse, cela dans le but de rendre compte d’une réalité souvent dissimulée ou que nous ne voulons tout simplement pas accepter de regarder. C’est pourtant la réalité quotidienne d’un grand nombre d’aînés. A contrario et fort heureusement, les familles sont en majorité bienveillantes et attentives envers leurs membres âgés. De même, les familles maltraitantes, qui peuvent l’être parfois à leur insu, ne sont pas toutes pour autant inhumaines, dénuées de sentiments et perverses. S’il y a maltraitance familiale à l’encontre des personnes âgées, c’est souvent parce que les familles ne sont pas assez soutenues, informées et reconnues dans leur rôle de soutien et de soins aux membres âgés. Cela peut être aussi un problème d’acceptation de la sénescence, avec toutes ses conséquences : dépendance, aspect « spectral », problèmes de santé divers, etc. Un réel désir d’infliger des souffrances ou de spolier l’individu âgé est en effet plutôt rare.
Définitions spécifiques : maltraitances, violences, abus, sévices et négligences
7Que signifie le terme « maltraitance » ? La maltraitance est « l’action de traiter un être vivant avec violence, dureté ; lui faire subir de mauvais traitements (syn. brutaliser, malmener) » (Le Petit Larousse illustré, 1992).
8Lorsque l’on parle de maltraitance, il y a beaucoup d’autres termes qui s’y apparentent, notamment :
la violence : « La violence se caractérise par tout acte, ou omission, commis par une personne s’il porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique ou à la liberté d’une autre personne ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière » (définition du Conseil de l’Europe, 1990). Autre définition : « acte dirigé contre une personne visant à produire une souffrance physique, une atteinte de son intégrité corporelle ou sa destruction » (Samitea, cité in Hugonot 1998 ; 4) ;
l’abus : « acte commis ou omis par une personne en relation de confiance qui résulte en une blessure ou un tort pour la personne âgée » (RIFVEL, 2002) ;
le sévice : « un membre de la famille ou une autre personne proche fait preuve, envers une personne de plus de 65 ans, d’un acte de violence qui entraîne des dommages physiques ou psychiques, ou d’une négligence si grave que la santé de la personne est réduite » (Hydle, citée in Hugonot 1990 ; 26) ;
la négligence : « la privation des attentions nécessaires à la santé physique et mentale » (RIFVEL, 2002) ; attitude psychologique négative, malnutrition, privation des soins d’hygiène, etc.
9En ce qui concerne les divers types de maltraitance, il existe passablement de classifications, suivant les auteurs et leur angle d’approche de la problématique. C’est pourquoi nous avons décidé de sélectionner les classifications qui nous ont semblé les plus pertinentes et les plus complètes.
Divers types, diverses formes de maltraitance
10Le terme général de « maltraitance » recouvre plusieurs réalités, d’où la nécessité d’en faire le tour pour mieux en saisir l’étendue :
physiques : infliger délibérément coups, blessures et douleurs physiques ;
sexuelles : obliger par la ruse ou la force à des relations sexuelles ou à des actes à caractère sexuel ;
psychologiques : menacer, agresser verbalement, enfermer, injurier, exclure, intimider, humilier ;
matérielles et/ou financières : voler de l’argent ou des objets, détourner des fonds, s’approprier ou tenter de s’approprier de l’argent ou toute autre forme de possession, héritage anticipé et spoliations diverses ;
sociales ou civiques : violation des droits de citoyen, privation des papiers d’identité, préjugés ou comportements sociaux tendant à nier la dignité de la personne âgée, à l’exclure socialement et à diminuer son estime d’elle-même, par exemple l’âgisme ou l’indifférence sociale ;
négligence active : absence de soins, de nourriture, abandon, privation ou excès de médicaments (par exemple : neuroleptiques), imposition de conditions de vie causant des situations déplorables, humiliantes et déshumanisantes (par exemple : chambre exiguë ou mal chauffée) ;
négligence passive : actes sans volonté délibérée de faire du mal, oubli.
11Les maltraitances les plus fréquentes sont :
matérielles et financières : 50 %
psychologiques : 30 %
physiques : 10 %
négligences : 8 %
12(RIFVEL, 2002)
13Le Réseau Internet francophone « Vieillir en liberté » (RIFVEL) parle plus volontiers d’abus. Cependant, la classification reste la même que pour les maltraitances. Il y a des abus d’ordre physique, sexuel et financier, mais RIFVEL rajoute la négligence liée aux conditions d’hébergement (imposer des conditions de vie causant des situations déplorables, humiliantes, déshumanisantes), ainsi que la violation du droit à la liberté (empêcher une personne âgée d’exercer un contrôle normal sur sa vie).
14Il existe cinq facteurs de cause à ces abus :
la psychopathologie chez l’agresseur,
le comportement violent acquis d’une génération à l’autre,
le stress provenant des situations extérieures,
la dépendance de la personne âgée,
l’isolement social.
15L’association ALMA France (Allô Maltraitances), qui recueille les témoignages de personnes âgées maltraitées par téléphone et de façon anonyme, propose une classification encore différente, par degrés :
premier degré : degré majeur, violence la plus manifeste : meurtres, coups, viols ; violences physiques en général ;
second degré : les violences psychologiques telles que les menaces, l’enfermement, le langage grossier ;
troisième degré : les violences financières, rétention de pension, héritages anticipés ;
quatrième degré : les violences civiques telles que la violation des droits de citoyens, la privation des papiers, carte d’identité, etc. ;
cinquième degré : les violences médicales ou médicamenteuses, l’excès ou la privation de médicaments ;
sixième degré : la négligence active, le placement autoritaire par exemple ;
septième degré : la négligence passive telle que l’oubli. (ALMA France, 1996)
16Quant à la fréquence des différents types de maltraitances, ALMA France indique les chiffres suivants :
violences psychologiques : 22 %
violences financières : 18 %
violences physiques : 14 %
négligences actives et passives : 10 %
violences civiques : 4 %
violences médicamenteuses : 0,5 %
autres : 31,5 %
17Dans un souci de simplification, nous utiliserons le terme de « maltraitance » pour parler de tous les types de violence intrafamiliale envers les personnes âgées.
18La maltraitance peut être infligée non seulement par la famille, mais aussi par l’entourage plus éloigné, ainsi que par le personnel hospitalier et toute autre personne amenée à croiser le chemin de l’individu âgé.
19Il faut donc, afin d’apprécier au mieux l’importance du phénomène et d’interpréter les divers résultats, tenir compte de la dimension honteuse et parfois délictueuse des faits qui rend difficile la collecte d’informations non contestables, surtout dans les cas où ce sont les familles qui maltraitent.
20Souvent d’ailleurs, maltraités et maltraitants répugnent à parler de ces choses-là. Les premiers, dans la crainte de possibles représailles de la part d’un entourage dont ils ont souvent besoin et auquel ils restent malgré tout affectivement attachés, et les seconds par peur d’être mal jugés, voire punis.
21Finalement, l’estimation d’un chiffre de l’ordre de 3 % de personnes âgées maltraitées dans leur famille (de Saussure, 1999 ; 25) paraît assez raisonnable en ce qui concerne les pays occidentaux, même si, en Europe en particulier, les grandes études statistiques manquent et la définition de ce que recouvre réellement la notion de maltraitance n’est pas toujours précise.
Typologie des victimes et des abuseurs
22Nous tenons à préciser que les profils qui vont suivre sont à considérer comme des indicateurs et qu’il ne faut en aucun cas tirer des conclusions trop hâtives. Nous pouvons rencontrer quotidiennement des personnes correspondant à ces profils sans pour autant qu’elles soient une victime ou un abuseur effectif.
Qui est la victime ?
23Essentiellement la femme de plus de 75 ans, dépendante physiquement, psychiquement ou financièrement, isolée, déracinée, vivant dans un milieu familial perturbé, ayant dans les antécédents familiaux une histoire de violence.
24Afin de cerner au mieux cette typologie « victime – abuseur », nous citons I. Hydle, spécialiste scandinave reconnue de la maltraitance des personnes âgées :
On peut esquisser une typologie de la victime selon la vieillesse, la maladie, le sexe et la condition d’état civil, en particulier l’état de veuvage. La maladie d’Alzheimer et la situation de confusion mentale sont des facteurs prédisposants, le patient ayant besoin d’une assistance 24/24. L’auteur de la violence est souvent dans un état de tension dû à une maladie physique ou mentale ou à la maladie de la victime. Parfois, l’auteur n’a comme seule possibilité de logement que d’habiter sous le même toit que la victime mais parfois il vit séparément. Bien que la condition économique de la famille ne soit pas, en général, un facteur de violence, il faut souligner que l’absence de moyens financiers et la toxicomanie font partie des facteurs qui sont souvent liés à des cas de violence physique ou psychique. L’alcoolisme et la drogue constituent un milieu prédisposant à la violence. Il est important que la violence ne soit pas une affaire de police mais soit reconnue comme une question ayant de complexes implications médico-sociales, psychologiques et juridiques. (Hydle, citée in Hugonot 1998 ; 166)
Qui est l’abuseur ?
25Dans la majorité des cas un membre de la famille nucléaire (conjoint, enfant), mais aussi un familier (voisin, ami). Au niveau familial, il y a souvent une anamnèse de toxicomanie (alcool, drogues), une contrainte (fille ou belle-fille devant s’occuper de l’aïeul, conjoint épuisé, malade.)
Comment se rendre compte qu’il y a maltraitance ?
26La victime peut présenter des marques physiques (cicatrices, hématomes inexplicables rationnellement, déformations), des attitudes de repli, de peur, de protection, ainsi qu’un regard angoissé, absent, triste et effrayé. Elle peut aussi avoir un discours méfiant, allusif, parfois d’apparence délirant et tenter de se justifier naïvement d’un acte (par exemple : donner de l’argent, céder un bien, chuter à répétition). Elle peut également présenter un comportement déplacé, une mimique dépressive ou des mouvements douloureux, ainsi que de la soumission à un tiers, une absence de spontanéité et une apparence négligée.
27Nous allons à présent parler des facteurs de vulnérabilité que les spécialistes appellent également facteurs de victimisation. Ces derniers éclairent bien souvent sur la potentialité d’être victime et jouent ainsi un rôle prépondérant dans la prévention ciblée.
28Le facteur premier de la victimisation est la faiblesse. Elle expose les enfants, les femmes, les handicapés et les vieillards. Mais il existe aussi des facteurs seconds, parmi lesquels on retrouve l’isolement ou, au contraire, la proximité excessive, ainsi que la possession, voire la richesse. N’oublions pas de mentionner comme autres facteurs : la diminution conjointe du poids, de la force musculaire, de la souplesse articulaire, des acuités sensorielles, visuelles et auditives ; la lenteur des réactions ou de la fuite, l’absence d’efficacité de la riposte éventuelle en sont les conséquences. Les suites des coups reçus ou de la chute sont aussi plus graves en raison de la fragilité des os. Des troubles de la mémoire ou de la vigilance peuvent conduire à oublier des consignes de sécurité, à ne plus savoir quelle attitude adopter dans une situation exceptionnelle. En outre, les stress sont de plus en plus mal compensés avec l’avancée en âge, et il en résultera longtemps une anxiété et une peur difficiles à maîtriser. L’agression fait croître chez le vieillard son sentiment de fragilité.
29Les facteurs suivants peuvent paraître moins évidents, mais sont à prendre en considération lors de suspicions : les conditions économiques et l’adaptabilité.
30Les conditions économiques exposent autant les petits retraités qui perçoivent leurs rentes AVS que les riches retraités. En effet, ces deux catégories peuvent être victimes d’escrocs ou tout simplement de visites périodiques et « musclées » de la famille.
31Quant à la perte de l’adaptabilité, elle est la marque principale du vieillissement selon le professeur Verzar de l’Université de Bâle. C’est la diminution de la faculté d’adaptation qui expose au risque. Avec l’avancée en âge, il est de plus en plus difficile de rétablir l’équilibre après des changements fonctionnels, biologiques, anatomiques, physiologiques et sociaux. En fait, l’adaptabilité est aussi sans doute la qualité indispensable à la compréhension entre les générations. Adaptabilité au style de vie des autres, acceptation de leurs goûts, de leurs mœurs, sans qu’il y ait obligatoirement approbation totale. Adaptabilité des vieux au style de vie des jeunes, comme il peut être demandé en retour aux jeunes de s’adapter au style de vie des aînés. Cette « adaptabilité-tolérance » est alors aussi le garant de la paix du ménage, de la famille, de la microsociété d’une institution ou d’un hôpital. Elle l’est également de toute paix dans le monde entre les peuples, les religions et les hommes.
32Ces facteurs sont valables pour chaque époque, mais la nouveauté de la problématique de la maltraitance des personnes âgées réside dans l’augmentation des victimes et des agresseurs potentiels, tous deux aux prises avec des conditions sociales et financières toujours plus délicates.
Conséquences des maltraitances
33Les conséquences sont évidemment multiples et variables en fonction du type de maltraitance dont sont victimes les personnes âgées, ainsi qu’en fonction de leur personnalité, de leur âge et de leur condition physique. La liste suivante n’est par conséquent pas exhaustive :
ecchymoses, blessures, fractures, incapacité à les expliquer ;
craintes, peurs, méfiances récurrentes ;
négligence au niveau de l’apparence et de l’hygiène ;
symptômes de dépression : insomnie, perte d’appétit, perte d’intérêts, pleurs fréquents, calme excessif, repli sur soi, brusques changements d’humeur, etc. ;
apparition ou aggravation des troubles liés à la maladie d’Alzheimer ;
désirs de mort, tentatives de suicide, suicides, décès.
34Nous faisons à présent une parenthèse sur le suicide des personnes âgées, parce que l’on en parle peu malgré des statistiques assez surprenantes. En effet, il est désormais démontré que, parmi les tranches d’âge étudiées, c’est la vieillesse qui est la plus concernée par le phénomène du suicide, selon le Dr Simeone, psychogériatre à Genève (cité in Hugonot 2003 ; 12). Le taux de suicide chez les personnes de plus de 60 ans est estimé à 25 % du nombre total des suicides réussis, alors que les sujets de cet âge ne constituent qu’environ 9 % de la population générale (ce pourcentage est en constante augmentation). Nous pouvons ainsi dire qu’il y a une surreprésentation des suicides parmi les personnes âgées. De plus, il est intéressant de souligner que les personnes âgées utilisent des méthodes plus violentes et plus efficaces que les jeunes (pendaison, noyade, armes à feu). Elles sont donc plus déterminées à mourir. Il y a également ce que nous pouvons appeler le suicide « invisible » qui consiste à se laisser mourir lentement par dénutrition, en ne mangeant et ne buvant plus.
35Revenons à présent sur la violence. Pas toujours identifiée, elle est parfois tolérée par la victime qui y trouve des bénéfices secondaires, préférant l’accueil familial chaotique au passage en institution. Les victimes craignent en majorité :
de subir des représailles,
d’être abandonnées,
d’être placées dans un établissement d’hébergement,
de causer un scandale,
d’être à l’origine d’un conflit dans la famille,
de perdre des relations significatives (petits-enfants, par exemple).
36La perception des victimes de leur propre situation est faite d’éléments cognitifs et/ou émotifs, c’est pourquoi :
elles ne se rendent pas compte de la gravité de la situation ;
elles excusent ou justifient les comportements abusifs ;
elles ignorent les possibilités d’aide et de recours ;
elles se sentent coupables à cause de leur état de dépendance et des soins qu’elles requièrent ;
elles éprouvent une diminution de la confiance en soi causée par la situation ;
elles se sentent impuissantes ;
elles pensent pouvoir régler seules leurs problèmes ;
elles croient « n’avoir que ce qu’elles méritent ».
37Tout ceci nous aide à mieux comprendre les raisons pour lesquelles il est si difficile de donner des statistiques fiables en ce qui concerne la maltraitance des personnes âgées. Nous pouvons penser que lorsqu’une personne âgée victime de maltraitances se décide à en parler, il y a déjà un bout du chemin qui est parcouru. C’est sans compter d’autres obstacles qui peuvent définitivement décourager la victime et la murer à tout jamais dans son silence. Ces obstacles sont les suivants :
la faible probabilité pour la victime d’être crue ;
le sens que la victime donne à la situation d’abus ;
la capacité limitée de communiquer clairement les détails de l’incident ;
l’absence d’une personne de confiance dans l’environnement de la victime ;
la victime ou le répondant ignore les possibilités d’aide et de recours adaptés à la situation ;
l’importance de la relation affective avec l’abuseur.
38D’une manière générale, un environnement violent refuse ou résiste à reconnaître les réalités de ce qu’il génère. Il s’ensuit donc une dénégation du problème, qui se caractérise par :
une minimisation de l’incident à l’origine de la plainte ;
une crainte des conflits ou de représailles ;
une culpabilisation de la victime ;
une méconnaissance de l’existence des ressources de soutien.
39Bien souvent, et à tort, l’entourage se croit obligé à la confidentialité, par crainte d’être mal « étiqueté » et de ne pas correspondre à la norme. Cependant, cette norme qui voudrait que les relations familiales soient à l’abri des phénomènes de violence ne tient pas compte des difficultés inhérentes à la prise en charge d’un aîné. L’entourage, au même titre que tous les autres membres de la société, n’échappe donc pas au besoin d’être conforme et subit une forte pression dans ce sens.
Autres définitions
Qu’est-ce que la famille ?
40La famille est un « ensemble formé par le père, la mère et leurs enfants » (Le Petit Larousse illustré 1992) ou encore : un « ensemble des personnes liées entre elles par le mariage et par la filiation ou, exceptionnellement, par l’adoption » (Le Robert 1993).
41Nous pensons qu’il est également important de donner la définition retenue par le Conseil de l’Europe, lequel prône une vision plus large. Pour ce dernier, la famille comprend donc : « toute personne qui est liée à la personne âgée par le sang, le mariage ou la cohabitation, qu’elle vive ou non avec celle-ci. Il peut s’agir d’un conjoint, d’un ex-conjoint, d’enfants, de petits-enfants, de parents, de frères et sœurs, de nièces ou neveux ou de membres de la belle-famille » (Commission spécialisée du Conseil de l’Europe, 1990).
42La famille est la cellule de base de l’organisation de nos sociétés. Elle est composée de plusieurs générations. Chaque génération est poussée en avant par celles qui suivent et, dès lors, il est fréquent qu’une même conduite de vie se poursuive au fil des décennies, de génération en génération. Plusieurs études ont en effet montré que les adultes maltraitant leurs parents ont souvent été eux-mêmes des enfants maltraités. Devenus adultes, ces enfants maltraités, silencieux devant le pouvoir de leurs parents, se révèlent à leur tour maltraitants lorsque, avec l’avancée en âge, leurs parents faiblissent physiquement et intellectuellement. De plus, dans les familles, le secret est intense et d’infinies nuances nous échappent dans les discussions, les décisions et les actions. N’émergent que les faits les plus graves, ceux qui ne peuvent qu’entraîner une intervention de tiers extérieurs à la famille : par exemple, l’hôpital parce qu’il y a blessures, fractures ou évolution dramatique d’une maladie non ou mal traitée malgré les ordres médicaux ; ou la justice parce qu’un service financier pointe des malversations dont est victime le parent âgé. La présence d’une personne vieillissante au sein d’une famille peut donc être l’occasion de règlements de compte se traduisant, selon les cas, par l’abandon, l’oubli, le refus de soins ou les insultes.
43Cependant, il est bon de rappeler qu’il y a des familles qui assument avec respect et affection les épreuves qui peuvent accompagner le grand âge de certains de leurs membres. De même, un enfant maltraité par ses parents ne cherchera pas nécessairement à se venger en les maltraitant à son tour. L’apparition de cette période de fragilité qu’est la vieillesse peut donc se révéler également propice à la manifestation de l’affection et de la reconnaissance des proches à l’égard de leurs parents âgés, par une disponibilité soucieuse de respecter leurs attentes.
Tabou et loi du silence
44Dans la continuité des définitions, Le Petit Larousse illustré (1992) définit comme suit le tabou : « interdit de caractère social et moral ». Si nous prenons le terme tabou en tant qu’adjectif, nous trouvons les deux définitions suivantes : « qui est l’objet d’une interdiction religieuse » ou : « qu’il serait malséant d’évoquer, en vertu des convenances sociales ou morales ». Le Robert (1993) nous dit encore : « ce sur quoi on fait silence, par crainte, pudeur ».
45A travers ces diverses définitions, nous pouvons constater à quel point le tabou trouve sa place dans les problèmes de violences familiales, surtout celles envers les personnes âgées. Elles représentent même, selon certains spécialistes, le « dernier des tabous », après celui de la violence sur les enfants et sur les femmes. Ce désintérêt n’explique pas à lui seul la lourde chape de silence qui entoure la maltraitance des personnes âgées. Nous pensons que si cette forme de maltraitance constitue encore actuellement un tabou, c’est parce qu’elle touche aux derniers remparts de la tolérance humaine : comment, en effet, peut-on maltraiter un être faible, qui devrait être respecté pour son rôle d’aïeul, pour son âge et pour la place toute particulière qu’il occupe dans l’imaginaire collectif (le gentil grand-père qui raconte des histoires, l’adorable grand-mère qui cuit des gâteaux) ? Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur le tabou et sur son inséparable « complice », la loi du silence.
46Chaque société répugne à reconnaître qu’elle est productrice de situations de violence ou d’abus, et cette attitude se répercute dans les familles, les institutions et chez les individus qui la composent. D’où, sans aucun doute, le grand défi que pose le dépistage auprès des victimes. Nous devons comprendre les motifs du silence des victimes afin de mieux entrer en relation avec elles, tout en tenant compte des difficultés qu’elles rencontrent dans leur environnement.
Qu’est-ce qu’une personne âgée ?
47Nous pensons que les définitions que donnent les dictionnaires : « un individu d’un âge avancé », ne sont pas d’une grande aide pour cerner ce que représente la période de la vie dans laquelle la personne âgée évolue, à savoir la vieillesse. Le Dr de Saussure se pose, à cet égard, les interrogations suivantes :
La vieillesse n’est pas une question d’âge. Au reste, y a-t-il un âge de la vieillesse ? Age légal, âge physique, âge moral, âge affectif ? Chaque époque varie dans ses réponses, et le siècle actuel met en cause la validité d’une réponse. Les personnes âgées, maintenant fort nombreuses, ont acquis pour leur plus grand nombre une autonomie indéniable qui les rend actives jusqu’aux plus grands âges, avec cette plage heureuse de dix à quinze années de vie conquise en deux générations, malgré de grandes inégalités selon les milieux sociaux et selon les sexes, ne l’oublions pas. La vieillesse ne se joue pas sur l’âge mais sur l’équilibre subtil et constamment réajusté entre ces trois termes, la famille, l’argent et la dépendance. (de Saussure 1992 ; 106)
48L’homme qui vieillit va de l’indépendance vers une nouvelle dépendance et le champ de sa liberté se rétrécit avec l’avancée en âge. Pour être libre, il faut être intègre physiquement et psychiquement. Or, les problèmes de santé, les troubles de la personnalité et de la mémoire, ainsi que les entraves à la déambulation causent tant d’accrocs à la liberté. La vieillesse est une période de la vie où les contraintes se rapprochent, où le passage du positif au négatif peut être très rapide, parfois soudain. C’est à la fois la période de la liberté et de la contrainte, de l’autonomie et de la dépendance, de la pensée libre et créative et de son amenuisement. La vieillesse est donc à son début une période charnière dont nous devons suivre avec soin l’évolution. L’homme devient dépendant de ses lunettes, de la baisse de son acuité auditive, du souffle plus court, des muscles moins forts et des articulations moins souples.
49Sa liberté sera également entravée par la diminution de son adaptabilité, la crainte des changements, la peur du lendemain. Il en va de même pour son intégrité physique et pour sa sécurité.
50Tous ces éléments nous ramènent aux facteurs de victimisation, dont nous avons parlé antérieurement. Par conséquent, plus une personne âgée présente de dépendances, plus elle est à la merci d’un agresseur potentiel. Cet enchaînement s’explique non seulement parce qu’il est plus facile de s’en prendre à des personnes dans un état de faiblesse avancé, mais aussi parce que ces mêmes personnes nous rappellent inexorablement notre propre déchéance à venir.
51Après ces quelques éclairages sur la maltraitance, il est nécessaire de s’arrêter, l’espace d’un chapitre, sur la personne âgée. Au cours de celui-ci, nous ferons un bref « historique » de la vieillesse et nous nous attarderons sur la relation entre la société et ses membres vieillissants ou déjà vieux. Il s’agira de montrer en quoi la société joue également un rôle dans les phénomènes de maltraitance à l’égard des personnes âgées.
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Les entreprises sociales d’insertion par l’économie
Des politiques, des pratiques, des personnes et des paradoxes
Claude de Jonckheere, Sylvie Mezzena et Camille Molnarfi
2008
De l’aide à la reconnaissance
Ethnographie de l’action sociale
Laurence Ossipow, Alexandre Lambelet et Isabelle Csupor
2008
Et ils colloquèrent, colloquèrent, colloquèrent…
Entre théorie et pratique : les réunions des travailleurs sociaux
Nadia Molea Fejoz
2008
L'incident raciste au quotidien
Représentations, dilemmes et interventions des travailleurs sociaux et des enseignants
Monique Eckmann, Daniela Sebeledi, Véronique Bouhadouza Von Lanthen et al.
2009
La protection de l’enfance : gestion de l’incertitude et du risque
Recherche empirique et regards de terrain
Peter Voll, Andreas Jud, Eva Mey et al. (dir.)
2010
La construction de l’invisibilité
Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile
Margarita Sanchez-Mazas
2011