Les visées de la Convention relative aux droits des personnes handicapées considérées à partir du terrain helvétique
p. 57-79
Résumé
Dans le cadre d’un module d’enseignement optionnel, des étudiant·e·s des Hautes écoles de travail social de Genève et Fribourg se sont intéressé·e·s à l’application concrète des mesures en faveur de l’inclusion des personnes en situation de handicap en examinant plus particulièrement trois articles de droit consacrés par la CDPH à la mobilité, au choix du lieu de vie et à la scolarité. Leur enquête démontre, à travers des exemples recueillis dans deux cantons romands, que la mise en œuvre de la CDPH se heurte aux représentations qu’ont les acteurs des politiques publiques et, de manière plus large, la société civile par rapport aux personnes en situation de handicap et aux conditions nécessaires au plein exercice de leurs droits. Les résultats et conclusions ont été présentés lors de la séance d’ouverture du XIVe Congrès de l’AIRHM. Le texte, prolongement de cette présentation, a été élaboré par les enseignants qui ont accompagné les étudiant·e·s du module.
Entrées d’index
Mots-clés : handicap, droits, accessibilité, transports publics, inclusion scolaire, lieu de vie
Texte intégral
Introduction
1Alors que la conception du handicap a fortement évolué au cours de ces dernières décennies, passant d’un modèle médical à un modèle social, puis de justice sociale, les pratiques sociales suivent lentement et assez inégalement le mouvement imprimé par les nouvelles classifications et manières de penser le handicap. Ainsi, le fait que de nombreux pays soient signataires de la CDPH (Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées) constitue une avancée réjouissante, mais elle ne garantit évidemment en rien la révolution des pensées à laquelle invite la Convention. En tant qu’enseignants et chercheurs dans une école en travail social, nous sommes bien placés pour observer, au-delà des pratiques sociales, que les interventions menées par les travailleurs sociaux et travailleuses sociales suivent une évolution encourageante en termes de respect des droits des personnes en situation de handicap, mais que beaucoup reste à faire, en raison du poids des habitudes professionnelles et des contextes institutionnels dans lesquels exercent les praticien·ne·s. Cette tension entre la dignité et les droits des personnes et les contraintes liées à l’intervention sociale constitue un objet de réflexion dans le cadre de nos enseignements. A l’occasion du XIVe congrès de l’AIRHM (Association internationale de recherche scientifique en faveur des personnes handicapées mentales), qui s’est tenu à Genève en 2017, nous avons construit un module ad hoc afin de permettre à une dizaine d’étudiant·e·s de deux hautes écoles de travail social de suivre non seulement des apports sur la construction sociale du handicap, mais également de mener de petites enquêtes de terrain afin de questionner l’intervention sociale et vérifier in concreto l’application des mesures préconisées par la CDPH.
2Dans un premier volet de notre article, nous allons situer le cadre conceptuel auquel nous nous sommes référés pour construire le module et soutenir les apprentissages des étudiant·e·s et, dans un second volet, nous présenterons les mini-enquêtes menées par les étudiant·e·s, tant en termes de méthode que de résultats1.
Une démarche de formation en travail social associée au congrès de l’AIRHM 2017
3L’organisation du module de formation a permis de poursuivre plusieurs objectifs. Tout d’abord, cela a permis une collaboration entre deux sites de formation de la HES-SO2, et ainsi de réunir des étudiant·e·s et enseignants de divers horizons. Sur le plan de l’enseignement, les étudiant·e·s ont eu la possibilité de se familiariser avec la CDPH, d’en découvrir les valeurs, principes et enjeux qui la sous-tendent en rapport avec les concepts et classifications actuelles du handicap. Les apports conceptuels ont été étayés par des résultats de recherche (Jecker-Parvex & Breitenbach, 2012 ; Masse & Delessert, 2016 ; Loser, 2017 ; Loser & Waldis, 2017), mais également par des visites de terrain. D’une part, les étudiant·e·s ont pu rencontrer des promoteurs d’un projet d’habitat social mixte à Genève et, d’autre part, ils et elles ont pu se rendre à l’ONU pour suivre en direct une séance du comité des droits des personnes handicapées qui auditionnait un des pays signataires de la CDPH.
4Pour mettre à profit concrètement les apports dispensés dans le cadre du module, les étudiant·e·s ont eu la possibilité de mener des mini-enquêtes de terrain, dont ils ont pu présenter les résultats lors de la conférence introductive du congrès de l’AIRHM.
Contexte sociohistorique et évolution de la notion de handicap
5Pour comprendre le sens et la portée de la CDPH, il est utile de brièvement rappeler le contexte sociohistorique de son émergence, notamment au travers de l’évolution de la notion de handicap. Longtemps entrevu selon un modèle médical, le handicap était alors appréhendé comme une question relative à la personne présentant une déficience, ce qui avait pour effet de réduire cette dernière à cette seule particularité ; forme de marquage du corps qui conduit à une stigmatisation, à savoir une assignation à un statut social dévalorisé et une mise à l’écart (Goffman, 1975 ; Murphy, 1990). A la suite de Foucault (1972) et Stiker (1982), Boucher (2003) note que « depuis l’aube du XXe siècle au moins, et même auparavant, la déficience ou l’incapacité a été ‹ problématisée › sous la forme de la différence corporelle » (2003, p. 148) alors qu’elle « est une réalité qui se situe à la frontière du biologique et du social » (2003, p. 150).
6Le modèle médical curatif, axé sur les facteurs individuels de la santé, a laissé place à un modèle de réadaptation qui s’intéresse aux capacités et restrictions d’activité en lien avec l’environnement de la personne et à leurs interactions. C’est ainsi que les nouvelles classifications (Fougeyrollas, 1998, 2010 ; OMS, 2001) placent l’accent à la fois sur les ressources de la personne et sur la manière de compenser ses déficiences en offrant des services à même de faciliter sa participation sociale. Comme le soulignent Albrecht, Ravaud et Stiker (2001), une telle perspective, qui relève malgré tout d’une adaptation au monde social, a fait l’objet de critiques dans le cadre des travaux des disability studies. A l’instar de ce qui s’est fait dans les domaines des women studies et des cultural studies, ce nouveau courant de pensée « tend à affirmer jusqu’à un certain point une culture handicapée, voire des cultures handicapées selon les déficiences en cause (surdité, cécité, paralysie, déficience intellectuelle, etc.) […] L’identité handicapée est revendiquée comme égale aux autres, digne du même intérêt et interdisant toute discrimination » (2001, p. 45). Ce modèle s’inscrit en rupture du modèle de la réadaptation et en appelle à un renversement de logique : « Ce n’est plus à l’individu de s’adapter à l’environnement social, mais à celui-ci de s’adapter aux individus » (2001, p. 46). Les disability studies accordent par ailleurs une place à la parole des personnes en situation de handicap et à leur expérience singulière des barrières sociales, comme celles que vivent, par exemple, les femmes lesbiennes noires en situation de handicap, qui subissent des formes d’oppression qui sont aussi liées au sexisme et au racisme (Masson, 2015). En accordant la parole aux personnes en situation de handicap, les disability studies ont fait évoluer la question du handicap vers un paradigme émancipatoire, qui s’inscrit dans un registre politique qui milite en faveur des droits sociaux et des droits de la personne.
7La promulgation de la CDPH, entrée en vigueur en 2008 et ratifiée par la Suisse le 15 mai 2014, ouvre un réel horizon en ce qui concerne l’affirmation d’une égalité des droits des personnes en situation de handicap. Elle présente l’avantage de clairement dessiner l’horizon vers lequel les politiques publiques, les législations et les pratiques d’accompagnement social doivent tendre pour que la dignité et les droits des personnes en situation de handicap soient respectés. Dans ce sens, la CDPH constitue une avancée qu’il convient de saluer puisqu’elle répertorie de manière systématique les points qui demandent à être améliorés, invitant à un changement de paradigme en termes de politiques sociales afin de concrétiser le projet d’inclusion des personnes en situation de handicap.
La notion de handicap et l’approche par les capabilités
8Les travaux de Fougeyrollas (1998, 2010) méritent d’être prolongés par l’approche par les capabilités (Sen, 2010 ; Nussbaum, 2012), qui considère également les questions de la justice sociale et de l’accès aux droits selon le modèle du développement humain. Dans les deux approches, plutôt que de considérer les seuls comportements et aptitudes des personnes, l’attention est ainsi portée sur le contexte et son impact sur les situations individuelles. Pour Nussbaum, les capacités sont ainsi toujours combinées, dans la mesure où les capacités dont fait preuve une personne ne peuvent être réellement développées et actualisées que si les conditions contextuelles le permettent.
9Selon le Processus de production du handicap (PPH) élaboré par l’équipe de Fougeyrollas (1998, 2010), l’environnement peut tour à tour se présenter comme obstacle et facilitateur, comme facteur de risque ou facteur de protection. Il convient dès lors de s’intéresser à l’interaction entre la personne et son environnement et, plus précisément, aux ressources (tous les biens et services dont une personne dispose) qui lui sont attachées. Entre les ressources et l’accès à ces ressources, entre droits formels et droits effectifs, des écarts peuvent s’observer et générer des inégalités entre personnes d’une même communauté. C’est ce mécanisme qui est à la base des inégalités que Sen (2010) identifie sous le terme de « facteurs de conversion ». Bonvin et Favarque (2007) distinguent trois types de facteurs de conversion : ceux qui relèvent de la sphère individuelle (capacités individuelles), de la dimension sociale (contexte sociopolitique et culturel dans lequel une personne évolue) et de l’environnement (infrastructures, équipements, architecture, etc.). Comme le précisent Bonvin et Farvaque (2007), « en l’absence de facteurs de conversion adéquats, les ressources ne peuvent se traduire en libertés réelles et les droits demeurent formels » (p. 11).
La situation de la Suisse
10En Suisse, l’image sociale des personnes en situation de handicap est pour le moins brouillée. Si la figure de la personne en situation de handicap autonome et compétente se diffuse de plus en plus largement dans le grand public, dans l’esprit de bien des personnes persiste la catégorie du « pauvre handicapé » qui suscite le rejet ou la pitié – dons, actions de bienfaisance telles que le Téléthon, par exemple. Cette vision négative de la différence associée à une déficience freine la mise en place d’une société inclusive, qui repose sur une reconnaissance effective des personnes en situation de handicap, mais également de toutes les personnes des groupes minoritaires ou considérés comme tels (femmes, enfants, LGBT, personnes migrantes, etc.). Nous nous heurtons ici aux injustices et discriminations justifiées par des distinctions considérées comme d’ordre « naturel » (Duru-Bellat, 2017), alors même que la déficience devrait être considérée comme une singularité parmi d’autres (Pillant, 2014).
11En Suisse, la notion d’inclusion scolaire fait son chemin, mais les pratiques sont très disparates et bien souvent éloignées des principes énoncés. A ce sujet, il est intéressant de se pencher sur les traductions du texte original de la CDPH, élaborée en anglais. Ainsi, la notion d’inclusion (en anglais inclusion) est traduite en français par les termes d’intégration et d’insertion et, en allemand, par le terme Einbeziehung (Hess-Klein, 2017), signifiant précisément « prise en compte » et « association de personnes ». Dans ces deux langues, il est moins question de repenser le modèle institutionnel afin que tous les enfants puissent apprendre et se socialiser dans un même espace que d’un assouplissement des règles et structures existantes pour que, au cas par cas, des enfants ayant une déficience puissent intégrer l’école ordinaire.
12Comme cela apparaît dans les lignes qui précèdent, la CDPH nous invite à interroger les valeurs et modèles de pensée dominants qui fondent le vivre ensemble dans notre société occidentale. Plus largement, elle nous amène à questionner les représentations qui s’attachent à l’être humain, et il faut bien convenir que c’est encore la figure de l’homme et de la femme valides qui fait référence, évacuant toute idée de vulnérabilité, reléguant de la sorte les personnes âgées ou en situation de handicap à un statut social déprécié.
L’approche juridique : exercice des droits et phénomènes de discrimination
13Une piscine qui, pour lutter contre la discrimination basée sur la religion, affiche à l’entrée que les femmes en « burkini » sont acceptées n’a pas d’autres obligations à remplir que de respecter concrètement cet engagement.
14La même piscine qui, pour lutter contre la discrimination basée sur le handicap, affiche à l’entrée que les personnes en situation de handicap sont les bienvenues ne fait que montrer une intention qui ne sera réalisée qu’au prix de travaux d’aménagement plus ou moins importants, recommandés par des bureaux-conseil spécialisés dans l’accessibilité des équipements publics, sans avoir l’assurance que l’accessibilité sera garantie à tous les types de handicap.
15Pourtant, ces deux discriminations sont prohibées par l’article 8 al. 2 de la Constitution fédérale. Sans jugement de valeur aucun, on peut présumer que la présence de femmes en burkini dans cette piscine provoquera bien plus de débats au sein de la société et des médias que celle de personnes en situation de handicap.
16Cet exemple montre bien la double invisibilité dont font l’objet les personnes en situation de handicap.
17La première invisibilité est due aux difficultés, pour bon nombre de personnes en situation de handicap, d’exercer leurs droits civils et de participer activement à la chose publique, en raison de leur isolement social, spatial, architectural ou communicationnel. La Déclaration des droits des personnes handicapées, proclamée en 1975 par l’Assemblée générale des Nations Unies, affirme haut et fort que les personnes en situation de handicap sont des citoyen·ne·s à part entière et jouissent des mêmes droits que les autres ; encore faut-il qu’elles puissent concrètement les exercer.
18Pour les citoyen·ne·s ordinaires, cet exercice demande en général, pour être garanti, une protection passive de l’Etat : ne pas truquer des votations, laisser la société civile manifester pacifiquement sur le domaine public, ne pas écouter les communications privées des citoyen·ne·s…
19Pour certaines personnes en situation de handicap, l’exercice de ces droits dépend de prestations positives de l’Etat : s’assurer qu’elles reçoivent le matériel de vote et des explications adaptés à leur handicap lorsqu’elles ne sont pas privées de leurs droits civiques, offrir des transports publics adaptés qui leur permettent de se rendre à une manifestation, mettre à disposition des moyens techniques qui leur permettent de communiquer avec l’administration, etc.
20Ce constat n’est pas nouveau. Selon Quinn et Degener (2002) : « Le problème qui se pose ne tient pas au système des libertés fondamentales, mais à leur non-application, ou à une application différente aux personnes en situation de handicap. C’est là un héritage du passé, qui remonte à l’époque où, dans nombre de sociétés, les handicapés étaient des citoyens quasiment invisibles. » Ce constat a été fait à la même époque par les milieux de défense des personnes en situation de handicap et il a donné lieu à diverses déclarations, comme la Déclaration de Madrid (2002) ou celle de Montréal (2004). Mais la plus aboutie de ces initiatives est sans conteste la CDPH, qui institue à son article 4 le principe selon lequel les Etats parties doivent prendre toutes les mesures législatives, administratives ou autres pour éliminer toutes les inégalités qui frappent les personnes en situation de handicap et qui proviennent non seulement de l’activité étatique, mais également des personnes et entreprises privées.
21La deuxième invisibilité est en quelque sorte la conséquence de la première : la société civile, n’ayant qu’une idée vague de la situation des personnes en situation de handicap du fait de leur invisibilité dans l’espace public, n’est pas prête à lutter activement pour que ces personnes puissent exercer leurs droits de manière autonome. Il s’agit d’une catégorie très hétérogène, dont certains membres ont des déficiences d’une telle importance qu’il est totalement illusoire de leur accorder des droits autonomes. Pour reprendre l’exemple de la piscine, même si elle réalisait les aménagements demandés, serait-elle accessible aux personnes avec une déficience intellectuelle, pour qui l’obstacle est bien plus social que matériel (peur du bruit, du regard, voire des moqueries des autres usagères et usagers), comme le montre le dossier « transports » des étudiant·e·s, présenté ci-après.
22Si la CDPH incite les Etats signataires à adapter leurs lois et à en promulguer de nouvelles qui aillent dans le sens d’une pleine accessibilité des droits des personnes en situation de handicap, un tel projet dépend très directement des représentations sociales des membres de la société. D’une part, pour imaginer et faire voter des lois ad hoc et, d’autre part, pour les faire respecter. Certain·e·s diront que c’est une question de temps, que la prise de conscience au niveau politique des discriminations faites aux personnes en situation de handicap est récente, et que la Suisse n’a ratifié la CDPH qu’en 2014. Il est intéressant ici d’établir un parallèle avec la lutte contre les discriminations subies par les femmes. Ces deux catégories de discrimination sont prohibées par le même article de la Constitution fédérale (art. 8 al. 2), mais pas à la même période : l’égalité entre hommes et femmes ainsi que l’obligation pour l’Etat de concrétiser cette égalité par la voie législative ont été introduites en 1981, alors que le même dispositif pour les personnes en situation de handicap a été introduit en 2000 à la faveur de la nouvelle Constitution fédérale. Néanmoins, force est de constater que, malgré l’introduction de lois censées mettre en œuvre ces égalités et faire cesser ces discriminations, les inégalités subsistent dans les deux domaines : la Loi fédérale sur l’égalité entre hommes et femmes (LEg) est entrée en vigueur en 1996 et, en 2017, il y a toujours un écart significatif de salaire entre les sexes. De même, la Loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (LHand) est entrée en vigueur en 2004 et, en 2017, plusieurs quais de gare ne sont pas au niveau des portes des trains et il n’y a pas de personnel pour aider à l’embarquement. Selon une étude du Forum économique mondial de 20163, si l’écart des salaires entre hommes et femmes diminue au rythme actuel, il faudra 170 ans pour atteindre la parité. Quel serait le résultat d’une étude de ce genre dans le domaine du handicap ?
Enquêtes de terrain et propositions d’améliorations
23Comme mentionné plus haut, dans le cadre du module suivi, les étudiant·e·s ont été amené·e·s à réaliser de petites enquêtes visant à vérifier sur le terrain comment les mesures en faveur de l’inclusion des personnes en situation de handicap et l’application de leurs droits sont réellement mises en œuvre en Suisse romande. Ce volet du module s’inscrit au cœur de l’application de la CDPH, ratifiée par la Suisse en 2014.
24Concrètement, en vue du Congrès de l’AIRHM, les étudiant·e·s des HETS de Fribourg et Genève ont choisi une thématique en lien avec la CDPH, l’ont problématisée pour ensuite mener leur investigation dans une ou plusieurs régions de Suisse romande – cantons de Neuchâtel, de Fribourg et de Genève. En rapport aux trois articles de la CDPH privilégiés – accès aux transports (art. 9), choix du lieu de vie (art. 19), accès à l’éducation (art. 24) – les étudiant·e·s, répartie·e·s en trois sous-groupes, ont cherché à vérifier si les mesures préconisées étaient mises en œuvre ainsi que la manière dont elles étaient perçu·e·s par des personnes en situation de handicap, qui sont confrontées quotidiennement aux obstacles environnementaux.
25Le projet mené avec et par le groupe des étudiant·e·s était pleinement ancré sur cette tension entre l’idéal de justice et d’égalité des droits que promeut la CDPH et la réalité des faits, qui se présente de façon plus contrastée. Afin de rendre compte des résultats des enquêtes menées par les étudiant·e·s, nous allons procéder à une présentation en trois volets. Chacun des volets débute par un rappel de l’article de la CDPH (en écriture facile à lire) et des enjeux actuels qui le sous-tendent, suivi par une évocation du contexte dans lequel l’enquête sur le terrain s’est réalisée et une présentation des principaux résultats et, enfin, par les propositions d’améliorations envisagées par les étudiant·e·s.
Dossier « Transport » et accessibilité relatif à l’Art. 9 de la CDPH
CDPH – Art. 9 Accessibilité
Les pays doivent améliorer l’accessibilité de tous les endroits où peuvent aller les personnes handicapées. Ça veut dire partout.
L’accès aux bâtiments publics comme les hôpitaux, les écoles, mais aussi les transports, doit être meilleur.
Il doit y avoir des règles pour savoir comment améliorer l’accès aux services publics.
Tous ceux qui fournissent des services doivent essayer de rendre le service accessible aux personnes handicapées.
La CDPH invite à une transformation de l’environnement afin de le rendre plus accessible en réduisant les obstacles et en élargissant les prestations.
26Cet article de la CDPH vise explicitement les facteurs de conversion sociaux et environnementaux, dans la mesure où les accès aux espaces publics et privés ainsi qu’aux transports dépendent avant tout des aménagements qui ont été effectués pour les personnes en situation de handicap. Permettre de garantir les mêmes conditions d’accès pour toutes et tous passe par une sensibilisation sociale généralisée aux droits des personnes à mobilité réduite. En effet, si ce dossier comporte une large composante technique, les moyens alloués pour adapter les accès aux bâtiments et aux moyens de transport dépendent, quant à eux, des décisions politiques et des normes législatives édictées. En fin de compte, les changements dans ce domaine sont directement tributaires de la prise de conscience opérée dans le corps social envers les droits des minorités, qu’il s’agisse des personnes en situation de handicap ou, plus largement, de personnes vulnérables telles que les femmes enceintes ou les personnes âgées.
27Dans une société ségrégative, l’égalité des droits n’est pas assurée, dans la mesure où les différences, conçues comme « naturelles » et non pas comme résultantes de constructions sociales, légitiment des traitements différenciés. Avec la déclaration de la CDPH, un renversement de logique est mis en œuvre, qui affirme l’égalité des droits et, pour le coup, un accès de toutes et tous à l’ensemble des bâtiments et des moyens de transport.
28Au-delà des facteurs sociaux et environnementaux, il convient toutefois de se pencher aussi sur les facteurs de conversion individuels, dimension que les étudiant·e·s ont plus particulièrement investie dans leur sondage en s’intéressant à l’accessibilité des transports publics pour des personnes en situation de handicap vivant avec une déficience intellectuelle.
Contextes de recherche
29Le Village d’Aigues-Vertes, dans le hameau de Chèvres, accueille des personnes adultes présentant une déficience intellectuelle. L’endroit est assez isolé, si bien que les villageois, aidés par la direction, ont revendiqué et obtenu un arrêt des Transports publics genevois (TPG) dans leur village. Victoire pour l’exercice des droits civils de ces personnes ? Sur le papier, certainement, mais les étudiant·e·s ont mis en évidence que même si une régie publique comme les TPG mettait en place une telle prestation, celle-ci ne réaliserait pas à elle seule l’accès à la liberté de mouvement des bénéficiaires. Cette ligne de bus est fréquentée également par des préadolescent·e·s qui se rendent dans leur école et qui ne se gênent pas pour se moquer des personnes en situation de handicap qui prennent le même bus.
30Le second groupe a effectué quelques entretiens pour connaître l’avis de personnes en situation de handicap, de membres du personnel de service et d’utilisateurs à propos de l’accessibilité et de l’adaptation des transports publics neuchâtelois. Les interviewé·e·s estiment que des progrès ont été réalisés dans l’adaptation des transports, mais qu’il existe encore de nombreux obstacles physiques et sociaux qui entravent les déplacements des personnes à mobilité réduite (manque d’informations adaptées, non-prise en considération des groupes minoritaires, jugements et moqueries, représentations sociales inadéquates, etc.).
Résultats et propositions
31Dans leur enquête, les étudiant·e·s ont réussi à mettre en évidence que lorsque les personnes qui présentent une déficience intellectuelle ou à mobilité réduite peuvent accéder à des moyens de transport, de nouvelles questions, en lien avec des besoins spécifiques, surgissent. Il est possible de relever l’importance que revêt, pour certaines personnes, le fait de trouver une place assise en raison d’un équilibre peu assuré. En cas de retard ou de changement d’itinéraire occasionné par des réfections de la chaussée, l’accès aux informations fait, semble-t-il, le plus souvent défaut, ce qui n’est pas sans causer un état d’anxiété chez les personnes ayant une déficience intellectuelle. Plus gênant encore, les comportements et attitudes des autres voyageurs peuvent être terriblement blessants : c’est notamment le cas lorsque des personnes en situation de handicap partagent quotidiennement leur trajet avec des adolescent·e·s qui, à la sortie de leurs cours, voyagent et chahutent en groupe dans le bus. Sur une ligne de bus de campagne, les chauffeurs et les passagers finissent par se connaître, ce qui constitue un environnement facilitateur pour les personnes en situation de handicap, dont les besoins sont pris en considération. Il n’en va pas de même sur les lignes urbaines, ce qui oblige les éducateurs et éducatrices, d’une part, à favoriser des apprentissages par le biais de parcours accompagnés et, d’autre part, à imaginer des moyens d’accompagnement à distance en cas de problème, ne serait-ce qu’en restant à disposition par téléphone en cas de besoin. Concernant ce dossier, les nouvelles technologies offrent sans doute des réponses qui demandent encore à être explorées.
32Les deux groupes d’étudiant·e·s ont identifié également d’autres obstacles de type psychologique : l’angoisse de ne pas arriver à l’heure à un rendez-vous et, lorsqu’il n’y a pas de rendez-vous prévu, l’angoisse de changer de ligne pour se rendre, par exemple, au centre-ville, qui fait que l’on reste au terminus de la ligne et qu’on la reprend dans l’autre sens en direction de l’institution. En d’autres termes, la mise en œuvre d’une prestation comme une ligne de transports publics n’est pas encore suffisante pour permettre aux personnes en situation de handicap le plein et libre exercice de leur liberté de mouvement.
33Les propositions de pistes d’action concernent principalement : l’amélioration qualitative et quantitative des informations de voyage ; une poursuite de l’adaptation des transports dans les régions périphériques, la prévention des attitudes irrespectueuses et la sensibilisation au handicap.
Dossier « Choix du lieu de vie » relatif à l’article 19 de la CDPH
34Un groupe d’étudiantes a sondé la question du choix du lieu de vie de personnes en situation de handicap dans le canton de Neuchâtel.
CDPH – Art. 19 Autonomie de vie et inclusion dans la société
Les pays doivent s’assurer que les personnes handicapées peuvent faire leurs choix par rapport à la façon dont elles vivent et la façon dont elles participent à la vie de la société.
Les personnes handicapées peuvent choisir :
Où elles vivent.
Avec qui elles vivent.
Les services d’aide spécialisés dont elles ont besoin, y compris l’assistance personnelle.
Les services habituels et recevoir un bon service.
35Ce volet, qui concerne la deuxième invisibilité (absence de prise en compte des droits des personnes par la société en raison de leur invisibilité), a été développé par trois étudiantes. Il renvoie à l’importance des préjugés et des représentations sociales qui affectent les personnes en situation de handicap. Au niveau de l’accompagnement des personnes, cela interroge le statut accordé à la personne ayant une déficience intellectuelle. Si l’on en croit l’étude menée par Philippe Mollet (2000), les personnes qui présentent une déficience intellectuelle sont le plus souvent considérées, tant par les proches que par les professionnel·le·s des domaines santé-social, comme des « jeunes », et cela quel que soit leur âge réel. Le résultat auquel est parvenu Mollet lors de son enquête vient confirmer le regard anthropologique que Charles Gardou (2000) et Robert Murphy (1990) portent sur la situation de handicap. En avançant en âge, la personne qui présente une déficience intellectuelle quitte le stade de l’enfance sans jamais pouvoir pleinement accéder au statut d’adulte. De fait, elle est assignée à demeurer sa vie durant à une place d’« entre-deux », une place frappée par la liminalité, stade intermédiaire entre les statuts d’enfant et d’adulte.
36Questionner et déconstruire les représentations qui s’attachent aux personnes ayant une déficience intellectuelle constitue une entreprise cruciale pour asseoir leurs droits. Un tel projet demande de faire évoluer dans un même mouvement les structures mentales et les structures sociales.
37Si l’on s’arrête sur la question du choix du lieu de vie pour ces personnes, il est évident qu’elle implique une série d’acteurs et de systèmes interdépendants les uns des autres, complexité qui tient du fameux problème de la poule et de l’œuf. Par où faut-il commencer pour assurer aux personnes d’exercer un réel choix ? Si l’on prend la question par le biais des pratiques éducatives, il convient de s’assurer que les travailleurs sociaux et travailleuses sociales qui accompagnement les bénéficiaires connaissent les recommandations de la CDPH en la matière. Et quand bien même ils et elles les connaîtraient, comment peuvent-ils et elles co-construire un projet de vie indépendant avec un·e bénéficiaire si l’on prend en compte les multiples impératifs structurels (règles institutionnelles, curatelle, par exemple) et les possibilités offertes par l’environnement (appartements disponibles, acceptation des candidatures par les régies immobilières, financement du logement, etc.) ? On le voit, si l’engagement des éducateurs et éducatrices en faveur des droits des personnes en situation de handicap constitue un facteur primordial, il est non suffisant car il dépend étroitement d’autres acteurs et de leur positionnement : parents et/ou curateur ou curatrice, souplesse du projet institutionnel, couverture des assurances sociales, ouverture d’esprit des régisseurs, etc. Plus largement, cela pose la question du droit à l’information des personnes ayant une déficience intellectuelle pour qu’elles soient à même de comprendre les diverses possibilités qui s’offrent à elles et puissent ainsi élaborer et mûrir un choix de lieu de vie. Si l’on suit la CDPH, toute personne devrait être non seulement informée de ses droits, mais devrait pouvoir bénéficier de leur pleine application en pouvant disposer d’un accompagnement ad hoc. Très concrètement, cela implique que toute personne concernée bénéficie, dans le cadre de son accompagnement, d’une information détaillée et accessible, qu’elle ait exprimé le désir de vivre de manière indépendante ou non. Une telle clarification va dans le sens contraire d’une institutionnalisation automatique des personnes et s’inscrit pleinement dans une approche par les capabilités. Effectivement, elle s’ancre dans l’idée qu’un environnement se doit d’être un agent facilitateur à différentes formes de projets et que, finalement, la décision reviendra à la personne, en fonction des possibilités réelles, mais aussi et surtout du sens que tel ou tel projet revêt à ses yeux.
38La personne qui fait le choix de vivre de manière indépendante doit pouvoir bénéficier d’un accompagnement pour l’aider à élaborer son projet de vie et, selon ses besoins, à gérer sa vie quotidienne. Mais, en amont du suivi de la personne, se pose la question du possible accès à un logement indépendant pour les personnes en situation de handicap. Dans le canton de Vaud, le Service de formation à la vie autonome (SFVA) et Pro Infirmis Vaud ont mis en place un partenariat avec une quinzaine d’interlocuteurs du monde immobilier vaudois (gérances, régies et propriétaires institutionnels) afin de les sensibiliser aux situations de handicap et de les inviter à examiner ensemble les cas particuliers (Gerace, Lachat & Blanc, 2016). Une telle initiative, qui a apporté des résultats encourageants, relève clairement d’une intervention qui touche aux facteurs de conversion sociaux et environnementaux.
Contextes de recherche
39Les étudiantes ont élaboré une pluralité de moyens pour recueillir sur le terrain quelle était la situation relative au droit du choix au logement dans le canton de Neuchâtel pour les personnes ayant une déficience intellectuelle.
40Elles ont notamment fait un « micro-trottoir » en ville de Neuchâtel en posant deux questions :
Pensez-vous qu’une personne avec une déficience intellectuelle a les mêmes droits que chaque citoyen suisse ?
Pensez-vous qu’une personne avec une déficience intellectuelle a le droit de choisir son lieu de vie ?
41Si, à la première question, une majorité de personnes interrogées ont répondu par l’affirmative, les réponses sont plus nuancées pour la deuxième question, avec des doutes exprimés quant à la validité de ce type de choix et à propos du besoin de protection que présenteraient ces personnes, ce qui freinerait leur accès à une vie autonome.
42Autrement dit, le principe théorique d’égalité des droits est reconnu par la population, mais dès qu’il s’agit de mettre en œuvre ces droits et de se les représenter (ça pourrait être mon voisin), les réponses sont nettement plus nuancées.
Résultats et propositions
43Dans le cadre de leur enquête, les étudiantes ont eu la possibilité de rencontrer une personne en situation de handicap ayant été transférée d’une institution à l’autre sans que son avis ait été entendu. Si les faits révélés sont déjà anciens, ils ne constituent de loin pas un cas isolé dans la mesure où, pendant longtemps, il n’y avait aucune diversification quant à l’offre des lieux de vie. Cette situation pose également la question des textes légaux ou administratifs qui cadrent actuellement la thématique du droit au logement.
44A travers de courts entretiens filmés avec des personnes adultes ayant une déficience intellectuelle, les étudiantes ont montré que le choix du lieu de vie était souvent fortement influencé par l’entourage (parents, institution). Comme le dit l’une des personnes interrogées : « Ils (les éducateurs et les éducatrices, l’institution) m’ont ramené à la raison qu’il y avait que cette place qui était pour moi ». L’expression « ramener à la raison » montre bien cette influence, cette pratique de persuader la personne que le choix pris par d’autres est le meilleur pour elle, jusqu’à ce qu’elle se persuade que c’est elle-même qui l’a fait. Mais l’entretien démontre que ça ne marche pas toujours, bien que les personnes avec une déficience intellectuelle aient souvent tendance à se conformer à ce qu’on attend d’elles.
45Dans le cadre d’un sondage en ligne réalisé par les étudiant·e·s auprès du grand public, la quasi-totalité des personnes qui ont répondu étaient favorables à la mixité de tous les publics dans les logements, alors que seules 15 % d’entre elles se déclaraient prêtes à vivre dans un environnement où la cohabitation avec des personnes en situation de handicap est de mise.
46Les recherches effectuées sur le terrain ont sensibilisé les étudiantes à la nécessité de créer des lieux de vie adaptés diversifiés pour ainsi augmenter les réelles possibilités de choix et respecter le droit des personnes de choisir leur logement. La mise à disposition d’aides financières pour l’acquisition du logement, mais aussi d’un personnel de soutien dans la vie quotidienne a également été mis en évidence. Les étudiantes ont également souligné que le choix du lieu de vie devrait faire l’objet d’une formation au sein des institutions, afin que ce choix puisse vraiment se préparer dans de bonnes conditions et soutenir l’autodétermination des bénéficiaires.
Dossier « Education »
47Un autre exemple de la situation actuelle de la mise en œuvre d’un article de la CDPH a été donné par un groupe d’étudiantes s’intéressant à l’inclusion scolaire des enfants en situation de handicap (art. 24 CDPH) à Genève.
CDPH – Art. 24 Education
Les personnes handicapées ont droit à une éducation et ont le droit d’aller à l’école.
Les pays doivent s’assurer que les personnes handicapées reçoivent une éducation et peuvent continuer à apprendre tout au long de leur vie.
Ils doivent s’assurer que :
Les personnes handicapées sont capables de développer leurs capacités, d’avoir confiance en elles et de prendre leur place dans le monde.
Les personnes handicapées ne peuvent être exclues de tout système d’éducation.
Les personnes handicapées ont le droit d’aller dans une bonne école locale et ne doivent pas payer pour ça, comme tout le monde.
Les personnes handicapées peuvent satisfaire leurs besoins autant que possible.
Les personnes handicapées reçoivent l’aide adéquate pour apprendre.
48Si l’école inclusive s’inscrit pleinement en direction d’une défense des droits à l’éducation pour toutes et tous, et cela sans discrimination, un tel projet n’est pas simple à mettre en place dans la mesure où il est interdépendant des représentations que s’en font non seulement les éducateurs et éducatrices, mais également l’ensemble des membres de la communauté. En Suisse, comme dans de nombreux pays, l’éducation constitue une question politique qui est largement débattue, parfois instrumentalisée par les partis d’extrême droite, cela bien souvent au détriment des préoccupations sociales et pédagogiques. En effet, les pédagogues se voient accusé·e·s de faire œuvre de pédagogisme lorsqu’ils ou elles mettent en évidence l’importance que revêt la dimension psychosociale en rapport aux échecs scolaires et au décrochage de certain·e·s jeunes. Pour un certain nombre d’acteurs politiques influents en Suisse, le projet scolaire se doit d’être compétitif et ne viser que les compétences directement utiles à la vie professionnelle future des enfants (lire, écrire et compter), au mépris de toute considération par rapport à la culture, à la diversité des publics et au vivre ensemble4.
49Dans la guerre des idées qui concernent la scolarité obligatoire, le projet d’école inclusive ouvre une brèche bienvenue car il oblige à considérer cette institution de façon renouvelée. En effet, comme le met en exergue Serge Ebersold (2009), l’inclusion scolaire « n’entrevoit pas la société comme une dialectique mettant en jeu un corps social et des individus, mais comme une ‹ société d’individus › nécessitant l’implication de chacun dans le bien collectif et l’incorporation de tous dans les diverses dimensions qui fondent la société » (pp. 72-73). Si l’on en croit Ebersold, les besoins d’éducation de chaque enfant demandent à être pris en compte en articulation à un projet collectif, ce qui implique, de fait, une interdépendance entre acteurs, voire une solidarité. Les finalités traditionnellement assignées à l’école, de même que les structurations de cette institution, se voient ainsi profondément interrogées, ce que confirme Simona D’Alessio, qui note que l’école inclusive implique « un processus de transformation des systèmes éducatifs et des cultures qui permet à tous les élèves de participer entièrement et équitablement au processus d’apprentissage dans les classes ordinaires » (2009, p. 36).
50Les moyens mis à disposition pour favoriser l’inclusion des élèves à besoins particuliers dans l’école ordinaire sont essentiels pour permettre l’élaboration d’un accompagnement adapté, avec des objectifs circonscrits pour soutenir les apprentissages cognitifs et sociaux de l’enfant et, bien entendu, favoriser son bien-être et son autonomie. Dans une perspective inclusive, l’attention ne peut toutefois pas se focaliser uniquement sur l’enfant ou les enfants à besoins particuliers et leurs parents, idée que nous allons développer ci-après.
51Après s’être rendues en Norvège pour observer in situ la manière dont les écoles mettaient en œuvre un système inclusif, Léticia Heininger et Lucie Hercod (2017) ont bien mis en évidence que ce qui se passe dans le cadre de la classe n’est pas que le fruit d’une pédagogie différenciée et dépend du modèle social et politique de la communauté et des priorités assignées à l’école. Ainsi, les deux praticiennes notent que « les mentalités d’ici et de Norvège sont très différentes quant à la vision de l’école. Que ce soit dans le cadre scolaire ou familial, la réussite scolaire est synonyme le plus souvent chez nous de performances des élèves plutôt que de leur épanouissement » (2017, p. 55).
52Le projet d’école inclusive fait clairement intervenir les représentations du handicap et les valeurs dominantes qui règlent les rapports sociaux en termes d’égalité des droits, ce qui revient à examiner la manière dont sont considérées les différences (hommes-femmes, différences ethniques, déficiences, etc.) et, pour le coup, les rapports entre groupe majoritaire et groupes minoritaires. L’inclusion scolaire ne peut donc se résumer à mettre en place des mesures adaptées pour les enfants à besoins particuliers ; il s’agit d’intervenir en parallèle sur l’environnement classe et, plus largement, sur l’établissement scolaire, les parents des enfants handicapés et « valides », et plus largement sur la vie de quartier. Si les changements de lois et de règlements constituent un progrès encourageant pour que la situation des enfants aux besoins particuliers soit plus largement considérée, ils doivent impérativement être suivis de mesures concrètes en termes de financement et de modifications structurelles. Un projet scolaire inclusif implique sans doute un renforcement des effectifs pour soutenir les enfants dont la situation le nécessite, mais une visée inclusive contraint aussi à repenser le modèle de prise en charge scolaire afin de permettre, concrètement, d’accueillir chaque enfant dans un même lieu d’apprentissage et de socialisation. Les critères de performances et d’efficience en termes d’apprentissages cognitifs orientent le projet scolaire actuel. L’idée d’une inclusion scolaire implique de faire évoluer le système scolaire vers d’autres critères, davantage compatibles avec un « vivre ensemble ».
Contextes de recherche
53L’enquête de terrain menée par un groupe d’étudiantes intéressées par le thème de l’inclusion scolaire a permis de sonder des professionnel·le·s impliqué·e·s dans les projets pilotes mis en place dans le réseau scolaire genevois. Des échanges avec les praticien·ne·s, un consensus est apparu autour des termes du « vivre ensemble », du « bien-être » et de la « tolérance ». Comme le relèvent les étudiantes : « Que signifie la réussite scolaire ? » A l’évidence, cette question interroge les finalités assignées à l’école et conduit à s’intéresser à la dimension politique qui la sous-tend. Les étudiantes ont pu mettre en évidence le manque de consensus des principaux acteurs – les enseignant·e·s mais aussi des travailleuses et travailleurs sociaux – sur des concepts-clés comme l’intégration ou l’inclusion.
Résultats et propositions
54Plus largement, au-delà des clivages politiques, le projet d’école renvoie aux représentations que chaque citoyen·ne se fait de l’école, qui, comme on le sait, tiennent aux expériences scolaires personnelles et non à une réflexion argumentée sur la base d’études, ce qui contribue à un certain conservatisme.
55Si les représentations sociales constituent un frein à la mise en place d’un projet scolaire inclusif, il ne s’agit cependant pas du seul obstacle à surmonter. Comme relevé plus haut, dans une école inclusive, les différents acteurs sont appelés à collaborer, au sein de la classe, mais aussi dans et hors de l’établissement scolaire. Dans le cadre de leur enquête, les étudiantes ont pu observer que chaque corps professionnel pense à partir des spécificités de son activité, des finalités assignées à ses actions. Pour qu’un travail de collaboration entre tous les acteurs puisse devenir effectif, les praticien·ne·s sont invité·e·s à revisiter leur culture professionnelle en termes de références, de méthodes et de finalités afin de développer et mettre en œuvre des manières collectives de concevoir l’accompagnement des enfants à besoins particuliers. Dans le même mouvement, la place des parents demande aussi à être repensée afin que ces derniers soient considérés comme de véritables partenaires du projet scolaire et, par là même, de faire coïncider le projet d’inclusion avec une approche dialogique.
Conclusion
56On peut raisonnablement conclure de ces éclairages de terrain et des déclarations officielles qu’il y a encore un long chemin à parcourir jusqu’à ce que les personnes en situation de handicap puissent effectivement exercer leurs droits civils comme n’importe quel citoyen.
57Au niveau politique, la Suisse a effectivement ratifié la CDPH, mais en considérant ses articles comme étant de nature programmatrice, c’est-à-dire n’instituant dans un premier temps aucun droit nouveau aux personnes en situation de handicap, mais étant appelée à progressivement inspirer la législation interne qui sera chargée de la mettre en œuvre. Dans son discours devant le Conseil des Etats, en 2013, le conseiller fédéral Burkhalter avait déclaré que « la Convention n’implique pas l’adoption de nouvelles lois ; elle n’implique pas non plus d’autres mesures de la part des cantons »5. Ce n’est donc que progressivement, au gré des modifications législatives et de leur mise en œuvre, notamment financière, que les prestations nécessaires à l’exercice des droits des personnes en situation de handicap seront mises en place.
58Au niveau pratique, comme l’ont montré les étudiant·e·s qui ont enquêté sur le terrain, la mise en place progressive de ces prestations ne suffira pas à réaliser l’égalité des droits si celles-ci ne sont pas assorties d’accompagnement et de formation des acteurs concernés (des transports publics, de l’enseignement, du travail social, etc.). Cela nous amène à insister ici sur l’importance cruciale que revêtent les facteurs de conversion sociaux et environnementaux qui doivent venir soutenir et compléter l’accompagnement individuel des personnes en situation de handicap. Comme évoqué plus haut, cela passe par des changements de perspectives sur le plan sociopolitique, ne serait-ce que pour assurer le financement des mesures particulières.
59Au niveau de la société civile, celle-ci semble prête à accepter, dans l’absolu, une égalité des droits ; mais forcément, quand celle-ci devient concrète, quand il s’agit de fréquenter tous les jours des personnes qui ont été durant des décennies cachées dans des institutions isolées, cette acceptation n’est plus aussi évidente.
60Et finalement, quelles sont les perspectives ouvertes par ce cheminement de formation pour les travailleuses et travailleurs sociaux en devenir ? Les participant·e·s du module ont mis en évidence des prises de conscience multiples. L’importance de se mettre à l’écoute des personnes directement concernées a été repérée. L’engagement dans la prévention et la sensibilisation des membres de la société aux situations de handicap et de discrimination a également été relevé. Plusieurs ont découvert une autre manière de voir leur environnement et d’y repérer les obstacles et agents facilitateurs. En allant sur le terrain, en rencontrant des personnes concernées, leurs interrogations sur leur rôle se sont approfondies. Ils et elles ne pourront être des acteurs et actrices de changements sociaux que dans la mesure où ils et elles deviendront des facilitateurs pour que les personnes en situation de handicap puissent faire valoir et exercer leurs droits au quotidien et participer à la vie en société. Ces prises de conscience nous semblent prometteuses au niveau de l’avenir du travail social.
61Malgré les réserves auxquelles nous invitent les résultats des études menées par les étudiant·e·s, la reconnaissance des droits des personnes en situation de handicap chemine en Suisse et la CDPH constitue, sans aucun doute, un aiguillon précieux pour stimuler les changements nécessaires à leur mise en œuvre.
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Notes de bas de page
1 Les étudiant·e·s du module : José Bongo ; Floriane Contat ; Delphine Croset ; Mailys Hugonnet ; Marina Lehmann ; Chloé Mazenauer ; Jennifer Peters ; Lolita Roggo ; Adeline Theux ; Mary Vullième. Qu’ils et elles soient chaleureusement remercié·e·s pour le travail accompli et pour avoir osé se lancer dans une telle aventure.
2 Haute école spécialisée de Suisse occidentale.
3 Consulté le 17.11.2017 sur http://reports.weforum.org/global-gender-gap-report-2016/economies/#economy=CHE
4 Lire à ce propos la prise de position d’Adrian Amstutz, de l’Union démocratique du centre, intitulée « Monde professionnel et école obligatoire – l’avenir des jeunes est en jeu ». Consulté le 12.06.2018 sur www.udc.ch/actualites/articles/exposes/monde-professionnel-et-ecole-obligatoire-lavenir-des-jeunes-est-en-jeu
5 Discours de Didier Burkhalter du 26 novembre 2013. Consulté le 17 novembre 2017 sur www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=24089#votum6
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