L’écart entre les lois et les pratiques : le problème du statut des personnes
Un essai d’exposé en Facile à lire et à comprendre
p. 33-55
Résumé
Cet article présente une réflexion sur l’articulation entre théorie et pratique, entre le droit et son application, dans une perspective éthique. Il montre comment une telle réflexion peut être mise à la disposition de personnes porteuses d’une déficience intellectuelle modérée. Le texte reprend et commente un exposé réalisé dans le cadre du congrès de l’AIRHM à Genève sur ce thème. L’article porte donc à la fois sur le contenu et sur la forme de cet exposé, rédigé en Facile à lire et à comprendre (FALC).
Entrées d’index
Mots-clés : déficience intellectuelle, éthique, droit, respect, Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), Facile à lire et à comprendre (FALC)
Texte intégral
Introduction
1Il ne suffit pas d’édicter des lois ou de formuler des injonctions morales pour améliorer la vie des personnes : encore faut-il s’intéresser à l’écart qui peut exister entre ces prescriptions et la réalité concrète. Cet écart est celui qui sépare la théorie et la pratique, y compris lorsque l’on est déclarativement en accord avec les principes de la loi, en l’occurrence, la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Il existe des habitudes, des normes de pensée qui entravent la mise en œuvre des principes. C’est à ce point que nous rencontrons l’éthique appliquée : celle-ci porte à la fois sur la réflexion concernant les principes et sur la manière de les manifester.
2Ce texte prend pour exemple l’expérience d’une présentation sur ce thème lors du XIVe Congrès de l’AIRHM, tenu en septembre 2017 à Genève, devant un public d’universitaires, de chercheur·e·s, d’acteurs de terrain et de personnes ayant une déficience intellectuelle modérée.
3Pour ces personnes, la question de l’accessibilité possède une spécificité. En effet, s’il est possible de rendre accessible un même texte par l’intermédiaire d’une synthèse vocale, d’inscriptions en braille ou d’une traduction en langue des signes (avec l’inévitable recherche d’équivalence qu’implique cette traduction), en revanche, il est nécessaire de changer le contenu du texte lui-même pour qu’il devienne accessible à des personnes porteuses de déficience intellectuelle.
4Cette modification est nécessaire, à moins que l’on ne conçoive d’emblée les textes comme destinés à tous publics, ce qui revient à modifier sa propre manière de penser et d’écrire ainsi que les normes rédactionnelles en vigueur, par exemple dans les administrations publiques. Une telle modification des coutumes profiterait d’ailleurs à un ensemble beaucoup plus large de personnes : qu’elles aient du mal à lire le français, qu’elles soient mises en difficulté cognitive par le sujet abordé ou que celui-ci déclenche en elles une forte réaction émotionnelle. Nombre d’entre nous seraient ravi·e·s que des textes de loi, des modes d’emploi ou des notices explicatives (par exemple, celle de la déclaration d’impôts) soient rédigés d’emblée en Facile à lire et à comprendre (FALC)…
5J’expliquerai rapidement la nature de la norme FALC, en montrant ses limites éventuelles, puis je présenterai et commenterai l’intervention rédigée le plus possible dans le respect de cette norme FALC, même si j’étais en réalité encore loin d’y parvenir en pratique. Mon but, durant l’expérience ici présentée, était d’éviter la contradiction performative dont sont souvent porteurs les textes scientifiques traitant de l’accessibilité des documents et du respect des personnes : dire quelque chose sans le faire ou, en propos plus savants : parler d’accessibilité sémantique sans rendre son propos compréhensible.
6Une partie de ce texte avait été préalablement testée avec des personnes porteuses de trisomie au sein de l’association Trisomie 21 Côte d’Or (France), et l’ensemble a visiblement été apprécié par les participant·e·s présent·e·s à Genève, malgré son caractère philosophique et son titre difficile (« L’écart entre les lois et les pratiques : le problème du statut des personnes »).
7Cet exposé s’adressait évidemment à toute l’assemblée, y compris à des universitaires d’autres disciplines, puisque nous étions dans le cadre d’un congrès international. L’équilibre entre la satisfaction des un·e·s et la satisfaction des autres est toujours difficile à tenir face à un public hétérogène, et l’orateur lui-même doit accepter de changer de style, quitte à ne pas pouvoir paraître aussi savant qu’il l’aurait souhaité. Ce type d’exercice m’a beaucoup apporté en termes de cohérence de ma propre démarche, même s’il ne respectait pas encore, à mon sens, tous les aspects de la norme FALC, dont je vais tout d’abord expliquer les principes généraux.
La norme FALC et ses limites
8Le Facile à lire et à comprendre n’est pas seulement une reformulation, c’est aussi une manière de penser exigeante, où il faut aller droit à l’essentiel. Il permet d’ailleurs de séparer très vite un propos ayant un contenu fort et clair d’un propos vague ou inabouti. Jamais la phrase de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » n’aura été aussi bien illustrée que par l’effort d’écrire en FALC.
9Cette manière plus simple de formuler les questions ne signifie pas rendre un argument simpliste : il ne s’agit pas de dénaturer le propos, ce qui suppose de le connaître suffisamment bien pour ne pas le trahir. Par exemple, travailler en éthique appliquée ne peut se transcrire en faire du bien aux gens, car il s’agit précisément de réfléchir à la meilleure manière de faire du bien aux autres. Une bonne, voire une très bonne connaissance du domaine est donc requise pour écrire un tel texte.
10Ce préalable ne figure pas dans les Règles européennes pour une information facile à lire et à comprendre (2009), mais il me paraît essentiel. Comme la vulgarisation scientifique ne peut être proposée que par des personnes qui connaissent le sujet (sans qu’elles soient toujours des scientifiques), l’écriture d’un texte apparemment simple doit se nourrir d’une compétence concernant le sujet que l’on traite.
11Les règles européennes du FALC insistent sur la connaissance des personnes qui utiliseront ces éléments, leur participation à l’écriture ou leurs retours lors d’une présentation. Elles rappellent l’importance de ne pas infantiliser le contenu lorsque l’on s’adresse à des adultes. Le propos se doit de suivre un ordre simple, sans digressions, bien organisé en parties. Le choix des mots est très important : les mots les plus difficiles doivent être définis et exemplifiés, et le même mot doit être utilisé tout au long du texte pour désigner la même chose, sans craindre la répétition, notamment pour les idées importantes, qui pourront d’ailleurs revenir régulièrement dans le texte et la présentation. Il convient d’écrire sans métaphore, sans acronyme ou abréviations, en construisant des phrases courtes, dans un style actif plutôt que passif, sans négation, car la négation impose une opération de compréhension puis de négation, ce qui complique le propos (« Ne croyez pas ce que vous lisez ici », par exemple, est une phrase qui devrait laisser chacun·e d’entre nous sentir la difficulté de la négation). L’absence de négation m’est apparue ici comme la contrainte la plus importante ; je n’ai d’ailleurs pas réussi à y renoncer totalement dans la rédaction de mon propre texte en format PowerPoint.
12Des règles de présentation formelle s’y ajoutent, comme le fait de ne donner qu’une seule idée par phrase, de ne pas couper les phrases par des retours à la ligne qui gênent la compréhension, allant jusqu’à donner des exemples de polices et de couleurs plus lisibles.
13Pour autant, le respect de ces normes ne doit pas laisser penser que l’accessibilité est réalisée, puisque celle-ci dépend du contexte, du type de support choisi, de l’intérêt que le contenu représente pour chacun·e et, enfin, de la capacité de s’imprégner d’une idée et non pas seulement de la capacité de la comprendre sur le moment. C’est là toute la différence entre l’aptitude à la lecture et l’aptitude à la littératie, qui permet d’étendre réellement ses connaissances, théoriques ou pratiques.
14Ne nous laissons pas illusionner : utiliser le FALC ne permet pas de revenir aux codes habituels de la présentation orale, ex cathedra, ou de proposer un cours non participatif. Et ce, d’autant plus que les personnes porteuses de déficience intellectuelle souhaitent s’approprier le propos, notamment quand le sujet concerne leur propre expérience quotidienne. J’ai pu le constater en intervenant dans différentes antennes de l’association Trisomie 21 France : le désir de participer à la discussion était très vif chez les personnes présentes. En règle générale, plus le propos est accessible, plus les participant·e·s interviennent. S’il convient de recentrer la discussion sur le thème peut-être plus fréquemment qu’avec d’autres personnes, les prises de parole dans ce cadre étaient loin d’être inappropriées. Il était aussi plus difficile que d’ordinaire de ne pas en rester à des exemples individuels, mais de généraliser un propos avant de revenir à des exemples particuliers (mais là encore, cette différence est relative). Par contre, le respect de la parole d’autrui m’est apparu beaucoup plus net, de même que l’attention aux émotions d’autres membres du groupe, et le désir de s’exprimer (tant oralement que par le corps) était également beaucoup plus palpable avec ces personnes, qui, certes, ne représentaient pas toute la population des personnes trisomiques, mais une fraction d’entre elles qui a accès au travail et à la participation sociale.
15L’utilisation du FALC doit donc être combinée avec d’autres moyens d’entretenir la participation et la discussion au sein d’un groupe. Elle ne permet pas à elle seule l’assimilation d’un propos ou la possibilité de l’apprécier ou de le critiquer. Cependant, elle y contribue, et son usage permet à chacun·e d’entre nous d’affûter sa façon de penser et de s’exprimer face à tout public.
16Dans la suite de ce texte, je reprends le texte visible lors de l’intervention présentée à l’oral lors du congrès de l’AIRHM (passages en italique ci-dessous). Je tiens à redire que ce FALC est relativement peu abouti, car mon expérience en la matière est elle-même limitée. Cependant, il me fallait tenter cette démarche car je considérais que les personnes présentes, autoreprésentant·e·s d’associations et personnes intéressées par le congrès, avaient le droit de pouvoir, comme les autres, s’approprier réellement le contenu des interventions, sans pour autant négliger le reste de l’assemblée et son besoin bien légitime de réflexion sur des questions philosophiques et éthiques.
17L’enjeu était important, mais le défi d’un texte formellement simple également, puisque le thème retenu était d’envisager un rapport entre le droit (qui dicte les règles et les lois) et l’éthique (qui est la recherche du bien), dans la recherche du meilleur développement des capacités des personnes.
18A l’expression en FALC, il faut ajouter d’autres éléments indispensables à la bonne compréhension du propos : l’orateur doit parler lentement, mais avec aisance (car une lenteur forcée devient pénible à écouter) et regarder son public pour capter son attention (ce qui signifie ne pas regarder ses notes). Les personnes ayant des difficultés intellectuelles seront sensibles à cette présence physique de la parole, mais plus généralement l’ensemble du public auquel on s’adresse. Ce dernier aspect n’apparaît pas dans le texte qui suit, pas plus que les commentaires oraux, qui ne figuraient pas sur les diapositives projetées, mais les éléments disponibles nous permettront d’avoir une base d’analyse déjà étendue.
19Concernant le texte en italique, le lecteur pourra s’intéresser à la fois au contenu (la réflexion éthique concernant l’écart entre les lois et les pratiques) et à la forme (l’accessibilité du contenu), tout en se souvenant que l’on ne peut qu’artificiellement séparer l’un et l’autre : nous l’avons vu, un contenu en FALC doit lui-même être adapté et avoir été pensé de façon accessible.
20Le contenu présente une réflexion philosophique. Pourtant, il ne faudrait pas d’emblée supposer que celle-ci est inaccessible aux personnes ayant des difficultés intellectuelles modérées. Mon expérience m’a appris qu’une telle réticence est liée à l’appréhension qu’ont les personnes ordinaires pour le sujet traité. Ces dernières supposent qu’elles auront elles-mêmes du mal à le comprendre et que, par conséquent, des personnes porteuses de déficience intellectuelle ne pourront jamais le comprendre. Mais c’est compter sans la réflexion suscitée par l’expérience quotidienne de la stigmatisation, de l’injustice, de la différence : une telle expérience amène à réfléchir à des notions comme l’éthique et le droit (ou encore à ce qui est bien et ce qui est juste). Par ailleurs, ma propre exigence d’aborder de tels sujets de manière accessible m’oblige à être très concentré, à la fois sur le contenu et les réactions de l’auditoire, et à m’adresser aux personnes présentes comme à des partenaires de compréhension, en les traitant comme des adultes en capacité de comprendre.
21Ce faisant, je suis déjà entré dans mon propos, qui traite de la reconnaissance des capacités et des conditions de l’expression de ces capacités. Voici donc le texte présenté à ce sujet.
Exemple et analyse d’un texte d’intervention en FALC
L’utopie et la réalité
22Le thème du congrès étant « La Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, une utopie ? » et la convention ayant déjà été abondamment citée, il fallait commencer par expliciter le terme d’utopie :
L’utopie désigne un monde imaginaire et désirable.
Une utopie est une société idéale,
mais elle peut être seulement un rêve sans réalité.
Or il faut aussi que les idéaux se réalisent,
sinon la condition des gens ne s’améliore pas.
Alors : la Convention relative aux droits des personnes handicapées, la CDPH, n’est-elle qu’une utopie ?
23Il s’agissait ici de rappeler l’importance de l’imaginaire, d’un imaginaire positif, mais aussi le passage à la réalisation, à l’invention de possibilités nouvelles ouvertes par l’utopie (comme le voulait d’ailleurs l’inventeur de ce terme, Thomas More, au XVIe siècle, dans L’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement (1516).
24Je précise que ce type de commentaires, utiles au présent texte, ne figurait pas dans l’exposé oral. Le passage à l’écrit me permet d’enrichir et d’expliciter le contenu présenté. Le lecteur pourra juger de la pertinence de cette augmentation « savante » du contenu par rapport aux éléments proposés sous une forme proche du FALC. Ceux-ci étaient présentés sous forme de diapositives dont le texte n’excédait jamais le format des quelques lignes précédentes et étaient enrichis de commentaires oraux les plus faciles à comprendre possible.
25Revenons à l’utopie : le procédé de l’utopie est une manière d’éviter l’autocensure. Par exemple, il est peut-être utopique d’imaginer rendre accessible un texte à toute personne, mais au moins cela permet de l’envisager et de commencer à réfléchir aux possibilités de nous approcher de cette utopie.
26Par l’utopie, nous ne nous limitons pas d’emblée : nous ne pensons pas aux limites (souvent budgétaires aujourd’hui) ou aux contraintes pratiques, mais à ce que nous pourrions faire si une société idéale existait. Cette démarche permet de réactiver, pour chacun·e de nous, des idéaux ou des valeurs qui pourraient sans cela être d’emblée enfouies ou autocensurées. La philosophie morale et politique est à ce titre très marquée par l’utopie, dont certaines formes ont vocation à se réaliser, au moins partiellement (ainsi, lors de la création de la Société des Nations puis de l’ONU, les rédacteurs des chartes se sont inspirés d’idées qui paraissaient, lors de leur émergence, totalement utopiques : des règles de droit international, dans une perspective dite cosmopolitique, où tous les citoyen·ne·s sont avant tout des citoyen·ne·s du monde. C’était là ce qu’avait proposé, dès 1795, Emmanuel Kant dans son Projet de paix perpétuelle).
27Si un tel degré de détail vous pose des problèmes de compréhension, retenons l’idée importante : les utopies sont des sociétés idéales dont on peut tenter de s’approcher dans le monde réel. Une partie de la réflexion éthique est d’ailleurs consacrée à l’invention de conditions d’existence idéales pour toute personne. Cet aspect nous amène au rapport entre éthique et utopie :
L’éthique est une réflexion sur ce qui est bien.
Elle se sert des utopies pour imaginer un monde idéal.
L’éthique s’intéresse aussi au monde réel,
à ce que nous pouvons faire avec les moyens actuels.
28C’est le second versant de l’éthique, après l’éthique théorique qui réfléchit sur les principes : l’éthique appliquée vient la compléter pour permettre de réfléchir à des solutions. La démarche éthique est à rapporter à l’action et au questionnement concernant cette action. Nous pouvons la désigner ainsi : comment faire pour bien faire ? ou comment agir le mieux possible pour faire du bien aux autres ?
L’éthique et le droit
29Mais à quoi bon réfléchir aux questions éthiques en pratique, puisque le droit est là pour nous dire ce qui doit être et les règlements, ce que nous devons faire ? Ne suffit-il pas de suivre le droit ? C’est aller trop vite que de considérer les choses ainsi :
L’éthique complète le droit et les lois,
en permettant d’imaginer ce qu’ils pourraient devenir.
Elle montre le chemin et comble les vides du droit.
30En effet, le droit ne doit pas se contenter de suivre les évolutions de la société : il devrait pouvoir les anticiper. Les lois de bioéthique, par exemple, devraient être capables de prévoir les risques nouveaux issus des développements de la technique, qui ne sont pas toujours des progrès.
31Par ailleurs, il existe des vides juridiques : le plus souvent, les lois édictées par le droit nous disent ce qui est interdit, mais pas ce que nous devons faire au sein de l’ensemble des actions qui sont permises. On peut d’ailleurs se conduire de manière parfaitement légale, mais très peu éthique, par exemple en étant totalement individualiste et uniquement intéressé par son profit personnel tout en restant dans le cadre de la loi. A l’intérieur du vaste champ de liberté ouvert par le droit, encore faut-il réfléchir à la meilleure manière d’agir.
L’éthique existe pour rappeler ce qui est bien.
Elle complète le droit quand il ne dit pas ce qui doit être.
32Remarquons que la négation est indiquée en gras pour être bien visible. Cela permet à la fois de contourner la difficulté sémantique de toute négation et d’insister sur une idée contre-intuitive, puisque l’on pense généralement que le droit dit ce qui doit être. Or ce n’est pas le cas :
Par exemple, le droit ne dit pas comment enseigner.
Le droit interdit certaines violences ou pressions.
Mais il laisse libre de choisir sa façon d’enseigner.
33Heureusement que le droit n’impose pas une pédagogie unique, ce serait entrer dans une forme totalitaire d’enseignement ! On voit ici qu’entre le fait de respecter la loi et celui d’aider réellement autrui à développer ses propres capacités et son bien-être, l’écart est immense.
34Le droit dira seulement ce qui est interdit (par exemple, la violence physique ou psychologique de certaines sanctions, particulièrement redoutables lorsque l’on est en relation avec des personnes vulnérables). Mais si l’enseignant respecte cette dimension essentielle, il est libre d’agir comme il le souhaite, de prendre des exemples marquants qui suscitent la réflexion, de se référer à des situations vécues au sein du groupe pour rendre le programme plus accessible. Cela ne veut pas dire que cette liberté seule lui donnera les clés de la réussite en tant qu’enseignant : si son but est d’aider ses élèves à progresser et à se sentir à l’aise à l’école, il lui faudra réfléchir à ses méthodes pédagogiques.
Il faut ensuite réfléchir à la meilleure manière de le faire.
Ne pas faire plaisir seulement à l’enseignant, par exemple.
Ni seulement faire plaisir aux élèves,
car ils doivent progresser.
35Souvent, en effet, un enseignant considère que le cours est réussi quand son contenu l’intéresse, ou quand sa séquence s’est bien déroulée dans le temps, ou encore quand les élèves ont manifesté leur satisfaction. Mais cela n’est pas suffisant (même si une bonne ambiance est évidemment source d’émulation) : encore faut-il que les élèves fassent des progrès, se sentent soutenus et respectés par celui ou celle qui leur apprend les contenus. Progresser, ce n’est pas seulement faire plaisir ou se faire plaisir. La réflexion concernant ce que l’on fait et la meilleure manière de le faire pour les autres (en quoi elle est réflexion éthique) doit accompagner le travail du pédagogue, qui sera prescrit quant aux buts attendus, mais non pas quant aux moyens de les atteindre. Il en va de même dans de nombreux métiers, lorsque ceux-ci laissent une certaine liberté d’invention.
36Reprenons les différents éléments dont nous venons de parler, cette fois en utilisant une tournure affirmative plus efficace en FALC que la négation (« le droit ne dit pas ce qui doit être ») :
Les lois et le droit disent ce qui est permis ou interdit.
Plus rarement ils disent ce qui doit être dans le détail.
L’éthique intervient à ce niveau individuel ou personnel,
mais aussi pour faire évoluer le droit quand il est injuste.
37Chacun doit s’efforcer de mettre sa vie en accord avec ses principes et s’efforcer d’agir le mieux possible au sein de ce que permet le droit. Cependant, l’écart entre ce qui semble juste et ce qui est permis par la justice d’un pays mérite que l’on s’y arrête. L’histoire nous montre que la conception de la justice peut fortement évoluer. C’est ainsi que des lois peuvent rétrospectivement nous apparaître injustes :
Tout au long de l’histoire, les lois se sont transformées
pour davantage de justice, pour toutes les personnes.
Par exemple :
› les femmes ont été maltraitées et déconsidérées,
› les êtres humains noirs aussi,
› les personnes homosexuelles aussi.
38Développons l’exemple de la condition féminine : en France, le Code civil (1804) indiquait : « le mari doit protection à la femme, la femme doit obéissance à son mari » ; il faut attendre 1924 pour que les femmes aient le droit de passer le baccalauréat, 1938 pour qu’elles puissent avoir une carte d’identité ou un passeport sans l’autorisation de leur mari, 1944 pour qu’elles aient le droit de vote et deviennent éligibles, 1965 pour que les femmes mariées puissent exercer une profession sans l’autorisation de leur mari et ouvrir un compte en banque.
39La manière différente dont elles étaient traitées ne choquait personne, pas même la grande majorité des femmes, et se fondait sur une prétendue incapacité naturelle, du fait de la différence entre les hommes et les femmes. La condition des femmes reste aujourd’hui encore dans de nombreux pays sujette à l’idée d’une inégalité de nature (que la différence soit entendue comme biologique ou œuvre d’un dieu créateur).
40Ce même argument de la différence de nature a été utilisé pendant des années pour justifier l’exploitation des hommes et des femmes noirs. Leur infériorité proclamée légitimait ainsi la ségrégation, les travaux dégradants, la réduction en esclavage, etc. En France, la première abolition de l’esclavage date de 1794, la seconde de 1848, ce qui ne signifie pas que les droits de ces êtres humains aient été dès lors reconnus. Durant l’époque coloniale, le statut d’indigène ne leur donnait pas les mêmes droits qu’aux citoyen·ne·s français, et ce statut ne sera modifié qu’après la Seconde Guerre mondiale. Aux Etats-Unis, l’abolition de l’esclavage date de 1865, mais ne sera pas suivie d’effets partout, notamment dans les Etats du sud. Les discriminations et la ségrégation se sont poursuivies jusqu’à la fin de la lutte pour les droits civiques, au milieu des années 1960. Ici encore, il faut faire la différence entre la loi et son application, entre la loi et le respect de la loi par tous.
41En ce qui concerne les personnes homosexuelles, les discriminations n’ont été interdites par la loi française qu’en 1985, alors que la décriminalisation de l’homosexualité datait de 1791. Là encore, les lois ont suivi des évolutions variables selon les régimes (avec un net durcissement sous le régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale) et ici encore, l’argument de ce qui est « naturel » ou « contre nature » a été utilisé pour justifier le rejet dont elles étaient victimes.
42Il ne faut jamais oublier que les lois ne mettent pas fin comme par magie aux discriminations : entre leur proclamation et leur application, il faut souvent des dizaines d’années.
Encore faut-il que le droit soit appliqué.
Par exemple en Inde, selon le droit,
les femmes sont les égales des hommes,
les castes n’existent pas : les humains sont égaux.
Mais en réalité, dans de nombreux villes et villages
les femmes n’ont pas accès à l’école comme les hommes,
les humains de la caste inférieure, les intouchables,
n’ont pas les mêmes droits, sont exploités et rejetés.
43Dans les campagnes, dans certains Etats indiens, ces différences de statut entre hommes et femmes restent très fortes. Il est important d’accompagner le développement de l’égalité entre hommes et femmes que la culture traditionnelle rejette, de même que l’on réserve les travaux les plus dégradants aux intouchables.
Les capacités et les opportunités de les développer
44S’il existe des discriminations qui semblent se fonder sur des inégalités de nature, il faut être prudent au regard de l’histoire quant à l’objectivation de ces différences. On ne peut jamais savoir de quoi aurait été capable une personne si elle avait pu bénéficier d’une éducation adaptée et de soins précoces.
Il faut donc donner accès à la culture, à l’école.
Ne pas être d’emblée maltraité, rabaissé.
Il faut avoir des opportunités de développer ses capacités,
même si l’on est autrement capable.
45L’idée d’être autrement capable désigne la spécificité des personnes en situation de handicap. Même si, dans le cas précis du handicap, il y a des différences que le rétablissement de l’égalité de droit ne pourra pas compenser, ces différences ne doivent pas être surévaluées et encore moins permettre de justifier des discriminations entre personnes.
46Se conduire autrement, apprendre autrement, ce n’est pas toujours être moins capable.
47Cette question du rapport entre les capacités et les opportunités de les développer a été particulièrement travaillée en philosophie, à la fin du XXe siècle, à propos de la condition des femmes en Inde. Ces femmes, notamment dans les castes inférieures, avaient moins de chances que les hommes d’aller à l’école, d’apprendre un métier et de travailler contre rémunération. Dès lors, il est difficile de faire la part entre ce qui appartient à leurs capacités personnelles et ce qui appartient aux conditions dans lesquelles elles ont grandi.
48C’est en ce sens que Martha Nussbaum et Amartya Sen ont proposé la notion de capabilities. En anglais, ce terme signifie capacités, mais on le traduit par capabilités pour bien montrer qu’il englobe les capacités individuelles et les conditions permettant de développer ces capacités : elles sont toujours combinées (Nussbaum, 2012, p. 40). Elles désignent la possibilité réelle d’agir librement contre toutes sortes d’obstacles, y compris la mésestime de soi qui peut naître d’un contexte social stigmatisant (on voit immédiatement en quoi cette théorie est aussi applicable au champ du handicap).
49Les capabilités désignent non pas des aptitudes réalisées, mais un ensemble de possibilités réellement ouvertes aux individus, des opportunités qu’ils peuvent décider de saisir ou non. Le développement des capabilités est individuel, mais il dépend des politiques publiques d’offrir ce pouvoir de choisir, d’être et d’agir en subissant le moins de contraintes possible, car l’absence de liberté d’accomplir en pratique menace l’égalité des droits au quotidien.
C’est l’idée de Martha Nussbaum et Amartya Sen :
Les capacités des personnes sont toujours combinées :
Elles dépendent des possibilités de les développer,
à la fois des possibilités externes (dans la société)
et des possibilités internes (propres aux individus).
50Plutôt que de reprendre la traduction en « capabilités externes » et « capabilités internes », qui ne désigne qu’une distinction abstraite permettant d’insister sur la combinaison entre elles, j’ai préféré parler ici de possibilités internes ou externes, de capacités relevant d’opportunités de développement, pour ne pas compliquer le propos mais laisser toute sa place à l’idée qu’il n’y a pas de capacités innées, mais un développement des capacités individuelles dans un contexte donné à partir d’un ensemble de dispositions de naissance, qui deviendront ou non des capacités.
L’intériorisation de l’identité négative
51Si l’on interrogeait les personnes concernées, leur expression ne serait pas toujours suffisante pour faire valoir leurs droits : ainsi, beaucoup de femmes en Inde assimilent encore la condition de la femme à sa place « naturelle » et souhaitent avoir des garçons plutôt que des filles, pour que leur enfant n’ait pas à souffrir ce qu’elles-mêmes ont souffert. Elles ont intériorisé cette identité négative, qui est devenue une part de leur identité individuelle. La distance critique par rapport à leurs propres capacités actuelles et à ce qu’elles auraient pu être dans d’autres circonstances est difficile à acquérir sans éducation, quand toutes les normes sociales et les discours familiaux ont invalidé ces capacités. Développer ses capacités, c’est aussi se battre contre un contexte social stigmatisant et contre la croyance que l’on a soi-même de ses incapacités.
Beaucoup de personnes ne se font pas confiance.
Elles pensent elles-mêmes qu’elles sont incapables.
C’est le cas de beaucoup de femmes en Inde.
Elles veulent que leurs enfants soient des garçons,
car elles connaissent la vie misérable des filles.
Beaucoup de personnes se dévalorisent elles-mêmes.
Est-ce le cas de personnes ayant un handicap ?
52Cette autodévalorisation, cette intériorisation de l’identité négative est aussi le fait de nombreuses personnes en situation de handicap. Lorsque l’on a entendu toute son enfance, y compris dans sa propre famille, que l’on ne serait pas capable, que l’on ne pourrait pas, que l’on aurait pu si l’on n’avait pas été handicapé, etc., peut-on vraiment développer ses capacités ?
53A ce point de l’exposé, l’une des personnes présentes a réagi en insistant sur le fait qu’elle s’était précisément construite contre les idées que ses parents avaient d’elle. Par conséquent, qu’il était possible de réussir par la force de sa volonté, en s’opposant à tout ce qui avait été dit de soi.
54Cette question est effectivement importante, et l’objection touchait juste puisqu’elle m’avait déjà été adressée par des personnes ayant des déficiences autres qu’intellectuelles, par exemple, par Marcel Nuss dans un livre coécrit (Ancet & Nuss, 2012). J’ai bien entendu cette objection, mais j’ai ajouté que si certaines personnes ont la force de caractère de s’opposer à la dépréciation récurrente dont elles sont l’objet, d’autres, malheureusement, y souscrivent et se laissent emporter par une sorte de rôle social qui leur est attribué. Rappeler l’importance de l’aide, des opportunités sociales, est donc primordial pour ces dernières. C’est précisément ce que fait la théorie des capabilités, tout en soulignant que les individus peuvent aussi ne pas saisir les opportunités qui leur sont proposées. La réussite dépend donc bien de facteurs individuels, mais encore faut-il avoir pu lever, pour chacun, les effets de l’intériorisation de l’identité négative.
Ces idées négatives sont souvent celles des autres,
et on croit à ces idées comme à des vérités,
même quand il s’agit de sa propre identité.
Quelles capacités ?
55Avec la situation de handicap ou condition de handicap s’ajoute la difficulté que celle-ci n’est pas entièrement sociale. Intervient aussi ce que l’on appelle « déficiences ».
56Quand bien même arriverait-on à triompher de l’ensemble de la stigmatisation sociale et de l’autodépréciation, quand bien même y aurait-il eu des aides adaptées au développement des capacités individuelles, des difficultés fonctionnelles demeureraient, pour une part qu’il est absolument impossible de mesurer, non parce que nous manquons de précisions ou de connaissances à ce sujet, mais parce que, éthiquement, nous ne devons pas postuler que l’on puisse quantifier ces limites individuelles. L’histoire des discriminations a trop souvent montré que l’on a fondé des incapacités liées à la condition sociale sur la nature de l’être humain (nous l’avons vu à propos de la supposée nature de la femme, des populations noires, etc.).
57Il ne saurait être question d’un rapport mesurable entre l’inné (la déficience) et l’acquis (l’éducation, les compensations), car il n’y a pas de rapport direct entre l’importance de la déficience et les aptitudes, surtout pas dans le domaine de l’intelligence, qui est une entité très difficile à définir, à circonscrire, et donc à mesurer, sinon dans tel ou tel de ses aspects très précis et très réducteurs.
58Bien entendu, une déficience ne disparaîtra pas en écartant les seules contraintes sociales, mais on ne pourra jamais savoir dans quelles proportions les aptitudes de la personne concernée auraient pu varier dans un autre contexte d’apprentissage depuis la naissance, plus adapté à ses difficultés.
59La question de l’évaluation des capacités, actuelles et potentielles, reste donc toujours ouverte :
Quelles capacités ?
Bien sûr, il ne suffit pas de croire que l’on est capable,
Il faut aussi s’entraîner et s’exercer pour être meilleur.
60L’entraînement ne suffit pas pour accéder aux mêmes capacités que d’autres personnes, mais sans entraînement adapté, il n’y a pas non plus de progrès possible. Le résultat obtenu n’est pas, une fois encore, prévisible :
Personne ne peut connaître ses capacités à l’avance.
Les capacités réelles des personnes sont des résultats.
Les incapacités sont relativement liées aux déficiences.
Elles ne sont pas directement liées aux déficiences.
61On pourrait ici m’objecter qu’il y a bien des rapports directs entre capacités et déficiences. Par exemple, pourrait-on imaginer un photographe aveugle ?
62Contrairement à ce que la plupart d’entre nous peuvent imaginer, cette possibilité est réelle.
Exemple d’Evgen Bavcar, photographe aveugle
63A ce stade de l’exposé, j’ai choisi de montrer différentes photographies d’Evgen Bavcar1, illustrant la manière dont celui-ci photographie des visages, des statues ou d’autres objets que sa main touche et lui permet de cadrer. Bien entendu, il ne verra jamais le résultat de son travail, mais cela ne l’empêche pas de le mener et d’entrer ainsi dans le monde artistique, qui semble réservé aux voyants.
64Qu’en est-il de la capacité des personnes porteuses de trisomie ? Je montre quelques exemples d’œuvres de Judith Scott, une des artistes d’art brut les plus marquantes de la fin du XXe siècle.
Exemple de Judith Scott, artiste et trisomique
65Celle-ci a la particularité de n’être devenue une artiste qu’à l’âge de 43 ans, ce qui est extrêmement tard, en particulier pour une personne ayant une trisomie. Pendant longtemps, elle a été considérée comme profondément déficiente car sa surdité n’avait pas été dépistée. Elle n’a pas eu droit à l’éducation appropriée qu’elle aurait pu recevoir et elle n’a eu accès aux activités artistiques que lorsque sa sœur jumelle Joyce est devenue sa tutrice légale, à la mort de leurs parents. Pourtant, pendant une année, elle n’a manifesté aucune aptitude particulière, preuve que l’on peut toujours passer à côté d’un talent bien réel. Celui de Judith s’est révélé le jour où elle a assisté pour la première fois à un atelier d’art textile. Depuis, elle n’a cessé de réaliser des « cocons » de laine colorée enroulée autour de différents objets qui ont fait sa réputation internationale (une réputation dont elle-même se moquait bien, d’ailleurs). Cet exemple montre que le développement de capacités peut être parfois tardif, du moment que les bonnes rencontres donnent l’opportunité de développer ces aptitudes.
66Ces exemples, outre le fait qu’ils proposent une respiration dans l’exposé en passant du texte à l’image, ont été très appréciés par les personnes ayant une déficience intellectuelle qui se trouvaient dans la salle. Cette approche capacitaire est très importante pour ne pas limiter les personnes à leur handicap. Mais la survalorisation est, elle aussi, à éviter. La surestimation des productions (« C’est extraordinaire d’avoir réussi à faire ça »…) sous-entend souvent des idées moins avouables (…« pour quelqu’un qui a une déficience intellectuelle ») :
Ne jamais sous-estimer les capacités des personnes,
ni d’ailleurs les surestimer ou les survaloriser :
l’important est le travail réalisé (par exemple, l’œuvre d’art),
non ce que l’on imagine des personnes concernées.
67La trisomie, ou d’autres formes d’atteintes entraînant des difficultés intellectuelles, ne permettent pas de prévoir par avance les capacités d’expression des personnes. On peut être un artiste à part entière et non pas seulement un « artiste trisomique ». Mais si l’on accepte cette idée, l’œuvre ou la prestation réalisée doit être plus qu’une simple expression artistique : le statut d’artiste ne doit pas être usurpé, même si les normes d’appréciation d’une production se doivent de ne pas être rigides ou normatives, conformément à la démarche d’appréciation en art, particulièrement en art contemporain.
68La reconnaissance d’une valeur passe aussi par la reconnaissance du travail fourni et la qualité du résultat. Mais cela suppose une démarche de progression et d’entraînement :
Etre exigeant est important, comme dans tout travail,
mais il faut avoir le droit d’être éduqué, de travailler.
Prenons un autre exemple : la prise de parole publique.
Là aussi, pour bien parler il faut s’entraîner.
La participation citoyenne
69La participation citoyenne passe par l’expression publique, la soumission de certaines idées à portée générale. La reconnaissance de cet apport peut avoir lieu, mais, là encore, les productions doivent être à la hauteur de l’attente. Les opportunités sont ici encore déterminantes pour y parvenir. Je prends l’exemple de Cédric Mametz, que j’ai eu l’occasion de rencontrer :
Cédric Mametz est l’ancien président de l’association Nous aussi.
L’association Nous aussi représente des centaines de personnes porteuses d’une déficience intellectuelle.
Il a participé à de nombreuses émissions et commissions.
Il m’a expliqué qu’il s’est beaucoup entraîné pour parler en public, pour faire passer ses idées.
70Tout le monde n’a pas les capacités dont celui-ci a fait preuve dans l’expression orale. Cependant, chacun peut trouver un mode d’expression qui lui conviendra. Celui-ci peut être plus imagé, plus artistique, faire parler davantage le corps. Si cette démarche est assumée et encouragée, cela ne nuit pas toujours à la qualité de la participation citoyenne :
L’entraînement permet de mieux être entendu.
On peut s’appuyer sur l’expression par le corps,
on peut s’appuyer sur ses émotions,
pas seulement sur le texte du discours.
71Cette dernière proposition avait donné lieu à des retours nombreux de la part des autoreprésentants de l’association Trisomie 21. J’avais pu percevoir à quel point cette possibilité d’expression leur paraissait adaptée. L’idée que l’on puisse se faire entendre par une expression non standard doit faire son chemin, car il arrive bien souvent qu’une personne porteuse de trisomie soit plus à l’aise pour exprimer corporellement ses émotions et ses aspirations que lorsqu’on lui demande de les verbaliser. Mais encore faut-il que ce discours original puisse être compris et accepté. C’est là le problème de la réception du discours par les autres, ceux qui se pensent normaux :
Mais il faut aussi que les autres écoutent le discours,
que chacun accepte de reconnaître sa valeur,
pour ne pas être déconsidéré avant même de parler.
Ce n’est pas un simple « témoignage »,
ce peut être une authentique prise de parole.
72Trop souvent en effet, dans les congrès ou les rencontres, les interventions de personnes ayant un handicap (quel qu’il soit, d’ailleurs) se voient réduites à ce statut de « témoignage », base d’une analyse ultérieure, mais ne pouvant contenir en lui-même une véritable analyse. Or ma propre expérience de corédaction de textes ou de coanimation de conférences avec des personnes en situation de handicap m’a montré le contraire. Il faut, bien entendu, souvent trouver l’angle sous lequel présenter le problème, réfléchir ensemble à ce que nous souhaitons proposer, mais ce travail en commun ne signifie pas que l’universitaire que je suis reformate le discours pour le rendre académique ou pour interpréter dans un second temps la matière brute du « témoignage ».
La réciprocité
73Le véritable respect de l’apport d’autrui conduit à une notion tout à fait fondamentale dans la réflexion éthique : la réciprocité. Elle désigne le fait de donner et de recevoir. Les différences de compétence, d’habileté dans le maniement du langage ne doivent pas faire oublier que chacun peut recevoir de l’autre, quand bien même il y aurait d’un côté un universitaire (donc a priori un individu socialement valorisé pour un savoir et une capacité d’expression) et de l’autre une personne porteuse de déficience intellectuelle. Celle-ci aura peut-être une aptitude à s’exprimer par le corps et à faire sentir ses émotions que l’universitaire ne saura pas ou ne pourra jamais développer. Mais peut-être pourra-t-il apprendre par son intermédiaire et s’inspirer d’un mode d’entrée en relation qu’il ne connaît pas ou qu’il a inhibé. C’est en tout cas ma propre expérience : j’ai appris à regarder beaucoup plus mon auditoire depuis que je travaille avec des personnes qui ne peuvent pas lire un texte, qu’elles soient paralysées ou porteuses d’une déficience intellectuelle.
74Cette notion de réciprocité est malheureusement absente de la CDPH :
Il manque un mot dans la CDPH, celui de réciprocité.
C’est une idée essentielle en éthique.
Je peux apporter aux autres,
mais les autres peuvent m’apporter aussi.
75La situation de handicap contraint le plus souvent à recevoir et à ne pas être conscient de ce que l’on peut donner en retour. Ce désir de donner doit être accueilli et reconnu, non pas seulement « pour la forme », mais avec la conviction qu’effectivement les personnes ayant une déficience intellectuelle peuvent nous apprendre, notamment nous apprendre à communiquer différemment, à sortir de nos habitudes de langage et d’expression, mais aussi nous faire partager leurs propres intérêts et émotions.
76Certains philosophes, comme Emmanuel Levinas, diraient même que la subjectivité n’existe qu’en tant qu’elle est par autrui : « La responsabilité en effet n’est pas un simple attribut de la subjectivité, comme si celle-ci existait déjà en elle-même, avant la relation éthique. La subjectivité n’est pas un pour soi ; elle est […] initialement pour un autre » (Levinas, 1982, p. 92-93). Et cet autre peut être porteur de déficience intellectuelle, comme Yves Aulas, dont les textes ont été publiés et commentés par Jan Bierhanzl, philosophe ayant travaillé au sein de la communauté de l’Arche. Il cite d’ailleurs son expérience de collaboration avec Yves Aulas à l’appui de la théorie d’Emmanuel Levinas (Bierhanzl, 2011).
La projection malveillante
77La limite de la réciprocité est la projection sur autrui qui laisse penser que ses besoins sont les mêmes que les miens. Lorsque l’on cite comme principe d’action éthique : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse », on suppose qu’il est possible de se mettre en lieu et place de l’autre, au risque de projeter sur lui ce que l’on craint soi-même et qu’il est censé craindre, ce que l’on aime soi-même et qu’il est censé aimer…
Chacun de nous doit éviter de projeter sur les autres
ce qu’il sent, ce qu’il pense ou ce qu’il croit.
78Au lieu d’évaluer réellement ses besoins, on choisit pour lui ce dont il a besoin. Pourquoi, comme nous le disions plus haut, une personne dite « dépendante » n’aurait-elle pas l’envie ou le désir d’aider en retour ? D’apporter à quelqu’un ce qu’on lui a apporté ? Comprendre ce que l’autre peut ressentir ne signifie pas se plier à tous ses désirs, mais faire l’effort de s’approcher de son expérience intérieure :
Essayer de comprendre le ressenti de chacun
est une manière de comprendre ses difficultés,
ou ce qui s’oppose au respect de ses droits.
79Nous ne pouvons qu’essayer de comprendre les autres. Faire comme si l’on était à la place de quelqu’un qui vit avec un handicap est utile pour mieux cerner ses difficultés, mais nous ne nous mettrons jamais entièrement à sa place. Le travail de l’imagination est important, mais on doit être conscient de ses limites. Il ne s’agit ici ni de défendre une étrangeté indépassable, ni de supposer une coïncidence entre deux sujets. Par exemple, le monde mental tactile et auditif d’un aveugle de naissance restera toujours pour moi une énigme, même si je perds un jour la vue, car tout mon monde mental se nourrit d’images et de références visuelles. Cet exemple classique montre toute la difficulté de se mettre comme en lieu et place d’autrui pour mieux respecter ses aspirations, ses désirs et ses besoins.
80Sans cette précaution, on choisira non plus pour l’autre (à son intention), mais à la place de l’autre (en se substituant à lui). C’est l’un des risques d’une action qui se veut bonne et respectueuse. L’éthique est une constante interrogation sur ses propres intentions, sa propre manière d’agir. Elle seule fait intervenir la réflexion sur la cohérence de ses actions, en quoi elle vient compléter le droit :
Il faut compléter le droit par la réflexion.
C’est ce que fait l’éthique.
Réflexion sur cette tentative de simplification de l’exposé
81Cet exposé, en s’efforçant de clarifier des notions et une démarche en elles-mêmes passablement complexes, se proposait de faire réflexion sur ses propres conditions. Il était certainement encore trop ardu pour être « facile à comprendre ». Mais si je ne m’étais pas efforcé de le simplifier, sa forme aurait été une façon implicite de signifier que je ne souhaitais pas que les personnes concernées puissent vraiment se l’approprier ou manifester leur désaccord (ce qui a été le cas sur certains points). De ce fait, certaines personnes auraient fait mine de comprendre, comme elles ont appris à le faire depuis des années, renforçant ainsi l’équivocité de la communication.
82Il est important de souligner cette part de la vulnérabilité qu’est la vulnérabilité communicationnelle : moins on peut comprendre, moins on peut se faire comprendre, plus on risque d’être mis en difficulté ou d’être soumis à la volonté d’autrui.
83Or toute action éducative ou d’accompagnement ne transmet pas seulement des savoirs ou des savoir-être, loin de là, mais aussi des valeurs et des convictions, qui sont à la fois déclaratives et mises en acte. Par exemple, déclarer l’égalité entre les personnes peut très bien s’accompagner d’attitudes ou d’actes qui disent le contraire à ses interlocuteurs. On peut manifester par ses gestes, ses réactions, le ton de sa voix, etc., que l’on ne veut pas être confondu avec ceux dont on prend soin, alors même que l’on adhère à l’article 3 de la CDPH concernant le respect de l’égalité, de la dignité de chacun, et la non-discrimination.
84Nos idéaux et nos valeurs comme l’altruisme ou le respect doivent être réfléchis pour être authentiquement manifestés. Il est trop simple de se dire altruiste ou empathique et d’utiliser le bénéfice secondaire de l’accompagnement qu’est l’emprise sur autrui, la mainmise sur ses choix, ou le plaisir de se sentir valorisé par contraste avec l’autre. Quand la cohérence entre nos valeurs et le réel paraît facile à mettre en place, nous avons tout à gagner à mener une réflexion éthique : il se peut que nous soyons dans le déni de la difficulté (ce que l’on entretient en se rassurant par l’énumération de ce que l’on fait bien techniquement, le rappel de ses bons sentiments ou de ses convictions). Or les bons sentiments ne font pas les bonnes actions : encore faut-il considérer leur expression, leur réciprocité réelle ou illusoire, entendre les retours de ses collègues et leurs critiques éventuelles, sentir ce que l’on attend de l’autre en retour de ce que l’on estime devoir lui adresser. Quand nous nous sentons proches et à l’aise avec autrui, tout autant que quand nous sentons la distance professionnelle comme allant de soi, posons-nous la question de la juste distance, du recul qui doit s’imposer. Car il est très facile de passer outre ces interrogations personnelles pour se réfugier dans des aspects pratiques et fonctionnels.
85On voit comment l’interrogation sur ses propres pratiques ou les échanges avec ses collègues doivent permettre de rouvrir des problèmes que l’on pensait avoir dépassés ou définitivement enterrés. Sans s’y adonner tous les jours, il est bon de temps à autre de revenir aux fondamentaux, à ses valeurs premières pour agir le moins mal possible (sachant qu’il n’y a pas toujours de solution pleinement satisfaisante). Chaque échange a pour but de mieux avoir conscience de ses propres travers et des difficultés précises que l’on rencontre pour aller dans le sens de ses propres valeurs. Car si les valeurs et les principes fondamentaux sont largement partagés, les difficultés d’application, elles, sont à la fois structurelles et individuelles. C’est en ce sens que la réflexion éthique sur ses pratiques, sur les termes que l’on emploie, sur la forme que l’on donne à son discours, peut aider à retrouver du sens à son action, à retrouver ce qui fonde notre propre humanité en ce que celle-ci s’exprime dans notre responsabilité envers autrui. J’espère avoir laissé entrevoir cette possibilité tout au long de ce texte.
Bibliographie
Bierhanzl, J. (2011). Ethique et institution dans les théories d’Yves Aulas. Dans P. Ancet & N.-J. Mazen (Ed.), Ethique et Handicap (pp. 327-336). Bordeaux : Les études hospitalières.
Levinas, E. (1982). Ethique et infini. Paris : Fayard.
Nuss, M. & Ancet, P. (2012). Dialogue sur le handicap et l’altérité. Ressemblances dans la différence. Paris : Dunod.
Nussbaum, M. (2012). Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? Paris : Flammarion.
Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis (UNAPEI). (2009). Règles européennes pour une information facile à lire et à comprendre. Consulté le 06.04.2020 sur http://www.unapei.org/IMG/pdf/Guide_ReglesFacileAlire.pdf
Notes de bas de page
1 On peut voir des photographies d’Evgen Bavcar sur son site : http://evgenbavcar.com/
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