Introduction
p. 17-30
Texte intégral
1Cet ouvrage revient sur des communications présentées lors du XIVe Congrès de l’Association internationale de recherche scientifique en faveur des personnes ayant un handicap mental (AIRHM). Créée en 1988, cette association a pour but la diffusion de recherches et de travaux concernant les personnes qui présentent une déficience intellectuelle. Elle a pour objectifs d’encourager la collaboration entre chercheur·e·s et praticien·ne·s dans la recherche et d’inclure les personnes ayant une déficience intellectuelle à ses diverses activités et études. Si, en 1988, ces objectifs étaient novateurs, trente ans plus tard, ils vont dans le sens de ce qui est préconisé par des traités internationaux tels que la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH, 2006). En effet, nombreux sont les textes actuels qui insistent sur l’inclusion et la participation sociale des personnes en situation de handicap dans les différents domaines de leur vie.
2Depuis sa création, tous les deux ans, l’AIRHM organise un grand congrès international sur un thème d’actualité choisi par ses membres. Le XIVe Congrès était consacré à l’analyse de la mise en œuvre de la CDPH. Il a été organisé en collaboration avec la HES-SO (Haute école spécialisée de Suisse occidentale) et s’est déroulé du 11 au 14 septembre 2017 à la Haute école de travail social de Genève.
3Pendant longtemps, il a été estimé que 10 % de la population mondiale étaient confrontés à des situations de handicap ; désormais, il est présumé que le taux des personnes concernées atteint 15 % (Organisation mondiale de la Santé et Banque mondiale, 2011). Les progrès de la médecine et le vieillissement démographique dans les pays occidentaux expliquent cette augmentation. Ainsi, c’est un citoyen sur huit qui est aujourd’hui directement touché par le handicap, sans compter les membres de son entourage, qui sont généralement également impactés.
4Le taux de prévalence de la déficience intellectuelle est aujourd’hui estimé à 2-3 % de la population, sans consensus réel sur la répartition entre les degrés de déficience, dont l’intensité n’est pas la même pour l’ensemble des personnes concernées. Parmi les caractéristiques valables pour toutes les personnes diagnostiquées comme ayant une déficience intellectuelle figurent un quotient intellectuel (QI) inférieur à 70 ainsi que des limitations du comportement adaptatif déficitaire se manifestant avant l’âge de 18 ans. Selon l’American Association on Intellectual and Developmental Disabilities (AAIDD, 2010), « la déficience intellectuelle est une incapacité caractérisée par des limitations significatives du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif, qui se manifeste dans les habiletés conceptuelles, sociales et pratiques. Cette incapacité survient avant l’âge de 18 ans » (Comité ad hoc de l’AAIDD sur la terminologie et la classification, 2014 ; traduction française/canadienne). Les personnes ayant une déficience intellectuelle forment un groupe hétérogène, ayant des besoins de soutien d’intensité très variable. Pendant longtemps, les termes employés pour les qualifier ont été ceux d’« idiots », d’« imbéciles », d’« arriérés » ou de « personne ayant un retard mental » ; dans une perspective de scolarisation, ces enfants ont été désignés comme inéducables, partiellement éducables ou encore éducables sur le plan pratique. En référence aux problèmes sociaux rencontrés par ces personnes, en Europe, la notion générique de « handicap mental » a été et est encore couramment utilisée1. Toutefois, le mot « handicap » est perçu négativement dans le milieu anglophone. Finalement, au niveau international, les termes péjoratifs ou dépréciatifs ont été exclus au bénéfice de formulations plus neutres telles que « personnes ayant ou présentant une déficience intellectuelle » ou « personnes ayant des incapacités cognitives ou intellectuelles ».
5La CDPH, promulguée en 2006, prévoit que les droits et libertés de toute personne en situation de handicap soient garantis par les Etats signataires. En 2019, 175 pays ont signé la CDPH, un nombre réjouissant qui atteste du chemin parcouru par nos sociétés quant aux droits des personnes en situation de handicap. Toutefois, à l’instar des conventions de l’ONU sur les droits des enfants ou des femmes, cette dernière convention dédiée à une autre population spécifique met aussi en lumière la vulnérabilité des personnes concernées et la nécessité de leur garantir une attention particulière afin que leurs droits soient respectés de façon similaire à ceux de tous les autres citoyen·ne·s.
Un rapide retour en arrière : l’évolution des représentations sur le handicap
6La manière de percevoir et d’accompagner les personnes en situation de handicap s’est transformée au fil du temps. Les individus présentant des déficiences physiques, sensorielles, psychiques et/ou intellectuelles ont longtemps été considérés comme un groupe particulier, stigmatisé et marginalisé. Ces personnes, identifiées à leur handicap, étaient traitées comme si leur état était figé à vie sans évolution possible de leur situation. Elles ont été mises à l’écart, comme si elles ne faisaient pas entièrement partie de la société. Divers auteurs ont renvoyé à la notion de liminalité pour qualifier cet entre-deux, situé au seuil, à la marge de l’humanité, ni tout à fait dedans, ni tout à fait en dehors (Stiker, 2007).
7Il y eut des époques où ces personnes étaient totalement exclues de la société, placées dans des institutions – généralement situées à l’écart des villes – et ainsi cachées au regard des autres. Leurs conditions de vie étaient précaires, elles étaient couramment soumises à de mauvais traitements ou négligées. Elles étaient séparées de leur famille et dépendaient de l’aumône ou de la charité et étaient prises en charge par des organisations religieuses ou caritatives, parfois par l’Etat.
8Grâce aux avancées de la médecine, les causes de maladies chroniques et invalidantes ont été identifiées et des traitements ont commencé à être prodigués (médication, opération, thérapie, etc.). Si ces progrès ont permis d’améliorer la situation de nombreuses personnes, tel ne fut pas le cas pour toutes ; beaucoup d’entre elles continuèrent à vivre dans des conditions inadaptées, particulièrement celles qui étaient touchées par des atteintes congénitales ou durables. Dans le contexte particulier de l’après-guerre, la mobilisation autour des blessés de guerre a ouvert la voie à l’octroi d’aides sociales et, pour certains, à un accès à un travail adapté.
9Longtemps, le modèle médical a prévalu en matière de prise en charge, suivi à partir des années soixante par celui de la réadaptation (physiothérapie, orthophonie, ergothérapie, etc.). Ces approches, s’appuyant essentiellement sur une perspective endogène du handicap, ont progressivement montré leurs limites. Il y manquait la prise en compte des facteurs environnementaux et des actions qu’il est nécessaire de mener sur ceux-ci. Par exemple, un fauteuil roulant ne permet pas à une personne d’avoir accès à l’emploi tant que les lieux de travail ne sont pas adaptés à son utilisation. La seule volonté d’un individu, aussi déterminé soit-il, ne peut à elle seule pallier les obstacles de son environnement en matière d’accessibilité.
10L’émergence d’approches environnementales a introduit un nouveau paradigme dans le champ du handicap. Dénonçant la vision réductrice du fonctionnement d’une personne, selon laquelle celui-ci serait uniquement déterminé par les caractéristiques biophysiques de l’individu, le modèle écologique invite à tenir compte des facteurs d’influence que l’environnement exerce sur la personne. Les situations de handicap ne résultent, en effet, pas des seuls attributs inhérents à une personne, mais bien des interactions entre celle-ci et son environnement. Suite à un long processus de révision du modèle conceptuel du handicap en vigueur, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a ouvert la voie en adoptant, en 2001, la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), qui s’appuie désormais sur une approche bio-psychosociale. Cette nouvelle perspective s’inscrit dans une conception du handicap « comme le résultat d’un processus où facteurs individuels et contextuels interagissent pour produire une situation de handicap » (Korpès, 2005). Les facteurs environnementaux pouvant constituer soit un obstacle, soit un agent facilitateur au fonctionnement et à la participation d’un individu, il s’agit par conséquent de mener des actions sur les éléments et conditions potentiellement défavorables de l’environnement. Les modifications à apporter concernent autant les ressources matérielles (par exemple, l’accessibilité architecturale) et humaines (notamment les attitudes) que le contexte général (politiques sociales, système de valeurs) : modifier l’architecture des bâtiments publics pour en faciliter l’accès ; adapter des horaires de travail – parfois trop intenses – pour favoriser l’emploi dans le secteur de l’économie libre ; simplifier l’expression de l’information pour la mettre à portée du plus grand nombre ; imposer des quotas à l’embauche de personnes en situation de handicap ; procurer une assistance de vie journalière pour favoriser la vie en appartement autonome. Toutefois, ces ajustements des systèmes environnementaux requièrent, pour être réellement efficaces, toujours un engagement et des apprentissages de la part des personnes concernées. Pour paraphraser Korpès cité ci-dessus, la participation sociale d’une personne en situation de handicap résulte d’un processus où facteurs contextuels et personnels interagissent.
11Tant les traités internationaux que les législations nationales étayent les évolutions sociétales et ancrent la progression de l’inclusion et de la pleine participation des personnes en situation de handicap aux secteurs d’activités valorisées de la communauté (école, travail, habitat, loisir, etc.). En ce sens, la CDPH est un bon exemple. Cette convention pose les bases de la participation des personnes à la société, quelles que soient leurs caractéristiques.
12La CDPH promeut également avec force le principe de l’inclusion. Toutefois, celle-ci n’est pas définie dans le texte de la convention. Pour des auteur·e·s comme Gardou (2012) et Belmont, Plaisance et Vérillon (2011), serait inclusive une société qui permettrait à toute personne de trouver une place, indépendamment de ses singularités. Cela présage des modifications à apporter aux dispositions de l’environnement et au fonctionnement des organisations ainsi que des ajustements des pratiques, qui devront s’appuyer sur une reconnaissance mutuelle des apports de chaque partenaire engagé·e dans une relation. Le concept d’inclusion va plus loin que la notion d’intégration, qui est avant tout centrée sur le soutien nécessaire à la personne en situation de handicap pour que celle-ci soit au maximum en mesure de s’adapter à son environnement.
13Ainsi, les dispositifs d’accompagnement, initialement centrés sur la personne et ses déficiences dans une perspective de prise en charge par des experts, sont désormais appelés à (re)donner aux personnes concernées un pouvoir de décision sur leur propre vie dans un environnement conçu pour encourager leur participation.
La Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées : une utopie ?
14Tel était le titre de ce XIVe Congrès de l’AIRHM, qui visait à interroger les améliorations tangibles de la qualité de vie et du devenir des personnes ayant une déficience intellectuelle et de leurs proches depuis la promulgation de la CDPH. Nonobstant les progrès constatés, quels sont les défis qu’il reste à relever afin de s’approcher réellement d’une société inclusive où chacun·e trouverait sa place ? La parole a été donnée à des chercheur·e·s, des responsables de formation, des praticien·ne·s de terrain ainsi qu’à des personnes directement concernées et à leurs proches. Pendant quatre journées, une centaine de communications sous forme de conférences publiques, de conférences plénières, de symposium, d’ateliers et de posters ont été présentées et discutées. A l’issue de ce congrès, le comité scientifique a décidé de publier un recueil collectif visant à approfondir les thématiques de l’accessibilité et de la participation, celles-ci s’étant profilées dans de nombreuses contributions. Ces deux dimensions s’inscrivent en filigrane à travers l’ensemble de l’ouvrage et sont développées dans des domaines aussi variés que l’éducation inclusive, l’habitat, la vie familiale, la participation sociale et citoyenne, ou encore le processus qui mène de la production à la reconnaissance d’œuvres d’art.
15L’accessibilité, lorsqu’elle est évoquée par rapport à des personnes en situation de handicap, renvoie souvent spontanément à des barrières physiques et architecturales. Personne ne contestera qu’énormément d’obstacles environnementaux doivent impérativement encore être abolis pour améliorer le quotidien de personnes ayant une mobilité réduite ou des troubles sensoriels. Les entraves auxquelles sont confrontées les personnes ayant une déficience intellectuelle sont, quant à elles, souvent moins directement perceptibles et cependant profondément handicapantes ; ainsi en est-il de la persistance de croyances et représentations erronées ou encore de préjugés dépréciatifs, autant de sources d’attitudes condescendantes ou infantilisantes, fréquemment dévalorisantes à leur égard. Même parmi les proches et les professionnel·le·s qui les accompagnent, d’aucun·e·s ne portent pas toujours suffisamment d’attention à la simplicité et à la clarté des propos émis, négligent de s’ajuster à la vitesse de pensée de leur interlocuteur ou interlocutrice ou à sa manière, peut-être non conventionnelle, de décoder ou d’exprimer des messages. Outre ces entraves liées aux relations interpersonnelles, il existe également d’importants obstacles sociétaux tels que le manque ou les difficultés d’accès à des soutiens institutionnalisés favorisant la participation dans les domaines de l’école, de l’emploi, de la parentalité, de la vie civique, de la culture, etc.
16La participation est appréhendée ici dans son acception « active », au sens de « prendre part » ; elle ne se limite donc pas à la notion d’« avoir part » exprimée par la forme passive. Il s’agit bien de considérer que toute personne, quelle que soit sa situation de handicap, amène par son action une contribution à la société dans laquelle elle vit. Mais pour qu’elle puisse réellement prendre part à son environnement, son entourage au sens large doit lui en donner la possibilité en lui assurant les conditions qui le permettent. L’accessibilité n’en est pas une tant qu’elle se limite à être déclarative ; pour qu’elle soit effective, il est nécessaire qu’elle repose sur des actions concrètes répondant à une vision de la société. En outre, l’autodétermination des individus postule que ceux-ci aient la possibilité de choisir parmi diverses options disponibles. Toute personne doit pouvoir prendre les décisions qui la concernent, les mettre en pratique et en assumer les conséquences (Ninacs, 2008). D’aucun·e·s estiment que le combat pour l’autodétermination est un piège susceptible de renvoyer à l’entière responsabilité de la personne, au risque de minimiser la nécessité d’ajustements environnementaux. Cette question reste en suspens ; il sera intéressant de découvrir comment les différent·e·s auteur·e·s de cet ouvrage appréhendent ce dilemme.
17La structuration classique de ce type de recueil s’articule généralement autour d’une première section exposant des concepts théoriques et méthodologiques, suivie d’une seconde partie consacrée à des aspects pratiques et expérientiels. Or, la majorité des contributions réunies ici s’inscrivent à la croisée de ces deux axes. Mettant le focus sur une thématique particulière rattachée aux conditions d’accessibilité et/ou de participation sociale, la plupart des auteur·e·s retracent, en lien avec la dimension qu’ils ou elles abordent, les dernières évolutions intervenues dans le champ du handicap en général et/ou dans celui de l’accompagnement des personnes ayant une déficience intellectuelle en particulier. Aussi ce recueil est-il divisé en quatre parties, réunissant chacune trois contributions. Plusieurs auteur·e·s se sont appuyé·e·s sur les mêmes cadres conceptuels pour étayer leurs analyses ou réflexions. La première partie introduit des concepts auxquels il est fait référence explicitement ou implicitement dans la majorité des articles suivants (capabilités, construction sociale du handicap, disabilty studies, etc.). Dans la seconde partie, il est question, selon des angles complémentaires, de la notion d’autodétermination et de l’influence de facteurs environnementaux pour en renforcer l’expression. La troisième partie porte sur des parcours scolaires d’enfants en situation de handicap et sur des écueils qui s’opposent à l’avènement d’une école inclusive. La dernière partie introduit une réflexion relative au droit des adultes.
Des cadres conceptuels partagés
18Pierre Ancet, maître de conférences en philosophie et chercheur au Centre Georges Chevrier de l’Université de Bourgogne, introduit l’ouvrage. Sa contribution s’inscrit dans le prolongement de l’exercice auquel il s’était prêté pour préparer la conférence qu’il a présentée en ouverture du congrès. L’auteur s’intéresse à la question de l’accessibilité d’un discours traitant de questions éthiques dans le cadre d’un exposé destiné à un public réunissant à la fois des académicien·ne·s, des dirigeant·e·s, des praticien·ne·s et des personnes ayant une déficience intellectuelle. Il nous invite à le suivre dans les réflexions qui ont jalonné son parcours lors de l’élaboration de sa conférence en langage Facile à lire et à comprendre (FALC) ; il décrit la complexité de la démarche, qui ne consiste pas à se contenter de simplifier le style d’un texte conçu de manière usuelle, mais bien à l’aborder, dès le départ, différemment. Il y va de la nécessité de nous défaire de représentations restrictives quant aux capacités de compréhension et d’expression des personnes ayant une déficience intellectuelle et, partant, du devoir individuel et sociétal d’assurer à celles-ci les conditions indispensables au développement de ces capabilités2. Les capabilités se référant ici à la possibilité effective d’une personne de faire des choix pour réaliser les activités souhaitées (Sen, 2008).
19Le second article situe explicitement des enjeux de la CDPH. Les auteurs, Yves Delessert, Francis Loser et Maurice Jecker-Parvex, enseignent tous trois dans une Haute école de travail social (HETS) en Suisse. Les deux premiers sont respectivement maître d’enseignement et professeur à la HETS de Genève, le troisième est professeur à la HETS de Fribourg. Ils ont, dans la perspective d’une contribution au Congrès de l’AIRHM, construit un module de formation dont les grands axes sont rapportés ici, notamment les évolutions de la construction sociale du handicap, les visées de la CDPH et les problèmes relatifs à une mise en œuvre rapide de celle-ci. Des étudiant·e·s ayant participé à cette formation ont mené de courtes enquêtes de terrain sur trois dimensions de la vie (choix du lieu de vie, transport et mobilité, scolarité) ; les résultats confirment que le véritable accès à l’égalité des droits des personnes en situation de handicap passera indubitablement par un processus d’activation des facteurs de conversion à la fois individuels, sociaux et environnementaux.
20Les auteures du troisième texte présentent le bilan d’un projet de recherche participative et appliquée menée en partenariat par des équipes française et togolaise de chercheur·e·s et de représentant·e·s du monde associatif (praticien·ne·s et familles). Elles se réfèrent au courant des disability studies et en précisent les conditions d’application et les limites. Laurence Joselin, docteure en psychologie et ingénieure de recherche et Bernadette Céleste, docteure en psychobiologie génétique et comparative à Paris, se livrent à un retour réflexif sur une démarche accomplie dans une intention de co-construction des connaissances, en référence aux études initiées par les disability studies. Leur constat fait état de l’impact d’un contexte économico-culturel qui s’est, en l’occurrence, révélé restrictif sur le processus de recherche en tant que tel, mais aussi sur l’actualisation des droits inscrits dans la CDPH. Les étapes, tout comme les obstacles qu’il reste à franchir, sont loin d’être partout les mêmes : qu’en est-il tant que les priorités des familles concernées sont centrées sur la satisfaction de leurs besoins vitaux et/ou lorsque les représentations sociales à l’égard des personnes ayant une déficience intellectuelle sont dominées par de fausses croyances ancestrales ?
De l’autodétermination à la citoyenneté : un processus d’émancipation
21Martin Caouette, professeur en psychoéducation à l’Université du Québec à Trois-Rivières, s’attache à retracer plusieurs conceptions de l’autodétermination prévalant dans le champ de la déficience intellectuelle. Il explore la complémentarité de ces différentes perspectives ainsi que les corrélations avec d’autres modèles et concepts. S’appuyant sur des études menées par d’autres chercheur·e·s, l’auteur met en évidence les conditions et développements requis au niveau des pratiques d’accompagnement pour renforcer l’émergence de conduites autodéterminées de la part des personnes ayant une déficience intellectuelle. Les facteurs déterminants relèvent à la fois des capacités individuelles de la personne concernée (et donc des occasions d’apprentissage qui lui sont offertes), des expériences de vie accessibles dans son environnement ainsi que des formes de soutien mises en place. Pour terminer, l’auteur esquisse des pistes pour élever le degré d’autodétermination des personnes en situation de handicap ; les propositions retenues en appellent à une évolution des pratiques, tant de la part des acteurs de terrain que de celle des structures de l’intervention.
22Annick Cudré-Mauroux et Geneviève Piérart, professeures à la Haute école de travail social de Fribourg et Carla Vaucher, assistante à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, abordent la question de l’autodétermination dans le contexte de la relation éducative. Elles présentent les résultats d’une recherche qualitative menée en Suisse auprès de personnes ayant une déficience intellectuelle et de professionnel·le·s de l’éducation qui les accompagnent. L’étude porte sur les représentations qu’ont les un·e·s et les autres de l’autodétermination en tant que concept, de la valeur qu’elles et ils lui attribuent et de leurs perceptions respectives des stratégies éducatives mises en œuvre pour étayer le développement de comportements autodéterminés. Les auteures soulignent que ceux-ci relèvent d’une compétence évolutive qui peut être apprise tout au long de la vie, moyennant divers types de soutiens. L’exercice de l’autodétermination ne peut être effectif que dans des environnements en permettant l’expression.
23Le texte suivant est le fruit d’un travail collectif ayant réuni autour de Mireille Tremblay, professeure associée à l’Université du Québec à Montréal, Marcel Blais et Jacques Lequien, autoreprésentants, ainsi qu’une équipe européenne de chercheur·e·s et praticien·ne·s de terrain. Les auteur·e·s resituent les origines historiques et sociales de la notion d’émancipation et ses enjeux pour les personnes en situation de handicap. Cette analyse a conduit cette équipe cosmopolite à développer, dans une démarche de recherche, d’action et de formation, un programme international d’apprentissage à la citoyenneté démocratique (PIECD) par, pour et avec les personnes ayant une déficience intellectuelle. Celui-ci s’appuie sur un réajustement des rapports de pouvoir dans le cadre d’un espace de parole égalitaire : les personnes en situation de handicap sont d’emblée parties prenantes de toutes les étapes du processus, depuis la définition des objectifs jusqu’à l’analyse et à la diffusion des résultats, en passant par la conception et la réalisation de la recherche. Les auteur·e·s montrent que l’émancipation des un·e·s requiert l’engagement collectif de tous et qu’elle s’inscrit obligatoirement dans une perspective sociale et politique.
Une école inclusive : des obstacles à lever
24Rachel Sermier Dessemontet, professeure à la Haute école pédagogique de Lausanne, expose les recommandations de la CDPH quant à la scolarisation des élèves en situation de handicap : celles-ci préconisent clairement une éducation inclusive. L’auteure procède ensuite à une revue de la littérature francophone et nord-américaine et dresse un état des lieux de la mise en œuvre de ces recommandations en ce qui concerne les élèves ayant une déficience intellectuelle. Le constat qui s’impose en la matière révèle de fortes inégalités entre les pays. L’auteure fait aussi état de diverses croyances et/ou craintes qui persistent chez les professionnel·le·s et constituent autant de freins à une scolarisation inclusive des élèves concerné·e·s ; les résultats de nombreuses études attestent qu’il s’agit de représentations ou appréhensions non fondées. Il s’avère par ailleurs nécessaire de développer, au niveau de la classe, la pratique de dispositifs pédagogiques impliquant l’ensemble des élèves. En effet, les soutiens spécifiquement dévolus aux enfants en situation de handicap ne se révèlent pas suffisants pour optimiser leurs compétences sociales.
25Evelyne Thommen, professeure, Aline Veyre, chargée de recherche et Laetitia Baggioni, assistante de recherche, s’appuient sur des données qu’elles ont recueillies dans le cadre d’une enquête descriptive menée par l’Observatoire-TSA de la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne. Dans cette étude portant sur la scolarisation de 793 enfants avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA) en Suisse romande, les auteures recensent les modalités de scolarisation ainsi que les mesures de soutien prodiguées à ces élèves et les mettent en perspective avec les recommandations préconisées par les guides de bonnes pratiques reconnues. Selon celles-ci, il s’impose d’orienter l’accompagnement des enfants TSA à partir d’un diagnostic établi et il est primordial d’effectuer un dépistage précoce. Les résultats de l’enquête des auteures démontrent, chiffres à l’appui, que les élèves ayant un TSA ne bénéficient de loin pas de tous de les soutiens reconnus comme relevant d’evidence-based practices et que leur scolarisation en milieu ordinaire est encore trop rare. Un problème majeur est identifié en matière de décalage entre les critères diagnostiques utilisés par les services de pédopsychiatrie et ceux sur lesquels s’appuie l’assurance invalidité (AI), qui est, en Suisse, l’instance ouvrant l’accès aux prestations de soutien.
26Sophie Camard, maître assistante, Céline Chatenoud et Delphine Odier Guedj, professeures à l’Université du Québec à Montréal, présentent une étude de cas basée sur une enquête narrative. Celle-ci dépeint le processus d’advocacy parentale entrepris par une mère afin de favoriser la scolarisation de son enfant ayant un TSA en contexte ordinaire. La démarche vise à explorer les actions effectuées par cette mère, à identifier les compétences et les positionnements auxquels elle a eu recours et à révéler sa propre évaluation de ses conduites. L’analyse de son discours confirme ce que la littérature, essentiellement nord-américaine, a déjà souligné, à savoir que l’activité d’advocacy parentale s’inscrit sur un continuum de pratiques, allant des plus informelles aux plus formelles, et qu’il s’agit d’un processus dynamique au sein duquel la communication est déterminante. Les auteures rappellent que des pratiques inclusives se doivent de prendre en compte l’expertise parentale dans la construction du projet éducatif de l’élève. Les résultats de l’enquête attestent d’un lien étroit entre l’activité d’advocacy et le processus d’appropriation du pouvoir d’agir parental.
Des droits formels aux droits effectifs : le chemin à parcourir
27Cyrielle Richard, psychologue clinicienne et présidente de l’Association des praticiens en thérapie cognitive et comportementale de Bourgogne, procède à une analyse de la présence, dans le droit français, de la teneur des articles de la CDPH afférents au droit à la famille, lié au droit à la procréation. Elle relève les limites dans le domaine des soins médicaux y relatifs et la pauvreté des dispositifs de soutiens éducatifs postnataux auxquels pourraient faire appel des personnes ayant une déficience intellectuelle. L’auteure constate par ailleurs que, dans la convention, il n’est pas fait mention de manière explicite de la situation de personnes vivant en institution : ce mode de vie y est en effet considéré comme en porte-à-faux avec les principes fondamentaux d’émancipation promus. Elle conclut à l’obligation d’une meilleure transmission de leurs droits aux personnes concernées, à l’exigence d’un plus grand appui à l’expression de leur autodétermination et à l’impératif de développement de prestations d’accompagnement et de soutien à la parentalité, tant pour les personnes vivant dans la communauté que pour celles résidant en institution.
28Emmanuel Laloux, président de l’association Down Up et père d’Eléonore, jeune femme ayant une trisomie 21, témoigne de l’aboutissement d’un projet de logement inclusif au cœur de la ville d’Arras. La conception et le fonctionnement de cette première « Maison Vis ta Vie » reposent sur une co-construction de pratiques innovantes portées par un important réseau de partenaires, convaincu·e·s qu’il est possible d’être « différent comme tout le monde » (reconnaissance des singularités versus reconnaissance des différences) et de cultiver l’autonomie et les facultés d’autodétermination et de responsabilisation de personnes en situation de handicap. Les espaces partagés au sein de la résidence (le café-corner, la salle d’animation, de formation et d’activités collectives, l’atelier cuisine, le jardin sur le toit) incitent à la convivialité et à l’entraide entre voisin·e·s et convergent vers une vie sociale et solidaire. En participant à différentes étapes de ce projet, Eléonore Laloux a joué un rôle important dans cette réalisation d’habitat inclusif, ouverte notamment à des personnes porteuses d’une trisomie 21. Avec Yann Barte, journaliste, elle a publié en 2014 un livre intitulé Triso et alors ! dans lequel elle témoigne, entre autres, de cette expérience.
29La dernière contribution de cet ouvrage est consacrée à l’analyse de pratiques de responsables d’ateliers d’art soutenant la production d’œuvres artistiques de personnes en situation de handicap. Les auteur·e·s, Barbara Waldis, professeure à la Haute école de travail social du Valais et Francis Loser, professeur à celle de Genève, s’attachent à mettre en évidence des réflexions, conceptions et processus parfaitement transposables dans le champ de l’accompagnement socio-éducatif. S’appuyant eux aussi sur l’approche par les capabilités, la philosophie sous-jacente aux disability studies et les principes du modèle de l’agentivité, ils les mettent en outre en perspective avec la pensée de John Dewey. Ils démontrent que seul un environnement « capacitant » permet le développement et la mobilisation des potentialités personnelles. L’écart entre des droits proclamés, à l’instar de ceux préconisés dans la CDPH, et leur exercice réel par les personnes en situation de handicap ne peut être comblé qu’à condition que leur environnement social et sociétal s’inscrive dans un processus émancipatoire.
30L’ensemble des auteur·e·s de cet ouvrage soulignent que, pour importante qu’elle soit, l’inscription de principes dans une déclaration, ou même dans la loi, ne suffit pas. Pour que des droits soient véritablement mis en œuvre, leur promulgation doit impérativement être suivie de l’aménagement des conditions requises à leur opérationnalisation. Une véritable application des droits figurant dans la CDPH étant tributaire de paramètres environnementaux, elle requiert l’engagement collectif d’acteurs prêts à s’impliquer dans un processus de transformation de leurs représentations, modes de fonctionnement et pratiques professionnelles.
31Cet ouvrage invite à réfléchir, plus d’une dizaine d’années après la promulgation de la CDPH, sur une série de facilitateurs et d’obstacles à son application. Il révèle comment divers contextes et sociétés ont évolué afin de favoriser l’inclusion et la participation sociale des personnes ayant une déficience intellectuelle. Leur qualité de vie s’en trouve-t-elle déjà améliorée ? Quel chemin reste-t-il à parcourir, ici et ailleurs ?
Bibliographie
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Auteurs
Chargée d’enseignement en éducation spéciale à l’Université de Genève; parallèlement à ses activités académiques, elle assure, à la demande d’établissements socio-éducatifs, des formations sur site ainsi que des mandats de coaching pédagogique d’équipes éducatives.
Docteure en sciences de l’éducation et psychologue, elle est professeure à la Haute école de travail social de Genève (HES-SO Genève) et présidente de l’AIRHM (2017-2019). Ses thématiques d’enseignement et de recherche et ses publications portent sur l’accompagnement à l’autodétermination et à l’empowerment, la participation sociale d’adultes ayant une déficience intellectuelle ainsi que sur la prévention de la maltraitance.
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Ne touche pas à tes vieux
Regards sur la maltraitance familiale des personnes âgées
Véronique Gavillet et Laurence Grandrieux
2006
Entre mémoire collective et mémoire familiale
L’héritage d’un trauma collectif lié à la violence totalitaire
Irène Mathier
2006
Travailler pour s’insérer
Des réponses actives face au chômage et à l’exclusion : les entreprises de réinsertion
Christophe Dunand et Anne-Lise du Pasquier
2006
La Suisse au rythme latino
Dynamiques migratoires des Latino-Américains : logiques d’action, vie quotidienne, pistes d’interventions dans les domaines du social et de la santé
Claudio Bolzman, Myrian Carbajal et Giuditta Mainardi (dir.)
2007
Analyse de l’activité en travail social
Actions professionnelles et situations de formation
Kim Stroumza et Joëlle Libois (dir.)
2007
Les entreprises sociales d’insertion par l’économie
Des politiques, des pratiques, des personnes et des paradoxes
Claude de Jonckheere, Sylvie Mezzena et Camille Molnarfi
2008
De l’aide à la reconnaissance
Ethnographie de l’action sociale
Laurence Ossipow, Alexandre Lambelet et Isabelle Csupor
2008
Et ils colloquèrent, colloquèrent, colloquèrent…
Entre théorie et pratique : les réunions des travailleurs sociaux
Nadia Molea Fejoz
2008
L'incident raciste au quotidien
Représentations, dilemmes et interventions des travailleurs sociaux et des enseignants
Monique Eckmann, Daniela Sebeledi, Véronique Bouhadouza Von Lanthen et al.
2009
La protection de l’enfance : gestion de l’incertitude et du risque
Recherche empirique et regards de terrain
Peter Voll, Andreas Jud, Eva Mey et al. (dir.)
2010
La construction de l’invisibilité
Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile
Margarita Sanchez-Mazas
2011