Introduction
p. 17-29
Texte intégral
1Le contexte sociopolitique actuel prône le droit à l’autodétermination des personnes qui présentent une déficience intellectuelle. La ratification par de nombreux pays, dont la Suisse en 2014, de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (Organisation des Nations Unies, s.d.) donne notamment le ton dans ce domaine. Les institutions qui les accueillent encore souvent dans notre société mettent un point d’honneur à mentionner l’importance du développement de l’autodétermination de leurs bénéficiaires dans l’accompagnement qu’elles leur proposent. Les voix des personnes en situation de handicap se font également de plus en plus entendre sur cette question par le biais des associations qui défendent leurs droits et un nombre croissant de colloques scientifiques et de formations continues sur cette thématique apparaissent. Dans le domaine plus large du travail social, la question de l’autodétermination représente donc aujourd’hui un enjeu central en ce qui concerne l’accompagnement des personnes avec une déficience intellectuelle.
2C’est à partir de ces constatations qu’un questionnement global relatif à la mise en œuvre des pratiques d’accompagnement à l’autodétermination des personnes avec une déficience intellectuelle s’est imposé à nous : comment l’accompagnement sur le terrain institutionnel se passe-t-il concrètement à l’heure actuelle ? Cet accompagnement répond-il aux objectifs qu’il vise ? Pour nourrir cette interrogation de départ, il nous a semblé primordial de considérer le contexte socio-économique dans lequel nous vivons pour comprendre les valeurs et enjeux définis par les modèles théoriques sous-tendant la mise en œuvre des pratiques. Il était, pour nous, également important de mener une réflexion d’ordre symbolique sur la place que la personne porteuse d’un handicap occupe dans nos sociétés occidentales ainsi que de penser à diverses questions éthiques liées à ces constats. Ces réflexions, qui sont développées ci-après, ont nourri notre questionnement initial et nous ont guidées dans l’élaboration de notre recherche sur l’autodétermination et l’analyse de nos résultats.
Une vision libérale de l’être humain ?
3La définition généralement admise dans le domaine de la recherche en déficiences intellectuelles conceptualise l’autodétermination comme un agrégat d’habiletés et d’attitudes qui permet à la personne d’agir directement sur sa vie en effectuant des choix qui ne sont pas exagérément influencés par son entourage (Lachapelle & Wehmeyer, 2003). L’autodétermination fait ainsi référence au droit et à la capacité de la personne à être un agent causal dans le but de gouverner sa vie. Les actions qui guident cette quête sont délibérées et poursuivent un but défini à l’avance : « Un agent causal est une personne qui détermine ou cause ce qui lui arrive dans sa vie. Les personnes autodéterminées agissent avec l’intention d’influencer leur avenir et leur destin » (Lachapelle, Haelewyck & Leclerc, 2002, p. 47).
4Sur la base de cette définition, un modèle fonctionnel est souvent plébiscité lorsqu’il s’agit de penser les pratiques d’accompagnement à l’autodétermination des personnes avec une déficience intellectuelle (Wehmeyer, 1996). Favorisant une vision clinique de l’accompagnement, il permet de mettre l’accent sur le développement de la personne en soulignant les apprentissages nécessaires au développement de son autodétermination. Différents critères liés à la définition d’un comportement autodéterminé permettent de guider ces apprentissages (Lachapelle, Lussier-Desrochers & Grégoire, 2010). Le comportement doit tout d’abord être réalisé de manière autonome, c’est-à-dire sans influence externe exagérée et en accord avec les intérêts, les préférences et les aptitudes de la personne. Il doit ensuite être autorégulé, ce qui renvoie à la capacité de la personne à analyser son comportement et ses répertoires de réponses avant de prendre ses décisions et d’en évaluer les conséquences. Elle doit donc faire preuve de souplesse et d’ajustement, être en mesure de planifier des objectifs et de résoudre des problèmes. Le comportement autodéterminé est également le résultat d’un empowerment, soit d’une autonomisation psychologique ; la personne développe un sentiment de contrôle et acquiert du pouvoir dans sa vie, ce qui lui permet de sortir de la logique de prise en charge (Sarrazin, 2013). Enfin, le comportement autodéterminé traduit l’autoréalisation de la personne, c’est-à-dire sa capacité à se réaliser par elle-même. Elle est capable de reconnaître ses forces et d’agir en conséquence.
5Même s’il n’apparaît pas en tant que tel dans ces définitions, le rôle joué par l’environnement dans le développement de l’autodétermination est considéré par le modèle fonctionnel ; il stipule en effet que cette dernière apparaît au cœur de l’interaction que la personne entretient avec son entourage. Ainsi, l’autodétermination ne doit pas être confondue avec l’indépendance, la personne ayant besoin de l’aide d’autrui pour s’autodéterminer (Lachapelle & Wehmeyer, 2003). Dans ce sens, elle dépend des capacités individuelles qui s’élaborent durant le développement et les apprentissages, de la propension de l’environnement à offrir des possibilités de choix à la personne et des soutiens qui lui sont offerts dans ce but (Sarrazin, 2013). Les modèles écologique (Abery & Stancliffe, 1996) et socio-écologique (Schalock et al., 2010 ; Shogren, 2013 ; Walker et al., 2011) accentuent la prise en compte des interactions qui se jouent entre la personne avec une déficience intellectuelle et son environnement. Ils mettent en exergue l’importance des variables contextuelles dans le développement de l’autodétermination. Quelques recherches démontrent l’importance de l’environnement sociopédagogique en contexte institutionnel dans le soutien à l’autodétermination, en termes d’ouverture et de permissivité (Wehmeyer & Bolding, 2001), d’attitudes et d’interventions (Stancliffe, 1997), de contraintes institutionnelles (Stancliffe, Abery & Smith, 2000) et de formation des professionnel·le·s (Wong & Wong, 2008 ; Cooper & Browder, 2001).
6La définition générale de l’autodétermination utilisée dans le domaine des déficiences intellectuelles s’appuie sur des valeurs telles que le contrôle, le volontarisme, l’autonomie, la performance ou encore la prédétermination de l’existence. Ces valeurs mettent l’accent sur les habiletés à développer chez et par la personne avec une déficience intellectuelle pour lui permettre de dépasser sa condition et de se développer selon ses aspirations, ce que nous pouvons considérer en soi comme étant très positif. Ces valeurs nourrissant les compétences nécessaires à l’autodétermination font néanmoins écho à celles du modèle socio-économique néolibéral actuel, qui prône la croissance, l’individualisme, l’indépendance et le dépassement de soi. Dans un tel contexte, il faut s’attendre à une frontière ténue entre la disposition louable et affichée visant le développement et l’émancipation des personnes avec une déficience intellectuelle et la tendance plus masquée à valoriser ces conceptions dans le but de répondre aux exigences de réduction des coûts en matière d’accompagnement. Afin de continuer à valoriser l’importance de l’autodétermination dans les pratiques du travail social en dépit de ce risque de récupération sociopolitique, il semble nécessaire de nourrir et d’approfondir la réflexion sur la question du rôle de la relation qui s’établit entre la personne et son entourage social dans ce contexte. Bien que l’importance de l’environnement soit soulignée dans la recherche, nous en savons, en effet, encore trop peu sur la qualité qu’une telle relation doit revêtir à cette fin.
7Dans le contexte institutionnel, le fait que les stratégies d’intervention promouvant l’autodétermination prennent principalement place dans la relation que la personne entretient avec son environnement sociopédagogique met en exergue l’importance de cette relation. Afin de sortir de la vision quelque peu unilatérale que nous offre le paradigme sous-tendant la conceptualisation de l’autodétermination et afin d’ancrer les pratiques au cœur du paradigme interactionniste qui commence à prévaloir sur le terrain dans le champ du handicap (Fougeyrollas, Cloutier, Bergeron, Côté & St-Michel, 1998 ; Fougeyrollas, 2011), il semble nécessaire de s’intéresser aux ajustements qui s’établissent entre la personne et son environnement sociopédagogique. L’analyse des facteurs qui favorisent et qui entravent ces ajustements devrait notamment avoir une valeur non négligeable pour penser l’accompagnement. En suivant cette logique, l’impact du développement de l’autodétermination de la personne avec une déficience intellectuelle sur son environnement se doit également d’être envisagé.
Quelle place pour les personnes en situation de handicap dans nos sociétés occidentales ?
8La question de l’impact de l’autodétermination des personnes avec une déficience intellectuelle sur l’environnement est intimement liée à celle de leur inclusion au niveau sociétal. Le fait de solliciter chez elles des compétences qui leur permettent d’exercer une influence sur l’orientation de leur vie ne peut logiquement se faire sans une ouverture au niveau des systèmes qui les entourent. L’élan autodéterminé qui apparaît chez la personne se dirige vers un ailleurs qui doit être en mesure de l’accueillir et d’entrer en relation avec elle. L’inclusion et la participation sociale impliquent dans ce sens, de facto, une possibilité d’interaction avec le monde.
9La marginalisation qui entoure encore trop souvent les personnes qui présentent une déficience intellectuelle est un écueil important sur cette voie. Elle gêne notamment la prise en considération des bénéfices que les milieux inclusifs peuvent retirer du processus. Plus globalement, une question qui se pose ici est la suivante : qu’est-ce que les personnes avec une déficience intellectuelle peuvent apporter à une société basée sur un modèle prônant la force, la compétence et la croissance ? La vulnérabilité, la lenteur, le besoin d’autrui ou encore l’incapacité sont ainsi susceptibles de représenter des ombres encore présentes dans l’inconscient collectif ; leur projection sur les personnes en situation de handicap prévient du danger de les confronter et de les intégrer. Comme au royaume des aveugles, les borgnes sont rois, il semble inéluctable de s’atteler à cette tâche et de conscientiser les contradictions et paradoxes qui traversent la question de l’inclusion et de l’autodétermination des personnes en situation de handicap. Sommes-nous encore dans la bienveillance lorsque nous essayons d’inclure les plus vulnérables dans un système non encore capable de reconnaître et d’accepter ses propres faiblesses ?
10Il est communément admis que les personnes avec une déficience intellectuelle sont moins autodéterminées que leurs pairs sans déficiences (Wehmeyer & Kelchner, 1994 ; 1995). Outre les nombreuses barrières environnementales, certaines caractéristiques liées directement à la nature des déficiences intellectuelles expliquent ce constat. Les difficultés relationnelles, de gestion des émotions (Peterson, 2004) et à faire des choix (Sands & Kozleski, 1994) sont pointées du doigt. Les problèmes liés à l’autorégulation, très présents dans les déficiences intellectuelles, représentent à eux seuls une barrière considérable à l’autodétermination (Haelewyck & Nader-Grosbois, 2004). L’autorégulation implique des compétences transversales liées à l’autogestion, la fixation de buts, la résolution de problèmes, la prise de décision et l’observation (Lachapelle, Lussier-Desrochers & Grégoire, 2010). Ces diverses constatations ont donné lieu à des stratégies d’accompagnement qui favorisent l’apprentissage de compétences spécifiques et des adaptations de l’environnement. Si l’on prend en compte le contexte sociétal actuel et les paradoxes qu’il implique en ce qui concerne l’inclusion des personnes en situation de handicap, il est important de nous poser quelques questions fondamentales : les valeurs qui apparaissent en filigrane derrière les définitions de l’autodétermination ne risquent-elles pas, d’emblée, de mettre en échec les efforts mutuellement consentis pour accroître leur autodétermination ? Ces valeurs et les caractéristiques des déficiences intellectuelles ne sont-elles pas a priori antinomiques ? Laissent-elles de la place pour la vulnérabilité et, paradoxalement, permettent-elles de sortir du besoin accentué d’autrui ?
Comment laisser grandir les personnes en situation de handicap ?
11Dans les sociétés occidentales, les personnes avec une déficience intellectuelle ont suscité assez tôt beaucoup d’interrogations mêlées de crainte et de méfiance. Si la raison est l’une des principales caractéristiques qui qualifient l’être humain, peut-on alors les considérer en tant que tel ? Tout au long de l’histoire, elles ont été fortement stigmatisées et sont passées par un processus d’euphémisation important, passant du statut d’« idiotes », de « débiles », ou encore de « crétines » à celui de « retardées mentales » pour devenir aujourd’hui des « personnes avec une déficience intellectuelle ». Au long de ce parcours de reconnaissance, elles ont peu à peu été emprisonnées dans l’archétype du puer aeternus, de l’enfant sacré éternel qui est entouré d’une aura d’innocence. Cet enfant ne peut pas grandir et est protégé, par ce biais, de toutes les vicissitudes inhérentes au statut d’être humain. Cette qualité semble compenser le fait qu’elles aient été pendant longtemps considérées comme étant l’œuvre du diable. A l’heure actuelle, leur image balance entre la sainteté et la monstruosité (Nuss, 2012).
12L’impossibilité de développement qui est liée au puer aeternus semble encore très présente dans l’imaginaire collectif, preuve en est la tendance à l’infantilisation dont sont souvent victimes les personnes en situation de handicap, ou encore le tabou entourant leur sexualité. Le risque est donc grand que cette impossibilité marque également l’accompagnement professionnel des personnes avec une déficience intellectuelle. Or, l’autodétermination implique la possibilité de grandir et de devenir maître de son destin ; quels sont donc les risques que l’on court à les aider à se développer, à leur faire confiance ou encore à les considérer en tant qu’adultes ? N’existe-t-il pas une angoisse inconsciente qui alimente encore les pratiques et qui est susceptible d’apparaître de façon masquée dans l’exercice du pouvoir ? La considération de la relation que l’environnement de la personne entretient avec elle nous invite également à réfléchir à ces aspects. Il existe, en effet, un risque non négligeable que l’entourage de la personne cherche à la surprotéger, à ne pas la laisser devenir (trop) indépendante, évitant par ce biais de se confronter aux angoisses que ce processus génère chez lui.
13Cette difficulté à laisser la personne devenir agente causale de sa vie engage également des aspects éthiques qu’il est important d’adresser. L’accompagnement à l’autodétermination se doit d’être pensé en soulevant la question de la responsabilité des risques encourus dans la démarche émancipatoire. Si l’on prend en compte les ressources des personnes avec une déficience intellectuelle, cela nous permet de les impliquer dans un processus de responsabilisation par rapport aux décisions qu’elles prennent. Il reste cependant nécessaire de considérer les difficultés auxquelles elles font face au niveau intellectuel et adaptatif. Comment ne pas tomber dans l’infantilisation tout en assurant cependant une sécurisation de base de leur développement ? Bien que cette question nous invite à conscientiser les risques émotionnels définis plus haut, il s’agit également d’envisager les conséquences que les déficiences peuvent avoir par rapport aux dangers physiques, sociaux ou émotionnels liés au processus d’autodétermination. Suivant l’approche interactionniste, ces questions qui colorent les pratiques d’accompagnement à l’autodétermination semblent susceptibles de trouver des réponses relationnelles.
Construction de l’objet de recherche et structure de l’ouvrage
14C’est en nous appuyant sur ces diverses réflexions, tout en suivant le concept de la slow science (Gosselain, 2011), qui se préoccupe du rôle de la durée et de la constance dans l’aboutissement de la pensée, que nous avons peu à peu élaboré notre plan de recherche. Tout d’abord, la mise en évidence des valeurs néolibérales liées à la définition usuelle de l’autodétermination nous a beaucoup questionnées et a finalement révélé chez nous un besoin de relativisation de cette dernière : en effet, ce qui se révèle vrai dans un contexte ne l’est pas forcément dans un autre.
15Cette réflexion, menée au début de notre recherche, nous a permis de rester ouvertes par rapport à la possibilité d’accéder à d’autres façons d’envisager la notion même d’autodétermination, notamment en plébiscitant une vision communautaire, citoyenne ou encore relationnelle. En effet, en considérant la réalité sociétale actuelle, ses nombreux paradoxes et les divers questionnements éthiques qu’ils impliquent, les définitions proposées dans la littérature nous sont rapidement apparues en tant qu’idéal, non seulement discutable en termes paradigmatiques, mais surtout difficilement accessible pour les personnes avec une déficience intellectuelle. Nous nous sommes demandé ce que signifiait vraiment le fait de prendre une décision. En lisant une étude de Harris (2003) traitant de la question des différents modèles du choix, nous nous sommes rendu compte que la plupart des études qui se sont penchées sur la prise de décision par des populations vulnérables, notamment les personnes présentant une déficience intellectuelle, se basent sur un modèle normatif du choix. Selon ce modèle, on considère qu’une personne prend une décision en fonction de buts précis, en pesant les pour et les contre et en prédisant les conséquences et l’utilité de ses choix. Le processus du choix s’appuie donc grandement sur les capacités d’autorégulation de la personne, ce qui met d’emblée les personnes avec une déficience intellectuelle en difficulté lorsqu’on étudie leurs capacités dans ce domaine en suivant une logique normative. Harris (2003) constate, en effet, que ce modèle est celui qui est utilisé lorsque l’on considère que les influences sociales doivent être exclues du processus de prise de décision des personnes. Or, les situations où une personne fait un choix sans influence externe sont très rares dans la pratique, selon lui. Ces observations nous ont incitées à nous diriger vers un modèle descriptif du choix pour l’étude de l’autodétermination dans notre recherche, car celui-ci semblait limiter la mise en échec a priori des compétences décisionnelles des personnes avec des déficiences intellectuelles. Il consiste, en effet, en l’observation de la manière dont une personne prend des décisions, en fonction d’influences internes et externes ainsi que selon ses expériences antérieures.
16Il ne s’agissait cependant pas, pour nous, de remettre en question les définitions de l’autodétermination en adoptant une posture critique figée et stérile. Nous souhaitions plutôt élaborer une mise à l’épreuve du concept en le confrontant à la réalité du terrain et à la subjectivité des acteurs concernés dans le but d’enrichir sa conceptualisation. Nous avons donc opté pour une démarche inductive et vivante ; l’idée était plutôt de nous concentrer sur les pratiques d’accompagnement qui fleurissent à l’ombre de cet idéal et qui le questionnent sur la base de la confrontation à la réalité. Le fait d’appréhender la dimension temporelle de ces pratiques était pour nous primordial, car nous avions conscience que les changements globaux nécessaires à l’inclusion des personnes en situation de handicap et à la prise en compte de leur autodétermination dans ce sens n’allaient pas apparaître d’un coup de baguette magique. Nos questionnements sur la place qui leur est dévolue au niveau sociétal et sur les défis liés à leur émancipation nous ont guidées vers le choix d’engager des personnes avec une déficience intellectuelle dans notre processus réflexif. Comme il est reconnu qu’elles sont encore sous-représentées dans la recherche en sciences sociales (McDonald, Keys & Henry, 2008), nous étions soucieuses de prendre en considération leurs contributions et de bénéficier de leur sagesse pour penser et faire évoluer les pratiques d’accompagnement à l’autodétermination. Nous souhaitions, par ce biais, rester fidèles au paradigme interactionniste et à la question de la participation sociale qu’il sous-tend.
17Notre question de recherche était la suivante : comment l’autodétermination est-elle comprise et mise en œuvre par les personnes présentant une déficience intellectuelle et par les professionnel·le·s de l’éducation sociale dans le contexte de la relation sociopédagogique qu’ils entretiennent ? Au travers de cette question, notre vœu était de mettre en évidence les éléments relationnels subjectifs susceptibles de nourrir et de faire évoluer les pratiques sociopédagogiques d’accompagnement. Le format de recherche que nous souhaitions suivre mettait dès lors en évidence une forme d’autodétermination relationnelle, ce qui semble de prime abord antinomique avec les valeurs liées aux définitions actuelles du concept. Nous nous sommes basées sur le postulat socio-écologique (Shogren, 2013), selon lequel l’autodétermination engage toujours de multiples acteurs, soit la personne avec une déficience intellectuelle et les individus qui constituent son environnement social. Dans cette perspective, nous souhaitions considérer la question de l’intersubjectivité dans ce système et investiguer la question de la qualité de la relation qui unit la personne accompagnée et son environnement.
18En Suisse, force est de constater que les personnes présentant une déficience intellectuelle vivent encore souvent en institution et que les professionnel·le·s qui les accompagnent au quotidien constituent une part importante de leur contexte social. Nous avons donc choisi de considérer ces derniers en tant qu’éléments contextuels principaux dans notre étude ; en effet, il a été démontré que, dans des contextes d’institutionnalisation, l’environnement social des personnes est majoritairement constitué des professionnel·le·s du travail social (Marquis & Jackson, 2000 ; McVilly, Stancliffe, Parmenter & Burton-Smith, 2006). Le fait que les pratiques d’accompagnement à l’autodétermination mises en place sur le terrain prennent généralement racine dans les interactions que les personnes avec une déficience intellectuelle entretiennent avec les professionnel·le·s légitimait également cette décision. Ces interactions nous sont donc rapidement apparues en tant que contexte privilégié pour l’étude des conditions d’émergence et de maintien des comportements autodéterminés des personnes avec une déficience intellectuelle vivant en institution. Afin d’être à même de répondre à notre question de recherche, nous devions penser un dispositif méthodologique apte à nous renseigner sur la nature de cette relation intersubjective et sur son influence dans le processus d’autodétermination des personnes avec une déficience intellectuelle. Pour ce faire, nous avons eu l’idée d’apparier ces acteurs en les engageant phénoménologiquement et longitudinalement dans une forme d’auto-observation participative1. Nous souhaitions, par ce biais, les placer dans un processus d’expérimentation et de conscientisation relatif aux aspects relationnels exerçant une influence sur l’évolution de l’autodétermination des participant·e·s avec une déficience intellectuelle et des pratiques d’accompagnement. Nous étions conscientes du fait que leurs interactions avaient lieu dans un cadre institutionnel et qu’il serait nécessaire de prendre en compte l’inscription de la relation sociopédagogique au sein de ce contexte dans notre méthodologie et dans nos analyses. Le premier chapitre de notre ouvrage présente de façon détaillée la méthodologie que nous avons suivie au cours de notre recherche. Cette dernière constitue la colonne vertébrale autour de laquelle les divers éléments présentés par la suite s’articuleront.
19Notre deuxième chapitre propose une synthèse des résultats de notre recherche en ce qui concerne quatre objectifs distincts.
20Le premier consistait à étudier comment les personnes avec une déficience intellectuelle et les professionnel·le·s comprenaient le concept d’autodétermination et à analyser l’évolution de ces compréhensions tout au long du processus de recherche. En effectuant une revue de la littérature sur ce sujet, nous avons rapidement constaté que seulement quelques recherches se sont intéressées à la compréhension de l’autodétermination chez les professionnel·le·s dans le champ de l’éducation spécialisée (Thoma, Panozzo, Fritton & Bartholomew, 2008 ; Cho, Wehmeyer & Kingston, 2011 ; Dubberly, 2008). Les résultats montrent notamment des divergences entre la valeur donnée à l’autodétermination et les stratégies d’accompagnement utilisées. Un nombre également restreint d’études s’est penché sur le rapport subjectif que les personnes présentant une déficience intellectuelle entretiennent avec le concept d’autodétermination. Elles ont ciblé majoritairement le contexte de la transition vers l’âge adulte (Madson Ankeny & Lehmann, 2011 ; Trainor, 2005 ; 2007) et celui de la réussite scolaire (Getzel & Thoma, 2008). Une seule étude, à notre connaissance, a investigué la compréhension qu’ont des adultes présentant une déficience intellectuelle du concept d’autodétermination dans la vie de tous les jours (Shogren & Broussard, 2011). Bien que toutes ces recherches offrent de précieuses informations, elles ne s’intéressent pas à la manière dont les compréhensions que les professionnel·le·s et les personnes avec une déficience intellectuelle ont du concept d’autodétermination interagissent dans leurs expériences relationnelles communes au quotidien. Celles qui ont étudié les compréhensions des personnes présentant une déficience intellectuelle montrent l’importance qu’elles accordent au rôle de leur environnement pour pouvoir s’autodéterminer. Les études qui se sont intéressées aux professionnel·le·s laissent, quant à elles, présager d’une certaine difficulté à mettre en place des stratégies permettant aux personnes qu’ils accompagnent de s’autodéterminer. Si nous réunissons ces résultats, une tension potentielle apparaît entre les besoins et les attentes des personnes avec une déficience intellectuelle, d’une part, et la propension des professionnel·le·s à y répondre, d’autre part. Nous estimions que le contexte le plus susceptible de révéler cette tension était celui de la relation sociopédagogique qu’ils partagent. Il était donc important pour nous, suite à ces constatations, de tenter de comprendre comment, au sein de cette relation, les diverses compréhensions se combinent et se heurtent les unes aux autres. Deux éléments distincts que nous pouvons relier à la notion de compréhension ressortent de l’analyse de nos résultats : les définitions et les représentations. Les définitions initiales des professionnel·le·s et des personnes avec une déficience intellectuelle apparaissent comme étant plutôt stables et objectives, car elles s’appuient souvent sur les modèles généraux de l’autodétermination. L’analyse longitudinale du vécu des participant·e·s au cours de la recherche a démontré que de nouvelles représentations du concept d’autodétermination se sont peu à peu construites sur la base des expériences vécues. Ces représentations, non appréhensibles par l’interrogation directe, ont dû être dégagées à travers une analyse de discours ; elles sont, quant à elles, fluctuantes et subjectives.
21Le second objectif visait la description des situations quotidiennes dans lesquelles la question de l’autodétermination était en jeu, selon le point de vue des professionnel·le·s et des participant·e·s avec une déficience intellectuelle. Cet objectif nous paraissait important pour inscrire notre étude dans une approche pragmatique et phénoménologique afin de faciliter la participation des personnes avec une déficience intellectuelle. Au travers d’un troisième objectif de recherche, nous souhaitions également identifier les facteurs, relationnels ou autres, favorisant ou, au contraire, freinant l’autodétermination des personnes accompagnées. Nous pensions important, en effet, d’accéder à une vision élargie des influences susceptibles d’apparaître dans ce cadre afin de mettre à jour des enjeux relatifs à l’accompagnement. Enfin, notre quatrième objectif était lié à une volonté de mener une analyse des ajustements relationnels qui étaient à l’œuvre dans les interactions vécues par les professionnel·le·s et les participant·e·s avec une déficience intellectuelle dans le cadre de l’autodétermination de ces derniers. L’étude de ces ajustements nous paraissait importante pour approfondir la réflexion, en termes de pratiques d’accompagnement.
22Nous nous sommes intéressées aux apports de notre méthodologie pour les participant·e·s en ce qui concerne ces divers objectifs de recherche. L’analyse, les constats des participant·e·s ainsi que nos observations ont permis de mettre en évidence des bénéfices réflexifs, sociaux et pratiques. Notre troisième chapitre présente ces apports en s’appuyant sur le discours des participant·e·s et apporte des suggestions qui en découlent pour la pratique.
23La méthodologie adoptée a permis de mettre en place, durant tout le processus de recherche, un partenariat entre les participant·e·s avec une déficience intellectuelle et les professionnel·le·s. Bien que le format de recherche ait voulu a priori s’appuyer sur ce partenariat, ce dernier nous est vite apparu comme un apport principal pour les participant·e·s. Ce mode relationnel nous semble très intéressant pour la mise en place de nouvelles pratiques d’accompagnement. Le dernier chapitre de notre ouvrage démontre comment notre processus de recherche a permis de nourrir et de faire évoluer les pratiques et le vécu des participant·e·s en mettant au premier plan ce qui est au cœur du travail social, à savoir la relation. Dans le cadre de l’accompagnement à l’autodétermination, le partenariat permet de construire avec et non pour les personnes en situation de handicap ; il leur donne une place de choix dans l’accompagnement, intègre leurs propositions et les responsabilise tout en assurant une sécurisation de base de leur émancipation. Il permet ainsi de prendre pleinement en considération l’évolution de la personne grâce à la relation qu’elle entretient avec son environnement. Nous verrons que, afin d’être efficient, le partenariat demande de réfléchir à diverses stratégies relationnelles. Il implique également de repérer certains enjeux systémiques importants ; en effet, bien que la relation entre les professionnel·le·s et les participant·e·s avec une déficience intellectuelle représente le cadre principal de notre étude, son implication dans des interactions avec un contexte plus large est rapidement apparue.
Notes de bas de page
1 Ces notions seront développées dans le premier chapitre.
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