I. Logiques étatiques et stratégies individuelles
p. 169-199
Texte intégral
1Dans l’analyse des politiques d’immigration, Thomas Hammar (1985) distingue l’immigration policy (politique d’immigration), qui comprend l’ensemble des règles d’accès au territoire des migrants et des étrangers, et l’immigrant policy (politique de l’immigrant), qui désigne les questions et conditions qui s’appliquent à ces personnes migrantes présentes sur le territoire. Si le premier aspect souligne notamment la régulation des flux et le contrôle des migrants, leurs conditions d’admission, les types de titre de séjour octroyés et les garanties attachés au statut du résident, le second touche les questions liées aux conditions de travail et l’accès à certains droits sociaux et aux opportunités éducatives. Ces deux politiques, qui sont du reste destinées exclusivement aux migrants et non pas à toute la population résidente, peuvent paraître contradictoires. D’un côté, l’immigration policy tient compte principalement des intérêts de l’État récepteur, tandis que l’immigrant policy peut être amenée à prendre en compte les besoins des migrants ; l’une vise le contrôle des immigrés, l’autre s’intéresse à leur intégration ou incorporation (Bolzman, 2006). Toutefois, il reste que le processus d’incorporation31 et d’intégration professionnelle des migrants dans la société de résidence est très souvent lié à la façon dont le pays de destination contrôle ses étrangers et définit les limites attachées à leur statut.
2Ramené à l’objet étudié, on observe que l’immigration policy, c’est-à-dire les conditions d’admission des étudiants, définit d’emblée ces limites (notamment en termes d’accès au marché de l’emploi local) rattachées au statut d’étudiant africain ou latino-américain, de sorte que les opportunités d’incorporation dans le pays de résidence sont faibles.
3En supposant que ces diplômés ressortissants des pays extra-européens soient détenteurs de compétences mesurables au moyen d’une docimologie comprenant la formation qualifiante, les connaissances linguistiques, l’expérience professionnelle, l’âge, bref, autant de critères de « désirabilité économique » (Hainard et al., 2001), on est tenté d’en déduire que l’inaccessibilité au marché de l’emploi de ces étrangers formés en Suisse obéit plus à des critères ethnoculturels ou de provenance géographique qu’à des logiques d’employabilité. Dès lors que ces étudiants, acteurs stratégiques de redéfinition de leur projet professionnel, se rendent compte que les difficultés à « trouver une place » sur le marché local sont fonction de leur appartenance ethnoculturelle, de leur passeport32 et non de leur diplôme, l’instrumentation des appartenances apparaît ainsi comme l’une des réponses trouvées qui permet de faire face aux rigidités structurelles. Cette stratégie, consistant à se doter de capacité de mobilité et ou de tirer profit des opportunités institutionnelles du pays de résidence vécu ou rêvé, peut être rapprochée de ce que certains auteurs appellent aujourd’hui la « citoyenneté flexible » (Ong, 1999, cité par Le Bail, 2005). Selon ces auteurs, la citoyenneté flexible renvoie aux stratégies et aux effets de la mobilité des hommes d’affaires, technocrates et travailleurs hautement qualifiés qui cherchent à tirer profit de différents États-nations en sélectionnant des lieux distincts pour leurs investissements, leur travail et l’installation de leur famille. Selon Waldis (2002) cette notion de citoyenneté flexible en tant que descripteur des stratégies individuelles et étatiques pour accumuler du capital et du pouvoir est à mettre en rapport avec l’idée d’Anderson (1994) pour qui un passeport, et donc la citoyenneté nationale, a aujourd’hui moins affaire avec une loyauté envers un État protecteur qu’avec la participation dans le marché du travail.
4Cette stratégie de citoyenneté flexible, qui laisse apparaître une démarche pragmatique plus qu’identitaire, pose, nous semble-t-il, des interrogations de recherche assez intéressantes sur une certaine conception de la citoyenneté classique, assez rigide du reste pour s’emboîter avec la donne de la mondialisation. Par cette démarche, le rapport à l’espace est moins essentialisé et, parallèlement, le projet de retour se trouve ainsi démythifié, parce que replacé dans une perspective de circulation migratoire.
5Ce qui fait sens pour la personne migrante qui veut instaurer un rapport souple avec l’État-nation, et en particulier pour cet étudiant étranger au destin professionnel incertain, c’est « ce territoire qu’il construit, parcourt, traverse, conquiert parfois, sans se soucier outre mesure des valeurs ou usages des lieux […] avant de prendre éventuellement place » (Tarrius, 1997). Cette perspective qui, pour la compréhension des trajectoires singulières des migrants, transmigrants ou étrangers, privilégie le couple « migration/territoire » à la place du couple « immigration/insertion » permet, de notre point de vue, d’envisager la présence de l’étranger dans une optique de construction, de déconstruction, d’élaboration et de ré-élaboration d’un cheminement toujours incertain. Ce modèle d’analyse permet en effet de mieux accéder à l’initiative de l’Autre, que la société d’accueil attend toujours de voir rentrer chez lui33 parce que sa présence est « strictement provisoire ». Une telle approche nous semble appropriée au contexte particulier de l’étude, contexte auquel ces étudiants du Sud expérimentent une situation de « moratoire migratoire », marquée par des projets professionnels imprécis et des projets migratoires flous (installation, retour, émigration vers un pays tiers, circulation) où toutes les options restent possibles pourvu que l’opportunité se présente.
6C’est en effet dans cette situation d’imprécision du projet professionnel et d’incertitude du projet migratoire que se développent les conduites d’empowerment propres à un « stratège dans un contexte social défini en termes de concurrence et de ressources » (Dubet, 2005). C’est donc toute la logique d’un « individu dialogique » déterminé à se délester de toutes les contraintes qui s’exprime à travers les stratégies individuées de ces diplômés ressortissants de pays extra-européens en Suisse, de leur cheminement du local au transnational.
1. Perspectives professionnelles : entre intentions de retour et désirs de rester
7Les intentions et perspectives d’avenir des étudiants étrangers sont principalement fonction du nombre d’années de présence en Suisse et de leur parcours académique. Les étudiants en première et deuxième année ne semblent guère avoir une idée précise de leur projet professionnel, l’obtention du diplôme étant l’objectif à atteindre : Moi, pour l’l’instant, c’est le diplôme. Je n’ai même pas encore pensé à après, quoi. (Étudiante Togolaise, 2e année HESAV). À ce niveau de leur parcours de formation, ces étudiants ne paraissent pas avoir de plan de carrière établi et restent traversés par le doute et l’espérance de travailler en Suisse après leurs études : Si je vois que je peux, je continue, si je vois que je ne peux pas, ce n’est pas grave, je rentre, mais j’aurai au moins déjà une formation, je serai infirmière. (Étudiante, mexicaine, 2e année HESAV). En cette phase de pleine étude ou de pré-fin des études, on observe que nos interviewés restent incertains quant à la suite : Depuis le début de cette année, je suis beaucoup dans la réflexion, j’essaie de me projeter. Par certains moments, ça m’inquiète, parce que je ne trouve pas tout de suite ce que je vais faire. (Étudiante angolaise, 2e année HEdS). Si le choix professionnel de retourner ou rester travailler en Suisse s’offrait à eux, ils opteraient pour une expérience professionnelle ici. Oui, je pense beaucoup quant à après mes études, mais, mais pas en détail. L’année prochaine, je suis en dernière année et je me pencherai sur la question, si la possibilité de rester ici se présente, ce serait l’idéal. (Étudiant congolais (RDC), 2e année HEG). Un saut dans l’inconnu semble caractériser la situation générale une fois les études terminées. C’est du moins ce que laissent entendre les discours de la plupart de nos enquêtés : Naturellement, j’aimerais travailler après mon diplôme, mais où, je ne sais pas, peut-être au Pérou, peut-être en Espagne, peut-être ici. (Étudiante péruvienne, 3e année HEdS).
8Il reste que le retour au pays d’origine est consubstantiel au projet initial des étudiants : Moi, c’est finir les études et rentrer en Guinée. L’idéal, c’est rentrer chez moi. (Étudiant guinéen, 2e année EIG). J’avais rien en tête. Oui, j’avais l’objectif d’étudier quelque chose et de rentrer. (Étudiante togolaise, 2e année La Source). Plus le temps passe et plus les autres possibilités recouvrent de l’intérêt aux yeux des étudiants. Malgré cela, ils ne paraissent pas avoir pris la mesure des restrictions inhérentes à leur statut. Il arrive souvent qu’ils se fassent rattraper par leurs illusions. Il faut se spécialiser, mais pas pour le moment ; il faut d’abord que je modifie ma situation actuelle. Savoir si je peux rester un moment-là. J’en ai marre d’étudier. Je n’ai pas 20 ans, je ne suis pas vieille non plus, mais j’ai envie de travailler, de faire autre chose… Je ne vais pas faire un post-grade pour avoir un permis B, si je dois partir en Colombie, je pars, mais… ma foi, c’est comme ça. Je me sens inquiète, je ne sais pas ce que je vais faire. Je devrais peut-être prendre un travail qui ne me plait pas pour commencer et pouvoir rester. (Étudiante camerounaise, 2e année La Source). Quant aux étudiants en troisième et quatrième année, c’est souvent en fin de cursus qu’ils commencent à envisager plus sérieusement la suite des « événements ». Le choix est souvent difficile : Je viens d’un pays assez corrompu et pauvre. Les conditions d’établissement des étrangers en Europe deviennent de plus en plus difficiles. Finalement, c’est comme si l’avenir était assez flou, parce que là d’où je viens c’est difficile et ici, on n’est pas très bien accepté. (Étudiant camerounais, 3e année HEIG-VD). Si je reste en Suisse, plutôt sereine parce qu’il y a quand même pas mal de demandes et malgré tout, on a un salaire correct. Si je devais rentrer chez moi, plutôt inquiète parce que le salaire n’est pas du tout le même. (Étudiante péruvienne, 3e année HEdS). Dans un contexte contraignant et incertain, ils se jouent des possibilités et impossibilités qui s’ouvrent ou se ferment à eux. Ils adoptent des postures en fonction de leur perception de la situation et des ressources à leur disposition.
Rester en Suisse (travailler ou poursuivre des études)
9Les espaces d’information et de soutien aux étudiants ne croient pas trop à cette option et la considèrent plutôt comme exceptionnelle : - On sait que les étudiants au terme de leurs études n’ont pas le droit d’exercer une activité professionnelle, est ce qu’il vous est arrivé de rencontrer un étudiant qui vous dit : « J’ai fini mes études et j’ai envie de travailler ici ? » - Oui. - Et qu’est-ce que vous dites dans ce cas-là ? - … Nous, on va pas l’aider à chercher du travail, on ne peut pas donner de suivi, ils se débrouillent, ils cherchent du travail dans les OI (organisations internationales), il y en a qui se marient, il y en a qui demandent la nationalité. - Et vous les appuyez dans les démarches ? - Non, s’ils viennent nous poser des questions, on suggère, on les oriente, des conseils juridiques. Mais pour des étudiants qui ont un permis B pour études, avoir un permis de travail, c’est très difficile. Ça peut arriver, mais c’est des cas tout à fait exceptionnels. (Entretien BUIS).
10Bien que la poursuite des études ou la prise d’un travail représentent des possibilités très limitées, une certaine partie de nos enquêtés en manifestent l’intention. Il existe différents facteurs qui peuvent expliquer cette option, liés tant au contexte limitatif du pays d’origine qu’aux perspectives professionnelles envisagées.
11Les étudiants en école de santé estiment que leur formation ne leur permet pas de rentrer travailler au pays d’origine : Parce que, ici, on n’apprend pas du tout les pathologies tropicales, on est très « psy », très « Monsieur, comment ça va ? », très « Si j’ai bien compris… », tu vois. En Afrique, on n’a pas besoin de tout ça parce que les gens ils crèvent, ici on ne crève plus de misère, ni de choléra ni de malaria. Ici, on est dans la dépression, dans l’anxiété et tout ça, alors que là-bas ce n’est rien de tout ça. Et donc, ce qui veut dire que j’aurai passé quatre années de ma vie et ce ne sera pas suffisant (étudiante congolaise, Bon Secours).
12Cet autre étudiant camerounais, qui se définit comme étant un aventurier, estime difficile d’appliquer les outils de formation acquis en Suisse dans son pays d’origine. Ayant été « formaté à la suisse », c’est donc dans ce pays, analyse-t-il, qu’il doit faire valoir ses acquis : Parce que je connais mieux le terrain ici, je ne veux pas dire, mon projet se passe au Cameroun, je ne connais pas le terrain déjà, pour commencer, j’aurais une difficulté parce que je vais sur un terrain que je ne connais pas. On m’a donné une formation, on m’a moulé suisse, en fait c’est ça, on m’a moulé selon les règles suisses dans le domaine sanitaire, la santé. La prise en charge n’est pas égale dans les pays du monde, non, y a une approche du patient qui est différente de pays en pays, ce n’est pas comme une règle mathématique, ce n’est pas un théorème qui dit a x a = a2. C’est universel, ça. Mais les soins n’ont pas cette vision universelle, donc il faut adapter à la culture, et tout et tout. Je n’ai pas fait ma formation au Cameroun. Pour moi, c’est un handicap d’aller pratiquer au Cameroun, déjà. C’est un gros gros handicap, je serais totalement sous le choc culturel, je vais atterrir et les gens feront des choses qui pour moi ne se font pas comme ça, parce qu’on m’a pas appris comme ça. Il faut encore que je m’adapte. (Étudiant camerounais, 4e année HEdS). Compte tenu de mon permis, je sais que je ne serais peut-être pas prise, parce que je suis étudiante et normalement, après les cours, on est censé rentrer. Je n’ai pas pensé à ça avant de commencer cette formation, dans le sens où infirmière ici et infirmière là-bas, ça n’a rien à voir. (Étudiante péruvienne, 3e année HEdS). La majorité des étudiants des écoles de santé envisagent la poursuite de leurs études, pour autant que cela soit possible : Si j’ai le diplôme que je suis venu chercher d’abord, pourquoi ne pas continuer un postgrade pendant une année, juste pour affiner mes connaissances. Chez nous, il y a aussi des personnes qualifiées et je n’ai pas envie de combattre avec un bagage minimum soi-disant, il faut d’autres atouts. (Étudiant africain, 3e année EIG).
13Le choix de la Suisse pour poursuivre les études est tout d’abord lié aux réseaux sociaux qui se sont créés et qu’ils ne souhaitent pas voir disparaître : Ça fait quand même quelques années que je suis ici, je me suis habituée, j’ai de nouveaux points d’attache dans ce pays et j’aimerais bien rester ici. (Étudiante péruvienne, 3e année HEdS). - Et dans l’idéal, tu aimerais rester en Suisse, rentrer au pays ou aller dans un autre pays ? - Rester en Suisse. - Pourquoi ? - C’est très simple. Je n’ai pas envie à chaque fois de me refaire de nouveaux amis. Si j’ai tenu le coup ici, c’est grâce à mon frère. (Étudiante camerounaise, 3e année, HESAV). Du fait que le reste de ma famille est loin, je me suis créé un cercle d’amis. Deux cercles en fait, des amitiés et vraiment des amis qui sont comme ma famille, et c’est quatre personnes sur qui je peux compter. (Étudiante du Burkina Faso, 3e année HESAV). Si je trouve un travail ici, je reste là au lieu d’aller au Canada et m’adapter à nouveau. Sinon je vais là-bas. (Étudiant camerounais, 4e année HEdS). Les étudiants évoquent très souvent des facteurs d’ordre économique et social quant à leur futur lieu de résidence, à l’instar de cet étudiant sénégalais à la HEG : - Quelles sont tes intentions pour les deux prochaines années ? - Ce n’est vraiment pas clair, mais moi je me dis qu’avec mon frère, qui va terminer en mai, on pourra peut-être faire quelque chose ensemble. Il va bientôt travailler pour Alco, une société américaine pour laquelle il a déjà travaillé. Il aimerait bien que je fasse un master aux États-Unis, là c’est son truc primordial, quoi, que je fasse un master là-bas. Le truc, c’est que lui, il est vraiment sollicité pour travailler et s’il décide de ne pas travailler aux États-Unis, j’essaierai de me débrouiller au pays avec le peu qu’on a, quoi. Son projet d’études est quelque peu dépendant du plan migratoire de son grand frère qui, d’ailleurs, a été à l’origine de sa venue en Suisse.
14Certains préféreraient rester en Suisse car un retour au pays serait trop dangereux, à l’exemple de cette étudiante colombienne en école de santé. Son projet initial, qui était d’obtenir le diplôme puis de rentrer au pays, a subi quelques modifications. Elle a deux enfants et le climat de violence en Colombie ne la motive pas à les y amener : Moi j’aimerais bien travailler là-bas, mais maintenant j’ai deux enfants et quand on pense à la violence qu’on vit dans le pays, moi je ne pense pas seulement à moi, mais aussi à mes enfants et à leur avenir, et là on commence à douter. Quant à Didier, étudiant ivoirien à l’EIG : - Dans l’idéal, ce serait de rentrer en Côte d’Ivoire. Mais la situation politique actuellement fait que on est obligé d’envisager deux moyens, un plan A et un plan B. - C’est quoi, ton plan B ? - C’est de trouver un travail ici ou à l’extérieur. Et peut-être qu’à partir de là, ça ira et je pourrai rentrer travailler.
15L’autre solution pour espérer sortir de la précarité induite par le statut juridique et pouvoir rester en Suisse est de se marier avec un citoyen ou une citoyenne suisse. Certains étudiants étrangers optent ou envisagent sérieusement cette alternative : L’autre point, c’est qu’avec mon copain, je m’entends très bien, il m’a déjà parlé de mariage, je suis contre pour l’instant, mais si dans un futur ça continue à aller sur la bonne voie, pourquoi pas ? (Étudiante péruvienne, 3e année HEdS). J’ai une copine ici… Rester par amour ? Pourquoi pas… (Étudiant congolais, RDC, 3e année HES La Source).
16Sans mariage ou sauf cas exceptionnel, les étudiants étrangers souhaitant poursuivre leurs études ou travailler hors de leur pays d’origine se voient contraints de devoir exporter leurs compétences.
Partir à l’étranger (poursuivre les études ou travailler)
17Un départ pour un nouveau pays ou la poursuite des études impliquent que l’étudiant étranger possède les ressources financières suffisantes et la motivation nécessaire : C’est cher, et puis c’est long. Et puis ça fait quatre ans, il y a des moments où j’en ai marre de l’école. J’aime étudier, apprendre, mais d’abord c’est très dur et puis la vie non plus n’est pas simple, alors on se dit « ras-le-bol » de l’école, faut déjà finir ingénieur. Mais je suis très ambitieuse, je me disais au départ : « S’il faut faire un master, je le ferai, sauf si mes moyens ne me le permettent pas. » Mais je suis vieille, j’ai 24 ans… depuis deux ans en première année… bon, pas si vieille que ça, mais dans ma culture, quand on est une femme et qu’on arrive à 25 ans sans personne, on se pose des questions. (Étudiante camerounaise, 1re année, HEIG-VD).
18La poursuite des études en Suisse étant très difficile à réaliser, les étudiants décident alors de s’orienter vers d’autres alternatives, la Belgique et le Canada restent souvent les destinations envisagées : - Moi, j’aimerais faire une spécialisation en maladies tropicales en Belgique, mais pas post-grade. - Pourquoi en Belgique ? - Parce qu’il n’y a que là-bas qu’on peut faire ça. (Étudiante congolaise, RDC, 3e année HEdS). Et je pense que si ça ne va pas ici, je pourrai toujours aller au Canada. J’ai pleins de camarades qui m’ont dit comme quoi, au Canada, ils prennent assez facilement. (Étudiant camerounais, 4e année HEdS). Ce sont en effet les étudiants que nous avons désigné « aventuriers » qui sont dans les meilleures dispositions pour tenter l’expérience de poursuivre la formation ou de travailler dans tout autre contexte qui s’offrirait à eux. Les autres étudiants, notamment les « transportés », sont plus réticents à ce type d’expérience.
19On note que le choix pour ces pays, c’est aussi le cas pour le choix de la Suisse romande, répond à la fois à un facteur d’ordre linguistique qu’à l’existence de réseaux de connaissances préétablis.. C’est ce que semble illustrer du reste le cas d’une étudiante camerounaise de la Haute école vaudoise de santé. Elle envisage la poursuite des études au Canada : J’aimerais bien me spécialiser en infirmière anesthésiste. Ayant une cousine au Canada et motivée par son petit ami qui a également envie de partir là-bas, elle a entamé les démarches afin de voir comment se passe l’inscription et pense que la réalisation de ce projet est probable : Oui, je me suis déjà renseignée, mon copain aussi, il veut aller étudier là-bas. Si pour les francophones, la Belgique et le Canada sont les principales destinations, pour les Sud-Américains, l’Espagne, en tout cas avant la crise économique de 2008, représente une alternative : Je pense que si on part en Espagne, je crois qu’on aura tout de suite un travail parce qu’un diplôme d’ici est très bien reconnu. (Étudiante colombienne, 3e année HEdS). Le diplôme suisse reste en effet fortement prisé par la grande majorité de nos interviewés ; il est souvent perçu comme une réelle opportunité à valoriser sur le marché international à défaut du marché local.
20En ce qui concerne le retour au pays à la fin des études, on note pour la grande majorité de nos enquêtés que l’intention de retour est quasi général, même si un détour dans un autre pays, juste après l’obtention de leur diplôme suisse, apparaît comme une alternative dès la fin des études : Je vais quitter, ne t’inquiète pas, j’ai même pas envie qu’on m’envoie la lettre pour me demander de partir. J’aimerais aller en France ou au Canada, parce que je suis née en France, alors j’aurais peut-être plus de facilité pour m’établir une année ou deux, le temps d’avoir une première expérience professionnelle et puis, en même temps, continuer mes études, parce que je veux les continuer. Pour l’instant, je pense plus trop au master, peut-être plus tard, mais il y a deux ou trois autres filières que j’aimerais essayer, donc soit je recommence autre chose, soit je fais des formations complémentaires à celle-ci. Et après, peut-être que j’irai travailler au Canada et peut-être après en Norvège. C’est ce que j’avais pensé… et après je rentre chez moi en Afrique. Je travaille dans mon pays bien sûr, mais l’Afrique, c’est grand, c’est un, et pour moi indivisible, même si au fond, ça l’est. Et puis je travaillerai dans plusieurs pays d’Afrique. Mais je veux vraiment revenir avec un bagage, une idée et puis appliquer ce que je veux faire. (Étudiante camerounaise, 1re année HEIG-VD).
Rentrer au pays d’origine
21Très souvent évoqué par les étudiants en première ou deuxième année, le retour au pays devient de plus en plus problématique et objet d’appréhensions au fur et à mesure que l’étudiant intègre progressivement son nouvel environnement. Le retour au pays d’origine est évoqué par la plupart de nos enquêtés comme une question qui s’impose et qui taraude leur univers de réflexion. Toutefois, pour beaucoup de nos interviewés, ce retour au pays n’est pas concevable sans avoir accumulé assez d’argent : Je compte d’abord travailler ici, avoir un peu d’argent et rentrer quand j’aurai économisé assez. Et je pense que si ça ne va pas ici, je pourrai toujours aller au Canada. Rentrer avec quelque chose qui me permette de mieux m’installer au pays. (Étudiante guinéenne, 2e année HECV). Pour dire la réalité, si je reste en Suisse c’est pour avoir des sous et faire quelque chose chez moi. C’est pas un plaisir. (Étudiante togolaise, 3e année HESAV). Rentrer avec quelque chose qui me permette de mieux m’installer au pays. Je ne vais pas rester ici, c’est exclu. (Étudiant tunisien, 3e année HEG).
22Certains, à cause des diverses contraintes liées au permis B pour études, en viennent presque à regretter leur migration et à envisager le retour au pays avec impatience. Ils ont fini par intérioriser l’idée qu’ils ne seront jamais « chez eux » en Suisse. Ils expriment la nostalgie d’un monde où ils ne doivent pas faire des efforts pour être reconnus comme des membres à part entière de la communauté. - Donc, si c’était possible, dans l’idéal, est-ce que tu aimerais plutôt rentrer au pays, rester en Suisse ou partir ailleurs ? - L’idéal aurait été de rester chez moi (rires), parce qu’il n’y a pas d’endroit où l’on se sent mieux que chez soi. Pour moi, c’est ça l’idéal. Déjà, je suis pressé de quitter ici. (Étudiant africain, 2e année EIG). - Je m’habitue, mais à certains moments je regrette d’être là. C’est tout le stress qu’on vit, faire le papier, tu as peur, le stress de la famille aussi. (Étudiante camerounaise, 2e année HESAV). - Non, pas rester ici. L’insertion est très difficile, déjà au niveau professionnel. Je veux rentrer trouver un boulot d’ingénieur… S’il fallait rester dans un autre pays que le mien, ça serait pas ici. (Étudiant camerounais, 3e année HEIG-VD). - Une fois mon diplôme obtenu, j’aspire à retourner chez moi et trouver un travail là-bas, je ne compte pas continuer cette fois-ci, j’en ai marre. (Étudiant africain, 2e année EIG).
23Les étudiants en écoles d’ingénieurs paraissent plus enclins que les futures infirmières à rentrer travailler au pays, étant donné que leur bagage académique est souvent perçu comme étant bien plus adapté aux besoins du pays : Bon, le Maroc, c’est un pays en voie de développement et il y a pas mal de domaines qu’on demande. Par exemple, avant que je vienne ici, j’avais fait un stage de fin de formation dans une usine là-bas et à chaque fois qu’il y avait une machine qui tombait en panne, ils étaient obligés d’arrêter tout le boulot durant une journée ou deux et d’appeler le technicien qui est en Allemagne. Il faut qu’ils lui payent le billet d’avion, l’hôtel et le travail qu’il va faire, il y a une grosse perte de temps. Et le fait d’être moi là-bas sur place, ça sera plus gagnant pour eux que de faire appel à quelqu’un d’étranger. (Étudiant marocain, 3e année EIG).
La pendularité entre le pays d’origine et la Suisse
24La pendularité est perçue par une partie des étudiants comme une solution idéale en réponse à la question : Dans l’idéal, tu aimerais rester en Suisse, retourner au pays ou partir dans un autre pays ? Elle permettrait de combiner l’aspect économique et social et de mettre à profit les réseaux créés dans les deux pays : Ah moi, c’est mon projet. Si je n’ai pas de module à refaire, je finis la HEG l’année prochaine. Mais déjà, dès que je termine l’école, je rentre en Tunisie. Mais j’aimerais avoir des bureaux dans les pays européens, peut-être ici. (Étudiant tunisien 2e année HEG). J’aimerais bien travailler ici pour pouvoir continuer à envoyer un peu d’argent au pays, mais je ne crois pas que c’est possible. (Étudiante camerounaise, 3e année HEIG-VD). Il s’agit d’une solution quasi irréalisable pour un étudiant étranger en Suisse. Mais dans la pratique, ils expérimentent des formes primaires de transnationalité, ils restent ici et là-bas !
2. Formes et rapports différenciés des diplômés du Sud au pays d’origine
25La nature ou le type de rapport des migrants avec leur pays d’origine dépend de plusieurs variables, notamment celles liées à leur statut et à leur niveau d’intégration dans le pays de résidence. Ces liens avec le pays d’origine sont aussi fonction du projet migratoire des personnes et des buts et objectifs assignés à l’immigration. Outre ces facteurs liés aux caractéristiques sociales des personnes migrantes, l’autre facteur qui influence les formes et la nature de ces liens est la manière dont leurs pays d’origine, en l’occurrence les gouvernements, s’occupent de leurs citoyens expatriés.
26Pour les diplômés interrogés, on note que ces liens envers le pays d’origine se situent à deux niveaux. Le niveau macrosocial, constitué par les attentes des diplômés et étudiants à l’endroit des institutions publiques ou politiques de leur pays, et le niveau mésosocial des relations avec la famille restée au pays. En ce qui concerne le premier niveau, le discours des étudiants interrogés – en particulier celui des ressortissants d’Afrique subsaharienne – met l’accent sur l’absence de lien avec les pouvoirs publics « censés suivre et connaître ce que font leurs ressortissants ». Cette absence de lien se traduit par l’inexistence de structures institutionnelles chargées de suivre et de valoriser les compétences de ces étudiants. Ces derniers développent ainsi un discours citoyen extrêmement critique à l’endroit des autorités politiques de leur pays, accusées d’être à l’origine à la fois de l’absence des politiques d’accompagnement et de formation des étudiants et d’une mauvaise gestion des personnes qualifiés à l’étranger. Ils éprouvent aussi un sentiment d’« abandon », mais qu’ils transforment en défi et volonté de contribuer au développement du pays sur la base des initiatives « par le bas ».
27 Je ne suis pas sûr que l’ambassade du Cameroun sache le nombre d’étudiants camerounais en Suisse, ce n’est pas leur problème ! Et pourtant, le Cameroun est presque le premier pays africain qui compte le plus d’étudiants étrangers africains en Suisse. Le système de santé au Cameroun, on vous prescrit une ordonnance, vous pouvez acheter votre médicament au marché ou dans la rue... Si on veut faire quelque chose, souvent c’est des problèmes ethniques, politiques et beaucoup de choses qui vous compliquent la vie. J’ai ici sur moi un projet de santé au village [il sort de son sac un projet]. Je compte aider les populations de ma localité. (Camerounais, diplômé santé, Sion).
28Selon leur domaine de compétences respectives, on observe une tendance des interviewés diplômés à orienter leurs projets de développement dans leur localité de naissance. Il en est ainsi aussi de cet ingénieur : Y’a beaucoup d’instrumentalisation politique de la part de nos pays dans ces histoires de diaspora et développement. Oui, c’est vrai, la diaspora africaine qualifiée, surtout la diaspora camerounaise, que je connais mieux, que ce soit en Europe et je connais aussi beaucoup qui sont aux États-Unis ou au Canada. Cette diaspora qualifiée peut vraiment aider leur pays, mais les gouvernements africains ne pensent qu’à leur ventre. Au Cameroun, il y a un proverbe qui dit : la chèvre broute là où elle est attachée, ça veut dire que les politiciens, là où ils sont, c’est là où ils mangent ! Donc, c’est toujours les populations qui sont les victimes. À présent, j’ai au moins trois projets maintenant, et il y en a un qui va très bien qui est en cours, qui se fait sur mon village ; il y a deux autres qui sont en gestation. Mon projet au village part du constat que l’eau n’est pas potable. Le projet consiste donc à mettre des points d’eau dans notre village, c’est un truc social qu’on veut faire, un projet concret que les habitants du village profitent tous les jours et qu’ils sentent que c’est un projet qui les aide, c’est-à-dire des points d’eau partout au village ; on a aussi le projet de moderniser l’hôpital, mettre des lits d’accouchement modernes.
29Du reste, selon la nationalité des interrogés, les discours restent quelquefois nuancés. Globalement, on observe que les diplômés africains ressortissants de pays ethniquement clivés et marqués par des régimes politiques autoritaires et à légitimité populaire minimale, en l’occurrence ici le Cameroun et la République démocratique du Congo, connaissent des rapports beaucoup plus marqués par la défiance et la méfiance vis-à-vis de leurs autorités politiques. Ils développent une critique plus radicale à l’endroit des pouvoirs publics de leur pays d’origine. Par contre, du côté des autres diplômés africains interrogés, principalement des Maghrébins (Tunisie, Maroc, Algérie) et des Sénégalais, on semble prendre acte de la présence minimale de l’État d’origine, notamment en termes de services consulaires, de participation à la vie politique par le vote à l’étranger. Toutefois, ils ne se sentent pas impliqués dans les stratégies politiques de migration et développement de leur pays d’origine.
30En revanche, du côté des Latino-Américains interrogés, leurs discours sont moins contestataires vis-à-vis des politiques de leurs pays d’origine que ceux de leurs homologues africains. On pourrait lier cela au fait que bien des pays d’Amérique latine développent des politiques proactives à l’égard de leurs expatriés, en termes de services consulaires et d’initiatives au développement. À titre d’exemple, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM, 2008), l’Équateur est un pays qui a renforcé son système consulaire afin de fournir des services à ses ressortissants se trouvant à l’étranger. Les consulats équatoriens maintiennent des liens avec les associations de migrants ainsi que les ONG, Églises et organisations humanitaires dans le pays de destination afin de créer un réseau d’appui global et accessible. Dans le même sens, et à titre d’exemple des mesures destinées à encourager la participation économique des migrants à leur pays d’origine, on peut citer le programme mexicain « Trois pour un » (Tres por uno), dans le cadre duquel des gouvernements municipaux, des États et fédéraux triplent ensemble chaque dollar envoyé de l’étranger par des Mexicains à des fins d’investissement dans des projets de développement dans leur communauté d’origine.
31On peut sans doute estimer que de pareilles initiatives font naître dans la diaspora un sentiment d’appartenance à la vie politique, économique et sociale de leur pays d’origine, renforcent les aspects positifs de la transnationalité et réduisent les perceptions négatives des personnes migrantes vis-à-vis des gouvernants de leur pays de provenance. Comparés à leurs homologues africains, on note que les Latino-Américains interrogés sont moins critiques à l’endroit des pouvoirs publics de leur pays d’origine, et ils apparaissent également plus optimistes quant aux possibilités de promotion professionnelle dans leur pays : Si j’avais le choix, j’aimerais travailler dans mon pays. Je voudrais aussi faire un doctorat ici ou même en Afrique. Je suis quelqu’un qui désire travailler dans les pays du Sud. Avec mon diplôme de spécialiste de l’environnement, que je vais avoir dans trois mois, je sens que ce sera difficile de trouver du travail en Suisse. En tant que spécialiste en géomantique, j’aimerai travailler en Colombie, j’ai postulé pour un travail de professeur à l’université de Colombie. (Étudiante colombienne, EIG).
32De façon générale, à la question de savoir dans quel pays aimeraient-ils travailler s’ils avaient le choix, les interviewés africains souhaiteraient d’abord avoir une expérience professionnelle en Suisse, puis dans leur pays d’origine. Par contre, la majorité des étudiants sud-américains interrogés prendraient leur première expérience au pays d’origine. Toutefois, on observe que leurs modes de vie (vie commune avec copain et copine pour les unes et les autres) laissent penser plutôt à une orientation de leur projet professionnel vers le pays de résidence.
33Si ce niveau macrosocial des rapports entre migrants et pays d’origine reste donc marqué par des attentes déçues des migrants à l’égard des pouvoirs publics, les rapports vis-à-vis de la famille restée au pays sont quant à eux dominés par des échanges continus et un fort sentiment d’attachement à celle-ci. L’implication de la famille dans le projet de départ engendre aussi un retour sur investissement, qui prend la forme des remises.
Tentatives de promotion professionnelle au pays d’origine
34Les projets migratoires de départ exercent souvent une influence sur les modes de vie que les migrants élaborent au cours de leur séjour en Suisse. Tantôt ces derniers orientent leurs énergies et leurs espoirs vers la société d’origine, tantôt vers la société de résidence. Mais le plus souvent, ces modes de vie se construisent progressivement et articulent de manière spécifique des liens avec ces deux sociétés.
35On peut définir les diplômés africains et latino-américains étudiés ici comme étant des chercheurs d’opportunités. Pour eux, l’espace vécu et l’espace investi sont des espaces ouverts, en construction, dans lesquels il faut être prêt à saisir sa chance. Tout est donc possible, rester et travailler en Suisse après études, retourner au pays, ou encore tenter sa chance dans un pays tiers. Tout est possible et incertain. Une incertitude liée d’une part à leur situation de précarité administrative et d’autre part à un contexte de départ marqué encore conjoncturellement par l’absence de perspectives professionnelles et structurellement par des inégalités de niveau de développement économique entre pays du Nord et ceux du Sud. Cette situation fait que, au terme de leurs études, ces diplômés et étudiants restent angoissés quant à la suite à donner à l’après-diplôme. Les entretiens qualitatifs avec nos répondants laissent apparaître que, indépendamment du domaine de formation (ingénierie, santé, informatique et sciences sociales), les appréhensions ou difficultés à accéder à l’emploi dans le pays d’origine après la formation sont sensiblement les mêmes. Toutefois, sachant sans doute qu’ils font partie de cette catégorie de migrants qualifiés dont le marché local et aussi le marché international ont besoin, ils restent confiants de trouver quelque chose, ici ou ailleurs. Toutes leurs énergies et stratégies d’actions restent ainsi orientées sur les opportunités professionnelles que le pays d’origine peut offrir et également sur la valorisation des compétences acquises au pays de leur formation.
36De ce point de vue, les vacances ou séjours périodiques passés au pays constituent pour certains interviewés des tours de reconnaissance visant à informer de leur décision de retourner ou non après les études. Ces séjours de vacances prennent donc la forme de visites de go-and-see et permettent ainsi à ces diplômés d’explorer le marché du travail. C’est un peu le cas de cette doctorante colombienne en architecture : Je viens de revenir de Colombie le week-end passé, pour un peu de vacances mais aussi pour ma thèse d’architecture. Je travaille sur l’espace public et l’intégration sociale à Bogota. Bientôt, je compte finir ma thèse. Je travaille moitié dans la thèse et moitié dans un bureau d’architecture ici à Genève. Si je finis ma thèse l’année prochaine, le service de la population m’a dit que j’ai seulement six mois pour chercher du travail, après ça, si je n’ai pas de travail, je dois quitter. Mais ils n’ont pas dit de quel travail il s’agit. Est-ce que n’importe quel travail ou seulement un travail qui a rapport avec mes études ? Bon, on verra. Je sais qu’à Bogota, le problème de l’urbanisme est réel. L’architecture en Colombie, c’est avec l’administration de la ville, c’est des problèmes sociaux. Ici en Suisse, c’est privé, là-bas en Colombie, c’est public. J’ai fait de bons contacts, ils me connaissent, je pense que si je finis ma thèse, je peux facilement trouver un travail là-bas avec mon diplôme, surtout si le bureau ici où je travaille ne veut pas faire pour moi une demande de permis, je vais partir travailler chez moi.
37Ces tours de go-and-see des diplômés étrangers qui ont envie de retourner travailler au pays peuvent souvent se heurter à des obstacles socioculturels qui amènent certains à réorienter leurs projets professionnels ailleurs que dans leur pays d’origine : cette diplômée d’origine malienne, émigrée actuellement à Montréal, raconte ici ses déceptions d’un retour programmé et manqué : Au départ, c’était très simple pour moi : faire ma formation de santé et retourner travailler au pays, parce que je sais, il y a du travail dans le domaine de la santé au Mali. J’avais préféré faire mon travail de stage au pays, c’était aussi pour moi une façon de me faire du réseau et de trouver du boulot. Au début, ça allait bien, mais en discutant avec les collègues et le médecin chef, pour leur faire savoir que j’avais envie de finir avec la Suisse et de revenir travailler au Mali, le climat de travail a changé, sans que je puisse expliquer pourquoi. Tout le monde pensait que j’allais prendre leur place, même le médecin-chef, alors moi, que je ne suis qu’une infirmière... Le climat de travail devenait lourd et certaines collègues me demandaient : « Mais toi, tu as eu la chance d’aller en Europe ; pourquoi tu ne peux pas rester là-bas et travailler ? Moi si j’étais à ta place j’allais tout faire pour rester en Europe ; de toute façon, ce que tu gagnes est dix mille fois mieux qu’ici ! » J’ai tout entendu vraiment, j’étais vraiment déçue. Et moi, en bonne Africaine, craignant des représailles mystiques, je suis tout bonnement revenue à Genève à la fin de mon stage. J’ai commencé la procédure d’immigration au Canada, j’ai obtenu mon diplôme en octobre 2009, je suis retournée à Bamako dire au revoir aux parents, je suis revenue à nouveau à Genève. J’ai postulé à l’OMS, aux services généraux, au Fonds mondial contre la tuberculose, parce que je savais que le marché suisse était fermé pour les étudiants africains qui ont fini. Il fallait quitter, ce que j’ai fait.
38Dans les faits, le récit de cette ancienne étudiante diplômée en santé laisse apparaître que dans le pays d’origine du migrant, lieu présumé naturel de recaptation des compétences et qualifications acquises à l’étranger, il existe également des facteurs d’ordre sociétal qui complexifient la question du retour des migrants qualifiés au pays. Ils subiraient ainsi ce que l’on pourrait appeler une double peine, dont la première correspondrait à la difficulté de valoriser leurs compétences dans le pays d’adoption et la seconde aux difficultés d’intégration dans le pays d’origine.
3. Travailler dans le pays d’immigration
Diplôme en bandoulière, loi en poche
39 Dès que j’ai eu mon diplôme en février 2011, en télécommunication, option réseau, je l’ai bien mis dans mon sac [avec le gestuel sur l’épaule], et puis je suis allé chercher copie de la nouvelle loi qui dit que les étudiants ont le droit de travailler. J’avais tout le temps la loi sur moi, je l’ai mise dans ma poche, au cas où on me dit : « Tu n’as pas le droit de travailler », je prouve le contraire, parce que les employeurs ne sont pas informés ou font semblant.
40Le communicationnel et le gestuel de notre interviewé ci-dessus ont inspiré ce sous-titre : diplôme en bandoulière, loi en poche. Le récit laisse aussi penser que le diplôme seul ne suffit pas pour se vendre sur le marché du travail ; il faut aussi avoir le bon passeport, ou du moins l’autorisation de travail, représentée ici par la loi citée par le diplômé. Au demeurant, cette stratégie de recherche d’emploi prend une signification particulière si nous la relions aux propos ci-dessous du parlementaire initiateur de cette loi. A la question de savoir si les entreprises sont informées de ce nouveau cadre législatif, il répond : Non, pas tout à fait. En ce sens que j’ai eu encore récemment un appel d’une étudiante libanaise, une chimiste libanaise, et elle avait postulé à Monthey dans une entreprise d’ingénierie chimique. Et ils lui ont dit : « Non, écoutez, nous ne faisons même pas les démarches, nous sommes sûrs qu’elles seront refusées. » Alors, j’ai transmis à cette entreprise que la loi avait changé et effectivement cette étudiante libanaise a été engagée par cette entreprise. Donc, petit à petit, les entreprises vont finir par l’apprendre. En tout cas, je n’ai plus eu des demandes d’aide de la part d’étudiants. J’ai eu à dire aux étudiants face à face avec moi : « Voilà, vous faites référence à la loi telle qu’elle a été publiée le 1erjanvier, et vous apprenez éventuellement aux services du personnel qu’ils ne connaissent pas la loi. (J. Neyrinck, conseiller national).
41Les étudiants étrangers sont ainsi bien informés de ces nouvelles dispositions réglementaires, qui organisent désormais leur séjour en Suisse. Dans la grande majorité, ils ont fait référence à cette loi qui leur offre quelques perspectives de travail après la fin de leur formation. C’est en particulier le cas des diplômés en santé et en ingénierie, qui apparaissent en être les principaux bénéficiaires parce que le marché du travail dans ces deux secteurs semble moins tendu que dans d’autres domaines qui concernent certains de nos enquêtés.
42C’est dire également que, en raison de la division du système d’éducation supérieur suisse en HEU et HES, le type de diplôme obtenu est généralement un bon prédicteur du statut d’activité du diplômé de l’année qui suit. Autrement dit, si un bachelor universitaire est censé conduire presque naturellement à la poursuite d’une formation sous la forme d’un master, qui peut aussi, comme c’est le cas de la grande majorité des Latino-Américains interrogés, mener vers le doctorat, par contre, dans les HES, l’obtention du master ouvre la voie à une recherche active de l’emploi. Nous avons toutefois été amenés à observer que les stratégies d’insertion ne commencent guère après l’obtention du diplôme, mais déjà pendant les études. Pour les Africains interrogés, ces stratégies sont globalement de deux types, que nous désignons plans A et B, en référence au mot « plan » souvent utilisé par nos enquêtés en parlant de leur probable départ de la Suisse. Ces deux plans ne sont pas exclusifs, ils sont la plupart du temps mis en œuvre de manière concomitante.
Instrumentalisation de l’espace vécu
43Le plan A est constitué par le projet d’émigrer au Canada. Ce pays développe une approche qui repose sur l’établissement de quotas annuels d’entrée (de 220 000 à 225 000 personnes), en fonction des conditions du marché du travail et de procédures d’admission basées sur le capital humain apporté par les candidats à la migration. Un système de points est en effet utilisé pour vérifier l’admissibilité des candidats au titre de travailleur qualifié donnant droit à un permis permanent (OCDE, 2008).
44Il ressort de nos entrevues que le projet de ré-émigrer est généralement mis en œuvre durant la dernière année de la formation suivie. C’est une procédure assez longue, qui peut durer quatre à huit mois. Cette diplômée en santé d’origine camerounaise détient déjà sur elle son titre de résidente permanente au Québec. Depuis une année, je n’arrête pas de chercher, le Valais est plus difficile, je suis venue voir ici à Genève, qui est plus ouvert, m’a dit ma copine. Je commence à fatiguer, je me donne encore quelques mois, si je n’arrive pas à trouver quelque chose, je vais au Canada, j’ai déjà le séjour de là-bas depuis quelques mois. (Diplômée HES-SO Santé, Valais).
45Il peut arriver également que les diplômés en quête d’emploi renoncent au projet de ré-émigration au Canada dès qu’une opportunité de travail se présente ; c’est le cas de ce diplômé marocain : A un certain moment, il fallait choisir, je suis même allé à Montréal faire les formalités. À mon retour, mon employeur, Business et Décision, société de services informatiques, là où je faisais mon stage, avait finalement fait la demande de permis, et puis j’ai commencé à travailler. J’ai pesé le pour ou le contre. Bon, disons que lorsque j’ai été là-bas aussi, j’ai vu des copains qui étaient déjà là, mais côté job, ce n’est pas ça aussi... (Diplômé en informatique marocain).
46Il nous semble que ces stratégies d’instrumentation de l’espace vécu révèlent dans une certaine mesure de nouvelles manières de penser et de pratiquer les mobilités dans un contexte mondial qui offre des possibilités de choix de vie relativement élargies, surtout aux personnes qualifiées. Elles visent aussi à doter les personnes concernées de la capacité de circuler ou de savoir circuler, qu’elles escomptent acquérir par un changement de statut juridique. Nous entendons par capacité de circuler la possibilité de mobilité géographique sans trop de contraintes administratives, la capacité de création de réseaux, de relations, de se construire de nouveaux itinéraires. La logique étant de se défaire de l’assignation à un contexte local, où les possibilités de promotion sociale et de carrière sont faibles. La capacité de circuler est aussi un désir fort auquel aspirent (voire revendiquent) une grande partie de ces étudiants et diplômés étrangers, qui estiment que leurs qualifications ne doivent pas souffrir de leur appartenance ethno-géographique. C’est ce que nous appelons stratégies d’instrumentation de l’espace ou de construction de nouvelles appartenances. Ces pratiques sont surtout observables chez les diplômés africains. Quant aux Latino-Américains, nos entrevues ne laissent pas paraître de pareilles pratiques de réorientation de projets professionnels vers l’Amérique du Nord. On peut toutefois se demander si les tendances observées, comme le fait de partager leur vie avec un partenaire suisse, ne pourraient pas être assimilées à des pratiques de construction de nouvelles appartenances formelles.
47Dans les faits, ces personnes formées et assez sûres de leurs compétences découvrent qu’elles ne peuvent pas pleinement réaliser leur potentiel parce que leurs diplômes et leur qualifications professionnelles ne sont pas suffisamment reconnus et valorisés. Cette situation peut aboutir soit à une sous-utilisation des compétences, soit à des pratiques de mobilité vers d’autres économies concurrentes de la Suisse, en l’occurrence ici vers le Canada. De ce point de vue et dans un certain sens, cette nouvelle loi qui ouvre le marché de l’emploi aux diplômés étrangers africains et latino-américains constitue ainsi une réponse politique adaptée à une réalité migratoire Sud-Nord complexe et à une concurrence globale accrue pour la captation des cerveaux.
Le stage, porte d’entrée à l’emploi
48Si la tendance générale des diplômés du Sud, principalement des Africains, est d’orienter leur destin professionnel vers l’Amérique du Nord, avec le nouveau cadre normatif qui autorise l’accès au marché du travail suisse à ces diplômés, on peut s’attendre à un infléchissement de ces pratiques de mobilité par défaut. Cette nouvelle politique d’ouverture à l’endroit des migrants qualifiés ressortissants de tiers États reste cependant trop récente pour produire ses effets sur les pratiques habituelles d’insertion professionnelle. Toutefois, cette situation nouvelle introduit quelques changements dans le rapport des étudiants aux « petits boulots » (nettoyage, restauration, etc.) qui n’ont pas de rapports avec leur qualification et qui sont difficilement valorisables sur le marché du travail. Ils préfèrent ainsi se priver de ces travaux alimentaires, qui souvent ne servent pas leur curriculum vitæ, pour s’investir dans la recherche de stages.
49Ils évitent ainsi d’entendre la critique des employeurs illustrée par la phrase : « Vous manquez d’expérience professionnelle pertinente ». Sous cet angle, le stage, perçu comme un moyen d’insertion ou du moins d’acquérir des compétences pratiques, constitue le plan B pour les ingénieurs et diplômés en santé. Il représente, dans ces domaines, une partie importante de la formation et peut aussi devenir une antichambre à la vie après les études. En revanche, pour les étudiants des facultés universitaires, le stage ne semble pas avoir le même rendement espéré, du moins, il n’a pas cette dimension de prérequis académique. Chez ces derniers, on observe plutôt des pratiques de légitimation de la présence, par le biais de la prolongation des études, comme l’inscription en thèse de doctorat. Ils espèrent ainsi, au bout du compte, trouver un emploi.
Importance des réseaux dans le processus migratoire et faiblesse locale
50Massey (1988) définit le réseau migratoire comme étant l’ensemble des liens interpersonnels qui relient les migrants, les futurs migrants et les non-migrants dans les espaces d’origine et de destination, à travers les liens de parenté, d’amitié et, plus largement, d’entre-connaissance. Dans cette perspective, la principale fonction du réseau est de faciliter la migration en réduisant les coûts et les incertitudes liées à l’acte de migrer lui-même, mais aussi à l’éventuelle hostilité des États récepteurs. En effet, dans le cas des migrations des étudiants du Sud, l’existence de réseaux sociaux, constitués notamment par des membres de la famille qui facilitent le projet migratoire d’études mais qui tendent aussi à conditionner les étudiants, constitue un des éléments structurants de cette mobilité. La présence de l’unité familiale dans le projet d’études, en lieu et place de ce qui aurait dû être une politique étatique d’envoi et de soutien à la formation, constitue un marqueur social important de ce projet, du moins en ce qui concerne les Africains.
51Dans le même sens, les migrations latino-américaines ne constituent guère un acte solitaire. Des études portant sur ces communautés (Bolzman et al., 2007) font observer qu’il est même courant de rencontrer en Suisse des membres de la même famille, des amis et des connaissances issues de la même ville ou du même quartier que les migrants. Une situation qui témoigne de l’importance des réseaux communautaires pour les Latino-Américains. Selon ces auteurs, les réseaux communautaires des Sud-Américains assureraient des fonctions diverses de facilitation de la venue de migrant-e-s et de soutiens multiformes aux personnes migrantes récemment arrivées.
52Pour les Africains en Suisse, ces réseaux communautaires observés assument aussi ce que l’on pourrait appeler des fonctions primaires de solidarité (informations sur le pays d’accueil, démarches pour trouver un logement, fonction assumée par des amis, frères ou sœurs qui sont déjà en Suisse). Ces réseaux sont souvent des cadres d’appui « spontanés », qui se mettent en place pour soutenir un potentiel candidat à l’émigration. Le réseau social s’active généralement après que l’étudiant est formellement admis en Suisse.
53Si ces réseaux sociaux de migrants demeurent une réalité et contribuent fortement à deux phases migratoires, à savoir le départ et les premiers moments de l’arrivée, il reste que leur efficacité en termes de soutien pour l’accès à un emploi qualifié est problématique. Compte tenu de la précarité générale de ces porteurs de réseaux et de la faiblesse de leur capital social, il leur est difficile de jouer un rôle décisif dans la promotion professionnelle des diplômés.
54En outre, la faiblesse des réseaux des étudiants et diplômés est aussi liée à une situation d’éclatement des migrants, où chaque type ou groupe de migrants a tendance à s’organiser sur des bases ethniques et en référence à leur localité d’origine. Cette situation est particulièrement polarisée en ce qui concerne les migrants africains en Suisse, où existent différents groupes de migrants : les requérants d’asile, les réfugiés statutaires, les étudiants, les personnes migrantes établies, les fonctionnaires internationaux et bien d’autres encore. Ces groupes ont forcément des intérêts et préoccupations quotidiens différents, voire opposés. Chaque groupe expérimente des formes particulières de précarité de statut juridique ou économique, avec cependant un redoublement de précarité pour les deux premiers groupes cités. Hormis le groupe des personnes établies, c’est-à-dire les personnes migrantes détentrices de permis d’établissement C, toutes les autres sont détentrices de permis causaux, ce qui signifie que si le motif pour lequel l’autorisation de résider en Suisse leur a été octroyé disparaît, le titre de séjour aussi devient caduc.
55Cette diversité de situations migratoires affecte ainsi négativement l’organisation en réseaux communautaires des Africains et des Latino-Américains, ce qui expliquerait également leur faiblesse en termes de capacités institutionnelles et de soutien conséquent à leurs différents membres. On peut également ajouter que la présence récente de ces communautés migrantes constitue un de ces facteurs qui pourrait expliquer aussi la faiblesse de ces réseaux.
56Au demeurant, la constitution d’un réseau diasporique solide suppose l’existence d’un environnement d’épanouissement professionnel, ouvert à la reconnaissance et à la valorisation des compétences des migrants. De ce point de vue, on peut postuler que le nouveau cadre législatif, davantage favorable à l’accès au marché du travail des Africains et Latino-Américains diplômés en Suisse, peut aider à terme à l’émergence d’un véritable réseau diasporique scientifique capable d’être utile ici et là-bas. Toutefois, les modes d’accès des migrants qualifiés au marché du travail ne sont pas seulement fonction de leurs qualifications ou du degré de structuration de leurs réseaux sociaux, ils sont liés également aux pratiques des employeurs, à leur degré d’ouverture et à leur capacité à intégrer une nouvelle donne.
Accès à l’emploi et pratiques des employeurs
57Nous postulions, en effet, en nous inspirant de Portes et Rumbaut (1990), que la possibilité de faire valoir des qualifications sur le marché du travail suisse dépend grandement de la politique d’immigration et des critères d’employabilité des travailleurs étrangers que formulent souvent les employeurs. Un des critères particulièrement décisifs est celui du pays d’origine, où le capital scolaire de la personne migrante s’est construit. Le critère de provenance a longtemps dominé la politique de recrutement de la main-d’œuvre étrangère en Suisse. Il continue à marquer le mode de recrutement des étrangers extra-européens, avec cependant un assouplissement de cette politique et une prime aux critères de qualifications.
58Il apparaît donc que, au terme de leur formation en Suisse, les diplômés africains et latino-américains sont détenteurs de compétences mesurables au moyen d’une docimologie comprenant la formation qualifiante, les connaissances linguistiques, l’expérience professionnelle, l’âge, autant de critères qui devraient faire de ces diplômés des désirés économiques (Hainard et al., 2001). Cela malgré les préjugés tenaces des employeurs, qui tendent à discriminer lors de l’embauche les personnes d’origine étrangère, même si celles-ci sont détentrices d’un diplôme suisse et d’une expérience professionnelle sur place (Fibbi et al., 2003).
59On peut donc soutenir que ces diplômés étrangers du Sud, qui ont réalisé toute leur formation tertiaire en Suisse et y ont effectué leur socialisation professionnelle, sont dépositaires de compétences, à la fois en termes de savoirs et de savoir-faire ou de connaissances spécifiques, mais aussi de capacité d’interaction avec l’environnement. Autant donc de critères d’employabilité, qui se rapprochent par ailleurs des trois catégories de compétences clés qui organisent le cadre conceptuel de la DeSeCo (définition et sélection des compétences clés). Dans ce cadre, la première catégorie fait référence aux outils nécessaires aux interactions avec autrui, c’est-à-dire à l’utilisation des technologies de l’information ou d’outils socioculturels comme le langage. La deuxième catégorie fait référence aux capacités à interagir avec autrui, à gérer des relations interpersonnelles ou groupales. Enfin, la troisième fait référence à la capacité de gérer son environnement de façon autonome et avec responsabilité.
60Si donc, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, la plupart de nos répondants tendent de plus en plus à privilégier les stages, fussent-ils non rémunérés, à la place de jobs d’étudiants souvent non qualifiés et difficilement vendables sur le marché du travail, c’est en effet pour mieux coller aux exigences de l’employabilité. En outre, comme l’ont montré d’autres études (Garneau, 2006), les structurations des sociétés salariales ont induit des transformations des conditions de travail – individualisation des carrières professionnelles, compétences « cachées », précarisation des emplois – qui ne permettent plus de penser la formation et l’emploi comme la succession de deux processus distincts. Dans le même sens, des recherches (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Berger, 1986), ont montré que les conditions d’embauche, la distribution des salaires et les possibilités d’avancement des travailleurs reposent de plus en plus sur des qualités individuelles et morales parfois difficilement mesurables (aptitudes communicationnelles et relationnelles, capacités d’adaptation et de flexibilité), qui proviendraient d’une multitude d’autres canaux que celui de l’éducation formelle et peuvent donc être indépendantes des qualifications. Ce sont peut-être ces compétences « cachées », du fait d’un faisceau de préjugés, que les politiques doivent chercher à visibiliser dans une perspective dite win win win, c’est-à-dire qui pourrait bénéficier à la fois au pays d’origine du migrant, à son pays d’adoption et à la personne migrante elle-même.
61Au-delà donc du nouveau cadre normatif favorable à l’intégration professionnelle des diplômés étrangers, l’ouverture des employeurs et leur capacité à adapter les pratiques de gestion des ressources humaines à la diversité de la main-d’œuvre issue de l’immigration nous paraît être un point crucial pour une mise en corps d’une volonté politique de faire place à ces étrangers diplômés en Suisse.
4. De la contrainte du retour à l’émergence de pratiques circulatoires
62La migration de retour, en particulier dans le cadre précis des personnes se prévalant d’une certaine expertise scientifique, est généralement perçue comme une réponse à la fuite des cerveaux. On notera, par ailleurs, que la plupart des travaux qui ont porté sur cette forme de migration concernaient principalement des professionnels hautement qualifiés des pays en développement dont on estimait que le retour pouvait bénéficier au pays d’origine (King, 2000 ; Ammassari & Black, 2001 ; Olesen, 2003 ; Ghosh, 2000). Pour le continent africain par exemple, où plus d’un tiers des ressources humaines hautement qualifiées se trouve dans la diaspora, toute politique visant à récupérer des compétences comporte un enjeu certain (Meyer & Hernandez, 2004). Si le secteur de la santé constitue le domaine le plus touché par la migration des compétences34, il reste que, de façon générale, la plupart des études empiriques se sont évertuées à rendre compte à la fois des conséquences néfastes mais aussi des « externalités » positives des migrations des professionnels qualifiés pour le développement de leur pays d’origine.
63Certains chercheurs analysent ainsi le phénomène en termes de fléau ou d’aubaine (Commander, Kangasniemi et al., 2002), ou en termes de gagnants et perdants (Beine, Docquier et al., 2002). Parmi les gains invoqués, sont mentionnés en priorité les transferts de fonds et de compétences acquises par les migrants. En effet, selon les estimations de la Banque Mondiale (2006), en 2005, les envois de fonds aux pays en développement par les travailleurs migrants dépassaient les 160 milliards de dollars annuels alors qu’ils représentaient 80 milliards de dollars US en 2002 et 33 milliards en 1992. Alors même que les envois monétaires contribuent à améliorer les conditions de vie des populations restées au pays d’origine et jouent un rôle important dans le PIB de nombreux pays (Forcier, Simœns et Giuffida, 2004), de nombreuses questions sont soulevées quant à savoir si ces gains sont pérennes et contribuent à des stratégies de développement à long terme.
64En termes de pertes en revanche, si nous prenons le secteur de la santé par exemple, l’expatriation des personnes dotées de qualifications affecte directement les systèmes de santé de ces pays économiquement pauvres. Comme l’ont montré certaines études (Bloom et Standing, 2001 ; Bundred & Levitt, 2000 ; Ndlovu et al., 2001 ; OMS, 2004), le départ de médecins a des effets négatifs sur la qualité des soins destinés aux populations et peut entraîner une fragilisation du système de santé des pays du Sud. En plus, si l’on sait que la grande majorité de la population de ces pays, du fait effectivement de manque de moyens, a recours aux soins de santé dispensés par le secteur public, qui est le secteur le plus affecté par la migration du personnel de la santé (Awases et al., 2002), l’on mesure mieux les effets ciblés pouvant résulter de la fuite des cerveaux du personnel africain de la santé.
65Outre le secteur de la santé, le phénomène d’expatriation affecte aussi considérablement la communauté académique aux dimensions déjà structurellement faibles (0.36 % de celle de la planète) et sur laquelle une ponction supplémentaire produit un effet amplifié (Meyer et Hernandez, op. cit.). En réalité, les pertes ou bénéfices engendrés par la la migration des compétences de façon générale semblent se partager à un certain degré entre les pays d’origine et de destination. C’est ce que laisse entrevoir l’esquisse de bilan ci-dessous, même si la position structurelle de ces deux types de pays est fort inégalitaire sur la scène internationale et que les pertes des pays d’origine ont probablement un impact plus important sur l’ensemble de la société que celles que pourrait connaître le pays de destination.
Tableau 5. Bilan de la fuite des cerveaux dans les pays d’origine
Effets bénéfiques |
Effets néfastes |
Accès à des perspectives intéressantes manquant chez eux pour les travailleurs qualifiés |
Perte sensible de capital humain, particulièrement en ce qui concerne les personnes possédant une précieuse expérience professionnelle |
Transferts financiers et apports de devises |
Diminution de la croissance et de la productivité due à la perte de capital humain |
Incitation à l’investissement dans l’éducation nationale et dans le capital humain individuel |
Perte financière sur de gros investissements en éducation subventionnée |
Le retour des travailleurs qualifiés accroît le capital humain local, assure le transfert des compétences et les contacts avec les réseaux étrangers |
Les transferts financiers des migrants qualifiés peuvent se tarir progressivement avec le temps |
Transferts de technologie, investissement et capital-risque par le canal de la diaspora |
Baisse de qualité de services essentiels de santé et d’éducation |
La circulation des cerveaux favorise l’intégration dans les marchés mondiaux (Inde, Taiwan, Chine) |
Contribution probable des étudiants formés aux frais de l’État ou par leurs propres moyens dans des pays étrangers à l’augmentation des fuites |
Les mouvements à court terme de prestataires de services (Accords généraux sur le commerce et les services AGCS mode 4) sont bénéfiques aux pays d’accueil comme aux pays d’origine |
Restrictions des possibilités de mouvement de courte durée des individus par les politiques d’immigration des pays développés |
Les technologies de l’information et de la communication (TIC) permettent aux pays de bénéficier de leurs diasporas |
Accroissement des disparités de revenus dans le pays d’origine |
Source : Wickramasekara, 2003
66Un consensus se construit néanmoins au sein des chercheurs en sciences sociales, mais aussi des instances politiques, sur le fait que les mobilités de migration des personnes qualifiées ne constituent pas inéluctablement une perte pour les pays de départ (Salt et Findlay, 1989 ; Meyer et Charum, 1995 ; Khadria, 1999 ; Gaillard & Gaillard, 2002 ; Lowell & Findlay, 2002 ; Wickramasekara, 2003).
67Dès le début des années 1990 déjà, certains chercheurs (Martin et Paperdemetriou, 1991) avaient défini et identifié trois domaines critiques dans l’analyse de l’impact de la migration sur le développement : le recrutement, les transferts de fonds et les retours (recruitment, remittances et return). Dans une démarche similaire, Wickramasekara (op. cit.), reprenant les résultats d’une synthèse du Bureau international du travail (Lowell et Findlay, 2002), reformule les réponses politiques possibles en six catégories35 nommées les « Six R ».
68C’est dire donc qu’il existe un important effort, tant du point de vue conceptuel qu’au niveau des études empiriques, sur les formes possibles des réponses à apporter aux déséquilibres structurels occasionnés par les mobilités des migrants qualifiés du Sud vers le Nord, avec une tendance à rompre avec une vision univoque de la migration. Il reste tout de même que, dans la pratique, le discours étatique sur le mouvement des personnes a tendance à poser la présence de celui qui est regardé et désigné comme immigré comme un problème. Dans une telle perspective, on peut se demander si la question du retour des migrants qualifiés exprime une volonté étatique de contribuer au développement du pays d’origine ou une mise en cause d’une certaine légitimité de présence de la personne migrante. Nous devons toutefois reconnaître que, sur le plan purement scientifique, il paraît difficile de répondre à un tel questionnement, car des risques de prises de position idéologiques, voire partisanes, et l’existence d’intérêts individuels et institutionnels (État source et État d’accueil) différents complexifient la question.
69On notera toutefois que certains auteurs pensent que les politiques favorisant le retour des migrants obéiraient plus à une logique d’exclusion qu’à un souci de développement des pays d’origine des migrants : « policies to support the return of migrants have often been seen as disappointing at best […], or worse, motivated primarily by exclusion from the north, rather than a commit-ment to development in the south » (Ammassari et Black, 2001).
70En tous les cas, en regard d’un contexte général européen marqué par des politiques de contrôle des frontières vis-à-vis des migrants du Sud, mais aussi de stigmatisation de ces migrants d’une part, et d’un discours politique de promotion de ces mêmes migrants en acteurs de développement d’autre part, la question du retour des migrants ne peut alors que susciter perceptions et attentes différentes. Aussi, la situation du pays d’origine de ces migrants, c’est-à-dire la capacité ou l’incapacité du pays source à créer les conditions de travail favorables au réinvestissement de ces citoyens expatriés, constitue un élément déterminant susceptible d’informer sur le rapport du migrant au discours extérieur sur le retour. Il ressort ainsi de nos enquêtes que l’incertitude et la crainte de revivre les conditions qui ont participé à la décision de départ pour l’étranger suscitent des initiatives de réinscription du projet migratoire d’étude dans une dynamique de mobilité transnationale. Mais si le pays de départ, par l’absence de perspectives professionnelles, ne favorise pas un retour délibéré de ses diplômés, c’est, du moins en ce qui concerne la décision finale d’» aller voir ailleurs », le pays de formation, de par ses dispositifs juridiques qui organisent le séjour pours études, qui donne un sens particulier à ces aspirations étudiantes à réinvestir d’autres espaces. C’est donc l’institutionnalisation systématique du retour, autrement dit le retour comme produit de la pensée d’État36, qui tend à faire de la présence étrangère une présence toujours justiciable d’une entreprise de légitimation (ici, les études) et aussi à essentialiser de la sorte le rapport de l’étranger (ici, l’étudiant) avec son pays d’origine, au détriment d’un choix d’éprouver les compétences acquises ici, qui constitue en soi une source de frustrations et en même temps un motif supplémentaire pour l’étudiant de se débarrasser de ce qui est vécu comme une double37 « limite du national ».
71 Si l’on sait qu’il faut être Suisse pour espérer avoir ses compétences bien utilisées ici, donc ça veut dire qu’il faut beaucoup trimer, hein, oublie ton orgueil et autres diplômes là, parce qu’il faut au minimum douze ans pour postuler à être Suisse. […], sinon, il faut changer de pays. (Diplômé Camerounais, HEIG-Vd).
72Les difficultés d’accès à la nation de ces diplômés africains et latino-américains en Suisse (intégration par la citoyenneté), de mobilité socio-professionnelle et de manque de valorisation des compétences acquises (accès restreint au marché à l’emploi) constituent autant de pratiques vécues et qui trouveraient éventuellement leur source dans une vision essentialiste38 de l’Autre, aux origines culturelles lointaines, venu étudier et duquel on attend qu’il retourne sans autre. On notera tout de même que ces situations faites de difficultés, voire de limitations vécues par ces non-citoyens qui n’appartiennent pas au corps de la nation (Lochak, 1988) restent somme toute « normales » et « légitimes ». En fait, et comme le notait judicieusement Frauenfelder (2005), dans bien des segments de la vie sociale, cette légitimité des formes d’exclusion juridique des non nationaux ne va plus forcément de soi pour tout le monde. En même temps, les transformations économiques qui travaillent en profondeur nos sociétés contemporaines peuvent, tout en condamnant tout ce qui peut s’opposer à la libéralisation de l’accès au marché du travail, encourager le protectionnisme des politiques d’immigration et tolérer les pratiques discriminatoires.
73Ce protectionnisme et ces pratiques discriminatoires qui limitent l’accès des diplômés étrangers au marché du travail s’articulent difficilement avec ce que devrait être une bonne politique d’immigration qui s’appuierait sur des critères de qualification professionnelle, de formation et non de critères ethniques ou raciaux (Wicker et al., 2003). Comme le soulignent les auteurs qui ont fait la synthèse du PNR 39, avec l’entrée en vigueur des accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne et la disparition de la ségrégation systématique des ressortissants européens sur le marché du travail, il s’agit de veiller à ce que cette ségrégation ne soit pas reportée sur les immigrés extra-européens.39
74Or, dans les faits, l’élargissement du bassin de recrutement aux pays membres de l’Union européenne s’accompagne d’un amenuisement des possibilités pour les ressortissants extra-européens d’occuper un emploi40. Si, donc, l’admission à des fins d’occupation professionnelle des ressortissants des États tiers (seulement les personnes hautement qualifiées) sur le marché du travail n’est envisageable qu’à la condition qu’aucun travailleur indigène ou ressortissant de l’UE / AELE ne puisse être recruté pour occuper l’emploi à pourvoir, on se demande alors quel peut être le sort réservé à ces diplômés étrangers formés en Suisse, qui, du reste, cumulent un double handicap lié à leur provenance d’un ailleurs perçu comme culturellement lointain et à une légitimité de présence susceptible d’être remise en question à tout moment.
Notes de bas de page
31 Selon Rosita Fibbi, le concept d’incorporation que proposent divers auteurs anglo-saxons paraît plus adéquat pour désigner la diversité des rapports qui s’établissent entre immigrés et sociétés d’immigration, et donc la variété des issues du contact des populations, qui peuvent aller de l’assimilation à la ségrégation. (Fibbi, 2000 : 179-206).
32 Fibbi, Kaya & Piguet posent deux hypothèses dans leur étude (2003) qui tendent à expliquer les difficultés d’un groupe de personnes à accéder au marché du travail et à s’y maintenir : l’hypothèse d’un niveau de qualification inférieur en moyenne et l’hypothèse d’une discrimination sur le marché du travail, qui se manifeste soit à l’embauche, soit au licenciement. L’étude, qui s’est davantage centrée sur la seconde hypothèse, démontre que la discrimination à l’emploi est un réel phénomène en Suisse, quantitativement très important et qui concernerait avant tout les jeunes originaires des pays extracommunautaires en dépit de leur scolarisation réussie en Suisse. Selon l’étude, la discrimination se révèle au moment de l’embauche et peut se manifester également dans d’autres domaines du lieu de travail, licenciements, conditions salariales, etc. En revanche, pour notre population étudiée, d’origine également extracommunautaire, le type de discrimination subie est différent ; il présente la particularité d’être légalisé, institutionnalisé et accepté ainsi par les étudiants, qui savent que l’accès au marché de travail souhaité est verrouillé par la loi. On pourrait dire que cette discrimination s’exprime au niveau macro, tandis que celle dont sont victimes ces jeunes issus de la migration se situe au niveau méso.
33 La quasi-totalité de nos enquêtés avoue avoir fait l’expérience de cette question, posée soit par un(e) ami(e) suisse, un(e) collègue, soit par une connaissance ordinaire : « Quand vas-tu rentrer chez toi ? ». À force d’avoir été apostrophés ainsi, les étudiants finissent par qualifier cette interpellation de « question suisse ». C’est une question rappel, si tant est qu’ils puissent être amenés à oublier que leur présence est provisoire. Cette question est aussi considérée comme une « mentalité d’ici », en conflit avec la « mentalité du pays » qui interdit de demander à l’étranger son retour, au motif qu’une telle demande relève de l’inhospitalité, voire de la xénophobie.
34 L’Afrique a perdu 60 000 professionnels (docteurs, enseignants universitaires, ingénieurs, etc.) entre 1985 et 1990. Rien qu’aux États-Unis, il y avait plus de 21 000 médecins nigérians exerçant leur profession alors que le système de santé du Nigeria souffre d’une pénurie aiguë de personnel médical (UNHDR 1993). 60 % de tous les médecins ghanéens formés localement dans les années 1980 ont quitté le pays ; au Soudan, 17 % des médecins et des dentistes, 20 % des enseignants d’université et 30 % des ingénieurs sont partis travailler ailleurs en 1978. Voir Ben Barka (2000).
35 Return retour des migrants dans leur pays d’origine.
Restriction restriction de la mobilité internationale imposée aux travailleurs nationaux et étrangers.
Recruitment recrutement de migrants internationaux.
Réparation compensation des pertes en capital humain.
Resources ressources de la diaspora d’expatriés (option diaspora).
Retention rétention des cerveaux par des politiques de l’éducation et par le développement économique.
36 Dans cette perspective, « toute présence étrangère, présence non nationale dans la nation, est pensée comme nécessairement provisoire, lors-même que ce provisoire pourrait être indéfini, se prolonger indéfiniment, ce qui donne de la sorte une présence étrangère durablement provisoire, ou en d’autres termes, une présence durable, mais vécue par tout le monde de manière provisoire, assortie aux yeux de tous d’un intense sentiment de provisoire […] Mais c’est aussi « une présence naturalisée mais jamais une présence naturelle ; une présence qui relève d’une constante opération de « naturalisation » (au sens où on parle de naturalisation des faits sociaux) et de justification, la présence étrangère étant une présence seulement légitimée, donc une présence toujours justiciable d’une entreprise de légitimation, mais jamais une présence intrinsèquement et fondamentalement légitime, et tout ce qu’on peut dire de cette présence, que ce soit en sa faveur ou au contraire pour la condamner et en dénoncer les effets (principalement les effets sociaux et les effets culturels), contribue d’une certaine manière à ce travail de légitimation de l’illégitime, de licitation de l’illicite. » Sayad (2006 : 164-165 ; voir aussi avec profit le chapitre 3 intitulé Le retour, élément constitutif de la condition de l’immigré).
37 La première limitation est liée à ce que nous avons appelé plus haut passeport non rentable, pour faire allusion aux restrictions de mobilité attachées à ces passeports de ressortissants africains, à la fois soumis aux visas et ne permettant pas l’accès au travail. Un tel passeport est considéré par nos enquêtés comme un fardeau, une première limitation à la mobilité géographique et professionnelle. La deuxième limitation viendrait des discriminations que l’État-nation introduit entre ses nationaux et ses non nationaux.
38 Nous nous devons tout de même de fortement nuancer une telle lecture et poser, à la suite d’autres, que dans le cadre général de la politique suisse des étrangers, ce sont plus les préoccupations économiques qui sont déterminantes en matière d’admission et de séjour. Aussi, en mettant en avant une explication ethnique, voire culturaliste, on peine à comprendre certaines pratiques que nous avons observées dans d’autres recherches ; voir (Guissé, Ionesco et Dia, 2006), où quelques professionnels africains spécialistes de la santé ont connu un accès facilité au marché suisse du travail, (malgré) leur origine ethnique africaine. C’est dire donc que le marché du travail peut être amené à tolérer les origines culturelles et à désessentialiser l’Autre. En fait, l’État gère sa population non seulement selon des critères ethniques, mais aussi selon des besoins économiques.
39 L’approbation par les électeurs de l’initiative populaire dite « Non à l’immigration de masse » le 9 février 2014 pourrait cependant conduire à nouveau à l’émergence d’un marché du travail plus restreint à l’égard des ressortissants européens, et par conséquent encore plus inaccessible aux ressortissants des pays extra-européens.
40 Conformément à l’accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne, entré en vigueur le 1er juin 2002, la priorité des travailleurs indigènes ne prévaut plus à l’endroit des ressortissants provenant des anciens États membres (UE-15) depuis le 1er juin 2004. De fait, les ressortissants des États tiers (Afrique, Amérique et Asie) sont en quelque sorte les victimes d’un dédoublement de logiques prioritaires (indigènes et ressortissants de l’UE / AELE).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’École et l’élève d’origine étrangère
Genèse d’une catégorie d’action publique
Geneviève Mottet et Claudio Bolzman
2009
Les étudiants d’Afrique subsaharienne
Représentations et discours des acteurs des Hautes écoles de la santé et du social sur les processus et les conditions d’apprentissage
Myriam Graber, Claire-Lise Megard Mutezintare et Théogène-Octave Gakuba
2010
La médiation artistique en travail social
Enjeux et pratiques en atelier d’expression et de création
Francis Loser
2010
La maltraitance en institution
Les représentations comme moyen de prévention
Manon Masse et Geneviève Petitpierre
2011
Mémoire et pédagogie
Autour de la transmission de la destruction des Juifs d’Europe
Monique Eckmann et Charles Heimberg
2011
Le thérapeute et le diplomate
Modélisation de pratiques de soin aux migrants
Claude de Jonckheere, Charles Chalverat, Loïse Rufini Steck et al.
2011
L’ajustement dans tous ses états
Règles, émotions, distance et engagement dans les activités éducatives d’un centre de jour
Kim Stroumza, Sylvie Mezzena, Laurence Seferdjeli et al.
2014
Étudiants du Sud et internationalisation des hautes écoles : entre illusions et espoirs
Un parcours du combattant vers la qualification et l’emploi
Ibrahima Guissé et Claudio Bolzman
2015
L’investigation en psychomotricité
État des lieux en Suisse romande
Bernard Senn et Raffaella Poncioni-Derigo
2003
La question de l’altérité dans l’accueil psychosocial des migrants
Claude de Jonckheere et Delphine Bercher
2003