I. Projet migratoire des étudiants du Sud en Suisse
p. 61-82
Texte intégral
1La littérature sur la migration ou sur l’économie internationale a souvent traité la question de la compréhension des causes qui président à la mobilité des personnes dans le cadre général de la théorie de la « pulsion » et de l’« attraction », (pull et push factors). Ce cadre d’analyse permet de distinguer les facteurs qui poussent les personnes à quitter leur pays d’origine et ceux qui attirent les personnes vers d’autres pays, et fournit un éclairage sur un ensemble de conditions qui interviennent dans la décision migratoire. Dans cette perspective, les études et recherches portant sur la migration du personnel qualifié des pays en développement ont mis à jour des facteurs récurrents qui sont à l’origine de ce qui est appelé populairement fuite des cerveaux ou, plus savamment, exode des compétences optimales, circulation des cerveaux, exportation des cerveaux et globalisation des cerveaux (Lowell et Findlay, 2002).
2Dans les pays de départ de ces migrants, ces facteurs sont essentiellement de nature économique et politique. Alors que, dans les pays de destination, les principaux facteurs d’attraction sont constitués par les opportunités professionnelles et les conditions de travail favorables qu’offrent ou que sont supposés offrir ces pays. Il existe en effet une homologie entre les étudiants du Sud qui désirent acquérir une formation dans les pays dits développés et les personnes qualifiées – ingénieurs, personnel de santé – qui quittent leur pays pour des motifs professionnels. Nous relevons en effet l’existence de facteurs conjoncturels (conditions de travail défavorables, absence d’opportunités de carrière professionnelle, chômage des diplômés, etc.) et structurels (politiques d’immigration attractives et sélectives des pays développés, demande croissante de main-d’œuvre en personnel qualifié, conditions de travail favorables, prestige des universités et des diplômes délivrés), liés respectivement au pays de départ et d’arrivée, qui sont à l’origine de la migration des personnes qualifiées et des étudiants ressortissants des pays du Sud. Le premier point de ce chapitre expose et discute les facteurs explicatifs des migrations pour études des étudiants du Sud.
3Pour les étudiants originaires de ces pays, l’acquisition d’une formation tertiaire qualifiante constitue un atout indispensable aux fins d’une meilleure insertion dans la vie professionnelle. La formation constitue ainsi la base du projet migratoire de ces étudiants. C’est d’ailleurs sur cette base qu’ils sont autorisés à entrer en Suisse, et leur sortie devient effective dès que sera atteint cet objectif de départ. Nos enquêtes nous indiquent que ce projet ou cette volonté de formation est loin d’être une lubie ou un acte isolé que prendrait à lui seul l’étudiant candidat au départ. Au contraire, si cette décision n’est pas prise collectivement, elle est du moins suscitée ou soutenue par la famille de l’étudiant. De fait, nous examinons aussi dans ce chapitre le rôle de la famille dans le projet migratoire et proposons une analyse des implications de ce rôle dans l’évolution du projet migratoire de l’étudiant. Enfin, cette première partie du chapitre essaiera de comprendre les raisons du choix du pays de destination. Ce choix correspond-il à l’acquisition d’une bourse de formation dans le pays de destination, à l’existence dans ce pays de personnes de contact ou à une volonté d’aller à l’aventure ? En tous les cas, ce choix de partir dans un pays où les opportunités institutionnelles d’entrée sont extrêmement limitées pour ces étudiants ressortissants des pays du Sud n’est guère facile. Ces étudiants africains et latino-américains doivent franchir de nombreux obstacles pour pouvoir étudier en Suisse. Ils doivent livrer un véritable parcours de combattant pour réaliser leur projet d’acquisition d’une formation qualifiante.
4La seconde partie de ce chapitre consistera à décrire ce parcours long et sinueux, où l’étudiant candidat à l’émigration doit répondre à un certain nombre de critères pour espérer étudier en Suisse, notamment sa capacité d’auto-prise en charge financière.
1. Facteurs explicatifs de migration pour études en Suisse des étudiants du Sud
5Il est utile de rappeler, en termes de mise en perspective de l’expression étudiants du Sud, utilisée dans notre travail, que les flux des étudiants étrangers dans le monde sont souvent posés en termes de mouvement des étudiants originaires des pays « en développement », du Sud, vers les pays « développés », le Nord. Ces déplacements étaient effectués à l’époque dans un objectif de formation et s’inscrivaient dans une logique de transfert de connaissances et de technologies supposés résoudre le « sous-développement » des pays du Sud. Le changement intervenu sur le plan international sous les coups de boutoir d’une globalisation économique et culturelle implacable a fait que la pauvreté, les inégalités et la précarité ont pris des formes subtiles et se retrouvent autant au Sud, qui constitue généralement son lieu d’ancrage, qu’au Nord. Dans le cadre de notre travail, nous avons fait le choix de traiter d’un Sud que nous désignons pluriel, qui recouvre à la fois l’Afrique et l’Amérique latine12. Le trait commun de ces étudiants, outre leur origine « étrangère » et les difficultés sociales et professionnelles liées à leur statut juridique, est leur appartenance à ce que les autorités politiques suisses ont défini comme le « Cercle extérieur », autrement dit, à des aires géographiques où la Suisse ne recrute qu’exceptionnellement de la main-d’œuvre. Autrement dit, il serait très difficile pour eux d’avoir un autre statut juridique légitime en Suisse que celui d’étudiant.
6Par ailleurs, ces étudiants – africains et latino-américains – partagent le fait d’être issus de sociétés qui ont entretenu par le passé des relations de type colonial avec les sociétés industrialisées et qui ont aujourd’hui des relations de dépendance avec celles-ci, c’est-à-dire des « relations de subordination entre nations formellement indépendantes » (Marini, 1972 : 37). Cette relation de subordination se manifeste principalement sur le plan économique et technologique. Ces étudiants éprouvent aussi des difficultés à faire valoir et à faire reconnaître leurs savoirs dans les pays industrialisés, ce qui constitue aussi une autre forme de domination culturelle, en dépit d’un contexte mondial marqué par l’internationalisation de l’éducation où le paradigme de l’employabilité domine le marché de l’emploi. Cette situation où les diplômes des pays du Nord sont mieux valorisés que ceux du Sud constitue aussi un puissant facteur de migration des étudiants originaires des pays en développement.
7Dans les années 1960-1970 qui coïncidaient avec le début des indépendances de la plupart des pays africains, cette migration de compétences était assimilée à une forme de pillage des pays du Sud par les pays développés. Toutefois, ces facteurs ou motifs qui justifient le projet migratoire des étudiants en vue d’une formation qualifiante sont à la fois multiples et complexes. Ils procèdent d’une dynamique propre à la migration, et trouvent leur origine aussi dans un processus de mondialisation où l’éducation est devenue un marché.
8Nos enquêtes nous indiquent que ce projet migratoire des étudiants reste déterminé par divers facteurs, notamment la situation sociale de l’étudiant, la situation socio-économique de son pays de départ, l’âge de l’étudiant au moment de son départ et ses attentes par rapport au pays de destination. Tous ces paramètres interviennent à des degrés différents dans leur décision de migrer. Chaque étudiant enquêté semble donc avoir construit son projet migratoire d’études en fonction d’un certain nombre des facteurs de « pulsion » et d’« attraction ». Nous avons noté par ailleurs que le principal motif reste la poursuite des études et l’acquisition d’une formation professionnelle ou universitaire. Ce besoin de formation à l’étranger se fait sentir la plupart du temps à la fin d’une formation universitaire au pays, ou après l’obtention du diplôme qui mène à l’université. Nous postulons ainsi pour explication que l’inexistence ou la faiblesse de structures de formation tertiaire et une conjoncture économique difficile qui ne favorise pas l’insertion des diplômés constituent autant de facteurs structurels et conjoncturels qui expliquent la migration estudiantine des étudiants du Sud. En nous appuyant sur des entretiens avec les étudiants, nous restituons ci-dessous l’ensemble des facteurs objectifs et subjectifs qui interviennent dans les projets migratoires de ces étudiants.
2. Projet migratoire des étudiants et conditions économiques du pays de départ
9Pour l’ensemble des étudiants enquêtés, le projet migratoire initial est la poursuite des études. Le projet migratoire de ces étudiants ne saurait donc être dissocié de leur projet d’études. C’est d’ailleurs à cette condition d’établir un plan d’études clair qu’ils sont admis à entrer en Suisse.
10Il reste que ce projet migratoire d’études, est appelé à connaître des évolutions sous les effets combinés de précarité de statut juridique et d’une situation socio-économique difficile pouvant amener ainsi l’étudiant du Sud en Suisse à une réadaptation et réinterprétation du projet d’études.
11C’est ce que voudrait illustrer le schéma suivant :
12Le projet d’études des personnes interrogées est rarement linéaire. Le plan de carrière et de séjour est donc fortement susceptible d’être réaménagé en fonction de variables extérieures. Une grande partie des étudiants du Sud interrogés affirment ne pas être sereins quant à leur avenir professionnel, même si, pour la grande majorité d’entre eux, l’obtention d’un diplôme européen est perçue comme un meilleur moyen de réussite professionnelle au pays d’origine. La double précarité de statuts fragilise les parcours de formation des étudiants étrangers en Suisse et ne leur permet pas une projection claire dans le futur, ni une planification de leur insertion professionnelle. Les chapitres IV et V de cette partie décrivent assez largement ces processus de précarisation.
13Quant à la deuxième partie de ce chapitre, elle traite d’abord des conditions d’admission. Nous avons cherché à comprendre quels sont les facteurs objectifs qui peuvent amener ces étudiants à venir étudier en Suisse. Pour ce faire, nous nous sommes intéressés à l’effet probable du contexte socio-économique du pays d’origine sur l’acte de quitter son pays. Même si ce départ à l’étranger reste une décision largement individuelle, il demeure que cette mobilité étudiante s’inscrit dans des contextes nationaux différents d’un pays à l’autre. Nous avons ainsi cherché à replacer l’acte migratoire des étudiants dans le contexte texte socio-économique du pays d’origine de nos répondants. Par cette posture, nous ne visons pas seulement à faire ressortir les push factors propres au pays d’origine des étudiants et qui présideraient au projet migratoire des étudiants, mais nous cherchons aussi à montrer que ces push factors sont le produit de rapports asymétriques entre les pays du Nord et du Sud. L’existence de réelles disparités entre les pays du Nord et du Sud dans le développement des sciences et des techniques génère un mouvement de circulation des personnes originaires des pays en développement. A l’heure actuelle, l’axe Sud-Nord est l’une des caractéristiques fondamentales des migrations internationales (Naïr, 1993). Ces dernières engendrent des interdépendances sources d’échange inégal, notamment dans la reconnaissance et la validation des savoirs produits. Les difficultés de transférabilité ou d’exportation des diplômes acquis dans les pays du Sud sur le marché international font en effet partie des facteurs importants de migration des étudiants du Sud. Il existe donc un lien complexe entre les facteurs internes au pays d’émigration et les facteurs externes propres à la dynamique de la mondialisation.
14Toutefois, les témoignages13 récurrents des étudiants enquêtés rendent compte d’un contexte de départ marqué par le chômage des diplômés et l’absence de perspectives professionnelles. Moi, j’ai fini mes études là-bas en Tunisie, je faisais physique électronique, plutôt option électronique. Puis, vous savez le problème de chômage […], j’ai galéré pendant trois ans, puis voilà, j’ai décidé de partir ailleurs, de faire d’autres études, quoi […], c’est pas facile dans le domaine où j’étais, le domaine de physique on a vraiment du chômage quoi, c’était destiné à l’enseignement, pour l’enseignement, on a beaucoup de chômeurs, c’est pas moi qui ai choisi de faire vraiment physique au début, hein. C’est juste la façon dont on réussit le baccalauréat, on a des choix quoi, ce n’était pas mon premier choix la physique, je voulais faire autre chose, si je faisais l’économie ce sera mieux pour moi (3e année HEIG).
15Les difficultés d’insertion professionnelle des jeunes en fin de formation constituent l’un des premiers motifs de migration de ces jeunes du Sud vers les pays du Nord. Mais au-delà du chômage des diplômés – qui n’est d’ailleurs pas une spécificité des pays du Sud –, il existe des difficultés structurelles liées aux modalités d’accès à l’enseignement supérieur, où souvent l’étudiant est « contraint de faire des choix. » Comme le rappelle l’étudiant que nous venons de citer : C’est juste la façon dont on réussit le baccalauréat, on a des choix quoi, ce n’était pas mon premier choix la physique, je voulais faire autre chose, si je faisais l’économie ce sera mieux pour moi. Le manque d’opportunités de formation liées à la diversité de l’offre (mesurable par l’étendue des disciplines proposées) constitue un élément structurel majeur qui explique le projet migratoire des étudiants du Sud. Ce déséquilibre entre l’offre de formation et la demande de formation est fonction du niveau de développement des pays, comme le montre par ailleurs le rapport de l’Unesco (1993) sur l’éducation. Selon ce rapport, à l’échelle mondiale, c’est au niveau des études supérieures qu’on observe les écarts les plus importants entre les pays quant aux perspectives offertes. Il existerait ainsi un lien entre le mouvement des étudiants des pays en développement et la faiblesse d’opportunités de formation dans leur pays d’origine.
16En plus de facteurs structurels liés à l’incapacité du système de formation à satisfaire la demande, les récits des étudiants sur les conditions économiques de leur pays d’origine laissent apparaître des préoccupations économiques. Il est connu que la migration internationale est souvent une réponse à des écarts et à des disparités. La migration des étudiants semble ne pas faillir à cette logique. La recherche de conditions de vie et de travail meilleures, le problème d’insertion professionnelle et les difficultés de carrière constituent autant d’éléments qui amènent les étudiants à fantasmer sur un ailleurs meilleur. Alors, en fait, j’étais déjà en fonction dans une entreprise en Côte d’Ivoire, à Abidjan, et j’avais un brevet de technicien, donc un BTS, et puis j’ai commencé à travailler une année dans une multinationale (il souhaitait garder le nom confidentiel) qui est implantée partout dans le monde mais qui a aussi une représentation locale en Côte d’Ivoire. Donc j’ai travaillé là-bas en tant que technicien et au bout d’une année de travail en laboratoire, ça commençait à être lourd, donc j’ai discuté avec mon chef de labo et il m’a demandé de faire les démarches pour un diplôme d’ingénieur. Parce que c’est vrai que ce qui est génie chimique et sciences appliquées, on n’avait pas les appareils de pointe sur place pour faire ce qu’on voulait. C’est vraiment une question d’infrastructures. (4e année HEIG).
17On s’aperçoit ainsi que le projet de migrer intervient souvent à la fin des études et fait suite à une expérience professionnelle non satisfaisante. La formation à l’étranger représente une possibilité de se perfectionner et d’accroître ses chances sur le marché du travail. Le nouveau contexte international, marqué par la norme de l’employabilité, accentue davantage chez les étudiants du Sud ce besoin d’accroître le capital humain14.
3. Besoin et volonté individuelle de formation des étudiants du Sud
18Le besoin et la volonté de formation que nous avons notés auprès des étudiants rencontrés s’explique notamment par l’existence d’une inégale répartition de l’offre de formation entre le Nord et le Sud et par des projets individualisés d’acquérir une formation qualifiante exportable sur le marché de l’emploi. Dans un monde globalisé, l’acquisition d’une telle formation constitue pour la plupart des jeunes des pays du Sud un atout indispensable afin de disposer de meilleures chances d’insertion dans la vie professionnelle. Le diplôme a encore plus de valeur s’il est délivré par une université ou haute école occidentale. Dans mon pays au Cameroun, en tout cas ça l’est. Je me souviens quand j’étais jeune adolescente, tous les ministres, tous ces gens, les hommes d’affaires et tout ça étaient ceux qui ont fait leurs études ici. Même maintenant, quel que soit… Bon, la HES c’est assez bien reconnu internationalement, mais si tu as un bon diplôme, tu n’as rien de garanti mais en tout cas 70 % de chances de trouver quelque chose d’acceptable. (2e année en informatique et gestion).
19On constate ainsi que le désir de poursuivre des études, en Europe, en l’occurrence en Suisse, est en partie lié avec la représentation que les étudiants se font de ceux qui ont une position élevée dans leur pays. En effet, dans les années soixante et septante, il y avait pour les intellectuels africains formés en Europe la certitude d’un destin professionnel en Afrique (Ndiaye, 1962). Toutefois, malgré le changement de paradigme dans les années 1990 qui s’est traduit par l’émergence de la réalité sociologique constituée par la fuite des cerveaux, le mythe du diplôme occidental continue toujours de fonctionner dans la plupart des pays du Sud. Certes, le diplôme occidental ne garantit plus l’insertion professionnelle dans le pays d’origine comme ce fut le cas jadis, à cause notamment de la profondeur de la crise économique dans ces pays ; C’est plus facile en tout cas, mais ce n’est pas garanti, précise cette étudiante guinéenne en 2e année à la HECV.
20Il demeure cependant que, à compétences formelles égales, le diplômé occidental est privilégié, comme nous le fait remarquer cette étudiante péruvienne. Oui, malheureusement. Si je faisais la formation au Pérou et que j’avais envie de postuler pour un poste important et en même temps quelqu’un qui a fait sa formation à l’étranger vient avec le même diplôme, on donne le poste à celui qui était à l’étranger. (3e année HES santé).
21La valorisation accrue des diplômes occidentaux constitue à la fois un facteur important de pulsion et d’attraction, qui incite une grande partie des jeunes des pays du Sud à poursuivre leur études en Europe, et de fait en Suisse. Cette situation où les compétences locales sont moins valorisées que celles acquises en Occident rend compte d’une domination symbolique du Nord sur le Sud et de l’ampleur de l’asymétrie des échanges entre pays développés et pays en développement. C’est dans ce contexte de frustration du local (difficulté de suivre la formation désirée, problèmes d’insertion professionnelle) et de fascination du global (prestige des diplômes occidentaux, espérance de meilleures conditions professionnelles) que se construit et émerge le projet migratoire de formation des étudiants du Sud. Ce contexte de départ reste marqué structurellement par la faiblesse des opportunités offertes, en termes notamment de formation tertiaire, et conjoncturellement par une situation socio-économique difficile. Ces obstacles à la fois structurels et conjoncturels qui sont à la base de la migration des étudiants produisent des effets différenciés et agissent en fonction de leur niveau d’études.
22Nous avons relevé en effet que les étudiants qui n’ont pas entamé ou pas terminé leur cursus universitaire (Bac + 2) justifient leur projet migratoire par le besoin de faire une formation qui n’existe pas au pays. Pour ces étudiants, le manque réel de filières de formation désirées, notamment dans le domaine de l’ingénierie, constitue le motif principal du départ. Cette catégorie d’étudiants n’a pas connu d’expérience professionnelle au pays d’origine, elle reste beaucoup plus critique sur l’absence d’offres diversifiés de formation que sur la conjoncture socio-économique du pays. Ce sont principalement les étudiants d’Afrique subsaharienne qui sont concernés par cette problématique. Par contre, les étudiants qui ont terminé leur parcours universitaire (Bac + 4) ou qui étaient déjà en activité professionnelle évoquent le besoin de perfectionnement, l’absence de perspectives professionnelles et des conditions de travail difficiles pour justifier leur entreprise migratoire. Cette catégorie d’étudiants est composée à la fois d’étudiants maghrébins, d’Afrique noire et d’Amérique latine.
23Toutefois, indépendamment de leur niveau d’études et de l’expérience professionnelle acquise au préalable au pays, la formation, l’» acquisition de compétences et de connaissances nouvelles », reste au cœur de leur projet migratoire. Les études constituent l’instrument de réalisation de ce projet migratoire. Dans un contexte migratoire suisse non favorable à la migration de main-d’œuvre des ressortissants africains et latino-américains, on comprend ainsi que ce sont moins les facteurs objectifs liés au pays de départ qui rendent possible le projet migratoire des étudiants que les opportunités institutionnelles constituées par les études. La volonté de bénéficier d’une formation constitue en effet l’élément structurant du projet migratoire de ces étudiants du Sud. Cependant, il faut noter que ce projet migratoire d’études émerge dans un environnement social, économique, culturel et politique spécifique, ce qui lui donne une dynamique particulière.
4. Rôle de la famille dans le projet migratoire
24Dans l’analyse des facteurs explicatifs de migration des étudiants, nous avons cherché à comprendre si la décision de migrer ou d’aller étudier à l’étranger est un acte individuel ou s’il s’insère dans un processus global de stratégie des ménages et des familles. Nous posons ainsi l’hypothèse que les stimuli que la famille d’origine du migrant peut recevoir du contexte social, politique et économique et le souci de garantir aux enfants une promotion sociale peuvent amener la famille à les inciter dans certains cas au départ. Nos résultats ne montrent pas l’existence d’incitations directes et décisives de la famille, comme cela peut être observé dans le cas des travailleurs migrants. L’initiative d’aller étudier à l’étranger ou l’« idée d’aller voir ailleurs », pour reprendre l’expression souvent utilisée par nos enquêtés, reste une action éminemment individuelle. La plupart des étudiants enquêtés indiquent que la décision de partir est « une décision personnelle ». Toutefois, il existe des situations singulières qui rendent compte de la prééminence de l’implication de la famille dans l’acte de départ, comme semble l’indiquer cette étudiante originaire de la République démocratique du Congo.
25 Non, moi je n’ai pas choisi. Je ne savais même pas ce que c’était, la Suisse. Ils m’auraient envoyé en France, au Canada ou en Belgique, ça m’était égal. (3e année HES Santé). L’âge de cette étudiante (17 ans) et son niveau d’études (Bac) expliquent sans nul doute l’absence de choix personnel. Les formes d’implication de la famille dans le projet migratoire sont aussi fonction du capital social et économique des parents. Pour les familles occupant une position sociale élevée, l’envoi d’un des leurs à l’étranger en vue de l’acquisition d’une formation qualifiante en Europe s’apparente à une logique de reproduction d’un statut social. Le cas de cette étudiante en santé est illustratif d’une « héritière » en quête de légitimation d’un statut social acquis par avance.
26Fille d’un père médecin et d’une mère infirmière, dès avant la fin de sa formation scolaire, elle s’était déjà inscrite à l’université. J’étais à l’école. J’ai passé l’équivalent de ce qu’on va appeler le BAC. Et puis je n’avais pas encore fini que j’étais déjà inscrite à l’Université15. Le statut socio-économique de ses parents a joué un rôle dans la réalisation de son projet migratoire : Mes parents m’ont accompagnée pour faire la demande à l’ambassade, ça n’a même pas pris un mois, j’avais le visa et puis… C’était très rapide. L’obtention du visa constitue, comme nous le verrons plus loin dans ce travail, un casse-tête pour la grande majorité des étudiants interviewés et la phase la plus difficile du parcours de l’étudiant candidat au départ.
27Si le projet migratoire de l’étudiant peut émaner directement de la famille, dans une perspective de reproduction sociale, cette intervention verticale peut se manifester dans le cadre d’un regroupement familial. C’est ce qui transparaît dans le cas de cette étudiante colombienne : Mais ce qu’il faut dire en fait, c’est que je n’ai pas choisi de partir du pays parce que je voulais avoir un autre avenir, mais parce que ma mère qui est biologiste a eu la possibilité de partir du pays. Moi et mon frère on l’a suivie, ce qui est normal et on s’est retrouvé en Suisse (1re année HECV).
28Ces deux situations d’étudiants rendent compte de manière différente du rôle déterminant de la famille dans l’acte migratoire. Le premier cas décrit une situation où l’étudiant est un délégué consentant, solidaire de la décision de ses parents qui auraient pu aussi l’envoyer en France, au Canada ou en Belgique, et le second cas s’apparente à un départ « involontaire » dans la mesure où cela procède d’une procédure de réunification familiale alors que l’enquêtée était mineure.
29Il faut rappeler en effet que le regroupement familial constitue l’une des principales voies légales d’accès en Suisse pour les ressortissants des pays du Sud (Bolzman et al., 2008). La politique d’immigration suisse ne permet pas de recrutement de la main-d’œuvre dans les pays du Sud, ce qui explique sans doute une prépondérance de facteurs liés à la famille et aux études dans les flux migratoires des pays africains et latino-américains en Suisse.
30En effet, des cas particuliers de nos enquêtés indiquent que le projet migratoire de certains étudiants reste marqué par le pouvoir discrétionnaire des parents. Cette situation contraste cependant avec ce que nous avons observé auprès de la plupart de nos enquêtés, où plus de cinquante parmi les soixante-quatre étudiants enquêtés estiment que le projet de partir est une « décision personnelle ». L’initiative de partir en Europe, en l’occurrence en Suisse, pour se former demeure donc une action éminemment subjective, individuelle ; ce sont plutôt les modalités pratiques du voyage qui relèvent du collectif, du familial. L’implication de la famille dans le projet migratoire de l’étudiant se décline notamment par la mobilisation des ressources financières. Ils m’ont aidé les deux trois premiers mois, mais dès que j’ai compris les lois, comment on travaille et tout ça, j’ai voulu me débrouiller tout seul et j’ai travaillé dans l’hôtellerie.
31La question de la mobilisation des familles pour donner à leurs enfants une meilleure qualification est importante à comprendre car cela permet à la fois de saisir les processus essentiels qui s’opèrent au moment du départ de l’individu et ses effets sur les conduites de l’étudiant « en mission ». L’étude de Jean-Pierre Terrail (1995) a montré comment les familles se mobilisent pour offrir à leurs enfants de bonnes formations qualifiantes. Cette mobilisation parentale reste motivée par trois raisons : la concurrence croissante sur le marché de l’emploi, qui favorise de plus en plus le recrutement des mieux diplômés ; les transformations du processus de travail, qui exigent des qualifications croissantes ; la crise de l’emploi, notamment industriel, qui affecte lourdement les enfants d’ouvriers.
32En effet, le contexte international marqué par la norme de l’employabilité explique en grande partie les mobilisations familiales qui accompagnent les initiatives individuelles prises par des étudiants du Sud pour acquérir une formation dans les pays du Nord. La sphère familiale constitue l’un des lieux sociaux où la mobilisation pour le départ reste la plus significative. La très grande majorité de nos interviewés avoue avoir reçu un appui financier de leur famille ou un soutien d’autres réseaux sociaux. Ce poids ou rôle avéré de la famille dans le processus migratoire s’explique pour une large part par le souci de faire bénéficier à l’étudiant d’un bon parcours de formation, dont le résultat attendu serait de voir le bénéficiaire pour lequel on s’est mobilisé s’investir en retour dans la famille. L’absence de structures étatiques ou de cadre institutionnel d’échanges qui accompagneraient ce projet de formation, à l’instar de la mobilité des étudiants du Nord dans le cadre du programme16 Socrates-Erasmus, cette carence de cadre légal institué est suppléée par la famille, qui constitue ainsi la principale unité de support des étudiants du Sud. Le soutien financier de la famille reste variable, il provient en grande majorité des parents de l’étudiant ou d’autres membres migrants de la famille. Parfois, c’est toute l’épargne familiale qui est mise à contribution pour le départ. En fait, c’est toutes les économies de ma mère et de mon copain pour venir ici… pour là-bas c’était beaucoup d’argent mais quand on est arrivé ici, on a vu le prix d’un pain, c’était une catastrophe. On a vu qu’on ne pouvait vivre une semaine, donc c’était difficile. (3e année HEdS).
33A l’instar de cette étudiante colombienne venue faire des études de santé, c’est tout le réseau de sociabilité qui est mobilisé pour participer à différents degrés au coût de l’entreprise migratoire.
34Nous notons toutefois que c’est principalement auprès des étudiants africains que l’assistance financière de la famille est la plus importante. Des parents restés au pays au cousin ou frère qui a migré ou qui fait des études en Suisse, au Canada, aux États-Unis ou en France, le réseau familial intervient diversement et de manière décisive dans le processus de départ. On peut ainsi dire que la mise en œuvre du projet migratoire, des étudiants africains notamment, fait l’objet d’une mobilisation que nous définissons ici comme un processus au terme duquel les acteurs constitués par la famille de l’étudiant décident à un moment déterminé, usant des ressources disponibles, d’envoyer leur enfant se former à l’étranger.
35En revanche, on a observé chez les étudiants latino-américains quelques variations dans les formes d’implication de la famille. Le soutien financier de la famille, même s’il reste effectif principalement au moment du départ, est moins systématique, comparé à leurs homologues africains qui en bénéficient à la fois pendant leur départ mais aussi à l’arrivée. Par contre, ces étudiants originaires d’Amérique du Sud s’appuient souvent sur certains liens forts constitués par des connaissances ou des membres de la famille déjà résidents en Suisse. Ces membres vont les héberger, les nourrir, leur fournir des informations sur la vie quotidienne pendant le premier temps du séjour. Ici donc, c’est le soutien familial sur place qui joue un rôle important, alors que dans le cas des étudiants africains, le soutien se fait le plus souvent à distance. Malgré l’existence de soutiens pluriels de la famille ou d’un réseau plus large, il reste que la migration des jeunes étudiants du Sud est le fruit de décisions personnelles et privées s’inscrivant dans l’individualisation croissante des modes de vie des étudiants. Si nos entretiens avec les étudiants laissent apparaître que la famille joue un rôle important dans le projet migratoire des étudiants, nous n’en déduisons pas pour autant l’existence d’une « pression familiale » qui pousserait les étudiants à partir. Il n’y a donc pas de déterminisme de la famille sur le projet migratoire d’études de ces jeunes du Sud. Ce choix demeure relativement libre. Toutefois, des facteurs constitués par ce que nous appelons une chaîne de pressions participent à la formation et à la mise en œuvre du projet migratoire : d’abord, c’est la société symbolisée par le contexte socio-économique qui fait pression sur la famille, ensuite, c’est la famille sur l’étudiant candidat au départ, et le tout est sous-tendu par une fascination pour le pays de destination.
5. Raisons du choix du pays de destination
36Dans les parties précédentes, nous avons tenté de faire ressortir les éléments qui interviennent dans le processus de départ des étudiants. Nous nous attachons à saisir ici les raisons qui amènent les étudiants à choisir la Suisse comme lieu de formation. Nous avons cherché à comprendre si ce choix correspondrait à l’attractivité des hautes écoles suisses ou si des raisons d’ordre linguistique ou sociologique (présence d’une connaissance, parent ou ami) expliquaient le choix du pays de destination. En effet, le taux important d’étudiants étrangers en Suisse, notamment dans le degré tertiaire (Écoles polytechniques fédérales, universités, hautes écoles spécialisées), où il est estimé à 17,2 % (OFS, 2005), laisse supposer une internationalité des hautes écoles suisses qui pourrait aussi expliquer la venue des étudiants du Sud. L’importance d’étudiants étrangers dans un pays est souvent perçue comme un indicateur de l’attrait de ses instituts ou écoles de formation, même si un biais17 d’appréciation du nombre d’étudiants étrangers peut se produire. Notre étude a pour particularité de ne traiter que des étudiants étrangers scolarisés à l’étranger et qui sont venus poursuivre leur formation tertiaire en Suisse. Pour ces étudiants en quête de formation qualifiante, les hautes écoles helvétiques constituent un cadre idéal pour décrocher un diplôme estampillé suisse, notamment dans le domaine de la santé réputé garantir la qualité, comme le fait observer cette étudiante colombienne en deuxième année à la Haute école de santé de Genève : J’ai choisi la Suisse parce qu’elle est très bien reconnue chez nous et au niveau médical, c’est le top.
37Le prestige des formations a été souvent évoqué par les étudiants pour justifier leur choix. Mais ce prestige, ou cette qualité de la formation en Suisse évoquée par les étudiants, exprime-t-il de leur part une connaissance livresque des hautes écoles suisses ou serait-ce l’écho d’étudiants en formation ou ayant déjà connu l’expérience de formation helvétique ?
38En effet, contrairement à ce que l’on peut observer en France où les étudiants africains18 ont une connaissance très documentée des universités avant d’atterrir sur le sol français, on note que, pour les étudiants du Sud enquêtés, leur connaissance – qui détermine leur choix – des instituts et écoles de formation en Suisse procède de rapports personnalisés. La plupart de nos interviewés lient leur choix du pays de destination à la présence d’une tierce personne (frère, ami) qui joue souvent le rôle de guide et de support moral, mais aussi oriente l’étudiant dans le choix de ses filières. Parce qu’il y avait mon frère qui était sur place, donc du coup c’était une motivation double pour venir ici et ne pas me sentir perdue, quoi. (Étudiante originaire du Cameroun, 4e année École de santé La Source).
39Malgré l’existence de réseaux sociaux constitués par des membres de la famille, des ami-e-s et des connaissances issues du même pays – assez aguerris des difficultés liées au séjour des étudiants du Sud – qui favorisent l’arrivée de nouveaux et nouvelles étudiant-e-s et les assistent dans leur installation dans la société de résidence, on a noté un nombre important d’étudiants qui délaissent leur choix premier de formation au profit de la filière santé. Cette situation est particulièrement repérable chez les étudiants de la Haute école de santé de Lausanne, où plus des 2/3 des étudiants interrogés des écoles de Chantepierre et de La Source ont dû transiter par d’autres écoles, notamment l’EPFL, à l’instar de cette étudiante camerounaise détentrice d’un bac scientifique et ayant fait une année de physique dans son pays d’origine. C’est parce que j’ai eu un bac scientifique et j’avais les bases, quoi, mais une fois ici, c’était compliqué en fait. (3e année École de santé La Source).
40Cette étudiante a dû commencer les cours le lendemain de son arrivée. La simultanéité d’événements vécus par cette étudiante (arrivée et démarrage des cours) explique son renoncement à poursuivre la formation, qui semble requérir un investissement plus significatif qu’anticipé. Selon elle, son cas est symptomatique d’une situation générale des étudiants du Sud en HES : J’avais des camarades qui une fois étaient aussi arrivés de la même manière que moi et ils se sont retrouvés dans cette école. Et aussi parce que c’est quand même une formation qui m’intéressait.
41L’option massive des étudiants sur l’EPFL se justifie par les difficultés d’accéder aux HES depuis le pays d’origine des étudiants. Ainsi, ce premier choix s’apparente à un raccourci qu’empruntent ces étudiants en perspective d’une admission future dans l’une des écoles de santé de Lausanne. Cependant, cette stratégie de maximisation des opportunités de formation de la part de ces étudiants peut comporter des risques liés au renouvellement du titre de séjour, notamment au moment du changement d’école ou de filière. Patricia Dupuis, la responsable des admissions de la filière infirmière de la HECV Santé, que nous avons interviewée, explique ci-dessous les raisons de cette orientation première des étudiants et les risques liés au changement du choix premier. Un bon paquet entre en Suisse par le biais de l’EPFL, parce que c’est plus facile… parce qu’ils peuvent déjà avoir leur certificat d’admission en Afrique, vu qu’il n’y a pas d’entretien et toutes ces démarches. Or souvent, ils n’ont pas du tout envie de faire cette école, ils restent là-bas parce qu’ils ne peuvent pas tout de suite faire le changement. Ils vont à quelques cours, etc. et essaient de se trouver des petits jobs – car à ce moment ils ont reçu leur permis. Après ils viennent chez nous, à ce moment ils ont encore leur permis. Et le problème arrive au renouvellement du permis, où on leur dit qu’ils n’y ont plus droit, ils font recours et viennent me voir pour du soutien et j’écris des lettres à l’OCP, si ça va bien. Le problème est quand ça va pas bien, on ne peut pas écrire que tout est bien si l’élève est en échec… là on a des difficultés.
42Le troisième chapitre aborde en effet ces difficultés liées au renouvellement du titre de séjour et son impact sur les performances académiques de l’étudiant. Comme nous le fait observer la responsable du service des admissions, qui assume aussi une fonction sociale à la HECV, le « changement de filière est déjà suspect… bon, on sait que certains profitent de la filière EPFL, mais il y en a qui se sont réellement trompés ».
43Cette situation nous amène à poser l’hypothèse que l’ouverture plus importante des hautes écoles universitaires suisses par rapport aux hautes écoles spécialisées – qui sont beaucoup plus orientées vers la réalité locale et difficiles d’accès – explique que les étudiants se dirigent d’abord vers les premières nommées, où ils semblent disposer davantage d’informations. En outre, les conditions d’admission en Suisse constituent un véritable processus dont on atteint le bout du tunnel épuisé (simultanéité entre arrivée et démarrage de la formation où le répit n’est pas permis) ; ainsi, il devient particulièrement difficile pour ces étudiants d’assurer le suivi face aux contraintes d’une nouvelle vie. Il faut noter également que nous avons observé une tendance similaire de vases communicants entre certaines filières de formation de l’Université de Genève et la haute école d’ingénieurs de Genève. Par ailleurs, on aura remarqué que cette mobilité ou ce changement de filière des étudiants, qui constitue une normalité dans tout processus de formation, est considérée ici comme une anormalité par les autorités de contrôle de la population étrangère, parce qu’il s’agit d’étudiants en provenance de pays supposés culturellement distants du pays de résidence.
44L’analyse des raisons du choix du pays de destination fait donc apparaître des éléments d’ordre sociologique constitués par la présence de réseaux sociaux préexistants, qui constituent les principales sources d’information des étudiants sur les opportunités de formation en Suisse. De ce point de vue, on peut donc mentionner que si le label de formation suisse attire les étudiants du Sud, c’est en grande partie lié aux témoignages de leurs homologues étudiants déjà sur place et ne correspond guère à une politique consciente d’attraction du pays de destination. La volonté politique de mieux réguler la mobilité des étudiants, principalement de ceux en provenance des pays du Sud, est plutôt privilégiée, au détriment d’un mode de recrutement des étudiants internationaux du Sud dans une optique de renforcement des capacités scientifiques et technologiques des instituts et universités, à la fois des pays de départ de ces étudiants et du pays de destination. Cette situation de restriction de la mobilité des étudiants et chercheurs non européens, qui se traduit par la mise en place de barrières à l’entrée et aux termes des études, est aux antipodes même de la dynamique de la production scientifique et économique suisse, comme en atteste d’ailleurs l'« énervement des milieux scientifiques »19 suisses sur cette question.
45En plus du facteur constitué par la présence d’une tierce personne, ce qui témoigne de l’importance des réseaux sociaux dans l’acte migratoire des étudiants du Sud, l’une des motivations du choix de la Suisse romande est la langue. L’importance des étudiants francophones dans notre échantillon et le nombre relativement faible d’étudiants latino-américains interrogés confirment en effet l’influence de la langue, en l’occurrence le français, dans le choix du pays de destination. La présence d’étudiants francophones, qu’ils soient d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb dans les hautes écoles suisses, est une donnée importante à retenir. Comme l’indique le tableau ci-dessous, où l’on peut noter cinq pays d’Afrique francophone parmi les vingt pays d’origine les plus importants en terme d’étudiants inscrits.
Tableau 2. Étudiants étrangers en Suisse ayant effectué leur scolarité antérieure à l’étranger : Les 20 pays d’origine les plus importants (2003)
État |
Nombre |
Allemagne |
5329 |
France |
3049 |
Italie |
1506 |
Chine |
591 |
Autriche |
494 |
Russie |
479 |
Roumanie |
471 |
Espagne |
424 |
Pologne |
403 |
Maroc |
382 |
Liechtenstein |
373 |
Turquie |
320 |
Cameroun |
299 |
États-Unis |
283 |
Bulgarie |
281 |
Tunisie |
255 |
Luxembourg |
243 |
Algérie |
241 |
Sénégal |
231 |
Inde |
226 |
Source : Office fédéral de la statistique (2005)
46Selon cette étude (2005), presque trois quarts des étudiants qui arrivent de l’étranger en Suisse viennent d’un pays d’Europe. Parmi les pays non européens, l’Afrique est le deuxième fournisseur de contingents d’étudiants avec 2219 personnes, soit 10,1 % de tous les étudiants étrangers ayant fait leurs études secondaires, et parfois une partie de leurs études universitaires, dans un autre pays que la Suisse. La plupart des étudiants originaires des cinq pays africains qui figurent dans ce top 20 estiment que la présence du français dans le pays de destination motive leur choix. Nous avons observé également qu’une bonne partie de ces étudiants postulent plusieurs fois dans des pays où le français est un critère déterminant dans la formation (France, Belgique). En résumé, on peut en conclure que, pour les étudiants africains, la maîtrise du français justifie le choix de la Suisse romande, tandis que le réseau social inspire et facilite la venue en Suisse.
47Par contre, pour les étudiants latino-américains, le réseau social est plus déterminant que le facteur linguistique. Aussi avons-nous noté qu’ils possèdent dans le pays de destination un fort ancrage d’un réseau social plus dense, ce qui leur permet de solliciter celui-ci et de s’appuyer sur plusieurs appartenances ou filiations. Cette situation peut sans doute s’expliquer par une migration sud-américaine plus ancienne et qui aurait pris de l’importance notamment à partir des années 1970 avec l’arrivée des premiers exilés des dictatures du Cône Sud (Bolzman, 2007). Quant à la présence africaine en Suisse, elle est plus récente et reste repérable dans les années 1980 et 1990, coïncidant avec la venue des demandeurs d’asile angolais, congolais de l’ex-Zaïre, érythréens et somaliens (Effionayi et al., 2005).
48Le facteur linguistique est donc moins déterminant dans la décision de départ des étudiants latino-américains. Il constitue même un surplus de difficultés pour certains de ces étudiants, obligés d’adapter leurs compétences linguistiques à un nouveau contexte. Mais cet élément linguistique reste aussi perçu par ces étudiants comme faisant partie intégrante de la formation, une « autre découverte » qui incite et stimule aussi leur départ.
49Comme nous pouvons le constater, défini dans un contexte de fortes contraintes, le projet migratoire des étudiants du Sud est rarement un bricolage strictement individuel ou un calcul absolument rationnel à appliquer à une situation aussi complexe20 que le fait de quitter, aussi provisoirement soit-il – pourvu que ce ne soit pas un provisoire indéfini, son pays. La mise en œuvre effective du projet migratoire laisse apparaître plusieurs acteurs sociaux. Toutefois, malgré l’importance des facteurs objectifs qui interviennent dans le processus de départ de ces étudiants, les raisons subjectives (Bourdieu, 1993) constituées par une volonté de formation et d’affirmation de soi qui sous-tendent ce projet migratoire des étudiants ne doivent pas être réduites à des causes objectives, qui enfermeraient ces étudiants dans des déterminismes absolus. En effet, malgré des conditions structurelles semblables, seule une partie des étudiants africains et latino-américains décide d’émigrer et finit par émigrer vers un pays du Nord.
50La dynamique de la mondialisation crée en effet de plus en plus de besoins et accentue la compétitivité économique et culturelle. La satisfaction de ses besoins requiert davantage de mobilité. Si, de façon générale, pour les étudiants, cette mobilité reste relativement tolérée sous l’impulsion de l’internationalisation de l’éducation et de la norme de l’employabilité, il demeure que, pour les étudiants du Sud, la réalisation du droit à l’éducation et la formation dans les pays du Nord rencontre des difficultés. Ces étudiants doivent franchir de nombreux obstacles dans le processus qui mène du désir ou de la décision de partir étudier dans un pays du Nord à la mise en œuvre effective de ce choix. Nous verrons, sur la base des entretiens que nous avons réalisés auprès des étudiants africains et latino-américains en Suisse, comment ce parcours que doivent emprunter ces candidats à la formation est vécu et quelles sont les stratégies et ressources qu’ils mobilisent pour justifier et légitimer leur entrée et présence en Suisse.
Notes de bas de page
12 Nous aurions également pu y ajouter les étudiants asiatiques, mais leur nombre dans la HES-SO est plutôt faible.
13 Tout au long du texte et par souci d’harmonisation, les discours des étudiants sont restitués avec une précision sur leur nationalité d’origine et lieu de formation. Toutefois, il est des situations où, tenant compte des souhaits de certains de nos enquêtés, qu’il n’ait pas eu de précision sur la nationalité d’origine ou lieu de formation. Dans certains de ces cas, il arrive que nous utilisions les substantifs « africain » ou « latino-américain » sans mentionner le niveau ou lieu de formation.
14 Selon Schultz (1963) et Becker (1964), la recherche sur le capital humain se caractérise par l’individualisme méthodologique, cette idée que l’origine des phénomènes sociaux est à rechercher dans le comportement individuel. La formation du capital humain est en effet typiquement conçue comme le fait d’individus agissant pour leurs propres intérêts. Ainsi, l’éducation et la formation y sont considérées comme des investissements que l’individu effectue rationnellement en vue de la constitution d’un capital productif inséparable de sa personne.
15 À chaque fois que cela s’avère pertinent, on a cherché à restituer des cas significatifs de parcours d’étudiants reliés au niveau d’études et/ou à la situation sociale des parents.
16 Mis en place en 1987, le programme Erasmus permet aux étudiants européens d’avoir une expérience de la mobilité internationale au sein de l’espace européen. Entre 1987 et 2000, 750 000 étudiants ayant le niveau tertiaire ont pu faire l’expérience de cette mobilité. (King et Ruiz-Gelices, 2003). Quant au programme Socrates-Erasmus, il totalise le tiers de la mobilité de tous les étudiants en Europe. Depuis les années 1990, on observe une intensification de la mobilité internationale des étudiants par le biais de ce programme (Altbach et Teichler, 2001). Selon l’étude de l’Office fédéral de la statistique portant sur l’internationalité des hautes écoles (2005), 1631 étudiants Erasmus ont accompli un séjour de formation en Suisse durant l’année 2002-2003.
17 L’étude de l’Office fédéral de la statistique portant sur l’internationalité des hautes écoles suisse a montré que, en ne distinguant pas les étudiants étrangers de ceux qui sont de la deuxième et troisième génération, qui étaient domiciliés en Suisse au moment où ils ont achevé leur formation de niveau secondaire II et obtenu leur certificat d’accès à l’enseignement supérieur, on évalue mal la mobilité estudiantine ou l’attrait des hautes écoles suisses. En faisant cette distinction, les « étudiants étrangers scolarisés à l’étranger » représentaient 14,3 % de l’ensemble des étudiants au semestre d’hiver 2003-2004.
18 Dans son étude sur les étudiants africains à Bordeaux (1998), Christine Renaudat fait observer que ces derniers avaient pour la plupart au moins une connaissance livresque des universités bordelaises avant de débarquer sur les bords de la Garonne et, par conséquent, font un choix judicieux de leur institution de formation.
19 Les nouvelles dispositions de la Loi sur les étrangers entrée en vigueur en janvier 2008, contiennent des mesures extrêmement limitatives à l’endroit des étudiants étrangers, notamment ceux originaires des pays du Sud. Parmi ces mesures, on peut citer la limitation d’un séjour pour étudiant à huit ans maximum, l’introduction d’un délai de six mois avant l’exercice d’une activité lucrative par un étudiant, etc.
Ces « barrières aux étudiants étrangers », qui limitent davantage les possibilités d’attirer puis de garder les étudiants et chercheurs non européens, ont provoqué l’indignation des milieux scientifiques helvétiques au point que les recteurs des universités, les patrons des écoles polytechniques fédérales protestent et adressent leurs réflexions auprès de l’autorité politique en charge des questions migratoires, en l’occurrence Christophe Blocher. (Voir le quotidien Le Temps du 8 septembre 2007, page 7). Ces réactions ont mené finalement à un assouplissement de la Loi à l’égard des étudiants étrangers en 2011. Nous y reviendrons plus loin dans ce travail.
20 Cette complexité du phénomène migratoire a été décrite et analysée avec une intelligence particulière par l’un des auteurs classiques de la migration, Abdelmalek Sayad. Ainsi, écrivait-il : « Toute présence étrangère, présence non nationale dans la nation, est pensée comme nécessairement provisoire, lors-même que ce provisoire pourrait être indéfini, se prolonger indéfiniment, ce qui donne de la sorte une présence étrangère durablement provisoire ou, en d’autres termes, une présence durable, mais vécue par tout le monde de manière provisoire, assortie aux yeux de tous d’un intense sentiment de provisoire. » Sayad, A. (2006). L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire. Paris : Raisons d’Agir, p. 164.
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