6. Les enseignements d’une démarche partenariale : bilan à deux voix
p. 157-180
Texte intégral
1Une collaboration entamée, comme nous l’avons dit en introduction, sur une base d’invention spontanée et de pari sur l’avenir, dans une prise de risques certaine de part et d’autre, nécessite un grand travail d’explicitation. Qu’il s’agisse de nos présupposés, de notre manière de comprendre les réalités au-devant desquelles nous allions, de nos postures dans les démarches de terrain, nos différences ont constitué non pas un obstacle à surmonter, mais une opportunité et un instrument de travail. Notre « moteur de recherche » était alimenté par une confiance mutuelle qui allait très au-delà de rapports collégiaux entre scientifiques. Elle était ancrée dans une véritable solidarité entre personnes. Une démarche de recherche-action menée dans le contexte du Rwanda postgénocide ne permettait guère une posture détachée, elle nécessitait au contraire un engagement négocié et partagé. C’est à la fois une contrainte des circonstances, un choix existentiel et un parti pris méthodologique, comme nous nous en expliquons au chapitre 3. Cela ne signifie pas pour autant que les différences dont nous parlons nous étaient immédiatement claires et qu’aujourd’hui encore nous les percevons de la même manière. C’est la raison pour laquelle il convient d’y revenir dans ce chapitre avec un regard analytique, et d’y revenir à deux voix.
6.1 Les étapes de la démarche
2Roland Junod
3Revenons tout d’abord brièvement sur les étapes clefs de la démarche et sa dynamique.
L’idée du projet naît d’une discussion entre Anastase Shyaka, directeur du CCM, et Roland Junod dans le contexte d’un colloque tenu à Butare en août 2006. L’idée de travailler sur des « sites de citoyenneté » fait mouche.
Une première esquisse est rédigée et adoptée par les deux initiateurs en octobre 2006 avec comme idées clefs : le partenariat société civile-Etat dans la refondation de la citoyenneté démocratique, la capacitation des acteurs communautaires, la co-construction de savoirs sur les contextes postconflit et les dialogues intergroupes. L’esquisse est acceptée par le CEDIC.
En octobre 2007, Anastase Shyaka est invité à Genève, accompagné de Traoré Nkurayija (recteur de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNR), pour travailler sur le projet et définir le cadre administratif et financier de la coopération. Le projet est arrêté le 15 octobre. Le résumé30 insiste sur les concepts clefs : expériences pilotes, éducation informelle à la citoyenneté démocratique, conflits identitaires et de mémoire.
Le projet est accepté par le CEDIC en novembre 2007 ; il est doté de 80 000 francs suisses, d’autres recherches de fonds sont prévues. Le CCM contribue pour une part importante. Une équipe d’accompagnement formée de chercheurs du CEDIC est nommée.
Un séminaire de démarrage a lieu à Butare en avril 2008 en présence des deux équipes au complet. Il comprend quatre volets :
un volet de formation réciproque : Paul Rutayisire, complété par l’équipe du CCM, introduit le problème des conflits de mémoire, le team genevois introduit la méthode de la recherche-action ;
un volet organisationnel : discussion de la répartition des tâches, des modes de collaboration à distance et des outils de suivi, acceptation de la méthode du journal de bord ;
un volet brainstorming : échange sur nos questionnements, nos espoirs, nos convictions, notre appréciation des obstacles. Les échanges confirment la haute importance que nous accordons à des espaces de dialogue communautaire, indépendants des scènes de la justice, l’espoir que nous fondons dans la force de la culture rwandaise et dans la volonté de la jeune génération de ne pas se laisser piéger par le passé ;
un volet terrain : ce sont les premières démarches de terrain regroupant les deux équipes.
En janvier 2009, une subvention de 30 000 francs est obtenue du Service de la solidarité internationale de l’Etat de Genève pour la mise sur pied et la réalisation du programme ECD.
Le séminaire d’avril 2009 fait suite à une année de démarrage difficile en raison de problèmes administratifs dont nous dirons quelques mots. Les premiers extraits de journal de bord ont été échangés, deux notes théoriques ont été produites. Le séminaire permet de revenir sur la méthode du journal de bord, de préciser les résultats scientifiques escomptés et surtout de préparer, d’animer et d’évaluer ensemble des rencontres sur les sites.
Le séminaire d’octobre 2009 permet de nouvelles démarches de terrain, très riches et très encourageantes. Le programme ECD est mis sur pied (cf. chapitre 9). Un temps de discussion est nécessaire pour s’approprier collectivement l’idée de formation à la citoyenneté démocratique. Il est débattu de la manière de poursuivre la recherche à travers les moments de formation.
Le programme de formation est mis en œuvre en août-septembre 2010. Giuseppe Rullanti accompagne le démarrage. Le CCM a fait appel à l’ensemble de son team et à des collègues de l’UNR. La formation éveille un grand intérêt et une participation enthousiaste.
Parallèlement, un projet expérimental démarre sur le thème de « la génération d’après ». Il est animé par Ernest Mutwarasibo et Roland Junod. Il dessine la continuité de notre coopération et s’appuie sur la conviction partagée qu’une part essentielle du poids de la réconciliation repose sur la génération d’après, c’est-à-dire sur les jeunes gens de tous les groupes qui ont vécu le génocide en tant qu’enfants, en subissent les conséquences et portent le poids de la reconstruction.
Le séminaire d’avril 2011 est consacré à l’évaluation globale de la recherche-action. Un travail en commun est mené sur la base du plan du rapport. La dynamique n’est pas facile, elle confirme la difficulté de faire une place au travail scientifique dans la phase qui suit les démarches de terrain. Des rencontres d’évaluation sont menées dans chacun des sites avec la méthode SEPO (Succès – Echecs – Potentialités – Obstacles).
6.2 Le cadre institutionnel et administratif : opportunités et obstacles
4La coopération entre le CCM et la HETS ne s’arrêtait pas au projet de recherche-action. Il était lié à une entente plus générale entre l’Université nationale du Rwanda (UNR) et les Hautes écoles spécialisées de Suisse occidentale (HES-SO) dont la Haute école de travail social de Genève, initiatrice de cette coopération, fait partie. Cette entente, dont les termes étaient fixés dans une convention, a offert le grand avantage, durant toute la période de la recherche, de me permettre de faire des séjours réguliers au Rwanda pour des missions variées.
5Il m’a été offert de donner un séminaire de philosophie politique au sein du Département des sciences sociales et politiques de l’UNR, intitulé « La construction du vivre ensemble ou les chantiers de la démocratie entre éthique, politique et droits ». Je suis intervenu dans deux conférences internationales organisées par le CNLG, mes collègues du CCM étant membres du comité d’organisation. Dans la première d’entre elles, j’ai présenté une réflexion sur le concept de génocide, dont les mésusages sont au centre de la question du négationnisme et de la thèse du double génocide31. Dans la seconde, j’ai eu l’occasion de dire ma préoccupation pour le « négationnisme ordinaire », tel qu’on peut le trouver dans la société rwandaise.
6Je souhaitais en substance attirer l’attention sur l’enjeu de la reconquête d’une image positive de soi pour de nombreux Rwandais, en particulier les enfants et les proches des génocidaires. Un enjeu qui requiert un travail patient et douloureux dans la durée, une pédagogie appropriée bien plus qu’une approche « chirurgicale » ou punitive. En cela, j’exprimais une préoccupation qui somme toute était à l’œuvre dans les sites.
7Enfin, j’ai eu le privilège de donner un enseignement dans la première édition du Master’s Programme Genocide Studies and Prevention mise sur pied par mes collègues du CCM. Cet enseignement, intitulé « La pensée et la création à l’épreuve des génocides », m’a permis de tenter une approche comparative entre les génocides européens et le génocide des Tutsi au Rwanda, et de faire le point sur « ce que les génocides font à la pensée ». Surtout, il a été l’occasion d’échanges intenses avec les étudiants : de jeunes adultes, engagés pour la plupart, qui comptaient plusieurs rescapés dans leurs rangs.
8La séquence de ces interventions variées a été bénéfique pour la recherche-action : elle a permis une flexibilité et une fréquence de rencontres que le financement de la recherche, seul, n’aurait pas permis. Surtout, elle a installé dans la durée le dialogue entre chercheurs, elle a nourri nos échanges de débats menés sur différentes scènes et de rencontres avec d’autres chercheurs, rwandais et internationaux.
9Sur le plan institutionnel et administratif, nous nous sommes heurtés à un problème qui s’est avéré des plus redoutables et qui a mis notre travail en grande difficulté à plusieurs reprises : la dépendance du CCM à l’égard du Département administratif et financier (DAF) de l’Université nationale du Rwanda quant à la gestion de l’argent versé par la HETS. Cet argent était géré par ce département et sa mise en disponibilité se heurtait aux plus grandes difficultés. Il ne convient pas de s’attarder ici sur ce problème qui demande à être réglé pour l’avenir. Nul doute cependant qu’il a constitué le principal obstacle que nous ayons eu à affronter, il nous a menés au bord du découragement. Les chercheurs éprouvaient de telles difficultés pour libérer l’argent nécessaire aux démarches de terrain qu’ils en allaient souvent de leur poche ; le démarrage de la recherche, puis le rythme des démarches de terrain s’en sont trouvé entravés ; le démarrage du programme de formation a été retardé de trois mois alors que je m’étais déplacé pour cette occasion.
10La gestion de l’agenda s’est avérée également très difficile pour le CCM puisque nos rencontres n’étaient jamais à l’abri d’injonctions de dernière minute faites au directeur et aux chercheurs du CCM : le suivi des élections, une convocation éclair du recteur, la révision d’un rapport du Sénat… Sans la flexibilité que permettait l’ensemble des collaborations dont j’ai parlé plus haut, il eût été difficile de mener la recherche à son terme.
6.3 Des légitimités, des ancrages et des rapports aux acteurs de terrain différenciés
11S’il importe d’expliciter face à nos lecteurs ce qu’impliquaient nos ancrages différents, c’était évidemment en premier chef une exigence face à nos partenaires de terrain. Nous avons partagé d’intenses réflexions, nous avons mené ensemble un certain nombre de démarches dans les sites, nous y avons assumé des points de vue, le tout en partant de légitimités et d’ancrages différenciés. Je me propose de restituer dans un tableau la manière dont on peut caractériser ce différentiel de manière tant soit peu systématique pour le commenter ensuite.
12Lorsque nous sommes revenus sur nos ancrages différenciés au cours de notre séminaire d’avril 2011, mes collègues du CCM ont insisté sur des proximités que je ne savais pas aussi prononcées au départ : une proximité sur les valeurs de référence, la recherche d’une posture à la fois contributive et critique face à la politique de réconciliation. La question de la liberté académique laissée aux chercheurs du CCM, de leur loyauté envers la politique de l’Etat ont été problématisées dès les premiers entretiens avec Anastase Shyaka.
13Ma crainte à l’époque du démarrage était que l’on attende de nous que nous rapportions des Success Stories (c’était une expression utilisée par Fatuma Ndangiza à l’occasion d’une de nos premières rencontres) à l’appui d’une belle image de la politique de réconciliation, avec le risque de négliger les zones d’ombre. Et d’ailleurs, qui étions-nous pour exercer une distance critique face à des expériences exemplaires qui suscitaient tant d’espoirs ?
14Au cours de nos visites dans les sites, nous étions en effet pris dans cette tension entre une approche qui valide et une approche qui interroge. Nous nous sommes cependant donné dans la durée les moyens de travailler cette tension en finesse. Tout particulièrement dans ces occasions privilégiées où nous avons préparé, mené et évalué ensemble les visites dans les sites. Il faudrait être en mesure de restituer l’ensemble de nos discussions pour expliciter pleinement ce que ces échanges ont produit : un foisonnement libre de réflexions, de perceptions confrontées, d’intuitions, d’inquiétudes et d’espoirs.
15Dans nos relations aux acteurs de terrain dans les sites, nous sommes intervenus clairement en team et avons partagé l’animation des rencontres. Je ne puis dire dans quelle mesure nos rôles et nos postures ont été perçus de manière différenciée, nous avons en tout cas assumé ces différences et peut-être se sont-elles révélées être un instrument de travail tout à fait opérant. En particulier, je ne me suis jamais privé de « déterritorialiser » les questions qui se posaient en expliquant pourquoi lesdites questions avaient toute leur pertinence sous d’autres cieux et sur d’autres scènes, alors que mes collègues s’employaient à contextualiser ces mêmes questions, à les rapporter à ce qu’ils percevaient des développements à l’œuvre dans l’ensemble du pays. Certainement, mes collègues rwandais se sentaient-ils concernés plus intimement que je ne l’étais. Justin dit dans ce rapport combien la question du « courage de vivre » résonnait en lui, les autres ont insisté sur le respect et l’admiration que leur inspirait l’action de nos partenaires, à tel point que parfois, en lisant les journaux de bord, je craignais que l’on perde cette fameuse « distance réflexive ». Je ne me sentais pas moins interrogé très personnellement sur ce qui est au fondement de la solidarité humaine et sur ce qui l’assassine.
16Ces démarches de terrain menées dans les sites ont constitué pour moi ce que peut-être un chercheur peut vivre de plus fort. Notre implication partagée, avec des yeux différents, s’est avérée opérante à mes yeux pour trois raisons décisives.
cette implication exerçait un effet de reconnaissance immédiatement perçu et salué comme tel par nos partenaires : ils ont dit de différentes manières qu’ils nous considéraient en quelque sorte comme des membres de leurs communautés ;
nous avons fait appel systématiquement à l’expression de tous et au respect de la pluralité des opinions ;
nous ne nous sommes pas munis d’une armure académique, nous nous sommes au contraire exprimés en tant que personnes traversées d’interrogations proches de celles de nos partenaires.
17En mai 2012, je me suis expliqué face à un collectif de chercheurs (Les Midis de la recherche) sur le sens de ma participation à cette recherche. J’ai intitulé cette présentation « Faire de la recherche en terre lointaine… et rechercher le bonheur de qui ? » J’ai expliqué à cette occasion que je revendiquais le caractère politique de mon travail en terre lointaine, pour autant qu’il soit imprégné d’une éthique scientifique exigeante, et surtout qu’il soit extrêmement respectueux de l’action qu’inventent les acteurs sur cette terre lointaine (une terre rouge et volcanique)32.
18J’ai résumé en quelques points la posture, indistinctement éthique, scientifique et politique, que j’ai cherché à assumer :
l’explicitation de l’ancrage existentiel de mon intérêt (et secondairement académique), de mon propre rapport aux désastres de l’Histoire, une conception modeste et prudente de la réconciliation ;
la défense d’une conception pluraliste de la citoyenneté ;
la recherche d’une juste posture entre la recherche de la vérité historique, la diversité des récits, la reconnaissance de toutes les victimes et le refus du négationnisme (sous la forme de la thèse du double génocide) ; • l’approfondissement des espaces de dialogue et de toutes les formes d’espaces publics.
6.4 La coopération scientifique à l’épreuve
19Si l’on veut évaluer les avancées et les difficultés de notre coopération scientifique, il est indispensable de les rapporter aux difficultés intrinsèques de la méthode de recherche-action intégrale. On peut dire sans aucun doute que ces difficultés propres à la méthode compliquaient les termes de notre coopération « intercontinentale ». Quelles sont ces difficultés intrinsèques ? Pour notre part, nous en identifions essentiellement trois qui sont intimement liées :
20La première difficulté est générique : en insistant sur l’intégralité de la recherche-action, en pariant sur l’implication des acteurs dans la recherche, sur une intégration organique et évolutive dans l’action, le modèle de la RAI privilégie tendanciellement l’action sur la recherche. Une RAI réussie, selon André Morin, donne aux acteurs la capacité d’avoir un discours éclairé sur leur propre action. Mais que peut-on restituer de ce discours à la communauté scientifique, comment le mettre en perspective ? C’est, entre autres, la difficulté du présent rapport.
21La seconde est liée à la première : comment définir la position exacte du chercheur ? On s’en souvient, André Morin (2003 : 30) définit cette position comme celle d’un préposé, mais comment exercer cette fonction, est-elle comprise ainsi par les partenaires de terrain ?
22La troisième difficulté est liée au recueil de données. Très concrètement, comment les chercheurs pouvaient-ils à la fois animer les rencontres, se rendre disponibles aux échanges et recueillir les informations nécessaires au travail scientifique ? Comment peuvent-ils capitaliser ces données et les transmettre au collectif de recherche ?
23A propos de la première difficulté, je dirais qu’elle situe clairement la limite de notre travail. Comme nous l’avons dit plus haut, le modèle de la RAI s’inscrit dans un modèle de scientificité non positiviste, il accepte la validité d’énoncés conjecturaux relatifs à des situations concrètes situées localement et historiquement. Il n’en reste pas moins que nous aurions pu développer pleinement le potentiel de la méthode si malgré tout nous avions pu, tout au long de la recherche et dans la phase de rédaction du rapport, systématiser la triangulation des théories et des savoirs.
24Comment l’expérience des sites résonne-t-elle avec d’autres expériences analogues menées dans le pays, comment tranchent-elles avec le quotidien d’autres communautés, comment nos conclusions entrent-elles en débat avec d’autres discours scientifiques ? Nous avons été courts dans ce travail ! Peut-être à l’occasion d’une prochaine recherche faudrait-il l’anticiper et l’organiser de manière plus conséquente. Peut-être faudrait-il donner tout le poids et le temps qu’il mérite au travail sur les données au terme de la démarche.
25La seconde difficulté est celle que peut-être nous avons le mieux maîtrisée dans l’intervention, comme l’indiquent mes commentaires précédents, celle qui nous a permis une certaine originalité dans le mode d’agir. Nous avons su, je crois, déconstruire la position de pouvoir que nous conférait notre position, jouer la transparence et tenir pleinement, en improvisant au besoin, notre rôle de facilitateurs.
26La troisième difficulté nous renvoie à l’échec relatif (ou succès mitigé) de la méthode du journal de bord. Cette méthode tranchait-elle avec le mode de travail habituel des chercheurs, était-elle trop exigeante en temps, exigeait-elle un travail d’appropriation plus conséquent ? De tout cela un peu, si je crois ce qu’en disent mes collègues du CCM. Je crois aussi que le défi était pour eux d’être « chercheur chez soi », d’aborder un contexte lourdement chargé existentiellement avec des questions et des ambitions théoriques pointues.
27Et pourtant, cet échec relatif m’encourage à insister : pour être productif de savoirs pertinents, un collectif de recherche-action se doit d’être doté de fortes compétences en recherche qualitative ; les facilitateurs communautaires ont tout à gagner à se faire « anthropologues chez soi ». Fatoumata Ouattara (2004), à qui j’emprunte l’expression d’« anthropologie chez soi » insiste du reste sur le fait que les risques interprétatifs ne sont pas moins grands pour les chercheurs locaux que pour les chercheurs invités, ce qui appelle un espace de visibilité et de réflexivité de la démarche de connaissance. Le journal de bord reste à mes yeux l’instrument qui donne aux outsiders comme aux insiders à la fois une mémoire de l’observation et les moyens d’une mise à distance critique33.
6.5 Les bénéfices du partenariat du point de vue de la HETS
28L’ensemble de ce rapport est une illustration de ce que peut produire, tant du point de vue des connaissances que sur le plan de l’appui aux acteurs de terrain, une coopération Nord-Sud souhaitée et inventée par quelques chercheurs. Je souhaiterais dire en quatre points la valeur d’une telle coopération pour un chercheur, en termes de confrontations et d’apprentissages.
La confrontation avec des fonctionnements institutionnels très différents entraîne certes une insécurité permanente quant au respect du cadre contractuel. Mais dans le même temps, cette insécurité, qui oblige à une révision continuelle des plans et des agendas, nous pousse à aiguiser le sens de ce que nous faisons.
L’expérience la plus précieuse est celle de la confrontation de nos regards dans les moments de travail en commun (les séminaires et les démarches de terrain). Ces moments-là ont une valeur de formation unique. Ils nous mettent dans l’obligation de déconstruire en permanence ce que nous croyons savoir du lien social et de ce qui le fonde. En définitive, nos objectifs, notre ambition et nos moyens étaient certes modestes, mais les questions qui nous travaillaient étaient des questions génériques : qu’est-ce qu’une société, sur quoi repose la solidarité humaine, comment sort-on des grands désastres ?
Bien plus, cette expérience des regards croisés dans la durée de la démarche est ce qui fait à mes yeux la légitimité et la force d’une telle coopération. Cela m’a permis notamment de mesurer, pour mieux le transmettre à mes étudiants, le désastre des projets conçus hors sol, aveugles à l’impérialisme épistémologique34 qu’ils exercent. Cela m’a permis dans le même temps d’assumer sans réserve un pouvoir d’interrogation et d’interpellation pour pousser mes interlocuteurs à expliciter ce qu’ils pensent et ce qu’ils savent, et à exercer avec moi un regard décalé.
Enfin, la possibilité d’être mis en situation, de poursuivre un questionnement dans la durée avec mes partenaires rwandais et de partager ces questionnements avec des collègues, des étudiants et des chercheurs suisses, européens et de la diaspora africaine35 dessinait pour moi quelque chose qui s’approche de l’exercice d’une citoyenneté globale. L’idée que nous partageons non seulement des intérêts scientifiques mais également une coresponsabilité pour le monde, selon l’expression d’Hannah Arendt (2001) dont je n’ai pas peur d’abuser, est l’idée sur laquelle je me suis appuyé. S’agissant d’une histoire aussi douloureuse que celle du génocide des Tutsi au Rwanda, avec les tempêtes de culpabilité, de déni et de conflits idéologiques qu’elle soulève dans toutes les nations (compromises ou bystanders), tenter de concilier le juste et le vrai est une tâche des plus difficiles, mais une tâche incessible. J’ai eu le privilège de m’y essayer.
6.6 Les enseignements de la recherche-action en partenariat du point de vue du CCM
29Paul Rutayisire et l’équipe du CCM
30En nous concertant sur les réponses à donner à cette question, trois idées sont sorties de nos échanges :
6.6.1 La participation à la reconstruction de la cohésion sociale
31Cela peut paraître étrange pour quelqu’un qui est à l’extérieur de l’Université nationale du Rwanda, mais un des objectifs de cette dernière est d’offrir ses connaissances et son expertise à la communauté. L’image classique d’une université est celle d’une institution renfermée sur elle-même, fournissant des connaissances aux futurs experts et leaders du pays, sans se préoccuper du monde environnant, sauf pour des besoins de laboratoire ou de recherche de preuves pour légitimer ce qui est enseigné en théorie.
32En entrant en partenariat avec les associations locales comme nous l’avons fait dans l’exécution de ce projet, avec ce que cela a comporté au niveau du donner et du recevoir, les chercheurs du CCM ont contribué au transfert et à la constitution de connaissances directement utilisables puisqu’elles répondent aux questions et aux besoins exprimés tant par les membres de l’association que par les chercheurs eux-mêmes.
33Enfin, un dernier facteur à préciser, mais qui mériterait plus de développement : l’engagement de l’Université nationale du Rwanda et du CCM en particulier au service de la communauté n’est pas seulement un choix stratégique judicieux, c’est aussi une participation à la réparation des fautes collectives commises, notamment celles de tous ces intellectuels formés dans cette institution et qui ont été les concepteurs et les coordinateurs du génocide.
6.6.2 L’acquisition de nouvelles connaissances ou l’apprentissage personnel
34La recherche-action que nous avons menée avait un cadre théorique qu’il fallait maîtriser, des contraintes d’ordre méthodologique et éthique qu’il fallait appliquer et des données brutes qu’il fallait interpréter. Le chercheur ne va pas rencontrer des membres des associations dans une attitude de donneur de leçons. Certes, il donne ce qu’il possède, mais il est là aussi pour apprendre en se laissant interpeller par la réalité. Il n’est pas étonnant que nos extrapolations faites à partir d’autres contextes aient été contredites sur plus d’un point ou que nous ayons découvert de nouvelles dynamiques ou situations que l’on ne connaissait pas. Partant de notre expérience dans le cadre de cette recherche action, le ressourcement continu ou le va-et-vient entre l’observation du terrain et la théorisation nous est apparu comme la seule garantie d’une meilleure connaissance des réalités locales en perpétuelle mutation.
6.6.3 L’expérience d’un dialogue fructueux Nord-Sud entre les chercheurs
35Pour plusieurs raisons, surtout après le génocide des Tutsi, le Rwanda est devenu un objet de curiosité pour des chercheurs du monde entier. Souvent, les publications n’aident bizarrement pas le lecteur, mais le plongent au contraire dans une grande confusion. Dans la production résultant de cette attention, le bon côtoie le mauvais ; et sur certains aspects, je pense à toute une production négationniste véhiculée sur internet, le mauvais prend le dessus. L’actualité du Rwanda dans les débats scientifiques et journalistiques n’est pas une garantie de la qualité. Des stéréotypes et des hypothèses désuètes sont repris par paresse intellectuelle, impérialisme culturel ou pour légitimer des intérêts particuliers.
36Dans notre recherche-action, l’état du départ était de comprendre et d’échanger : une attitude complètement différente de celle de la démonstration d’une thèse préconçue. Les précautions méthodologiques et éthiques nous ont permis de nous laisser interpeller par la réalité. Nos collègues du Nord se sont rendus compte, entre autres, que les Rwandais ne sont pas plus silencieux ni cachottiers de la vérité que les autres peuples.
37Cette affirmation constitue un thème récurrent dans la production littéraire actuelle ; si on la prenait à la lettre, communiquer avec les Rwandais serait impossible, comme de tenir un discours sur eux. Notre interaction a prouvé le contraire. Nous, les Rwandais, nous avons appris de nos collègues du Nord à nous exercer, à nous distancier des réalités pour poser un regard scientifique crédible sur ces dernières.
6.7 Les résonances du projet avec l’histoire des chercheurs
A plusieurs voix
38Nous avions proposé à tous les chercheurs impliqués de se donner le loisir d’évoquer les résonances que cette expérience de recherche-action éveillait en eux. Dans un travail comme celui-là, les émotions et les confrontations bousculent en permanence la pensée des chercheurs. Certains d’entre nous, comme Justin ou Elly, ont restitué dans leurs rapports quelques-unes des réflexions qu’ils en ont tirées. Alida, Giuseppe et moi-même avons souhaité rédiger quelques lignes à ce sujet.
6.7. 1 Les résonances chez Alida Furaha Umutoni
39Il n’est pas facile de pouvoir se distancier et d’inscrire le projet dans l’histoire de chacun des chercheurs impliqués dans la recherche-action. En effet, le projet de citoyenneté démocratique et de réconciliation au Rwanda ouvre une fenêtre de réflexion sur le passé, le présent et les projections tant individuelles que communes/sociétales.
40Comme pour les membres des sites de citoyenneté, chacun des chercheurs a trouvé que le projet traitait de questions sensibles qui se posent après le génocide. Il s’agit par exemple de la reconstruction du tissu social, de la réconciliation, de la justice et de Ubunyarwanda.
41Il va de soi que les chercheurs et les membres des sites partagent des éléments communs. Ce sont leurs questionnements autour du génocide. Ce génocide interpelle la solidarité humaine universelle pour la reconstruction de soi et partant, pour la reconstruction du pays.
42La question qui se pose ici est celle de savoir comment envisager une reconstruction ou une réconciliation quand on a perdu ses parents, frères et sœurs ? Est-ce dans la justice ou ailleurs que l’on peut trouver la solution ? Quel est l’impact du projet dans l’histoire du chercheur ?
43A la différence des membres des sites de citoyenneté, le chercheur est isolé et essaye de définir sa voie de sortie de crise (la plupart du temps, celle qui est déjà prévue par les institutions) ou de mieux s’habituer à la situation.
44Pour ma part, ce projet fut un temps d’interrogation et de réflexion sur l’essence des mots contenu dans le projet. Il s’agira avant tout de la réconciliation. Ici, la réconciliation sous-entend celle qui est attendue entre les individus après le génocide. Je ne me rappelle plus le nom de l’auteur qui disait qu’on pouvait réconcilier des points de vue, mais qu’il n’était pas approprié d’utiliser ce vocable pour une question de vie. Ensuite, c’est la reconstruction du tissu social qui a éclaté pendant le génocide.
45Comme dit plus haut, la démarche d’un chercheur diffère de celle des membres des sites/associations. Pour ces derniers, ils ont un point commun : la pauvreté. Ils se sont réunis autour d’un projet dans le but de se développer économiquement et de se rencontrer pour discuter du passé et de l’avenir. Pour un membre, l’association peut être considérée comme sa famille et le lieu où les problèmes sont régulés.
46Enfin, c’est la terminologie « Citoyenneté démocratique/Ubunyarwanda ». Le terme citoyenneté renvoie à l’idée d’une appartenance, des droits et des devoirs. Une personne/un citoyen appartient à un Etat et il est connu que l’Etat a le devoir de protéger la personne. Pour le cas du Rwanda, pendant le génocide, l’Etat a failli à ses obligations. A ce niveau, la question qui se pose est de savoir comment le citoyen s’est comporté face à l’acte de l’Etat ? Ici, il est assumé qu’en démocratie, le citoyen dispose d’une souveraineté politique.
47La citoyenneté démocratique dépend du niveau de démocratie qui existe dans la société où le citoyen est exposé pour pouvoir lui permettre de se comporter d’une manière ou d’une autre vis-à-vis d’une situation.
48Jean-Jacques Rousseau définit le citoyen comme un être éminemment politique (la cité) qui exprime non pas son intérêt individuel, mais l’intérêt général. Cet intérêt général ne se résume pas à la somme des volontés particulières, mais la dépasse. C’est ce citoyen qu’il faut inventer au Rwanda (dans les sites de citoyenneté) pour pouvoir parler de Ubunyarwanda.
49Ce projet de recherche-action constitue un apprentissage à l’exercice des valeurs démocratiques non seulement pour les sites de citoyenneté, mais pour moi-même. Ce projet a permis de voir combien au niveau local (base), des personnes avec un minimum de connaissances sont capables de se définir une façon du vivre ensemble.
6.7.2 Les résonances chez Roland Junod
6.7.2.1 Les résonances
50Dans le type de recherche-action que nous avons mis en œuvre, il y des moments incontournables où chacun de nous est amené à dire « je », à chercher les mots qui disent ce qu’il partage et ce qu’il comprend de « cette » histoire. C’est une exigence épistémologique autant qu’éthique. Nous avons pu prévoir et préparer ces moments dans les rencontres avec nos partenaires de terrain. Pour autant, la manière dont ils ont perçu et reçu notre engagement au cours de nos échanges n’a certainement pas cessé d’évoluer et, même si notre démarche a été appréciée par nos interlocuteurs, il n’est pas certain que, forts de la confiance et même de l’engouement soulevé par notre partenariat à certains moments, nous ayons écarté tous les malentendus.
51Au-delà de la reconnaissance que nous leur apportions, du soutien qu’ils attendaient de nous, avons-nous su faire comprendre quelle était la tâche de pensée que nous nous étions assignée, comment nous-mêmes étions embarqués avec nos différentes histoires, nos espoirs et nos interrogations dans ces rencontres régulières ?
52Entre chercheurs, nous avons parfois abordé ce genre de questions, plutôt dans des intermèdes. Nous avons commencé ce parcours de quatre ans en partageant nos représentations de l’évolution de la société rwandaise, en explicitant les questions et les espoirs qui nous habitaient. Nous nous sommes livrés sans réserve avec nos questionnements et nos émotions.
53Mais ce parcours nous a-t-il transformés, a-t-il changé notre manière de voir ? Et finalement, a-t-il permis à chacun de nous de se connaître dans cette confrontation avec l’angoisse et l’espoir renaissant qui habite chacun des acteurs ?
54« Connais-toi toi-même ! », cette exigence socratique n’a cessé de m’habiter, mais elle ne suffira pas à légitimer mon implication, infiniment modeste bien sûr, dans le devenir de la société rwandaise. Au demeurant, il ne m’a jamais été demandé de me légitimer (peut-être aurais-je souhaité qu’on me le demande), mais la question de la légitimité a été en permanence dans mon esprit.
55J’appartiens en effet à un pays qui s’est lourdement fourvoyé dans son soutien au régime d’Habyarimana, à travers l’engagement massif et complice de sa Coopération au développement, qui a fait preuve d’une cécité coupable dans les années qui ont précédé le génocide. Dans un article de synthèse sur le génocide (Junod, 2005), j’ai dit ce que j’avais à dire de cette faute historique. J’ai essayé également, dans ce même article, de rendre compte des manipulations identitaires qui ont préparé le génocide, de rendre visibles les liens idéologiques et historiques avec les racismes européens, de rappeler les responsabilités historiques majeures de l’Europe colonisatrice. J’ai essayé enfin de mettre à mal un certain regard « hypocritement distancé » des Européens sur un « génocide africain ».
56Aujourd’hui, je me rends compte que la tâche que je m’étais donnée, la tâche de transmettre à un public suisse, à mes étudiants et à mes collègues ce que je comprends de cette histoire et de la société rwandaise actuelle, est loin d’être achevée. Bien plus, le travail de reconnaissance de ce génocide est même périodiquement menacé par le discours du double génocide. Les enjeux de reconnaissance et de négation traversent tous les discours, en Europe comme au Rwanda, jusque dans la littérature scientifique qui fait référence. Une véritable guerre idéologique, ravivée par la guerre au Congo, pollue l’opinion. Français, Belges ou Suisses sont touchés par le génocide des Tutsi dans l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et le déni des fautes passées, auquel beaucoup s’accrochent encore, fait écho aux mouvements de déni et de négation présents dans la société rwandaise et dans la diaspora. C’est la raison pour laquelle, dans mon engagement, il en va autant de ma tâche d’enseignant et de chercheur que de citoyen : plus que jamais, conjuguer lucidité et solidarité est une exigence cruciale.
57Pour autant, ce qui résonne de mon histoire dans cette recherche, ce n’est pas la culpabilité du citoyen qui a omis de demander des comptes au Département des affaires étrangères de son pays au moment où il l’aurait fallu. C’est bien plutôt la sourde inquiétude de ma génération de l’après-guerre européen de ne jamais pouvoir prendre congé d’un passé de génocides et de guerre. De n’avoir aucune réponse suffisamment forte à transmettre face à la puissance de destruction qui s’empare périodiquement d’hommes très ordinaires, dans des continents différents, à travers des mécanismes insupportablement semblables.
58Tout ce qui a traversé mon histoire me vient à l’esprit lorsque j’essaie de penser l’avenir avec mes interlocuteurs de la recherche et je m’aperçois aujourd’hui que je n’ai jamais hésité à en faire état, en particulier dans mes échanges avec de jeunes Rwandais. Il m’est arrivé, par exemple, d’évoquer les délires idéologiques de la bande à Baader, nés dans une enfance pas si différente de la mienne : une enfance baignée dans un optimisme social et consumériste, mais mal protégée par un passé grossièrement replâtré. Il m’est arrivé d’évoquer le désespoir des jeunes Arméniens qui se sont livrés à des actes terroristes, 80 ans après le génocide de leurs arrière-grands-parents, faute d’avoir obtenu pour eux la reconnaissance qui leur est due. Je n’ai pas hésité non plus à évoquer la quête identitaire des enfants que j’ai élevés qui, bien que décemment protégés dans leur existence familiale et sociale, n’ont pas évité une confrontation douloureuse et longuement incertaine avec l’identité juive dont ils ont hérité, avec cette appartenance à un peuple dont on a considéré à un moment donné qu’il était de trop sur la terre.
6.7.2.2 Mon implication personnelle face aux partenaires de terrain
59Le cadre des dialogues communautaires, tels que nous les avons pratiqués, ne prêtait certes pas à des éclaircissements biographiques et historiques. Il n’en importait pas moins de dire d’emblée ce qui m’autorisait à m’inviter à Karama, à Butare ou à Gahini dans des assemblées regroupant des rescapés, des veuves du génocide, des femmes de prisonniers ou une jeunesse pleine d’interrogations et quelques génocidaires libérés. Alors que pour mes collègues du Centre de gestion des conflits, investis d’une mission de « service à la communauté » et enracinés dans une même histoire, la légitimité d’une mission d’écoute et de « renforcement des capacités » était, à leurs yeux et à ceux de nos partenaires (mais peut-être nuanceraient-ils tous deux cette affirmation), marquée par une évidence quasi organique. Ma légitimité à moi demandait à être explicitée. Je crois avoir défini ainsi, lorsque l’occasion m’en a été donnée et plutôt spontanément, les quelques composantes de mon engagement :
le désir de reconnaître et de faire reconnaître : reconnaître le courage et la valeur d’une expérience pilote, choisie à ce titre comme objet de recherche, la faire reconnaître par tout acteur concerné, invité à penser les mêmes défis avec les promoteurs de cette expérience ;
un choix de valeurs : ma solidarité avec les rescapés et les acteurs de la reconstruction, et particulièrement ma solidarité avec la jeunesse de ce pays sur laquelle repose une tâche indiciblement lourde, mais aussi la valeur de l’esprit critique qui questionne sans cesse ;
une expertise modeste valant surtout comme capacité de questionner et d’entendre, de proposer quelques outils conceptuels, s’agissant de citoyenneté démocratique en particulier, et de proposer des espaces de dialogue et de formation basés sur mon expérience dans ce domaine ;
un intérêt scientifique portant sur la créativité de l’action et quelques prudents espoirs dans la capacité de perturbation bénéfique de mon regard éloigné ;
un cadre normatif de référence constitué par la nouvelle Constitution du Rwanda de 200336 qui met au centre du projet du pays l’éradication des division ethniques ainsi que l’établissement d’un Etat de droit fondé sur le respect des libertés et droits fondamentaux de la personne, la démocratie pluraliste, le partage équitable du pouvoir, la tolérance et la résolution des problèmes par le dialogue (art. 9).
60Je m’autorise de cette formulation pour parler de citoyenneté démocratique dans ce pays, sans ignorer que, dans le contexte du Rwanda actuel, les chemins pour mettre en exercice ces différentes composantes d’une citoyenneté démocratique doivent être inventés et que les modèles que j’ai en tête peuvent s’avérer déplacés.
6.7.2.3 La transformation de mon regard dans la durée de la recherche
61Dans le temps du déroulement de la recherche et depuis mon premier séjour en 2004, j’ai assisté au nouvel essor du pays, à un développement urbain accéléré, à la genèse d’un filet social et de santé. J’ai pu me rendre compte de la dimension cruciale de la lutte contre la pauvreté. A travers mes enseignements, j’ai côtoyé la génération des jeunes gens qui étaient enfants à l’époque du génocide et je guette les signes d’une résilience collective. Chez ces jeunes gens en particulier, je suis frappé par les ressources d’adaptation, les compétences sociales et la combativité qu’ils ont dû développer par la force des choses, par leur volonté de voir la complexité du monde.
62La culture internet a contribué à développer leur curiosité, leur soif de communication et leur esprit critique et, comme l’a fait la jeunesse du Maghreb, le sens de leur appartenance au monde. J’ai été frappé, au moment des élections, par leur aspiration à voir l’image de leur pays réparée, aux yeux des autres peuples d’Afrique notamment. Cette jeunesse-là, tous groupes confondus, a entamé un parcours de marathonien avec un fardeau de deuil, souvent de traumatismes, de charges familiales et sociales que l’on a de la peine à imaginer.
63Il me reste beaucoup d’interrogations, en observateur modestement impliqué, quant aux ressources à mobiliser pour mettre à distance les divisions du passé. Comment le paysage religieux se recompose-t-il sous l’effet de la crise morale. L’Eglise catholique trouvera-t-elle en son sein des hommes courageux pour la pousser à assumer ses responsabilités institutionnelles et historiques dans le génocide, ce qu’elle est, pour autant que je peux en juger, encore très loin d’avoir fait ? Les proches des génocidaires trouveront-ils les ressources morales pour surmonter, lorsque c’est le cas, la tendance au déni ou à un mutisme chargé d’arrière-pensées ? Comment raconter l’histoire du génocide aux nouvelles générations ?
64En qualité de chercheur, les questions méthodologiques que je me suis posées font écho à celles qui renvoient à l’exercice de la citoyenneté démocratique dans ce pays. Pour moi, le concept même de citoyenneté démocratique renvoie à une série d’éléments essentiels : la résolution pacifique et nécessaire des conflits, l’expression de la pluralité des expériences vécues dans un espace public ouvert, les débats contradictoires et l’argumentation, la séparation des pouvoirs. La pratique même de la recherche-action s’appuie sur ces mêmes composantes de l’éthique démocratique : la mise en perspective critique des positions de pouvoir qu’exercent les différents acteurs sociaux, à commencer par celle qu’occupent les chercheurs et producteurs de savoirs, la mise en valeur épistémologique de la pluralité des perspectives et du dissensus, la distance critique et l’argumentation contradictoire. Je ne dirais évidemment pas aujourd’hui que ces principes n’ont pas de pertinence dans la voie démocratique que le Rwanda s’est choisie. Je ne puis ignorer cependant la différence de perspective induite par mon insertion dans un cadre politique d’individualisme démocratique, dont la valeur est certes liée à l’affirmation dans les droits de l’homme de la dignité incessible de tout individu, mais qui n’a réalisé que très imparfaitement le projet de la modernité d’autonomie des individus. Ce cadre politique n’a pas su protéger ces mêmes individus des manipulations par la haine et les fabricants d’opinion, qui les laisse en situation de fragilité dans un monde de guerre économique implacable et de capitalisme erratique.
65A Karama, à Gahini, à Butare, je me suis trouvé plongé dans des espaces d’association volontaire dont l’enjeu était la recréation d’un monde commun, d’une parole partagée qui résonne en chacun, de la réinvention d’un quotidien où la communauté retrouve son unité et la capacité d’intégrer pacifiquement les conflits et les différences, réinvente la civilité.37 Dans de tels espaces où l’enjeu de la parole est l’unité retrouvée, la mise à distance de ce qui nous a séparés, la recherche d’une autorité bonne, quelle peut être la place du citoyen ou du chercheur qui questionne, qui doute, qui se place dans une distance réflexive, mais qui pour autant n’oublie à aucun moment qu’il est embarqué dans ces mêmes enjeux essentiels ? Mon espoir est que cette recherche aura réussi à éclairer un peu cette question.
6.7.3 Les résonances chez Giuseppe Rullanti
66Mener une recherche-action avec des professeurs et des chercheurs rwandais a été une expérience très enrichissante. Nos interactions ont nourri sans aucun doute ce travail. A ce stade, nous pouvons parler d’une complémentarité qui a à la fois affiné et enrichi la recherche. J’ai été personnellement très intéressé par la dimension historique de la thématique traitée et par nos différentes perceptions en lien avec la notion de mémoire. L’expérience de nos collègues rwandais a été dans ce sens une source d’informations constante et pertinente. Cependant, notre regard a peut-être encouragé nos collègues rwandais à aborder, de manière objective, certains éléments. En effet, nous avons remarqué qu’il était délicat d’aborder certains sujets, par exemple le rôle ambivalent de l’Eglise dans le processus de réconciliation. Il ne s’agit bien évidemment pas d’un tabou, mais d’un sujet sensible qui a pu être abordé grâce à la relation de confiance qui s’est progressivement construite entre les chercheurs et les professeurs impliqués dans cette recherche. La question du rôle de l’Etat était également une question sensible car les chercheurs rwandais étaient chargés d’une mission de service à la communauté liée à la politique de réconciliation et, dans le même temps, ils tenaient à assumer une posture analytique et critique à l’égard de cette même politique.
67Cette recherche-action n’aurait pas été aussi pertinente sans la participation clé des citoyens rwandais qui s’étaient impliqués, au préalable et à travers la constitution d’associations, dans le processus de réconciliation nationale.
68Les échanges entre citoyens, chercheurs et professeurs rwandais ainsi que suisses ont permis de débattre de la thématique de la réconciliation nationale. Tout acteur impliqué dans ces échanges a pu présenter sa propre définition et sa mise en pratique de cette thématique. C’est pourquoi ces échanges constituaient à mes yeux un processus d’apprentissage qui se fonde sur la pluralité des opinions et des savoirs présents. En ce sens, le partage des savoirs entre les acteurs a engendré des débats qui ont permis d’aboutir progressivement, et d’un commun accord, à une définition commune de la notion ainsi que de l’application de la réconciliation nationale. Il est important de mentionner ici que l’implication des chercheurs rwandais dans les échanges avec les citoyens rwandais a été décisive pour que nous puissions, en tant que chercheurs suisses, avoir une lecture et une compréhension plus claire des opinions exprimées par les citoyens rwandais.
Notes de bas de page
30 La recherche-action menée en partenariat entre des chercheurs rwandais et suisses a pour objet d’analyser et de soutenir des expériences pilotes menées par des acteurs communautaires dans le contexte postgénocide du Rwanda actuel. Au cours d’un processus de recherche participatif impliquant les acteurs de terrain, ces expériences seront analysées pour leur valeur d’éducation (non formelle) à la citoyenneté démocratique. Une attention particulière sera portée sur la gestion des conflits identitaires et de mémoire. Des bénéfices sont escomptés pour la formation des acteurs associatifs de terrain ainsi que d’une manière plus générale des travailleurs sociaux.
31 Cette contribution a été publiée dans La Nuit rwandaise (2012, n ° 6).
32 Cela peut paradoxal, mais une posture qui assume en l’explicitant le caractère politique d’une implication mesurée me paraît beaucoup plus modeste qu’un engagement qui se drape de neutralité académique ou technique. S’agissant du Rwanda, on ne peut que s’effrayer des dégâts occasionnés par des chercheurs qui mènent une guerre idéologique à travers la recherche. Sans parler de l’hypocrite neutralité de la Coopération au développement suisse sous Habyarimana…
33 Cf. en Annexe 3 la note théorique consacrée à la méthode du Journal de bord du chercheur.
34 J’emprunte cette expression à un collègue anthropologue de Genève, José Marin.
35 La démarche et ses interrogations ont été présentées en formation de base et en formation continue, dans deux Midis de la recherche ainsi que dans trois colloques internationaux.
36 révisée en 2008.
37 Dans le film admirable de Marie-Violaine Brincard, Au nom du père, de tous, du ciel, Augustin Kamegeri, un des Justes qui apparaissent à l’écran, nous fait comprendre en quelques mots simples que le désastre qui a frappé le Rwanda était tout entier dans la perte du lien communautaire.
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