Introduction
p. 9-14
Texte intégral
1La recherche que nous avons menée sur deux ans et qui aboutit à cet ouvrage porte sur les activités des éducateurs d'un centre de jour genevois faisant partie de l'Office Médico-pédagogique (OMP)1. Elle vise à saisir comment, dans le contexte genevois aujourd'hui, une équipe éducative fait pour scolariser dans une institution spécialisée une dizaine d'adolescents qui n'ont pas (ou plus) leur place dans une classe du système d'enseignement ordinaire. Elle vise à comprendre comment l'équipe réussit à maintenir dans l'institution ces adolescents pour la plupart desquels la vie en groupe, les contraintes institutionnelles et qui plus est scolaires, sont très difficiles, et dont la vie est à ce moment-là souvent déjà jalonnée d'exclusions ou de ruptures.
2Il s'agit bien pour cette équipe de répondre par sa mission à l'obligation légale de scolarisation des jeunes jusqu'à l'âge de 15 ans révolus, jeunes qui, dans ce centre de jour, ont pour la plupart été diagnostiqués dans leur enfance. En cas de grandes difficultés avec ces jeunes (décompensation psychique grave, comportement délinquant…), l'équipe ne peut faire recours dans le canton qu'à des institutions non-strictement éducatives : l'hôpital ou un centre de détention. Un rapport établi par le Service de la Recherche en Education (SRED), rendu public en octobre 2008, évalue en effet le dispositif d'éducation spécialisée à Genève comme fonctionnant et répondant globalement aux besoins des mineurs et de leur famille, « à l'exception d'un nombre limité d'enfants parmi les cas les plus difficiles qui restent sans solution adéquate » (Lurin, Pecorini, Wassmer, 2008 : 130). Le rapport recommande ainsi de compléter les prestations alors existantes à Genève avec des prises en charge thérapeutiques, des foyers fermés et semi-fermés (idem, p. 173).
3Réussir à maintenir les jeunes, dont ces jeunes dits « agissants », dans une institution éducative et ouverte tout en accomplissant une mission de scolarisation est ainsi une gageure, un pari que relève au quotidien l'équipe avec laquelle nous avons mené cette recherche.
4Cet ouvrage vise à décrire dans les activités observées, l'intelligence pratique déployée par les professionnels pour relever ce défi, et ce même dans les gestes les plus banaux, les plus quotidiens. Le courant de l'analyse de l'activité, dans lequel se situe cette recherche, réhabilite ainsi le microscopique, les détails, considérant que c'est là que tout se joue (comme le développent Davezies et Daniellou dans Baratta 2006). Nous tentons aussi de saisir dans quelles tensions les pratiques professionnelles sont prises, ce qu'elles impliquent comme vécus pour les professionnels et comment, avec quels savoir-faire, ceux-ci parviennent à maintenir leur pouvoir d'agir dans des situations parfois limites ou explosives.
5Les savoir-faire qui sont logés dans les pratiques professionnelles n'ont pas (forcément) une existence sous une forme dite, explicite, et ne sont pas non plus directement visibles ou inférables des activités. Rendre ces savoirfaire visibles ou sensibles nécessitera dès lors de prendre appui à la fois sur ce que disent les professionnels et sur un travail de modélisation théorique, pour comprendre ce que leurs propos signifient et pour dégager des régularités dans leurs manières d'agir. Nous le verrons, la manière de travailler de cette équipe est, au niveau de sa description et de sa formalisation, particulièrement fuyante et difficile à saisir, et ce pour nous chercheurs mais également pour les professionnels eux-mêmes. Cette spécificité (dont nous allons rendre compte) a exigé un travail de modélisation important, plus important que pour comprendre les activités des autres équipes avec lesquelles nous avions jusqu'à présent travaillé. Notre objectif est de rendre ces savoirfaire visibles ou sensibles pour permettre une reconnaissance de ceux-ci et contribuer à la constitution et à la mise en partage du patrimoine de l'éducation spécialisée. Cette mise en visibilité tient cependant à garder le caractère sensible et situé de ces savoir-faire. Nous resterons ainsi proches de leur ancrage dans les activités – vécus et situations – pour ne pas les dénaturer en les décontextualisant.
6Bien que tentant d'être au plus proche de cette spécificité située, cet ouvrage a néanmoins pour ambition d'intéresser des professionnels en dehors de cette équipe éducative particulière. La description des activités et des savoir-faire de cette équipe se fera en effet en montrant comment ces professionnels répondent, à leur manière, à des problèmes dont ils héritent et qui traversent l'ensemble du champ de l'éducation spécialisée. Ils héritent de problèmes du contexte politique et institutionnel dans lequel ils se situent, notamment dans les prescriptions de leurs activités, mais également de par leur inscription dans un champ professionnel. Problèmes auxquels d'autres professionnels dans d'autres institutions se trouvent également confrontés, problèmes que tous doivent redéfinir, reconstruire au cours de leurs activités et dans la spécificité de leurs situations, pour pouvoir agir. Ce livre s'adresse ainsi prioritairement aux professionnels du champ de l'éducation spécialisée, en hommage à leurs activités quotidiennes et à leur implication dans une réflexion sur leurs pratiques pour servir au mieux leur mission auprès des personnes qu'ils accueillent quotidiennement, sans relâche, et avec engagement.
7Nous avons étudié les activités réalisées par les éducateurs dans ce centre de jour genevois sans découper a priori (ni a posteriori d'ailleurs) ce qui seraient des activités scolaires ou d'enseignement spécialisé, des activités éducatives, ou encore thérapeutiques, considérant toutes les activités comme des activités éducatives (parce que réalisées par des éducateurs) visant la scolarisation des jeunes accueillis (parce que c'est leur mission). Ce qu'il faut entendre par « éducatif » ou par « scolarisation » dans les activités de ce centre de jour sera défini dans la conclusion, comme résultat des analyses. Ce parti pris émane du constat suivant : pour chaque jeune accueilli dans le centre de jour, le nombre d'heures de classe effectuées dans lesquelles les jeunes sont engagés dans une activité de scolarisation au sens restreint d'apprentissage de contenu scolaire (tel que lecture, écriture, mathématiques, etc…) est effectivement très réduit, entre deux et dix heures par semaine. Le défi de cet ouvrage est de montrer que le reste du temps, dans d'autres activités moins scolaires au sens strict (création, cuisine, visite en ville, repas…) et même dans les interstices du programme établi pour les jeunes (moment informel, accueil…), dans ce que Fustier (2008) nomme les corridors du quotidien, le travail réalisé par l'équipe a une portée potentiellement formative ou scolaire au sens large (à définir, ce que nous ferons dans la conclusion).
8Cette recherche n'aurait pu exister sans les professionnels, qui nous ont ouvert les portes de leur institution, ont accepté le risque de livrer l'intimité de leurs activités à nos regards, enregistreurs et caméras, et ont très activement participé tout au long de la démarche à l'élaboration d'une description de leurs activités. Qu'ils soient ici remerciés également de leur accueil à la fois chaleureux et curieux, qui nous a portées tout au long de la recherche. Un remerciement également aux parents et aux jeunes, qui se sont laissé filmer. Davantage qu'une confiance en nous, leur attitude tout au long de la recherche a témoigné de leur grande confiance en l'équipe éducative.
9Cet ouvrage comporte trois chapitres. Le premier présente les problèmes dont les activités éducatives étudiées héritent, problèmes présents dans le contexte institutionnel, politique et dans le champ professionnel. Du point de vue de la démarche même, l'identification de ces problèmes est intervenue juste avant l'écriture de la conclusion et résulte des analyses présentées dans l'ouvrage.
10Dans le deuxième chapitre figurent un premier niveau de description des activités (sous-partie 1) et une présentation de la démarche et de différentes conceptions de l'action qui permettent une première compréhension de cette description (sous-partie 2). Cette deuxième sous-partie est la plus dense théoriquement. La discussion théorique qu'elle comporte est nécessaire d'une part pour saisir la subtilité des savoir-faire à l'œuvre, et d'autre part parce que, nous le verrons, certaines lectures de l'action circulent dans le champ et par moments dans cette équipe éducative, qui mettent à mal le déroulement même des activités, et affectent leur viabilité (cf. sous-partie 4 du troisième chapitre, sur le fonctionnement des activités en temps de crise). La troisième sous-partie du deuxième chapitre présente une première tentative de modélisation de l'activité des éducateurs à l'aide de la notion de propension, développée par Jullien (1992) en référence à la pensée stratégique chinoise. Il s'agit de l'art de s'appuyer sur les potentialités de l'environnement, sur les tendances engagées, leur propension, d'épouser leurs évolutions et de les faire évoluer pour éviter les affrontements. Le but de la stratégie chinoise est d'infléchir à son profit, et par tous les moyens, la tendance émanant du rapport de force, avant même que le véritable engagement ait commencé et pour éviter que celui-ci ne constitue le moment décisif, toujours risqué. Il s'agit bien d'éviter au maximum les affrontements, jugés épuisants et stériles. Affrontements qui dans le centre de jour risquent toujours d'aboutir à une contention physique, à une exclusion, vécus souvent comme des échecs de la mission éducative. La métaphore de l'alpiniste qui doit à la fois trouver et inventer des prises lorsqu'il escalade une paroi nous servira à décrire comment l'éducateur s'appuie sur les propensions de l'environnement pour assurer la viabilité des activités éducatives et par là le maintien des jeunes dans l'institution.
11Le troisième chapitre approfondit la description et la modélisation des activités en entrant davantage dans le détail de certaines activités et en prenant comme fil conducteur ce qui constitue des énigmes pour les professionnels, et que nous avons pris comme énigmes pour la recherche. Ce chapitre débute par la description d'une activité qui commence dans la cuisine, continue dans le couloir et aboutit dans le bureau des éducateurs : des jeunes qui s'agitent dans la cuisine et brandissent des couteaux, puis comment les éducateurs reprennent cet événement avec les jeunes et entre eux (sous-partie 1). Les deux chapitres suivants poursuivent l'élaboration de la modélisation en prenant comme notion centrale celle de règle (sous-partie 2) puis celle d'émotion (sous-partie 3), notions récurrentes dans les propos des professionnels, et en s'appuyant sur la description fine d'autres activités (en classe, à l'accueil). Il s'agit ainsi de comprendre ce qui fait qu'une fois les règles énoncées, règles auxquelles les éducateurs tiennent, « ça glisse », les activités mènent les éducateurs ailleurs que dans le respect de l'application de ces règles. Et en même temps, de façon récurrente, surgit la nécessité de rappeler néanmoins ces règles. Une formalisation des règles à la fois nécessaire au déroulement des activités mais à laquelle celles-ci ne cessent d'échapper. Première énigme. Du point de vue des émotions une autre énigme, il s'agit de comprendre comment les éducateurs prennent au sérieux et par là rendent justice aux émotions qu'ils ressentent, sans pour autant toujours les suivre à la lettre et considérer qu'elles expriment les limites de ce qu'il est convenu de tolérer dans l'institution. La quatrième sous-partie porte sur le fonctionnement de la coordination et du modèle en situation de crise, dans ces moments où l'institution semble atteindre sa limite, où les règles et les émotions sont alors suivies à la lettre et où la lecture que les éducateurs font des activités des uns et des autres, des différences notamment, prend une importance déterminante pour la capacité de l'équipe à survivre à la crise.
12La conclusion reprend en la synthétisant la modélisation élaborée au cours de l'ouvrage en explicitant ses liens avec les problèmes dont héritent ces pratiques, problèmes qui jalonnent en filigrane tout l'ouvrage. La portée éducative de la propension des situations, qui s'appuye sur une certaine manière d'agir avec les règles et les émotions, est alors décrite comme une ouverture au monde qui permet le maintien des jeunes dans l'institution, évite l'attribution de propriétés de manière substantialiste et permet aux éducateurs d'assurer une mission de scolarisation de manière non-normative sans pour autant nier la spécificité des jeunes qu'ils accueillent.
Notes de bas de page
1 Titre de la recherche : « Investissement subjectif et distance dans les métiers de l'humain », financée par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (no 13DPD3-120802/1) et par la HES-SO, Haute Ecole de travail social de Genève. Recherche menée de août 2008 à août 2010. Durant cette période, l'Office médico-pédagogique s'intitulait Service médico-pédagogique (SMP).
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